Des « actions en faveur de la lecture » une dynamique « d’excellence inclusive » dans un CDI de lycée professionnel

Lecture et construction de soi

Les pratiques de lecture sont en sociologie, selon les travaux de Viviane Albenga (Albenga, 2017), maîtresse de conférences à l’université Bordeaux Montaigne, déterminées par différents facteurs comme la famille et sa manière d’activer le capital culturel, le genre, la place dans la fratrie, l’âge, les trajectoires de lecture, notamment à l’adolescence. Dans Les Héritiers et La Reproduction, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron expliquent que l’école reproduit les inégalités sociales à travers des méthodes et des contenus d’enseignement qui privilégient implicitement une forme de culture propre aux classes dominantes. Nous allons nous demander comment les pratiques de lecture, mises en œuvre dans des troisièmes lieux (Servet, 2018, p. 71-74) comme les Centres de documentation et d’information (CDI), peuvent permettre aux élèves de dépasser les déterminismes sociaux, se construire en dehors des identités assignées et ainsi tendre vers une démarche d’ « excellence inclusive » ou du moins de « dynamique inclusive » à l’échelle d’un établissement scolaire.

« Excellence inclusive », « dynamique inclusive » ? Un contexte académique

En parfaite cohérence avec ce numéro d’InterCDI, nous empruntons ces termes à la nouvelle politique documentaire1 de l’académie de Lille intitulée « pour une dynamique inclusive ». Elle accompagne le volet pédagogique du projet académique 2022-2025 : « Pour une excellence inclusive ».
Qu’entend l’académie de Lille par inclusion ? « La logique d’inclusion affirme l’accessibilité de droit et l’obligation pour le service public d’éducation d’accueillir tous les élèves », cela dépasse la prise en charge des élèves à besoins éducatifs particuliers et/ou en situation de handicap et permet de prendre en compte les questions sociales, linguistiques, culturelles, de genre, de climat scolaire, ou encore de construction d’identité.
Ainsi, des initiatives locales permettent que chaque élève puisse construire son propre parcours dit d’ « excellence », en s’appuyant sur des bases solides, avec des transitions accompagnées, des mobilités facilitées et en évitant les décrochages scolaires et citoyens.

L’académie de Lille, située dans un territoire aux défis socio-économiques, accueille un flux croissant d’élèves allophones nouvellement arrivants (EANA), jusqu’à 4000 par an en 20182. Pour répondre à ce besoin, elle renforce ses dispositifs d’accueil et d’accompagnement. De plus, près de 23 000 élèves en situation de handicap sont scolarisés dans le département du Nord.

Dans la politique documentaire académique le terme de « dynamique inclusive  » a été retenu, ce texte institutionnel propose donc des axes communs et partagés par les professeurs documentalistes de l’académie pour permettre d’élaborer en établissement des projets centrés sur la notion d’inclusion en centre de documentation et d’information (CDI).

Je vous invite à explorer à présent un lycée professionnel au sein de cette académie, dans lequel j’exerce et où les caractéristiques de l’établissement et l’engagement de ses équipes mettent en lumière les défis liés à l’inclusion.

Contexte du lycée professionnel

Le lycée professionnel Aimé Césaire se trouve à Lille Fives, quartier en transition marqué par des défis socio-économiques et une politique axée sur la résolution des problèmes de violence. Malgré un déclin économique, le quartier connaît une transition avec de nouveaux logements et une rénovation pour une meilleure mixité sociale, dans une démarche d’écoquartier.

Le lycée offre une variété de formations allant de la métallerie, industrie, commerce, accueil à la gestion-administration et du CAP au baccalauréat professionnel. Il propose également des dispositifs spécifiques incluant une classe de 3e prépa-métiers, une double classe Ulis (unités localisées pour l’inclusion scolaire) pour les troubles moteurs et cognitifs, une UPE2A (unité pédagogique pour élèves allophones nouvellement arrivés), ainsi que des dispositifs pour lutter contre le décrochage scolaire.

Le lycée se distingue également par ses engagements, étant labellisé Euroscol et école ambassadrice du Parlement européen, offrant ainsi un programme ERASMUS +, avec deux sections européennes, l’une en anglais et l’autre en espagnol. En cette année, les équipes du lycée ont pris l’initiative d’une double labellisation, à savoir «Établissement en Démarche globale de Développement Durable» (E3D) et «égalité filles-garçons».

La population du lycée est diversifiée, avec la représentation de 35 nationalités, principalement algérienne et guinéenne. Près de 40 % des élèves ne sont pas français, avec une répartition de 42 % de filles et 58 % de garçons, les sections industrielles étant exclusivement masculines. L’indice de position sociale est bas (73), plus de la moitié des élèves sont boursiers, provenant majoritairement des quartiers prioritaires. Ces chiffres reflètent la diversité et la réalité sociale de notre établissement, où l’inclusion va au-delà du handicap, englobant les obstacles linguistiques et socio-culturels pour la réussite professionnelle.

Le lycée est prisé comme premier choix d’orientation, probablement en raison de sa proximité géographique. Malgré des défis de vie scolaire tels que l’absentéisme et la violence, une enquête de climat scolaire de 2023 révèle que les élèves s’y sentent bien, soulignant l’impact positif de l’accompagnement des enseignants et des efforts de l’équipe pédagogique pour créer un environnement propice à leur épanouissement.

« Quart d’heure lecture » : la lecture, grande cause nationale

Avant que la lecture soit annoncée en 2022 comme Grande cause nationale, des dispositifs de « défense et de promotion du livre et de la lecture » ont été encouragés dès 2018 par la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) en direction des recteurs des différentes académies. Ainsi, à la fin de l’année scolaire 2019-20, la rectrice de l’académie de Lille adresse un courrier aux équipes pédagogiques incitant à généraliser des démarches « d’action en faveur de la lecture »3 de type « Silence, on lit », « Chut, on lit » ou encore « Quart d’heure lecture ». Les compétences des professeurs de lettres et des professeurs documentalistes sont mises en avant dans ce courrier, ces derniers étant invités à «conseiller leurs collègues et ainsi contribuer à la réussite du dispositif. » En effet, selon la circulaire de missions4, les professeurs documentalistes ont la « responsabilité du CDI, comme lieu de formation, de lecture, de culture et d’accès à l’information ». Ils et elles développent « une politique de lecture en relation avec les autres professeurs, en s’appuyant notamment sur [leur] connaissance de la littérature générale et de jeunesse » et contribuent à l’éducation culturelle, sociale et citoyenne de l’élève. [ils mettent] en œuvre et participent à des projets qui stimulent l’intérêt pour la lecture. »

« Quart d’heure lecture », une occasion pour construire des axes de la politique documentaire

C’est avec plaisir que je collabore avec une équipe stable et expérimentée, régulièrement enrichie par de nouveaux collègues, qu’ils soient contractuels ou stagiaires. Nous participons de manière constructive aux stratégies du projet d’établissement et nous nous efforçons d’adopter une approche de pratique réflexive experte, qui tire profit de l’expérience accumulée et de la spécialisation de nos compétences professionnelles spécifiques.

Nommée en 2019, j’ai eu à reconstruire l’image du CDI. Il s’agissait alors d’un lieu peu fréquenté et son intérêt pédagogique était très peu développé ; le fonds était dépassé et non adapté. Après une année de découverte des lieux et l’analyse des besoins, l’écriture du nouveau projet d’établissement a permis d’identifier en équipe les enjeux de la politique documentaire pour innover progressivement.
En développant l’axe deux du projet d’établissement intitulé « permettre un développement personnel comme source d’épanouissement », l’idée est venue d’interroger la place de la lecture dans la construction de soi, « comme pratique de soi » qui se développe après la lecture obligatoire et symbolique de l’école. Pour penser la construction, ou la reconstruction de soi par la lecture, Viviane Albenga (Albenga, 2017) s’appuie sur deux notions que le philosophe Michel Foucault (Foucault, 2001) précise : le souci de soi et les pratiques de soi.

Construire une politique de lecture en lycée professionnel

Je propose aux équipes des « actions lecture ». L’idée est de proposer aux élèves un temps privilégié « un moment pour soi avec une place centrale pour la lecture ». Ces actions lecture sont proposées chaque semaine de veille de vacances grâce à un emploi du temps partagé envoyé à tous les enseignant.e.s de l’établissement. Ces fins de période sont souvent complexes en termes de gestion de classe et de motivation des élèves. Ces « pas de côté » répondent au besoin d’apaiser le climat scolaire en apportant de la régularité et des repères aux élèves. Une phrase rituelle de début de cours s’est construite au fil de ces séances : « comme vous le savez, au lycée Aimé Césaire, chaque semaine de veille de vacances, on prend du temps pour soi, pour se poser et on le fait grâce à une nouvelle action lecture. Aujourd’hui, je vous propose de … » puis la nouvelle thématique est ainsi introduite, plongeant les élèves dans un espace mis en scène pour l’occasion où l’objet livre est alors démystifié.

Moi, à hauteur d’élève, traduisant du vocabulaire

Les thématiques s’adaptent à l’actualité ou à des besoins identifiés en établissement, mais suivent le schéma suivant5 : un goûter-lecture préparé avec la restauration scolaire avant les vacances de la Toussaint, des lectures offertes6 avant les vacances de Noël (dont les élèves de la classe de 1res CAP Employé de commerce polyvalent qui lisent en maternelle), une thématique repérée par le CESCE (Comité d’éducation à la santé, à la citoyenneté et à l’environnement) avant les vacances d’hiver, un « CDI hors les murs » avant les vacances de printemps et enfin une dernière période en fin d’année consacrée à récupérer les livres prêtés et non rendus.

Ces actions lecture apportent des solutions aux problématiques du climat scolaire ; au-delà du bien-être individuel, elles incluent aussi une dimension collective, en particulier par la prise en compte des relations et du regard porté entre les personnes (d’élève à élève, d’élève à professeur.e). L’inclusion par la lecture se présente comme un gage de réussite et de bien-être pour les élèves.

Proposer une dynamique inclusive

La politique de lecture s’ancre dans une démarche inclusive, car elle permet à un maximum d’élèves d’accéder à la lecture et à ses enjeux lors de ces temps de médiations. En proposant à tous les collègues volontaires d’y inscrire leurs classes, je m’assure ainsi qu’un maximum de classes présentes dans l’établissement aux différentes périodes de l’année y participent, hors Période de formation en milieu professionnel (PFMP).
Afin de gagner la motivation de tous les élèves, il est nécessaire de proposer de nouvelles thématiques à médiatiser ; ces actions lectures permettent également d’inclure les besoins des élèves et des collègues pour co-construire la politique d’acquisition.
Nous avons un public très hétérogène pour qui le livre et ses représentations peuvent-être source d’accentuation des violences symboliques et du handicap social7 (Hart, Risley 1995). La constitution des nouvelles collections (les actions lecture n’excluent pas les documentaires) repose sur des critères précis et spécifiques en termes d’accessibilité de la langue française où de courts textes écrits dans un langage non enfantin sont à privilégier. Concernant les romans, ma veille est principalement portée sur la collection « Petites Poches » de Thierry Magnier, « Mini Syros » pour des jeunes CAP ou 3e prépa-métier, « Flash Fiction » de Rageot, la collection « La Brêve » chez Magnard qui propose gratuitement en ligne la version audio support papier, même si le coût est plus élevé. La lecture de roman édité par Kiléma éditions facilite l’ergonomie de lecture. Les romans les plus accessibles sont indexés dans BCDI avec le genre « DYS », ce qui me permet de les retrouver très facilement sur e-sidoc. « Duals » et « Mini Duals » chez Talents Hauts ou « Tip Tongue » chez Syros proposent une écriture en deux langues sans être de la traduction. Mais le roman reste encore difficile d’accès pour certains élèves. Je propose donc également des albums ou des BD abordant des préoccupations de leur âge, souvent réelles et du « feel-good » (Mango Sociéty, les éditions Thierry Magnier, Gulm Steam Édition, « éco » chez Talents Hauts). Les élèves apprécient aussi de découvrir des portraits ou des biographies de personnes inspirantes, « Petite et grande/Petit et grand » chez Kimone, « les Grandes Vies » chez Gallimard Jeunesse. De plus, j’essaie, quand cela est possible, de compléter des classiques par leur version en BD ou en manga grâce aux éditions Kurokawa ou Nobi Nobi ! pour ne citer qu’elles.
On se rend bien compte que penser l’inclusivité n’est pas exclusivement penser pour un.e élève DYS- ou un élève allophone… mais penser niveau de lecture, qualité de l’édition, sujet traité, représentativité pour proposer un fonds pour tous les élèves visant une « excellence inclusive ».

Une signalétique par les objets

Pour poursuivre vers cette démarche inclusive et faciliter l’accès en autonomie aux collections, j’utilise des objets pour symboliser le fonds documentaire. Il s’agit ici d’une médiation autonome du fonds documentaire. Pourquoi des objets ? Selon Piaget, « le langage, c’est aussi le symbolique, le concept, c’est l’accès aux œuvres. » Ainsi, par cette démarche, j’apporte des repères visuels, symboliques et réels à la fonction sémiotique de la signalétique. Les élèves peuvent les manipuler et généralement ils me demandent pourquoi ils sont là ; je leur explique alors que la balance symbolise la justice, l’équité et qu’en dessous il ou elle pourra trouver les livres sur ce sujet. Le projet est explicité sur le site académique des professeurs documentaliste de Lille8.

Photographie de la signalétique par les objets.
Photographie de la signalétique par les objets.
Photographie de la signalétique par les objets.
Photographie de la signalétique par les objets.

Un classement des fictions pensé par les élèves

L’an dernier, une des actions lecture proposée grâce à une démarche de design thinking consistait dans le désherbage de l’ensemble du fonds fictions avec les élèves. Ils et elles ont proposé un nouveau classement et sa signalétique : désormais les fictions sont classées par thématique (amour amitié – faits de société – adaptation/lettres – aventure – humour – etc.) et tous les supports sont désormais mélangés (BD/Manga/Roman) rangés par ordre alphabétique d’auteur avec la vignette thématique à côté de la cote. Cette nouvelle signalétique permet de rendre la recherche et l’emprunt de livre « plus inclusifs et moins stigmatisants » (verbatim d’élèves).
Nous souhaitons que, dans le cadre des « pas de côté » permis au CDI, les élèves puissent s’émanciper par la compréhension des limitations imposées par leur appartenance sociale, sexuée ou religieuse. Les travaux de Viviane Albenga (Albenga, 2017) ont montré que les effets des identifications aux personnages jouent un rôle important dans la construction de soi selon le genre, l’âge, ou encore la trajectoire, la représentation des sentiments.

Action lecture « désherbe ton CDI » : toutes les fictions sont posées sur une grande tablée, les élèves lisent les livres, imaginent un nouveau classement et déterminent ce qui sera mis au pilon.
Classification et signalétique des fictions retenues, le visuel est imaginé selon les recommandations des élèves.
La signalétique est présente en haut de chaque étagère et au-dessus de chaque code-barre des livres.
Nouvel espace agencé offrant un linéaire d’un peu plus de 7 mètres donnant sur le contrebas de la cour.

« Saint-Valentin inclusive », une action lecture pour légitimer un nouveau fonds « sensible »

L’une de ces actions en faveur de la lecture m’a notamment permis de soutenir et de «légitimer» une nouvelle collection de ressources visant à favoriser les multiples représentativités de genre LGBTQI+ et de fournir des informations sur l’éducation à la vie affective et sexuelle. Comme nous l’avons vu précédemment, la mise en scène est un facteur de réussite aux actions. En effet, je n’ai quasiment jamais eu d’élèves en posture fermée de refus lors d’une action lecture. Même si les taux d’emprunts ne sont pas aussi importants que je le souhaiterais, les élèves se laissent prendre au jeu, lisent, prennent ce temps pour eux et s’évadent dans un espace serein.

Pour cette action lecture de deux heures, j’ai pris le soin d’emprunter deux expositions au MUNAÉ (le musée national de l’Éducation) : la première retrace les évolutions en termes d’éducation et LGBTI+ sous l’angle de la lutte contre les discriminations en contexte scolaire et la seconde permet de s’interroger sur l’égalité filles/garçons comme une égalité des chances grâce à l’école. J’ai également diffusé le court métrage « PD » d’Oliver Lallard. Un questionnaire a permis aux élèves de chercher et de sélectionner des informations et des repères communs face à ces enjeux de société. Les nouvelles ressources (livres documentaires et littérature jeunesse) ont été valorisées et proposées pour enrichir l’action pédagogique puis intégrées au fonds permanent9. En parallèle, un travail de réalisation d’affiches sur les moyens de contraception a été effectué en prévention santé environnement (PSE) avec une classe de CAP. Ce projet a été présenté lors de ma participation à la journée d’étude de l’université d’Artois intitulée «Littérature de jeunesse et identit(é)s, accompagner la construction de soi10» en 2022.

À la recherche de personnages de littérature jeunesse qui me ressemblent

Pour la dernière action lecture réalisée au lycée, intitulée «à la recherche de personnages de littérature jeunesse qui me ressemblent», j’ai présenté aux élèves une offre éditoriale inclusive et représentative disponible au CDI. L’objectif était d’encourager les élèves à découvrir des personnages auxquels ils peuvent s’identifier, parmi une sélection de livres spécialement choisis pour leur représentativité et leur caractère inclusif (variété de représentation des corps, du handicap, de la santé mentale, de la richesse et de la pauvreté, des orientations amoureuses, des parcours migratoires, des styles vestimentaires ou musicaux etc.). Ils et elles ont ainsi commencé à lire le livre et à compléter la fiche d’identité d’un personnage ; celles et ceux qui le souhaitaient pouvaient présenter leur personnage devant la classe. Nous savons désormais, grâce aux actions lecture déjà mises en place, aller plus loin dans les propositions faites aux élèves pour continuer de les impressionner avec des contenus inédits ; certaines remarques ont montré l’intérêt de poursuivre dans cette démarche : « Madame pourquoi vous prenez des livres avec des noirs ou des voilées ? », « Madame, pourquoi elle est grosse ? (Marcello Quintanilha. Écoute, jolie Marcia, Éditions Çà et là, 2021), « ou je ne savais pas qu’il y avait une BD sur Kylian Mbappé », « Ah ça change Madame, elle me ressemble trop », ou encore « Comment vous faites pour trouver des livres comme ça Madame, c’est toute mon histoire ! » quand un élève guinéen majeur m’a rendu le livre Hawa de Coline Picaud (2024, Le monde à l’envers).

Affiche de l’action lecture « À la recherche de personnages de littérature jeunesse qui me ressemblent ».

 

En conclusion, nous espérons que ces actions lectures permettent aux élèves de lycée professionnel de s’évader d’un quotidien parfois triste et difficile et proposent de se projeter vers une trajectoire de vie inspirante et ouverte sur le monde quand la trajectoire réelle ne remplit pas toutes les promesses escomptées, en raison de la force des injonctions sociales et économiques. Nous profitons de ce numéro d’InterCDI pour inviter à penser les CDI comme des espaces de médiations inclusives dans lesquels s’inscrivent aujourd’hui, nécessairement, les valeurs de l’École.

Des élèves plongés dans leur lecture

 

 

Le Bingo littéraire : coup de projecteur sur un projet de lecture inclusif

Introduction

Cet article réflexif résulte d’un projet de lecture mis en place en 2021 au sein du collège la Rochotte1, et qui a abouti à la publication d’un article2 sur le portail pédagogique de l’académie de Reims l’année suivante. Ce dernier a été enrichi de témoignages des intervenants impliqués dans ce projet, tant ceux des enseignants que ceux des accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH). Les propos recueillis, entre le 08 et le 20 février 2024, mettent en lumière la manière dont l’inclusion redéfinit le concept de médiation et le rôle crucial du professeur documentaliste dans ce cadre.

Contextualisation

Observer de fidèles lecteurs lire paisiblement en profitant du confort des espaces aménagés à cette intention confère une certaine satisfaction. Mais il faut admettre qu’apercevoir un élève autrefois incommodé par la lecture finalement se rapprocher de cette dernière ajoute à ce niveau de satisfaction une déclinaison supplémentaire.

En parlant de déclinaison, il importe de souligner la pluralité de projets de lecture mis en place ces dernières années et dont la vocation première est de promouvoir la culture de la lecture et le désir d’émancipation associé à sa pratique : le quart d’heure de lecture, les Nuits de la lecture, le concours de lecture à voix haute, les Petits champions de la lecture, et autres concours, défis ou rallyes lecture propres à chaque académie, chaque établissement, chaque équipe éducative… Les plus originaux opteront pour la déclinaison « littéraire », et/ou y associeront le terme « prix » pour quelque prestige. Il faut préciser que nous n’entendons d’ailleurs plus parler que de la lecture, dont les vertus seraient plurielles. Des sociologues de la littérature, tels que Cécile Barth-Rabot ou Anthony Glinoer, font autorité sur la question des déterminismes induits par la lecture. À cet égard, Cécile Barth-Rabot précise que « le livre est devenu un emblème. Support par excellence du savoir, il incarne à lui seul la Culture, et tout ce qu’elle représente, au point d’être considéré comme un objet quasi sacré ». (Barth-Rabot, 2023).

La lecture se révèle également être l’actrice majeure – pour ne pas dire « magique » – de nombreux plans d’actions labellisés par l’Éducation nationale : la prévention et la lutte contre l’illettrisme à l’école3, ou encore la lecture comme vecteur de bien-être – dont les formations portant sur la bibliothérapie4 au collège et au lycée sont en nette augmentation ces dernières années5. En 2021-2022, le président proclame même la lecture en tant que Grande Cause Nationale, souhaitant que sa pratique se démocratise et devienne un facteur d’inclusion sociale auprès des publics empêchés. C’est à cette période, et dans ce contexte particulier pour la lecture, qu’il a été décidé de mettre en place un projet de lecture « inclusif » au sein de l’établissement. La lecture du projet d’établissement révèle par ailleurs que les difficultés rencontrées par les élèves sont majoritairement liées à la lecture – ce qui soulève en arrière-plan la question du caractère social et socialisant du livre – aux méthodes de travail et au respect des échéances. Ces problématiques ont donné lieu à des axes réflexifs du projet d’établissement comme l’accompagnement personnalisé en français (via la fluence, les heures de soutien en français) et en mathématiques. À ces efforts s’ajoutent un nombre conséquent d’élèves inscrits au dispositif Devoirs faits, et la valorisation des projets de lecture et d’ouverture culturelle. Des efforts cohérents au regard d’un établissement scolaire se situant dans une commune où les équipements culturels et les lieux de documentation, bien qu’existant, restent peu exploités par nos élèves.

Face à ces constats, l’équipe a constitué un projet de lecture adapté à l’établissement : le Bingo Littéraire. Ce format est inspiré d’un manuel de français du niveau de 5e (Hachette, Mission Plume). Ce Bingo tente de répondre à la fois aux exigences du programme de français du cycle 3, et aux problématiques rencontrées par les élèves par rapport à la lecture – en particulier la diversification des genres littéraires et, pour quelques-uns, le développement même du goût pour la lecture. Cet article a d’ailleurs pour but de mettre en valeur ce projet car il soulève certaines questions concernant la place de l’inclusion dans les activités de lecture au collège.

Pourquoi le niveau de 6e ? L’idée d’investir ce niveau semble être une évidence, a fortiori si le souhait principal est de développer des automatismes prometteurs tout au long de la scolarité de l’élève face à la lecture. L’intérêt supplémentaire, et non négligeable, est celui de susciter chez l’élève l’intention de se rendre régulièrement au CDI dès son entrée en 6e et d’être autonome en tant que jeune lecteur. Cela facilite aussi la mise en place de projets de lecture connexes les années suivantes : le journal littéraire et culturel en 5e permet de mettre davantage l’accent sur l’évaluation de l’écrit et l’expression de la pensée critique. Laetitia Brun, professeure de lettres modernes et co-créatrice du Bingo Littéraire, précise que :

L’ouverture à tout type d’œuvres est intéressant, car ils peuvent s’exprimer véritablement en s’appuyant sur leurs goûts et leurs affinités, mais comme un roman leur est imposé, il est fréquent que le roman ne soit pas présenté dans le journal, ou que le livre n’ait pas été lu en entier ou qu’ils expriment qu’ils n’ont pas compris l’histoire…

Les élèves relevant du dispositif ULIS ne sont pas en inclusion en classe de français ; dès lors, ils ne participent pas à ce projet qui s’adresse essentiellement aux élèves du niveau de 6e en classe « ordinaire » (par opposition à « classe spécialisée ») ou aux élèves présentant certains troubles des apprentissages (qu’ils soient cognitifs, sociaux ou de déficit de l’attention). Les élèves en classe d’ULIS sont inscrits au concours de lecture départemental Des livres & vous qui leur permet de bénéficier d’un cadre de travail personnalisé et qui tient compte de leurs singularités. En effet, les élèves inscrits dans le dispositif ULIS ne sont pas en mesure de répondre aux objectifs du Bingo Littéraire dans sa forme actuelle, en particulier celui de la lecture en autonomie. Certains élèves ne sont pas en mesure de produire des représentations mentales de ce qu’ils lisent, sans l’accompagnement d’un adulte qui réinterprète chaque chapitre lu à l’oral, s’attardant sur chaque polysémie rencontrée. Le lendemain, il faut recommencer car la mémorisation s’effectue difficilement. Sabine Périno, professeure des écoles et enseignante référente de la classe ULIS, estime que grâce aux projets de lecture (en l’occurrence le concours de lecture Des livres & Vous) :

La lecture devient fluide à force de lire à voix haute. Cela augmente la confiance de l’élève et l’incite à lire en inclusion. Une de mes élèves, Aurélie6, a fait des progrès exceptionnels depuis le début du concours. Je la surprends à essayer de lire toute seule ! Cela leur donne l’envie de lire en dehors du contexte scolaire.

Les élèves allophones peuvent présenter de leur côté un ouvrage de français langue seconde (FLS) ou un ouvrage dans leur langue maternelle (et tout particulièrement une langue étudiée dans l’établissement). Dans le dernier cas, les professeurs de langues sont alors sollicités lors des évaluations.

Modalités d’organisation du Bingo littéraire

Ce projet de lecture est une réflexion pédago-ludique, s’inspirant dans sa forme de la bataille navale. Les élèves doivent lire au minimum deux livres du fonds documentaire du CDI (ou provenant de leur bibliothèque personnelle, sous certaines conditions) au cours du premier trimestre, puis au minimum trois livres les deux derniers trimestres. Les livres choisis correspondent à des catégories qui ont été constituées en s’appuyant sur leurs tendances de lecture-plaisir, mais également sur des thèmes abordés dans le programme de français de 6e. En parallèle de la lecture, les élèves doivent renseigner une fiche de lecture correspondant au type de livre choisi (manga, roman, documentaire, poésie, théâtre) et comprenant, par exemple, la présentation de l’ouvrage (titre, auteur, éditeur, genre), l’élaboration d’un résumé bref du livre lu, le choix d’un extrait à lire à voix haute lors de l’évaluation orale, la formulation d’un avis personnel sur l’extrait choisi, puis la présentation d’un objet que leur inspire le récit lu (une image, un objet ou un son). Un logo leur précise s’ils peuvent la présenter à l’oral ou non.

Fiche de lecture 1 : roman, conte, nouvelle.
Fiche de lecture 2 : BD & Manga.

À la fin de chaque trimestre, le travail des élèves est évalué à l’écrit et à l’oral. Dans un premier temps, l’élève passe à l’oral en groupe-classe devant un jury constitué d’une ou de deux enseignantes (professeure documentaliste et/ou professeure de lettres) afin de présenter au choix l’un des livres lus. Le barème d’évaluation met donc l’accent sur la lecture à voix haute, qui est réinvestie lors de l’accompagnement personnalisé en 6e. Par la suite, l’écrit est évalué, puisqu’une partie de leur travail personnel consiste à enrichir leur pochette du Bingo littéraire de fiches de lecture7 ; l’élève consigne par ailleurs sur sa pochette la lecture de tel ou tel livre correspondant à telle ou telle case (par exemple à la case B3 « un récit mythologique »). Certains élèves apprécient d’obtenir un « Super Bingo » (c’est-à-dire avoir lu au minimum 4 livres par trimestre).
À chacune de ces échéances trimestrielles, les élèves découvrent quelle classe de 6e a été la plus investie, ce qui confère d’emblée au projet un caractère fédérateur. À la fin de l’année scolaire, l’équipe pédagogique organise une remise de prix permettant aux lecteurs les plus assidus de recevoir un bon d’achat à valoir dans l’une des librairies de la localité. Bien qu’exigeant, ce projet de lecture tient compte des « bons », des « moyens », des « petits » lecteurs, ainsi que des difficultés de chaque élève par rapport à la lecture. En dehors du caractère pédagogique, une partie intéressante du projet consiste à enrichir la politique d’acquisition d’ouvrages en fonction de la diversité des profils de lecteurs et des thématiques littéraires abordées dans cette version personnalisée du Bingo littéraire. Je travaille de concert avec mes collègues afin de proposer une offre littéraire en adéquation avec les troubles des apprentissages dont doivent s’accommoder bon nombre d’élèves. À cet égard, un fonds de livres adaptés aux élèves dyslexiques a été mis en place. Les élèves concernés par ces problématiques sont initiés à le repérer très rapidement, et, loin de les exclure, il leur permet de gagner en confiance face à un projet de lecture ambitieux. La grille d’évaluation est identique pour tous les élèves : l’inclusion s’effectue donc principalement dans le choix d’ouvrages adaptés et l’accompagnement individuel et/ou collectif des élèves tout au long de l’année au CDI (ce qui suppose une connaissance assez fine du fonds documentaire).

Le projet met à l’honneur tous les livres, le manga trouvant autant ses lettres de noblesse que le sacral roman. La proposition d’un large choix d’ouvrages permet aux élèves de trouver rapidement chaussure à son pied :

Je me souviens d’élèves qui détestaient lire, mais qui ont trouvé leur plaisir en présentant des documentaires sur la pêche ou les pompiers. Cette année, j’ai un élève « petit lecteur » qui me présente des biographies de footballeurs célèbres. Je sais que si j’avais imposé une lecture à ces élèves, le livre n’aurait pas été lu et ils auraient vécu ce travail comme une souffrance, poursuit Laetitia Brun.

Les abords du CDI, considérés « élitistes »8, s’estompent car ces rencontres répétées entre la salle de classe et le CDI provoquent chez nos élèves de bonnes habitudes de travail ; en cela, le CDI est un lieu qui favorise l’inclusion. Quelques élèves qui admettaient ne jamais se rendre à la bibliothèque municipale (ni n’avoir de livres à la maison), commencent à envisager de le faire sur leur temps libre. Laetitia Brun indique que « le bingo littéraire a permis à certaines familles de s’intéresser aux livres et certains élèves ont fait acheter des livres à leurs parents ». Un point pour nous.

Mais comme tout est perfectible, il s’agit aussi de positionner les points faibles de ces projets au regard de l’inclusion. Tout d’abord, comment faire auprès des élèves exclus ou analphabètes ?

Sur le niveau des 5e, les résultats sur l’inclusion sont nettement moins présents, notamment parce qu’il n’y pas d’exposés à l’oral en classe et donc pas d’échanges entre eux. Je suis la seule à recevoir leur travail et leurs idées. […] Pour certains élèves, cela reste une activité de laquelle ils sont exclus : je sais que Lilian ne fait pas le bingo littéraire, que je ne peux demander ce travail à Maxime qui reste particulièrement perdu en français…, précise Laetitia Brun.

C’est ce que Magali Jeancler nomme l’envers de l’école inclusive ; un ouvrage coup-de-poing sur la révolution de l’école inclusive mise en avant depuis 2005. Se sentir démunie face à l’inclusion d’élèves en grandes difficultés est l’une des carences de l’Éducation nationale sur la question de l’inclusion scolaire des élèves en situation de handicap, de la formation des enseignants et de la place de l’éducation spécialisée. Qu’en est-il des livres audios pour inclure ces élèves si éloignés de la lecture ? La question fait débat au sein de l’équipe : certains considèrent qu’il s’agit d’une porte d’entrée vers la lecture, quand d’autres estiment qu’elle entretient au contraire une aisance qui ne pousse pas l’élève à s’approprier l’objet-livre.

Faut-il commencer par la piste bleue ou faut-il débuter désarmé mais équipé sur la piste rouge ?

Élodie Nicolas est accompagnante d’élèves en situation de handicap (AESH) au lycée. Elle estime que le livre audio est une bonne alternative pour la lecture mais regrette que les outils d’adaptation à la lecture ne soient pas plus généralisés à l’ensemble des élèves – c’est dire l’accumulation des difficultés dont elle est le témoin :

En ce qui concerne les différents moyens d’aide à la lecture, je suis partagée. Il est vrai que beaucoup d’outils peuvent être à la disposition des élèves ayant une reconnaissance de handicap. Mais je trouve dommage qu’ils ne soient pas à la disposition de tous. Par exemple, la règle de lecture peut être utile à tous. Simple, discrète, et facile d’utilisation, elle est vraiment adaptée à tous les niveaux scolaire – y compris pour les élèves allophones qui apprennent à lire le français ou qui ont une façon de lire différente de la nôtre.

En outre, le rôle des professeurs documentalistes dans ce travail d’inclusion est primordial mais présente bien des difficultés à mener de front. La circulaire des missions des professeurs documentalistes souligne cette expertise et le fait que ces derniers sont de véritables détonateurs dans le développement de la lecture-plaisir :

Le professeur documentaliste contribue à réduire les inégalités entre les élèves quant à l’accès à la lecture. Les animations et les activités pédagogiques autour du livre doivent être encouragées et intégrées dans le cadre du volet culturel du projet d’établissement9.

À cet égard, rien ne peut mettre le professeur documentaliste à l’écart de ces projets de lecture, qui sont assurément appréciés. Il y a toutefois autant de professeurs documentalistes qu’il y a de façons de travailler. Certains bénéficient d’heures inscrites dans l’emploi du temps des élèves (ne serait-ce que dans celui d’un seul niveau). Quelques professeurs documentalistes profitent de l’absence de leurs collègues de discipline pour enseigner, quand d’autres co-enseignent. Finalement, certains n’y parviennent que très difficilement, rencontrant les élèves de manière aléatoire. Cette précarité pédagogique limite la marge de manœuvre des professeurs documentalistes pour initier des projets de cette envergure sur le long terme. Une situation que je déplore.

Conclusion

Trois ans après la mise en place du Bingo Littéraire, le bilan est positif malgré l’absence d’implication de quelques résistants de la lecture. Les élèves respectent les règles du jeu présentées en début d’année scolaire, même si certains tentent tout naturellement d’en contourner quelques-unes (notamment celle de lire le livre en entier en pensant que cela passera inaperçu). Ces derniers développent des mécanismes de travail en autonomie qui sont très appréciables, tout particulièrement en 5e, un enrichissement du vocabulaire et une réduction des fautes d’orthographe.

Aider les élèves à devenir autonome est l’une de mes missions principales dès leur arrivée au collège : cela passe par la lecture de la cote du livre, le repérage des collections et des tables d’exposition, l’utilisation du portail documentaire e-sidoc. Les élèves fréquentent alors le CDI dès que possible, et se prennent au jeu de la recherche documentaire. Par conséquent, les prêts explosent les records, le fonds documentaire est vivant, les réservations sont nombreuses ; tout cela transforme le CDI en un écosystème de la lecture. Évidemment, cela demande une gestion documentaire herculéenne… Mais le jeu en vaut la chandelle.

 

 

Comment les professeurs documentalistes peuvent-il donner de la visibilité aux élèves LGBT+ ?

ENQUÊTE DE TERRAIN

Nous nous sommes intéressées à la question des élèves LGBT+ dans les CDI à partir des derniers travaux de Bérengère Stassin. Nous la remercions d’avoir accepté de se prêter au jeu de l’entretien pour InterCDI.

Pourriez-vous résumer vos derniers travaux sur les élèves LGBT+ ?

Ces travaux se sont inscrits dans le cadre du projet de recherche Prodoq (Les professeur·es documentalistes et les questions de genre), financé par la MSH Lorraine, auquel ont participé quatre autres chercheuses de l’université de Lorraine (Émilie Lechenaut, Aurore Promonet) et de l’Université de Reims Champagne-Ardenne (Elodie Géas, Alexie Geers). L’objectif était d’étudier la manière dont les professeur·es documentalistes développent des savoirs en lien avec les « questions de genre » ainsi que le rôle qu’ils jouent dans leur diffusion au sein du CDI et du fonds documentaire, mais aussi auprès des élèves et des équipes éducatives. Parmi les thématiques étudiées se trouvait l’accueil des élèves LGBT+ qui sont exposés à des risques élevés de harcèlement scolaire et éprouvent des besoins informationnels qu’ils ne peuvent pas toujours satisfaire à la maison ou en bibliothèque publique.
Les pratiques informationnelles de ces élèves sont en effet aujourd’hui bien documentées grâce à la littérature scientifique. On sait par exemple qu’ils sont confrontés à différentes barrières dans leur accès à l’information, que cela soit au sein du CDI ou des bibliothèques publiques. Cela peut être dû à un manque important de ressources dans certains fonds ou à des erreurs dans l’indexation et le catalogage qui ne permettent pas de retrouver les documents. Il existe aussi des barrières psychologiques qu’ils s’imposent à eux-mêmes et qui les empêchent de demander, de consulter ou d’emprunter certains documents, par peur d’être remarqué, discriminé ou stigmatisé. Par ailleurs, les élèves LGBT+ ne forment pas un public homogène : certains fréquentent le CDI avec assiduité et sont de bons lecteurs, d’autres ne s’y rendent jamais ; les besoins informationnels d’un jeune garçon cisgenre gay ne sont pas les mêmes que ceux d’une jeune fille transgenre ou non binaire. En outre, si certains cherchent surtout à accéder à des représentations positives au sein d’ouvrages fictionnels, d’autres cherchent plutôt à s’informer sur la manière de faire un coming out ou de combattre la discrimination, à se documenter sur l’histoire des droits et de la culture queer.
De toute évidence, la plupart de ces jeunes comblent aujourd’hui leurs besoins informationnels à travers les médias sociaux. Si ces derniers leur permettent de rejoindre des groupes de discussion, de rentrer en contact avec des pairs pour échanger des expériences et tisser des liens amicaux, ils les exposent aussi à de forts risques en termes, par exemple, de cyberharcèlement. Ils peuvent aussi être confrontés à de la haine en ligne ou à des discours alarmistes quant à leurs pratiques numériques. Identifier les contenus digitaux qui ont tout à fait leur place dans un fonds documentaire de collège et/ou de lycée est l’un des enjeux de la médiation documentaire à destination des élèves LGBT+. On relève par ailleurs dans la littérature professionnelle un engagement en faveur de ce public qui passe aussi par une nouvelle façon de penser l’accès à la documentation, dans les bibliothèques et les CDI, à travers le catalogue, l’indexation et la cotation2.

Quel rôle pour les professeurs-documentalistes et de l’espace CDI des établissements scolaires ?

Il faut tout d’abord écarter certaines polémiques qui entourent la question de l’inclusion des élèves LGBT+. Contrairement à ce que laissent entendre certains discours portés par des associations de parents proches de la mouvance zemourienne ou de la droite catholique traditionaliste, il n’existe pas une « idéologie du genre à l’école ». Prendre en compte ces élèves ne signifie pas les exhorter à s’exprimer publiquement sur leur genre ou leur orientation sexuelle et encore moins les pousser à se catégoriser ou à s’assumer ouvertement. En revanche, c’est permettre à celles et ceux qui en ressentent le besoin de le faire en toute sécurité, c’est-à-dire sans subir de discrimination ou de désinformation. On peut ici citer l’exemple des élèves transgenres (et de leurs parents) qui s’interrogent sur les possibilités de faire une transition médicale et qui ont besoin d’accéder à une information fiable et pertinente3. Je trouve la déclaration faite par une professeure documentaliste rencontrée au cours de notre enquête très éclairante sur ce point :
Parmi les élèves LGBTQI+, il y en a qui s’assument clairement, sans complexe, mais il y en a d’autres qui n’osent peut-être pas. Je veux au moins qu’ils sachent qu’on sait qu’ils existent, qu’on a des ressources pour eux et qu’ils trouveront des réponses à leurs questions dans le fonds.
En effet, ces élèves existent, mais ne sont pas nécessairement identifiés dans les établissements, ce qui ne rend pas la tâche aisée pour les professeurs documentalistes qui doivent alors répondre aux besoins informationnels d’un public supposé présent.
Cependant, la volonté d’acquérir des ressources n’est pas suffisante pour garantir la constitution d’un fonds pertinent pour les élèves concernés. Les professeur·es documentalistes rencontrent certaines difficultés qui sont dues à un manque de connaissances en lien avec l’histoire et la culture LGBT+ ou à un manque de vocabulaire qui ne permet pas toujours de faire des recherches d’information optimales ou de bien indexer ou décrire les documents : par exemple, il est aujourd’hui préconisé de préférer le terme transidentité au terme transsexualité issu du vocabulaire psychiatrique et médical. Leurs propres stéréotypes et représentations peuvent aussi se répercuter dans le choix des mots-clés ou des acquisitions. Une autre professeure documentaliste rencontrée pendant l’étude a, par exemple, mentionné le fait que ses propres filles, qui s’identifient toutes les deux comme lesbiennes, lui avaient fait un jour remarquer qu’elle choisissait souvent des fictions où les personnages étaient rejetés par leurs amis ou par leur famille et qu’elle n’avait pas beaucoup d’histoires positives à partager avec les élèves concernés. Si la prévention des discriminations est de toute évidence nécessaire, le fait de montrer que l’on peut aussi vivre son homosexualité ou sa transidentité de manière épanouie l’est tout autant.
Enfin, sur le terrain, se pose souvent la question de valoriser un fonds sans stigmatiser un public : choisir les bons mots-clés, contourner les erreurs ou pallier les limites des thésaurus. À cela s’ajoute une réflexion menée sur les pratiques de classement des ouvrages, qui est aussi très présente en bibliothèque publique4. Par exemple, sortir d’un fonds de mangas ceux dont l’intrigue rend compte d’une romance entre deux personnages du même sexe pour les intégrer à un fonds spécial « LGBT » peut s’avérer contre-productif et source de stigmatisation. A contrario, ne pas signaler l’existence de telles intrigues au sein d’une BD, d’un manga, d’un roman et laisser les ouvrages au sein d’un fonds généraliste peut conduire à leur invisibilisation. Parmi les pratiques identifiées au cours de notre enquête se trouve celle qui consiste à apposer une gommette arc-en-ciel sur les ressources abordant des thématiques LGBT+. Elles ne sont donc pas sorties du fonds général, ont une certaine visibilité lorsqu’un élève passe en revue une étagère, mais doivent aussi faire l’objet d’un traitement documentaire efficace pour ne pas être réduites au silence.

Vous parlez d’hybridation du savoir info-documentaire et des savoirs communautaires : pourriez-vous expliquer et développer quant au rapport avec les CDI ?

Les professeur·es documentalistes reconnaissent l’utilité des formations et des séminaires dispensés par l’institution, car ils contribuent à définir le cadre institutionnel de la politique d’égalité, à mettre en œuvre des projets et à trouver des ressources pour les élèves et les équipes éducatives. Cependant, ces événements sont souvent trop courts et trop peu nombreux pour acquérir de nouvelles connaissances et les mettre en pratique de manière concrète. L’institution ne pouvant à elle seule apporter les connaissances et le soutien nécessaires, c’est auprès d’autres sources et au sein d’autres sphères que les professeurs documentalistes se forment et s’informent : les jeunes collègues ou les stagiaires qui peuvent être des personnes LGBT ou qui se sont intéressés à ces questions à travers leurs études ; les élèves concernés qui s’impliquent dans des activités de prévention ou qui participent à l’enrichissement du fonds documentaire ; leurs propres enfants qui peuvent aussi se poser ou s’être posé des questions quant à leur identité de genre ou leur orientation sexuelle ; les associations LGBT+ avec lesquelles ils collaborent dans le cadre d’actions spécifiques. La nécessité d’une collaboration plus étroite avec ce type d’associations pour améliorer la politique documentaire, en acquérant les ressources appropriées et en utilisant le vocabulaire adéquat, a d’ailleurs souvent été soulignée. On observe alors la mise en place d’un processus d’hybridation du savoir info-documentaire avec le savoir situé des personnes concernées et le savoir communautaire partagé par les associations ainsi qu’un processus de socialisation ascendante des enfants/élèves/stagiaires vers les enseignants·es en poste depuis plusieurs années. Ces processus s’expliquent par le recours à des sources d’information multiples, qui favorisent un traitement documentaire pertinent et non stigmatisant et une inclusion des élèves LGBT+ dans le panorama documentaire et culturel des établissements.

Quelles préconisations donnez-vous dans un contexte où les professeurs documentalistes regrettent le peu de reconnaissance pour leurs missions en EMI notamment ? Quelles pistes proposez-vous pour développer l’inclusion de ces élèves au CDI ?

Plutôt que de donner des préconisations, je donnerais plus volontiers des exemples d’actions concrètes, que nous avons pu observer mes collègues et moi-même à travers notre enquête, et qui permettent d’aborder la question de l’homosexualité ou de la transidentité de manière originale et non anxiogène, tout en faisant participer tout ou partie des élèves d’une classe ou d’un niveau.
Par exemple, au printemps 2022, l’auteur transgenre Laurier The Fox est venu présenter sa bande dessinée Reconnaistrans à des élèves de quatrième de l’académie de Reims, dans le cadre de la journée internationale contre homophobie et la transphobie. La rencontre a été préparée autour de trois entrées : la transidentité, le métier d’auteur et le roman graphique qui était alors au programme de français. L’idée était de permettre aux élèves, encadrés par leur professeur documentaliste et leur professeur de français, de discuter de ces trois aspects et surtout de prendre conscience que l’on pouvait se définir comme « transgenre », mais aussi comme auteur, artiste, professionnel de tel ou tel domaine, que l’on pouvait être « trans » et être totalement inséré professionnellement et socialement. C’est bien là tout l’enjeu de l’étiquette : permettre à des élèves qui en ressentent le besoin de poser le mot « gay », « trans » ou « bi », de se mettre un temps à l’écart pour comprendre qui ils sont et pour être ensuite en mesure de trouver leur place dans la société. Cela peut aussi être une façon de penser l’inclusion au sein de notre école républicaine.
L’autre exemple que je donnerais est une action menée auprès d’élèves de seconde volontaires par des professeurs documentalistes en partenariat avec une association rémoise à l’occasion de la semaine de la presse et des médias dans l’École5. L’objectif était d’étudier les représentations et les stéréotypes liés aux personnes LGBT+ à la télévision, dans les séries télévisées ou encore dans la publicité. Dans ce type d’action, le lien avec les stéréotypes de genre et les préjugés, certes, homophobes, mais aussi sexistes ou racistes véhiculés par les médias se fait tout naturellement et permet de penser une progression en EMI ou EMC autour de la question du vivre ensemble.
Le dernier exemple que je pourrais partager est le club manga porté par la professeure documentaliste d’un lycée nancéien. Cette dernière souligne que l’imbrication du visuel et du textuel sur laquelle repose la bande dessinée asiatique laisse plus facilement la place aux représentations et aux émotions et s’avère un levier efficace pour aborder des questions de société, comme le sexisme, l’homophobie et les stéréotypes de genre. Dans de nombreuses productions, on trouve en effet des stéréotypes renforcés par une visualité particulière : certains personnages féminins sont extrêmement sexualisés, tandis que des personnages masculins présentent des traits androgynes, presque féminins, cultivent une ambiguïté (Fruits Basket), sont bi-genre (Ranma ½) ou se « travestissent » ponctuellement selon un objectif particulier (Parmi eux). D’autres ouvrages (de catégorie yaoi ou non) posent la question de l’amour entre deux personnages masculins ou féminins (Eclat(s) d’âme, Le Mari de mon frère). Au-delà de la question LGBT+, les mangas de type mecha, qui allient humain et robot, permettent un questionnement sur l’identité et le rapport à soi, à son corps ou encore à son image.
On se rend bien compte que par la richesse de leur métier, la diversité de leurs missions et la relation de proximité qu’ils peuvent avoir avec les élèves, les professeurs documentalistes jouent un rôle central dans l’inclusion des élèves LGBT+, dans la prévention des discriminations et dans la promotion de l’égalité. Cependant, lorsqu’ils cherchent à mettre en place des actions spécifiques autour de ces thématiques, il n’est pas rare qu’ils soient confrontés à des résistances. Des élèves peuvent se montrer réfractaires parce qu’ils suivent une dynamique de groupe, évitent de témoigner d’une ouverture d’esprit afin de ne pas se faire remarquer. Certains évoquent parfois des convictions politiques ou religieuses qui, bien qu’elles n’aient pas leur place à l’école, peuvent être un frein au bon déroulement d’une séance. Les parents peuvent aussi émettre des réserves sur le déroulement d’activités, ce qui pousse parfois les enseignants à une forme d’autocensure ou à des stratégies de contournement. Cela est d’autant plus vrai dans des établissements privés sous contrat avec l’État situés dans des territoires où des organisations catholiques traditionalistes font pression pour que les questions de genre ne soient pas abordées à l’école. Les résistances peuvent venir d’autres membres de l’équipe éducative, par manque de temps ou d’intérêt, ou bien parce qu’ils ne sont pas à l’aise avec ces questions ou sont également enfermés dans des stéréotypes. En France, la majorité des professeur·es documentalistes sont des femmes et certaines affirment parfois expérimenter un sexisme ordinaire allant d’un manque de soutien de la part de la direction dans l’organisation d’événements pourtant présentés comme prioritaires dans les textes officiels à une dévalorisation des actions qu’elles mettent en place. Face aux diverses résistances rencontrées et dans une institution qui formule des injonctions paradoxales, reproduit le système de genre et favorise la persistance des inégalités sexuées6, un sentiment de solitude et une impression de devoir « bricoler » se font souvent ressentir.

 

Faire simple c’est compliqué ou comment aborder le FALC avec des élèves ?

Nombreuses sont les personnes qui ne lisent pas en détail les conditions d’utilisation qui doivent être validées pour s’inscrire sur un réseau social ou pour acheter un service. La formulation et le vocabulaire de ce type de document sont complexes, la police d’écriture est petite. La lisibilité n’est pas optimale. Avec un peu de volonté, un lecteur moyen peut surmonter ces difficultés, mais, pour des personnes aux compétences de lecture fragiles, ces obstacles empêchent l’accès à l’information. On peut parler de discrimination puisqu’un texte compliqué exclut automatiquement les porteurs de handicap mental, les personnes ne maîtrisant pas complètement le français ou toute autre personne ayant des difficultés avec un document complexe (les personnes âgées, les dyslexiques ou encore les malvoyants).
La méthode FALC, Facile à lire et à comprendre, a été mise au point pour rendre accessible l’information aux personnes porteuses de handicaps. Cela peut aussi constituer un outil pertinent dans un CDI. En effet, au-delà de la mise à disposition de livres en FALC ou de son utilisation à destination d’élèves à besoins éducatifs particuliers, le FALC peut également être au centre de séances pédagogiques pour des élèves valides.

Qu’est-ce que le FALC ?

Le FALC ou le Facile à lire et à comprendre est une méthode pour retranscrire des documents ou écrire des textes afin de les rendre accessibles aux personnes porteuses de handicaps mentaux. L’idée est la même que pour un handicap moteur : si l’accès à un bâtiment est rendu difficile à cause d’un escalier, on construit une rampe. Ici, si l’accès à une information est rendu difficile à cause de tournures de phrases, de mots compliqués ou autre, on retranscrit en suivant cinquante règles qui ont été élaborées en 2009 par des chercheurs et des professionnels de huit pays européens.

Le FALC, même s’il a été conçu à destination d’un public concerné par le handicap, est intéressant pour toutes les personnes qui ont un problème avec la compréhension ou la lecture d’un texte : les allophones, les dyslexiques ou les personnes âgées. Lors de la dernière élection présidentielle, les candidats ont eu l’obligation de mettre à disposition du public une version « à destination des personnes en situation de handicap ou ayant des difficultés de compréhension » (article R38-1 du code électoral en vigueur depuis 2022 à la suite du décret du 22 décembre 2021). En France, le FALC est surtout porté par Nous Aussi (une association gérée par des personnes handicapées mentales) et l’Unapei (le réseau français d’associations de représentation et de défense des intérêts des personnes avec trouble du neuro-développement, polyhandicap et handicap psychique ainsi que de leurs familles).

Quelques règles du FALC

Pour connaître en détail les règles du FALC, vous pouvez consulter le document « L’information pour tous. Règles européennes pour une information1 ». Certaines de ces directives seront familières aux professionnels de la pédagogie que nous sommes. Par exemple :

• N’utilisez pas de mots difficiles. Si vous devez utiliser des mots difficiles, il faut les expliquer clairement.
• Utilisez des exemples pour expliquer les choses.
• Faites des phrases courtes.
• Écrivez les nombres en chiffres et non en toutes lettres. N’utilisez jamais de chiffres romains2.

Le FALC attire aussi l’attention sur des éléments qu’on a moins l’habitude d’examiner :

• Le fait d’utiliser le même mot pour parler de la même chose dans tout le document.
• Ne pas séparer un mot ni une phrase sur deux lignes. Si on ne peut pas faire autrement, couper la phrase à l’endroit où vous feriez une pause lorsque vous lisez à voix haute.
• L’utilisation privilégiée de phrases positives et de formes actives.
• Le remplacement des pourcentages et des grands nombres par des mots comme « peu de», « beaucoup de ».

La vraie originalité du FALC réside dans une seule règle : la validation de votre texte par des personnes concernées. C’est cette validation qui permet d’apposer le logo FALC sur votre document. Cela permet une démarche d’inclusion totale et une prise en compte des personnes handicapées.

Les utilisations possibles au CDI

Lorsque j’ai appris l’existence du FALC, des applications possibles au CDI me sont rapidement venues à l’esprit. En effet, la question de l’accessibilité aux documents et aux savoirs est au cœur du métier de professeur-documentaliste. L’idée d’acquérir des ouvrages en FALC pour les élèves apprenant le français, mais aussi pour les lecteurs fragiles est une évidence. D’autant plus que l’offre éditoriale est en plein développement. Par exemple, Kiléma propose des classiques et des ouvrages contemporains en FALC, dont Les Petites Reines de Clémentine Beauvais.

J’ai également pu constater que le FALC est parfois utilisé pour des documents administratifs. On peut également utiliser les règles du FALC pour réfléchir à une signalétique facile à comprendre. La méthode tient compte de l’accueil d’élèves porteurs de handicaps, mais aussi de la situation des parents. Par exemple, le règlement intérieur du collège Jacques Prévert de Chalon-sur-Saône est disponible en FALC sur le site internet de l’établissement.

On peut s’interroger sur la pertinence de présenter aux élèves des documents dans un français simplifié qui peut, pour certains, s’apparenter à une novlangue et encourager à la paresse face à la lecture. Le FALC porte pourtant l’ambition de ne pas abandonner face à la complexité de l’idée. Le renoncement à des effets de style (comme les métaphores ou le contournement des répétitions) a un but d’inclusion : comme on construit une rampe à côté d’un escalier pour simplifier l’accès, on fait une version pour les personnes qui ont un handicap. La lecture du FALC n’est pas des plus agréables pour un lecteur capable. Le FALC peut être une béquille rassurante, mais il n’a ni la capacité ni la volonté de remplacer des documents en langue courante ou littéraire.

Le FALC comme production finale d’un travail de recherche

Ma découverte du FALC m’a ouvert des perspectives nouvelles dans mon métier de professeur-documentaliste. En effet, j’ai été peu confrontée à ce type de public dans ma carrière.
Il m’est arrivé de penser à anticiper l’arrivée d’élèves porteurs de handicap moteur lors de réflexion sur l’aménagement du CDI, mais le handicap mental était un angle mort de ma pensée professionnelle. Je ne l’avais traité qu’une fois avec des élèves lors d’une séance de recherches sur les différentes formes de discriminations.
Le FALC permet d’évoquer les besoins informationnels des personnes porteuses de handicap et donc d’envisager cette population comme des citoyens bénéficiant de droits. Cela évite d’aborder le handicap d’une manière misérabiliste tout en sensibilisant les élèves à la question du validisme. Chez les lycéens, le handicap peut encore être un motif de moquerie.
Transcrire des documents en FALC permet donc de développer l’empathie, mais aussi de travailler la compréhension et la reformulation d’une information.

Lorsqu’on a des exposés composés de mots recopiés sans comprendre, on a beau répéter « Si tu ne comprends pas, tu cherches la définition », on a du mal à l’obtenir. La reformulation est également un exercice difficile où nos lycéens se noient en essayant de faire des phrases complexes malgré nos encouragements à faire court.

L’intervention de personnes porteuses de handicaps peut être une expérience d’une grande richesse. L’idée de faire cet exercice de retranscription avec les élèves permet d’aborder de manière cohérente de nombreuses compétences psychosociales, méthodologiques et rédactionnelles.

Description du projet pédagogique

Pour la deuxième année consécutive, je suis investie dans une équipe pédagogique qui vise à encourager les pratiques coopératives dans une classe de 2de. Nous sommes plusieurs professeurs à co-intervenir sur l’heure d’EMC.
Un autre collègue, en histoire-géographie, a également souhaité mener un tel projet avec la classe de 1re générale qu’il suit en HGGSP.
Pour ce projet, nous avons donc cherché une structure partenaire. Nous avons pu rencontrer les membres de l’atelier FALC de l’ESAT de la Roseraie qui se sont montrés motivés. Il a été convenu d’organiser une intervention par classe et des rendez-vous en visio pour la suite.

Le déroulé

Le projet coopératif de la classe de 2de me paraît propice à un travail sur le FALC.

Nous planifions le déroulé de la manière suivante :
– Présentation du FALC par l’atelier de l’ESAT de la Roseraie à Carrières-sur-Seine
– Choix d’un thème par les élèves en groupe de 3 (soit 10 groupes dans la classe de 30 élèves) : nous avons opté pour des thèmes libres pour faciliter la motivation des élèves.
– Distribution de textes en fonction des thèmes choisis.
– Transcription par les élèves.
– Envoi à l’ESAT de la Roseraie pour correction et validation.

Focus sur la séance de présentation du FALC

Je parle peu de personne handicapée dans ce texte, car ce n’est pas l’enjeu. Le but est de rendre le monde (et plus particulièrement le CDI) accessible pour tous. Dans ce « tous », le handicap a sa place. Les dispositifs comme le FALC ou la rampe à côté de l’escalier ne doivent pas être rajoutés pour un hypothétique public porteur de handicaps (concrètement, on sait que ce public est très minoritaire), mais inclus dans notre projet de service comme des évidences. L’accessibilité ne chasse pas le public valide et permet une inclusion naturelle.
Cet aspect du FALC a bien entendu été présent dans le discours des intervenants. L’atelier FALC est composé d’un animateur et de personnes porteuses de handicaps mentaux.

La présentation (sur les heures de français pour les 2des et en partenariat avec la collègue d’allemand pour les 1res) était en deux temps :
• une heure en classe entière,
• deux heures en demi-groupe.
Durant la première partie, l’animateur a présenté les règles du FALC puis a proposé aux élèves un exercice pratique de transcription d’un texte.
En 2de, nous avons voulu compléter cette présentation théorique avec une visite. En effet, le lycée est situé à côté de l’ESAT de Marville à Stains. Nos objectifs étaient multiples lors de l’organisation de cette sortie :
• Permettre aux élèves de mieux connaître leur environnement proche.
• Découvrir des métiers dans l’accompagnement des personnes handicapées.
• Visualiser le public auquel ils s’adressent lors de l’exercice de retranscription.

La sortie ayant lieu un vendredi après-midi, les élèves ont eu peu l’occasion de croiser des travailleurs de l’ESAT. Nous avions préparé un petit livret de quatre pages à remplir pour rendre les lycéens actifs durant la visite. Quelques questions portaient sur des informations pratiques (la définition de ESAT, le nombre de travailleurs, l’adresse, la liste des activités dans l’ESAT), venait ensuite une page de mots collectés en vrac et quelques questions pour évaluer la manière dont les élèves avaient perçu la visite et le projet :
• Qu’as-tu appris lors de la visite ?
• Conseillerais-tu cette visite pour d’autres lycéens ? Pourquoi ?
• Quel lien y a-t-il entre cette visite et le FALC ?

On leur a aussi demandé une photo et un dessin afin de varier les formes de retours. Nous avons eu peu de retours enthousiastes des lycéens, mais les questions qu’ils ont posées lors de la visite (notamment sur les conditions de travail en ESAT) et une évocation de cette sortie plusieurs mois après par des élèves, nous laissent supposer qu’ils en ont gardé quelque chose.
Nous avons appris par la suite qu’une élève a une sœur en I.M.E. Elle connaissait déjà en partie les structures de prise en charge des personnes porteuses de handicap, mais elle a découvert des choses. Je n’avais pas anticipé ce genre d’apport. Cela a été une bonne surprise.

Le choix du sujet et la rédaction

Après la présentation du FALC par l’atelier de l’ESAT, nous avons demandé aux élèves de 1re de choisir un sujet parmi les éléments du programme dans n’importe quelle discipline. Nous avons donc eu :
– Qu’est-ce que la socialisation ? (SES)
– La photosynthèse (SVT)
– Une présentation de l’œuvre de Rimbaud (français)
– Une présentation de l’exposition Bollywood au musée du Quai Branly (anglais)
– Le congrès de Vienne (histoire)
– La société d’ordres (histoire)
– Le mémorial de Drancy (histoire)
– Les origines du conflit Israël-Palestine (histoire).

La consigne pour la classe de 2de était de se répartir en dix groupes de trois élèves. Ensemble, ils devaient remplir une fiche-projet avec la composition du groupe et trois propositions de sujets. Le but étant de permettre aux 2des de transcrire en FALC un texte sur un sujet qui les intéressait.
à la suite des choix des élèves, nous avons sélectionné des documents exploitables par les élèves. Nous avons opté pour des extraits d’articles de Wikipédia. En effet, en tant que professeur documentaliste, j’ai évoqué, avec mes collègues, la question de la propriété intellectuelle. Le FALC est une méthode de retranscription (ou de reformulation), pas une traduction. Dans la mesure où la source du document retranscrit est citée, il me semble normal de penser qu’il pourrait être soumis à la même réglementation. Les textes de Wikipédia sont sous licence creative common, cela levait l’ambiguïté.

Lors de la première séance de travail de transcription, les 2des devaient souligner les mots importants ou compliqués dans le texte. Rétrospectivement, cette consigne n’était pas judicieuse : les élèves se sont concentrés sur le vocabulaire. Cela a permis d’aider les élèves à entrer dans l’exercice, mais cela les a focalisés sur un seul aspect. En 1re, nous avons retiré cette consigne.
Les groupes disposaient d’un pad3. Nous espérions ainsi leur permettre de travailler en autonomie et en dehors des heures de cours sur un support pérenne.

Les difficultés rencontrées par les élèves

Le FALC se développe de plus en plus, mais ce type de projet reste rare et nous avons encore peu de modèles dont nous pouvons nous inspirer. Par exemple, nous n’étions pas capables d’évaluer la taille du document à retranscrire par les élèves. Est-ce qu’une page suffirait ? Serait-ce trop ? Notre faible expérience du FALC ne nous aidait pas à juger de cela. L’atelier FALC n’a pas su nous conseiller sur ce point. En effet, ils n’avaient jamais fait ce genre de travail avec des scolaires. Nous avons donc opté pour un texte d’environ une page.

En 2de, une partie des séances devait avoir lieu sur les heures de français. À cause de l’absence d’une enseignante, nous n’avions plus que trois heures au lieu de cinq, dont une pour la mise en forme du texte.
En passant d’un groupe à l’autre, j’ai pu observer que les élèves avaient très bien mémorisé certaines règles, mais pas d’autres : s’ils étaient tous attentifs à la manière de noter les chiffres, les dates et les quantités, ils l’étaient moins à la préférence pour la forme active ou au fait de s’adresser directement au lecteur.
Au-delà des problèmes de maîtrise de la langue, la hiérarchisation de l’information a aussi posé problème. Si le FALC souhaite ne pas renoncer à la complexité de l’information, cela ne signifie pas qu’il faut tout garder.

L’exercice scolaire était donc gênant : difficile pour nos élèves d’imaginer les besoins en information d’un lectorat-cible inconnu. L’idéal aurait été d’avoir un projet précis de diffusion des productions des élèves.

Il fallait aussi identifier les mots compliqués. Certains mots sont familiers aux élèves, mais ils sont incapables de les définir ou de les reformuler plus simplement. L’usage du dictionnaire leur a paru indispensable. Nous avons pu constater de grandes difficultés, mais aussi une belle ingéniosité. Par exemple, la transcription de « Le chat est un animal territorial » (article de Wikipédia sur le comportement des chats) en « Le chat protège sa maison. »
Les deux règles que j’ai le plus souvent rappelées aux élèves sont :
• Écrivez des phrases courtes
• Présentez une idée par phrase.

Une autre difficulté : un manque d’interlocuteurs

Le projet des 2des devait se terminer par la réalisation d’un livret compilant leurs textes. Malheureusement, le projet n’a pas été mené à son terme. En effet, la difficulté principale a été de trouver du temps pour les corrections avec l’atelier FALC. Chaque groupe devait avoir une heure en visio au CDI. Hélas, l’atelier FALC n’a pas eu les disponibilités prévues. Les productions des élèves ne peuvent aujourd’hui pas avoir le logo FALC car aucun porteur de handicap mental n’a relu leur texte. Les élèves de 2de ont peu adhéré au projet qu’ils ont terminé en décembre. En mars, aucun d’entre eux n’a demandé des nouvelles de la correction. Pour la classe de 1re où l’enthousiasme est réel, nous avons donné un délai supplémentaire pour faire la transcription en espérant trouver de nouveaux correcteurs/relecteurs rapidement.

Bilan

Malgré les difficultés soulignées, le FALC me paraît toujours être un outil pédagogique pertinent pour travailler ensemble le français, l’EMC et l’information-communication. L’impossibilité de faire du copier-coller est l’une des choses qui m’ont séduite dans le FALC. L’élève se voit contraint de comprendre intimement son texte pour le retranscrire à son interlocuteur sans compter sur la bienveillante tolérance des professeurs vis-à-vis des imprécisions. La phrase qui résume le mieux nos séances est « Faire simple c’est compliqué ». Effectivement, l’exercice n’est pas facile, mais il permet de glisser dans l’esprit des élèves et des professeurs l’idée de l’inclusion.

Les difficultés que nous avons rencontrées montrent que des projets qui font un lien entre l’école et le handicap sont encore rares, mais le développement du FALC va sans doute permettre à des passerelles, voire plus, de se créer. Il commence à rentrer dans les pratiques courantes de certaines institutions. Sur les sites du Grand Palais, du centre Georges Pompidou, du musée des Beaux-Arts de Lyon ou encore du muséum de Nantes, vous trouverez des livrets FALC qui peuvent aider à préparer des visites. De même, certaines pages internet du gouvernement bénéficient également de transcription. Ces documents permettent, aux professionnels de l’information que nous sommes, de diversifier les formes que nous pouvons mettre à disposition des élèves.

Extrait de la page du site France Diplomatie qui présente le ministère
des Affaires étrangères transcrite en FALC
https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/le-ministere-et-son-reseau/missions-organisation/
[consulté le 14/04/2024]

Témoignages croisés autour de projets artistiques mobilisant la méthode de l’analyse chorale

En 2021 le groupe TraAM1 de l’académie de Nancy-Metz s’est questionné sur la place du professeur-documentaliste dans l’apprentissage de l’oral. Nous avons identifié deux axes de travail : la lecture et la pratique de l’oral et la place de l’oral dans le cadre de l’enseignement de l’EMI. Nous avons choisi de développer dans nos réflexions une focalisation sur les élèves à besoin éducatifs particuliers, notamment issus des dispositifs ULIS et SEGPA, car nous étions plusieurs à travailler de manière régulière avec ces élèves. À partir des scénarios pédagogiques que nous avons menés et testés dans nos établissements, nous nous sommes intéressées aux « adaptations didactiques » à mettre en œuvre pour accompagner ces élèves. Lors de nos rencontres, nos échanges nous ont conduites à comparer et à analyser nos manières de travailler en collaboration dans nos établissements, à réfléchir aux situations d’apprentissage que nous avions produites et aux outils didactiques et pédagogiques que nous utilisons pour faire travailler les élèves. Nous avons fait le choix de mener une expérimentation à partir d’une méthode originale, celle de l’analyse chorale.  

Pour chacun des dispositifs, les élèves sont inclus dans les classes pour certains cours. Deux modalités de travail sont mises en place avec le professeur-documentaliste : inclusion dans les projets info-documentaires interdisciplinaires co-construits avec l’enseignante spécialisée et inclusion sur les temps libres des élèves volontaires au CDI en autonomie.

 

1. Utiliser la méthode de l’analyse chorale pour développer l’intel­ligence collective avec les élèves

Qu’est-ce que l’analyse chorale ?

L’approche de l’analyse chorale utilise une démarche collective pour s’approprier une représentation théâtrale, tout en mettant l’accent sur la réception individuelle. Conçue par Yannick Mancel2, metteur en scène et dramaturge, cette méthode vise à dépasser les jugements simplistes du type « j’aime/je n’aime pas », et « cherche à rendre compte de manière argumentée et approfondie d’une analyse polyphonique d’un spectacle ».
L’objectif de cette approche est de susciter et partager la parole, d’encourager les spectateurs à exprimer leurs avis sans retenue, sans cadre spécifique, de dépasser les premières impressions pour découvrir des éléments du spectacle que l’on aurait a priori négligés, et d’élaborer collectivement une lecture bienveillante, précise, construite et argumentée de la représentation.
L’analyse chorale s’articule autour du principe de l’inventaire : les élèves réalisent une description fine des éléments observés (décors, costumes, jeu, son et lumière, texte…) pour aboutir ensemble à une description riche, détaillée et scrupuleuse du spectacle, sans pour autant exclure la subjectivité et la mémoire affective de chacun.
Le rôle de l’enseignant est crucial pour encourager la participation, lever les inhibitions, et veiller à ce que les rapporteurs restent objectifs. Si nécessaire, il peut apporter des éléments de contexte et des connaissances théoriques supplémentaires.
Cette lecture évolue ensuite en une compréhension critique de la représentation à élaborer collectivement : à partir des échanges, les élèves sont invités à formuler des hypothèses sur la mise en scène, le parti esthétique du metteur en scène, les axes de lecture possibles, le discours véhiculé par la pièce.

2. Adaptations didactiques de l’analyse chorale à nos projets et nos contextes établissements

Émergence d’une idée : croiser analyse chorale et information-documentation 

Dans cet article, nous reprenons les réflexions et les échanges menés lors des trois journées de travail en groupe TraAM que nous avons consignés sous la forme de notes et de compte-rendu. Lors de ces réunions, nous avons très vite partagé le même constat autour du travail de l’oral : les élèves foncent tête baissée dans la présentation power point mais ne se posent pas suffisamment la question de la méthode, du contenu, de ce qu’ils vont dire à l’oral. Nous avons donc choisi de concevoir des séances pédagogiques qui permettraient de donner aux élèves une méthodologie croisée entre travail sur le contenu et travail de l’oralité. Nous nous sommes aussi demandé quelles adaptations étaient nécessaires pour les élèves d’ULIS et de SEGPA qui passent aussi des examens à l’oral. Nous avons trouvé intéressant d’utiliser la méthode de l’analyse chorale avec les élèves de SEGPA et d’ULIS car elle valorise l’expression orale libre. Nous avons choisi de l’élargir à d’autres domaines artistiques, des œuvres picturales en particulier, qui correspondaient à nos besoins de travail avec les élèves. L’idée nous a été apportée par Julie :
En tant que référente culture de mon établissement, j’ai également la mission de coordonner la section sportive scolaire danse. En plus de la partie pratique en collaboration avec le conservatoire, j’ai voulu apporter une dimension culturelle au dispositif en créant un cours d’histoire de la danse pour nos élèves. C’est en ce sens qu’est née cette problématique : comment préparer nos élèves à la rencontre avec une œuvre dans le cadre du PEAC, quelle que soit sa nature ? J’ai participé il y a plusieurs années à une formation professionnelle sur l’analyse chorale dispensée par l’ANRAT (Association Nationale de Recherche et d’Action Théâtrale) au Carreau, scène nationale de Forbach en Moselle. Il s’agissait de pratiquer la méthode de l’analyse chorale sur une pièce de théâtre (George Dandin de Molière, mise en scène de Jacques Osinski). J’ai beaucoup utilisé cette technique par la suite, notamment pour l’exploitation de spectacles avec les élèves. Je la trouve complémentaire aux recherches documentaires que nous pouvons mener ainsi qu’aux différentes grilles d’exploitation de spectacles construites.

La mise en œuvre de la méthode chorale, du point de vue de l’information-documentation, articule expression orale, organisation et structuration des idées (pratique de classification et savoir structural), pratique de capitalisation des connaissances et intelligence collective.

Présentation des scénarios réalisés dans les différents collèges

L’expérience de Julie avec des élèves du dispositif SEGPA

Dans le cadre de la préparation des élèves de troisième SEGPA à l’épreuve orale du DNB professionnel, j’ai souhaité adapter la méthode d’analyse chorale à l’étude d’une œuvre picturale. Avec ma collègue professeure spécialisée de SEPGA, Anne Otto, nous avons retenu Les Joueurs de Skat d’Otto Dix. L’objectif général de cette séquence pédagogique était d’amener les élèves à être acteurs de la préparation de leur exposé et de ne pas leur donner un document « clé en main » avec la description et l’analyse déjà rédigées à apprendre par cœur. Dans cette situation d’apprentissage, l’analyse chorale permet la construction commune d’une description objective de l’œuvre. Cela impulse une dynamique de groupe et ouvre la parole par le partage de l’observation, ce qui est intéressant pour des élèves qui souvent ont peu de références culturelles. Chaque élève est invité à apporter «sa pierre à l’édifice» dans cette description collective. Les différents éléments qui émergent à l’oral sont récoltés et notés au TBI3. À l’issue de la description, le groupe est invité à regrouper ces éléments sous forme de carte mentale et à trouver un mot-clé qui caractérise chaque bulle, pratique de classement et d’organisation des idées. Le titre de l’œuvre et l’artiste sont dévoilés à la fin de la séance et sont ajoutés au centre de la carte mentale. Cette première phase de travail permet de poser des bases solides et de faire émerger un questionnement sous la forme de mots-clés pour les recherches documentaires à venir sur l’œuvre (cartel, courte biographie de l’artiste, courant artistique et contexte historique). Enfin l’analyse chorale permet aussi de faire émerger les éléments qui serviront à la formulation de la problématique et du plan pour l’exposé oral.

Carte mentale du scénario des «Joueurs de Skat» d’Otto DIX.
Carte mentale du scénario «Fenêtres», analyse chorale d’une exposition.

L’expérience de Laureline avec des élèves du dispositif ULIS

J’ai souhaité utiliser la méthode de l’analyse chorale pour amener les élèves du dispositif ULIS à s’approprier une exposition monographique d’œuvres d’art de l’artiste Marie-Pierre Gantzer installée au LAC (Lieu d’Art et de Culture) du CDI du collège de Baccarat en Meurthe-et-Moselle. La méthode étant initialement destinée à l’analyse d’une représentation théâtrale, il a fallu repenser les contenus avec ma collègue Amélie Mazelin, enseignante spécialisée et coordinatrice ULIS, pour l’adapter à une exposition de tableaux abstraits, afin que les élèves puissent appréhender la technique de l’artiste (frottages et accentuations via différents médiums et matériaux), son inspiration (la nature, la forêt, la trace) et la réception de ses œuvres (émotions, sensations, ressentis). Il a également fallu imaginer des adaptations pour le public spécifique du dispositif ULIS. En effet, ces élèves se retrouvent face à des obstacles qu’il faut prendre en considération : le passage à l’écrit, les difficultés de lecture, les difficultés d’explicitation dans les échanges oraux. De manière générale, il faut trouver des vecteurs de motivation pour le travail scolaire et travailler ensemble, de manière collective, leur demande un réel effort. Décrire et analyser un objet d’étude sans plonger dans une cascade d’associations d’idées personnelles ayant peu de rapports avec l’objet d’étude est donc un objectif que nous nous sommes fixées.

Photo de l’observation de l’exposition monographique d’œuvres d’art
de l’artiste Marie-Pierre Gantzer installée au LAC par les élèves de l’ULIS du collège de Baccarat © Laureline Lemoine

L’expérience de Nathalie avec des élèves du dispositif ULIS

Je me suis particulièrement intéressée au projet de Julie, qui pouvait répondre à un besoin de travail pour les élèves de mon collège. J’ai donc choisi de tester cette démarche afin de préparer un exposé oral adapté autour d’une œuvre majeure La Joconde de Léonard de Vinci, avec ma collègue Sabine Mathieu, enseignante spécialisée et coordinatrice du dispositif ULIS. La séquence s’est organisée en trois temps importants. D’abord la présentation du projet et la définition du vocabulaire spécifique à l’analyse de l’œuvre à partir d’un exemple proposé par les enseignantes. Ensuite, nous avons réalisé une séance de recherche documentaire focalisée sur trois éléments : le cartel de l’œuvre, la biographie de l’artiste, la description de l’œuvre afin d’en cerner des éléments théoriques. L’enseignante coordonnatrice a réparti les élèves par groupe en fonction de leurs aptitudes et de leur niveau, (les élèves ne sont pas issus des mêmes classes : 6e-4e-3e) pour travailler l’un de ces trois éléments. Nous avons procédé à l’analyse chorale dans un troisième temps. Cette partie a été réalisée collectivement. Les élèves ont travaillé à décrire ce qu’ils voient de l’œuvre : couleur, personnage, regard, émotion et à expliquer ce qu’elle leur suggérait. À la suite de ces étapes, ils ont dû réaliser une carte mentale regroupant le travail de recherche et l’analyse de l’œuvre. En classe avec l’enseignante, ils ont rédigé leur texte de présentation orale, puis lors de la dernière séance, ils ont présenté individuellement leur travail. Je dois souligner la participation active des élèves à l’oral lors de la séance consacrée à l’analyse chorale. La motivation et l’expression de tous les élèves a permis des interactions riches et documentées.

Carte mentale analyse chorale de la «Joconde» de Léonard de Vinci, un artiste, une oeuvre.

Développer une « didactique adaptée »…

Construire une « didactique adaptée » (Frisch, Paragot, 2016), c’est développer des formes d’accompagnement en travaillant de concert entre professeurs-documentalistes et professeurs spécialisés pour « instaurer un espace propice, favorable au travail d’accompagnement, éducatif, de socialisation et d’apprentissage », un espace sécurisé dans lequel les élèves trouvent leurs voix. C’est aussi réfléchir aux contenus, aux outils utilisés pour donner aux élèves les moyens d’appréhender les savoirs, les savoir-faire et les savoir-être travaillés. Dans les choix effectués, cette méthode met en avant l’expression personnelle et libre pour aller vers la complexité avec un vocabulaire plus construit. Adapter ce n’est pas simplifier les savoirs. C’est décomposer les étapes, prendre le temps de construire, puis de reconstruire en superposant le travail des élèves pour aboutir à une production collégiale.

Adapter l’immersion dans le sujet, les formes de médiations au savoir

Laureline Dans notre travail, les œuvres proposées n’étaient pas d’un abord facile car elles étaient abstraites. De façon générale, l’abstraction nécessite un apprentissage (Barth, 1987), les élèves ont besoin de se figurer une réalité proche d’eux, de leurs connaissances préalables. J’ai donc inauguré la séquence avec une mise en pratique artistique pour rendre le travail de l’artiste plus concret : l’objectif pour les élèves était d’essayer de refaire le même type d’œuvres que l’artiste, avec tout ce qui était à disposition sur la table (énormément de matériel et médiums différents) pour s’approprier sa démarche de façon sensible et technique. Cette démarche d’expérimentation concrète, pratique, « palpable », s’est avérée primordiale pour se rapprocher de l’œuvre, se l’approprier, mais aussi la décomplexifier.

Nathalie Dans notre projet, le travail sur l’œuvre artistique a nécessité un travail préalable sur le vocabulaire pour qu’ils puissent aborder l’activité. Il nous a paru important de bien cerner les connaissances préalables car nous nous éloignons du réel des élèves avec l’art. Nous sommes dans le symbolisme et l’interprétation, ce qui peut paraître difficile pour certains élèves qui voient des choses élémentaires. Nous avons donc démarré le travail en posant des bases théoriques à partir d’exemples concrets : le cartel de l’œuvre, (qu’est-ce c’est, à quoi ça sert ?), la biographie de l’artiste, avant d’arriver à la description collective de l’œuvre.

Travailler l’explicitation

Nathalie et Laureline C’est aussi une étape importante et double : expliciter clairement les attendus, mais aussi amener les élèves à expliciter eux-mêmes ce qu’ils voient. Nous avons procédé à un découpage fin et très progressif des étapes de la verbalisation en formalisant des consignes très précises pour les amener à décrire de manière significative l’œuvre : les expressions, le vocabulaire et la longueur des phrases ont été travaillées. Le travail de description s’est effectué par couches successives : une fois la description sommaire réalisée, les élèves ont procédé à un travail de reprise pour préciser et développer encore une fois un vocabulaire plus riche, plus étayé. On réalise un tissage entre les réponses des élèves. Du côté de l’enseignant, cela requiert d’être très à l’écoute, de capter tous les mots qui sont exprimés, de les recenser, et de reprendre plusieurs fois pour encourager l’expression de formulations différentes. Cela peut paraître rébarbatif, mais tous ont des choses à dire. Nous avons fait attention aussi à ne pas annoncer trop à l’avance les activités à venir. À ne pas utiliser d’expressions métaphoriques ou abstraites, à ne pas trop parler. À chaque étape, nous prenons le temps de nous assurer de l’attention et de la compréhension de chacun de façon plus systématique et plus poussée qu’en classe ordinaire.

Adapter les outils ergonomie, lisibilité, utilisation

Laureline Le CDI n’est pas un lieu habituel pour certains élèves qui peuvent être déstabilisés et en perte de repères. Avec l’enseignante spécialisée, nous avons donc cherché à conserver des jalons déjà établis dans le dispositif ULIS. Par exemple, nous avons créé le diaporama avec la même présentation et les mêmes polices de caractère que celle utilisées en ULIS et nous avons intégré dans la séquence des outils régulièrement utilisés dans le dispositif (ardoises et cartes des émotions). Nous avons été amenées à créer des outils spécifiques pour certaines activités, comme une fiche d’inventaire à cocher pour la partie descriptive des tableaux. Cet outil a été particulièrement pertinent, tant pour la tâche d’observation que pour le support de restitution orale (la forme contraint les élèves à formuler leurs propres phrases pour présenter les éléments présents).

Nathalie Nous avons aussi adapté les outils de travail en les créant afin de guider les élèves dans la compréhension. Ils ont appréhendé du vocabulaire et des connaissances générales sur l’art à partir d’un document construit pour eux, qui est lisible, adapté et fiable. L’objectif de cette première séance de travail est d’acquérir un vocabulaire spécifique et d’apprendre à l’employer pour l’analyse. Il ne s’agit donc pas de multiplier les supports d’informations. Je leur propose aussi de petits exercices sous la forme de jeu que j’intègre dans le document. Cela leur permet de tester leurs connaissances. J’utilise aussi des vidéos courtes comme « les petites énigmes de l’art » pour varier les supports.

Julie Le CDI est un lieu propice à la découverte d’une œuvre d’art grâce aux différentes ressources documentaires qu’il propose. L’expertise du professeur-documentaliste et l’apprentissage des compétences info-documentaires permettent aux élèves de s’inscrire dans une démarche active de découverte d’une œuvre. En plus de proposer un climat différent de la salle de classe, ce qui est souvent important pour des élèves à besoins éducatifs particuliers, la disposition de la grande table face à la projection facilite la prise de parole et les échanges lors de l’analyse chorale.

Travailler en intelligence collective

Laureline Pour amener progressivement les élèves à collaborer, nous avons pensé la séquence comme une succession d’activités courtes (tâches simples) en individuel, puis en binôme, puis en groupe-classe avec synthèse systématique en groupe-classe à chaque fois. Nous avons également été attentives à ce que les productions des élèves soient complémentaires et à faciliter les confrontations des avis différents pour amener à une vision globale et plus complexe de l’exposition. Il a été nécessaire d’anticiper des modalités qui permettent à tous de s’exprimer et aussi d’anticiper les différenciations/individualisations/personnalisations souhaitables dans cette séquence en fonction de chaque élève du dispositif. La connaissance experte des élèves par l’enseignante spécialisée est aussi un point d’orgue de l’adaptation. Elle conduit à placer chaque élève en situation de réussite en mettant en avant les points forts de chacun afin qu’ils puissent contribuer au projet collectif.

Julie L’analyse chorale facilite réellement la collaboration entre les pairs et les enseignants. Dans cette pratique pédagogique, l’intelligence collective est un réel moteur pour faire avancer le projet et mettre les élèves en situation de réussite.

Valoriser l’expression orale mais garder une trace

Laureline L’oral est central dans la séquence. Différentes modalités d’expression orale sont mises en œuvre. Elles sont plus ou moins formelles, plus ou moins collectives, les contenus sont plus ou moins complexes à expliciter (lecture, description, hypothèse, opinion, argument…). Pour démarrer, les élèves réalisent un brainstorming devant l’affiche de l’exposition. Puis, ils réalisent des oraux de travail en binôme et en groupe-classe, des oraux de restitution individuelle ou par groupe, et des discussions argumentées. Les enseignantes prennent le rôle de «secrétaires» pour noter au TBI tout ce que les élèves disent afin de montrer la richesse des réflexions mises en commun et d’en garder la trace. Mais, les élèves aussi ont réclamé une tâche écrite pour l’une des activités, ils ont souhaité eux-mêmes construire une trace.

Nathalie Nous mélangeons phases orales et phases écrites de travail. L’écrit permet de garder une trace des échanges oraux, il fixe les choses. Nous avons donc choisi la carte mentale pour formaliser l’information à l’écrit. Ce choix nous a permis de conserver aussi une trace entre les séances et a servi aux élèves pour rédiger la trace finale avant la présentation orale.

L’impact de l’analyse chorale sur les élèves

Laureline La méthode de l’analyse chorale a permis une belle appropriation de l’exposition par les élèves, tous ont pris la parole et ont exprimé leurs arguments et ressentis. La qualité des formulations orales a évolué au fur et à mesure de la séquence. Leurs réflexions finales sur la démarche et l’intention de l’artiste ont été nombreuses, complexes et très riches : les élèves sont allés plus loin dans l’interprétation que ce que nous avions projeté, ils ont fait preuve d’originalité et d’initiative. C’est aussi l’intérêt de travailler sur des supports artistiques : avec l’art, la réflexion peut être très ouverte et aller vers plein de sens différents.

Julie La méthode de l’analyse chorale est réellement un atout lors de l’étude d’une œuvre picturale. Elle invite tous les élèves à la construction de l’analyse de l’œuvre et les place de ce fait dans une démarche active. Ils ne sont plus spectateurs, mais acteurs de leur apprentissage.

Une méthode résolument inclusive qui met en œuvre l’intelligence collective

La méthode de l’analyse chorale peut être adaptée à différentes situations d’apprentissage. Ce qui est très intéressant pour le travail en information-documentation, c’est que le principe de la méthode conduit celui qui analyse à s’interdire un jugement de valeur a priori pour s’attacher plutôt à décrire avec objectivité en recherchant l’exhaustivité, et ensuite à chercher à comprendre avec les autres ce que chacun a perçu. L’analyse chorale offre une méthode de réception et d’appropriation transférable à tout type d’œuvre d’art (et, peut-être, tout type de document). L’autre intérêt de cette méthode est qu’elle est égalitaire vis-à-vis du bagage culturel de chacun : nul n’a besoin de connaissances en amont pour réaliser cette analyse. Des éléments de contexte peuvent être apportés par l’enseignant et les autres élèves, mais une analyse très riche peut être réalisée sans, grâce à l’inventaire minutieux. De ce point de vue la méthode est manifestement inclusive. Elle peut fonctionner avec un groupe très hétérogène.
Plusieurs points d’attention ont été identifiés dans les expériences menées.
D’abord, en ce qui concerne la réussite du travail, elle a souvent été dépendante de la composition et de la régulation du groupe. En effet, l’ambiance et le climat de la classe participent à la réussite et contribuent à la motivation. Dans les groupes, nous avons constaté que la régulation de la parole par l’enseignant a fortement contribué à développer la qualité de l’analyse. L’enseignant doit accompagner la prise de parole et la distribuer pour que certaines personnalités ne monopolisent pas la discussion. Si la parole est donnée de manière trop importante à une personne, les autres décrochent de l’activité et ont du mal à se remobiliser dans la tâche.
Par ailleurs, l’activité ne doit pas se restreindre exclusivement à une description sous la forme d’un inventaire ou d’une collection de mots. Il est aussi nécessaire de travailler le passage de l’inventaire à l’interprétation, c’est à dire de réorganiser l’inventaire collectif et lui donner une forme organisée, structurée, par exemple une carte mentale.

Carte mentale réalisée avec la méthode d’analyse chorale (élèves de troisième SEGPA, enseignante spécialisée de SEGPA et professeur-documentaliste). ©Julie Esling

L’analyse chorale est une méthode qui met en œuvre l’intelligence collective, et qui la facilite car on a besoin des productions des autres à tous les moments de l’activité pour avancer dans le travail et pour avoir une vision d’ensemble. C’est l’analyse collective qui fait sens, comme l’explique Laureline « l’intérêt du «travailler ensemble» est vraiment visible je trouve, car la complexité de l’analyse grâce aux apports de tous ressort vraiment dans la version finale. Cela permet aussi à chacun de se rendre compte de l’évolution du cheminement : entre ce qu’il a pensé tout seul au début, et jusqu’où on arrive ensemble à la fin… ».

L’autre intérêt de l’analyse chorale pour la collaboration, c’est qu’elle maintient la confiance en soi au sein de la classe qui est nécessaire pour s’impliquer vraiment dans un groupe.

Laureline Comme on va progressivement d’une tâche simple pour aller vers la tâche plus difficile (de la description jusqu’à l’analyse critique), on peut mettre les élèves en situation de réussite. De plus, on commence par l’objectivité avant de parler de ses opinions : on glisse vers le subjectif sans s’en apercevoir, sans injonction explicite à exprimer son avis, son ressenti ou ses hypothèses. Ce sont des choses qui engagent la personne elle-même face au groupe, c’est difficile, c’est stressant pour les élèves. Or l’analyse chorale les amène à les exprimer plus naturellement, plus progressivement. Cela limite les jugements entre pairs, et/ou la peur de ce jugement.

Conclusion

Le professeur-documentaliste « est un partenaire, un acteur clé de l’inclusion. À la fois par son rayonnement au cœur des enseignements disciplinaires, mais aussi grâce à sa place stratégique dans l’établissement, il participe à l’inclusion et doit pour cela procéder à des accentuations dans sa pratique professionnelle d’enseignant ». (Baur, Pfeffer-Meyer, 2018).
Le travail d’inclusion nécessite de réfléchir à mettre en place une « didactique adaptée » qui doit être appliquée à l’information-documentation, et peut être aussi à développer des situations d’apprentissage de référence qui intègrent une démarche collective méta et interdisciplinaire. La méthode chorale permet de centrer l’apprentissage sur la pratique du questionnement, savoir d’interrogation spécifique à la didactique de l’information-documentation (Frisch, 2012 ; Pfeffer-Meyer 2023). La prise en compte des connaissances et des réflexions de chaque élève est primordiale. Les enseignants adaptent l’apprentissage, les outils, les consignes, les méthodes, mais aussi, à certains moments, mettent en creux les savoirs disciplinaires pour accompagner les élèves dans la construction et l’expression d’un savoir à partir leurs propres pensées. Il s’agit de développer leur habileté à créer des passerelles entre leurs propres connaissances et des connaissances nouvelles. Le travail met en parallèle questionnement et construction documentaire impliquant recherche et travail de restitution sous la forme d’une trace.

 

Pour une pédagogie inclusive : « Vivre ensemble avec nos différences »

Professeure documentaliste depuis 25 ans, après des expériences de bénévolat avec l’APF (Association des paralysés de France), j’ai eu l’envie de suivre une formation approfondie et de passer le 2 CA-SH il y a une dizaine d’années, (aujourd’hui CAPPEI).

Mes objectifs étaient multiples : je souhaitais bien sûr pouvoir mieux aider les élèves en situation de handicap qui pourraient venir travailler ou lire dans le CDI dans lequel j’étais et où je suis encore en poste, et leur permettre une meilleure intégration avec leurs camarades valides, au sein du lycée, en favorisant les rencontres et les échanges.
Je souhaitais également améliorer l’accessibilité du CDI et adapter le fonds documentaire à tout type d’élèves.

On ne peut comprendre que ce que l’on connaît, et j’ai toujours eu à cœur dans mon métier d’ouvrir l’esprit des élèves sur le maximum de sujets possibles, ceux relatifs à leurs objets d’étude, bien évidemment mais plus largement ceux concernant notre vie d’humains. La découverte du handicap en est un. Le CDI est un lieu privilégié, paisible, qui accueille toute la communauté scolaire et qui facilite les interactions dans le respect des différences de chacun.

Conformément à la loi du 11 février 2005, portant sur l’égalité des chances, la participation et la citoyenneté des personnes, tout élève a le droit d’être inscrit dans l’établissement de son secteur et nous devons donc tout faire pour accueillir ces élèves à besoins particuliers : c’est l’inclusion. Elle est nécessaire et ne sera possible que si nous nous y engageons tous ensemble !
L’année de ma formation passionnante à l’INSHEA de Suresnes, j’ai suivi plusieurs stages avec des élèves en situation de handicap moteur, et j’ai notamment travaillé de manière hebdomadaire avec des jeunes scolarisés à l’EREA-LEA La Plaine (Eysines, Gironde) au CDI, et avec une professeure de vente.
à la suite à cette formation et pour une année scolaire (2014-2015), j’ai obtenu un poste d’enseignante à mi-temps à Château Rauzé (Cénac, Gironde), hôpital de jour pour personnes traumatisées crâniennes, et un complément de service en tant que documentaliste au collège de St Loubès (Gironde). Le hasard a fait qu’une équipe de handfauteuil s’entraînait dans le gymnase de ce collège, ce qui m’a permis de me lier d’amitié avec l’entraîneur et d’organiser par la suite des projets communs.

Dans cet article, j’ai choisi de présenter deux actions de sensibilisation des élèves de mon lycée au handicap :
A/ Une rencontre entre élèves de l’EREA et ceux de mon lycée (lycée Professionnel Henri Brulle de Libourne, Gironde)
B/ Des rencontres avec une équipe de handfauteuil : l’association Handensemble

à la suite de mes diverses expériences, j’ai pu constater que l’accueil d’élèves en situation de handicap n’est pas forcément évident pour tout le monde… certains se sentent parfois discriminés, victimes d’insultes blessantes. En interrogeant mes élèves, j’ai été confortée dans mon opinion par leurs réactions : les appréhensions viennent bien souvent de la méconnaissance du handicap, « c’est parce que la différence fait peur… ».

Pour que l’inclusion soit réussie, il faut que nous soyons tous acteurs, jeunes, adultes : nous devons adapter nos pratiques à leurs besoins et les soutenir.
L’école est un lieu où l’on doit apprendre à vivre ensemble et, pour ce faire, développer une culture positive autour du handicap.

A/ Une expérience-test : rencontre EREA/lycée Professionnel Henri Brulle (en 2012/2013)

Le projet de visite

Afin d’étudier concrètement comment accueillir des élèves handicapés moteurs au CDI, il m’a semblé judicieux d’organiser une rencontre entre des élèves de mon établissement, le LP Henri Brulle, composé pour moitié de sections tertiaires (ventes, commerces…), et pour l’autre d’industrielles (menuisiers, plaquistes…) ainsi que d’une Ulis et des élèves handicapés moteurs de l’EREA d’Eysines. Pour cela, avec l’un de mes collègues professeur de vente qui avait travaillé à l’EREA l’année précédente, et deux collègues de l’EREA professeurs de vente et de technologie, nous avons commencé par élaborer un projet pédagogique intéressant les deux établissements. Ce projet1 concernait des élèves de terminales CAP ECMS (Certificat d’Aptitude Professionnelle/Employé de Commerce Multi-Spécialités) de mon lycée et la classe de GB4 (qui sera présentée plus loin) assimilée à une SEGPA (Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté) de l’EREA.
Comme l’un des axes du projet d’établissement de l’EREA portait sur l’ouverture culturelle, le projet initial incluait la visite du musée temporaire « Pompidou mobile » installé à Libourne, mais pour des raisons de logistique cela n’a pas été réalisable.
Nous avons alors tenu compte du fait que la visite de lieux de formation entre dans les objectifs du projet d’orientation des élèves de SEGPA et nous avons décidé de faire une visite du CDI (qui est le lieu culturel de notre établissement) et une présentation des filières CAP de notre lycée.
Lors de cette visite qui s’est déroulée sur une après-midi, une classe de CAP de notre lycée a accueilli trois élèves de l’EREA.

Les élèves concernés par l’échange : la classe de terminale ECMS et trois élèves de GB4

La classe de CAP est constituée de vingt et un élèves. Parmi eux, certains connaissent des difficultés d’écriture, de lecture, d’expression orale, parfois depuis l’école primaire. Ce groupe très hétérogène comprend cinq élèves avec des troubles des apprentissages, un élève malvoyant pour lequel les professeurs doivent adapter les supports de travail et un élève dont le français n’est pas la langue maternelle.
La classe de GB4, « Groupe de Besoins 4 » est assimilée à une classe de 4e/3e SEGPA ; elle comprend neuf élèves en situation de handicap, avec des besoins éducatifs particuliers. Seulement trois élèves de GB4 ont été désignés par leurs professeurs pour venir au LP Henri Brulle, et ils ont été choisis en fonction de leur projet professionnel qui est celui d’une éventuelle possibilité d’intégration en CAP, ECMS, après l’EREA. Victor, âgé de 15 ans, est infirme moteur cérébral (IMC)2. Célia, âgée de 15 ans, est atteinte d’une maladie évolutive. Si cette jeune fille a une lenteur d’exécution, elle possède de très bonnes capacités en général. Oriane, âgée de 14 ans, a subi l’ablation d’une partie du cerveau pour cause de crises d’épilepsie à répétition, à l’âge de 7 ans. Cette opération a engendré chez elle une hémiplégie droite. François, un élève de troisième est quant à lui porteur d’une légère hémiplégie, il souffre de dysphasie et de dyspraxie (les enseignantes de l’EREA l’ont rajouté au groupe).

Déroulement de cette demi-journée/conclusions

Après de rapides présentations au CDI, nos élèves de terminale ont fait découvrir à leurs visiteurs les différentes sections de CAP, dans une salle à l’étage, puis dans les ateliers de menuiserie et de peinture, au rez-de-chaussée.
Il a fallu monter une quinzaine de marches pour nous rendre à la « boutique » du lycée. Aucun élève n’étant en fauteuil, nous n’avons pas eu recours à l’ascenseur, juste un bras comme appui pour chacun d’entre eux, à leur demande, afin de les rassurer. Ils ont ainsi pu circuler à leur rythme avec notre aide.
Les élèves de l’EREA ont montré leur enthousiasme tout au long de la visite, trouvant le lycée très beau et très grand. Ils n’ont pas semblé impressionnés par les élèves du LP plus nombreux, et, au contraire, paraissaient très heureux d’être entourés de nouveaux camarades.
Puis après avoir participé à un échange avec la coordonnatrice de l’Ulis, qui a précisé son rôle d’accompagnement auprès des élèves, Patricia, élève de terminale ECMS bénéficiant du dispositif Ulis a pris la parole pour expliquer les raisons de son inclusion au lycée Henri Brulle : à cause de problèmes de concentration, de mémorisation et de béquilles en début d’année. Elle a dit devant tous ses camarades qu’elle se sentait bien intégrée au sein de sa classe.
Les jeunes de l’EREA ont donc pu être rassurés à la suite à cette intervention très spontanée ! Ils étaient en effet inquiets à l’idée de venir dans un grand lycée au milieu de nombreux élèves qui, pensaient-ils, n’éprouvaient pas de difficultés particulières : en échangeant avec Patricia, ils ont pu constater qu’elle y était heureuse. La rencontre s’est terminée de manière très conviviale, puis chacun est reparti de son côté, en inscrivant un mot de remerciement sur une affiche que j’avais préparée. Les élèves de notre lycée ont été valorisés lors de cette action citoyenne, ils ont présenté leur lycée et accueilli l’EREA.
Cet échange de quelques heures seulement, mais complété par un contact régulier avec les élèves m’a déjà rassurée. Oui, il est possible d’accueillir des enfants handicapés moteurs dans notre lycée professionnel, conformément à la loi du 11 février 2005. Oui, il est possible de fédérer élèves et professeurs autour du thème du handicap moteur.

B/ Handensemble : rencontre entre une classe de notre lycée, les premières CAP Plâtrerie, et l’équipe de Handfauteuil de St Loubès (2015)

Lorsque j’ai eu l’idée de ce projet, j’ai cherché à le proposer à une classe à petit effectif car seulement six fauteuils roulants adaptés étaient à disposition des élèves pour la pratique sportive. J’ai naturellement sollicité un professeur d’EPS, puisque les matchs de handball se déroulaient au gymnase. J’ai ensuite associé la professeure de lettres-histoire de la classe désignée, ce qui nous a permis de préparer les questions avec les élèves sur ses heures de cours.
J’ai reconduit cette action bien appréciée au sein du lycée plusieurs années de suite avant le COVID.

Immersion dans le quotidien de sportifs handicapés moteurs, au lycée Henri Brulle

Le jour de la rencontre enfin arrivé, nous étions tous un peu stressés car soucieux de bien faire et d’accueillir au mieux nos hôtes, sportifs en situation de handicap. Comment allait se dérouler cette journée tant attendue et préparée depuis si longtemps avec nos élèves ?
La matinée s’est déroulée au CDI où les élèves, le professeur d’EPS, de lettres histoire et moi-même avons reçu l’équipe de sportifs en situation de handicap, l’association Handensemble.
Cette association regroupe des personnes handicapées et valides dans le but de pratiquer le handball ensemble, avec des fauteuils adaptés à cette pratique, et ainsi essayer de gommer les différences.
à la suite du petit déjeuner pris au CDI tous ensemble, afin de faire connaissance, les élèves ont pu poser leurs questions (voir encadré ci-dessous), abordant ainsi toutes les formes de handicap, la chance de l’existence du handfauteuil, les questions autour du regard des autres, des contraintes et difficultés de la vie quotidienne…

Une initiation au maniement des fauteuils s’est déroulée ensuite sous le préau avant que nous rejoignions le réfectoire pour partager un repas tous ensemble, très convivial. Les élèves qui se sont rendus au self en fauteuil roulant ont pu constater toutes les difficultés relatives au handicap : les obstacles en chemin dans la cour, pour ouvrir les portes, prendre le plateau repas et y déposer les aliments…
La journée s’est poursuivie l’après-midi par un match de handball disputé en fauteuil au gymnase avec des équipes mixtes, constituées d’élèves et de sportifs en situation de handicap.
Puis les élèves ont raccompagné les sportifs à leurs bus et les ont aidés à replier les fauteuils et à s’installer pour repartir. Ils ont ainsi pu mieux appréhender la complexité de la vie d’une personne atteinte d’un handicap : une petite montée pour un valide se transforme en exploit sportif à hauteur de fauteuil, une porte mal orientée devient impossible à ouvrir, un trottoir peut être un obstacle insurmontable, des toilettes devenir inaccessibles…
Une belle leçon de vie, mêlant action, compréhension, solidarité, entraide, sensibilité, citoyenneté.
Cette journée, très appréciée par tout le monde, fut riche d’enseignements et a permis de modifier un peu notre regard sur le handicap !

D’autres idées, d’autres projets

Afin de sensibiliser tous les élèves du lycée Henri Brulle et la communauté éducative, et pas seulement une classe, j’avais organisé, en plus de cette action, une collecte de bouchons (avec l’association Les bouchons d’amour). La revente de ces bouchons a contribué à l’achat de fauteuils roulants. Nous avions également confectionné des affiches avec les élèves de l’Ulis afin d’impliquer un maximum d’élèves dans le projet.


De nombreuses autres activités autour du handicap peuvent être imaginées et mises en place avec les professeurs-documentalistes, au CDI. Avec d’autres classes, nous avions par exemple mené des recherches documentaires sur le handisport, les jeux paralympiques, sur le chanteur Grand Corps Malade, sur Philippe Croizon et fait des affiches. J’avais demandé aux élèves, à l’aide de dessins et slogans comment ils se représentaient le handicap. Nous avions aussi regardé de courtes vidéos sur différents sports.


J’avais commandé pour le CDI des livres dont les auteurs étaient des personnes en situation de handicap : Alexandre Jollien, Benoît Pinton3 (auteur de la région bordelaise accidenté à l’âge de 6 ans), et j’avais envisagé d’inviter ce dernier à venir nous voir. De nombreux ouvrages, romans, bandes dessinées, albums traitent des différents handicaps et il est simple de se constituer un petit fonds sur ce sujet. Il existe également des livres en braille. J’ai aussi suggéré aux élèves désireux de se confronter de près au handicap et d’aider en même temps d’effectuer du bénévolat avec des associations comme l’APF, Valentin Haüy etc. Au CDI, nous pouvons rechercher avec les élèves comment ces associations fonctionnent et organiser des rencontres.

En conclusion, de tels projets sont toujours bénéfiques pour tous, ils nous marquent à vie et nous apprennent à déceler des difficultés que nous aurions ignorées sans ces discussions et rencontres, notamment en ce qui concerne les handicaps invisibles. En tant qu’éducateurs, ils nous permettent de faire les adaptations nécessaires afin d’améliorer les conditions de travail de chaque élève en fonction de leurs difficultés. Ces projets nous permettent aussi de mieux nous comprendre et de mieux nous respecter les uns les autres, d’être de meilleurs citoyens, d’éviter de nous plaindre pour un rien, de ne pas stationner sur les places réservées aux handicapés, d’oser nous approcher et proposer notre aide à une personne en difficulté…
Par exemple, cette année, au lycée, une petite malvoyante et un élève en fauteuil fréquentent régulièrement le CDI et je remarque avec joie qu’il y a toujours quelqu’un qui arrive avant moi pour leur ouvrir la porte !

 

 

Dialogue avec Sophie Bulbulyan co-fondatrice et directrice artistique de la compagnie DK-BEL

Une journée « temps-fort de la culture » sur le thème de la danse a été organisée le mercredi 17 mai 2023 au lycée Valentine Labbé, dans l’académie des Hauts-de-France, à l’initiative des élèves du CVL (conseil des délégués pour la vie lycéenne). C’est à cette occasion que nous avons fait la connaissance de la compagnie DK-BEL.

Pourquoi donner le nom DK-BEL à cette compa­gnie de danse ? Quelle est l’origine de ce projet ?

DK-BEL vient du fait que nous étions 10 membres fondateurs au départ, à savoir 8 danseurs et 2 enseignantes-chorégraphes et que l’association, devenue compagnie, venait de Villiers-le-Bel. L’association DK-BEL est née, en juillet 2004, d’une initiative conjointe de Sophie Bulbulyan et Corinne Faure-Grise, deux enseignantes d’éducation physique et sportive au collège de Villiers-le-Bel (95). L’idée de fonder DK-BEL vient de l’envie de développer une pratique amateure de danse en dehors du contexte scolaire avec des jeunes des classes de 3e rencontrés pourtant dans notre contexte scolaire. On a créé l’association pour avoir un statut, un cadre pour s’exprimer. Ce qui est appréciable à travers DK-BEL, c’est toutes les rencontres humaines que l’on peut faire à partir de l’art. Les valeurs que la compagnie véhicule sont l’art pour tous, le partage, l’empathie et la bienveillance. Savoir prendre l’autre tel qu’il est, et l’amener à se dépasser.

Spectacle «C’est BEAU ! » Marie-Eve Heer

Quels types d’activités culturelles la troupe propose-t-elle aux établissements scolaires et plus généralement en dehors du contexte scolaire ?

Nous proposons des spectacles sur site dans les établissements scolaires ou dans les lieux culturels partenaires mais aussi des stages ou des ateliers. Nous fonctionnons à partir de la plateforme Adage, un peu à la carte des demandes des équipes enseignantes. Nous nous déplaçons partout en France. Lorsque nous sommes intervenus au lycée Valentine Labbé, nous avions mené deux ateliers de danse afro-hip-hop le matin à destination d’élèves volontaires du lycée, lesquels ont été suivis d’un spectacle de danse l’après-midi. Deux classes de seconde générale ainsi qu’une classe de TST2S ont assisté au spectacle. C’est un projet qui a été mené par les élèves du CVL, accompagnés de deux conseillères principales d’éducation, de la professeure documentaliste et de deux enseignantes de français.
Voici quelques témoignages d’élèves :

« J’ai interprété le spectacle de danse comme une histoire d’amour impossible. Mais j’ai préféré les ateliers du matin pour leur convivialité. Nous pouvions danser librement et sans jugement. C’était sympathique ! » (M., élève de seconde)

« J’ai trouvé que le spectacle était très théâtral et expressif. Le fait d’avoir participé à un atelier de danse afro-hip-hop m’a donné envie de prendre des cours de danse l’année prochaine. » (A., élève de seconde)

Atelier de danse mené par les danseurs de la compagnie DK-Bel au lycée V. Labbé-La Madeleine

Lorsque votre compagnie est venue au lycée, nous avons assisté à une représentation de danse hors du commun. La présence d’un danseur handicapé en fauteuil roulant nous a tous surpris, élèves comme enseignants. Quelle est l’origine de ce projet inclusif ?

En effet, notre compagnie accueille des danseurs avec et sans handicap. On essaie d’avoir une ouverture vers l’autre présente dans nos projets artistiques. Par exemple, notre rencontre avec un groupe de danseurs en situation de handicap, les Yamas1, s’est faite progressivement et nous a donné envie d’aller plus loin malgré les difficultés à se comprendre et à communiquer. À force de patience, d’écoute et de travail en commun, nous avons réussi à créer une chorégraphie où tous les danseurs, en situation de handicap ou non, ont pu trouver leur place. Pour les Yamas, cette expérience incarnée a demandé aux danseurs de prendre conscience de leurs corps, de sentir les mouvements de leurs membres. Ils ont développé une forme de « confiance en soi ». Quant à la compagnie DK-BEL, ses membres ont appris à ne pas se fier aux apparences et à regarder plus loin que ce que l’on voit au premier regard. Les différences s’effacent pour laisser place à des singularités. Avec cette expérience, notre regard a changé : nous ne ressentons plus de sentiments négatifs, comme la pitié par exemple, à l’égard des individus en situation de handicap.

Lorsque l’on nous demande le type de danse que nous pratiquons, nous avons du mal à répondre à cette question car nous n’aimons pas être mis dans des cases. Toutefois, on nous met souvent dans celle de la danse inclusive. Ce que nous voulons montrer, en définitive, c’est que tout le monde peut danser, sans exception. Si j’avais un conseil à donner à une compagnie de danse qui souhaite défendre un projet inclusif, je dirais d’y aller avec son exigence artistique et son cœur ! 

Projet Erasmus Plus. Everyone’s Project Athènes – Grece GkM Photography

Et puis, progressivement, tout au long de la représentation au lycée, nous avons oublié le handicap du danseur. Je dirais même que la troupe faisait « corps » sur scène. Comment conçoit-on une chorégraphie lorsque l’on est une troupe inclusive ?

Lors de la représentation dans votre lycée, le fauteuil roulant était un objet scénique introduit dans la chorégraphie. Pour répondre à votre question, je dirais simplement : en recrutant des professionnels généreux et attentifs à l’autre. Le handicap peut être perçu comme une fragilité mais aussi comme une force. D’ailleurs au sein de la troupe, nous avons travaillé la question de la beauté et après un spectacle, on nous dit souvent : « c’est beau cette mixité sur scène par la présence de tout type de personne, qu’elle soit en situation de handicap ou pas ». La beauté selon Baudelaire est vue à travers 4 entités : la douleur, le chaos, le bizarre et la fragilité des êtres. Ça me parle tellement au regard du public que nous avons en face de nous. Il est vrai que nous côtoyons tout type de personne, que ce soit sur le territoire ou à l’étranger car nous avons aussi un rayonnement à l’étranger.

Spectacle «C’est BEAU ! » Marie-Eve Heer

Quels sont les principaux obstacles que vous rencontrez pour mettre en œuvre le projet inclusif ?

Le manque de reconnaissance de notre travail sur le plan institutionnel ainsi qu’un manque de moyens, qu’ils soient financiers, structurels ou humains ! Et un manque de temps ! Nous avons besoin de financements pour réaliser nos nouvelles créations artistiques en France et à l’étranger ainsi que pour favoriser l’accessibilité à l’art et à la culture notamment dans les pays où il existe très peu de choses sur ce sujet. Nous avons envie de partager notre expertise et de nous ouvrir à d’autres pays.
Nous avons un site internet accessible à cette adresse https://www.dk-bel.com qui est presque à jour et qui permet de suivre notre actualité. Mais il est, sans doute, plus efficace de recevoir la newsletter et de nous suivre sur les réseaux sociaux, en particulier sur Instagram.

 

Pour en savoir plus sur la compagnie DK-BEL

DK-BEL. Comme Unique // L’interview [en ligne]. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=BaZj_Q8CRRs (Consulté le 07/06/2024)

DK-BEL. Présentation DK-BEL. [en ligne]. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=nylzZaPyzEI (Consulté le 07/06/2024)

DK-BEL. Spectacle « C’est BEAU ! » à l’espace Marcel Pagnol de Villiers le Bel en musique live par @trifon Koutsourelis et les musiciens du conservatoire de musique de Villiers-le-Bel. [en ligne]. Disponible sur : https://www.instagram.com/reel/C69GdUIIhNh/?igsh=MWFmYTl3YXprdmpsaA%3D%3D (Consulté le 07/06/2024)

 

Mandis BHITA ( Finlande ) – Photo Cheickna Wagué

 

 

Dossier 2024 : Penser le CDI inclusif

Handicap, illettrisme, décrochage scolaire, besoins éducatifs ou pédagogiques particuliers, illectronisme… Comment penser le CDI inclusif en faveur de la réussite de tous les élèves ?

En 2006, l’Unesco définit l’inclusion comme « […] une approche dynamique [permettant] de répondre positivement à la diversité des élèves et de considérer les différences entre les individus non comme des problèmes, mais comme des opportunités d’enrichir l’apprentissage ». Dans la même veine, le récent manifeste IFLA-UNESCO sur les bibliothèques publiques de 2022 insiste sur les liens qui existent entre information, éducation, participation citoyenne et inclusion. De par leurs missions-clés, les bibliothèques sont appelées à contribuer à la construction de sociétés plus humaines, équitables et durables. Ce qui nous conduit à réfléchir à la contribution des CDI et au rôle des professeurs documentalistes.

Dossier dans le numéro de septembre/octobre 2024

Grand oral

Dans ce texte à deux voix, nous allons faire état de nos expériences vécues, in situ, au cœur du jury du Grand oral du baccalauréat 2023 ainsi que des constats et des questionnements qui en découlent. En tant que membre du jury, le professeur documentaliste occupe une place d’évaluateur en binôme avec un enseignant de discipline dit « spécialiste » d’un des enseignements de spécialité suivis par les candidats durant l’année scolaire. Au même titre que d’autres collègues enseignants « non spécialistes », les professeurs documentalistes occupent donc la fonction de professeurs « candides », c’est-à-dire un professeur qui n’enseigne pas dans cette spécialité. La mise en miroir de nos expériences réciproques nous conduit alors à nous interroger sur la place et le rôle du professeur documentaliste en tant qu’évaluateur au jury de cette épreuve de baccalauréat.

Nous livrons ici en cinq points, notre témoignage nourri de propos des candidats qui nous amène à poser un regard critique sur cette épreuve dite du « Grand » oral telle qu’elle est pensée par l’institution scolaire.

Place de l’information-documentation dans les directives institutionnelles sur l’épreuve du Grand oral

Instaurée dans le cadre du nouveau baccalauréat en 2019, sous J.-M. Blanquer, la finalité de l’épreuve du Grand oral est de permettre à chaque élève :

« […] de montrer sa capacité à prendre la parole en public de façon claire et convaincante. […] de mettre les savoirs qu’il a acquis, particulièrement dans ses enseignements de spécialité, au service d’une argumentation, et de montrer comment ces savoirs ont nourri son projet de poursuite d’études, voire son projet professionnel. » (BO spécial n° 2 du 13 février 2020)

L’épreuve du Grand oral ne nous est pas étrangère. En partenariat avec nos collègues de disciplines, nous participons à sa préparation durant l’année scolaire.
À Lille, la formation des élèves des classes des terminales des sections générales et technologiques s’articule autour de deux objets d’étude :
– la problématisation du sujet au moyen de la méthode du 3QOCP ;
– l’énonciation d’une source fiable à l’oral qui nécessite de former les élèves à la recherche et à l’évaluation de l’information (fiabilité er validité, pertinence des sources).
Du côté du Gard, nous préparons également les élèves en accompagnant leurs recherches d’information et en participant à des oraux blancs dans différentes spécialités dont les sciences et vie de la terre (SVT) et l’histoire-géographie, géopolitique, science-politique (HGGSP).
Si les directives institutionnelles orientent l’épreuve vers l’évaluation des compétences orales et des savoirs disciplinaires des enseignements de spécialité, elles stipulent également le développement des compétences de recherche informationnelle :

« Le Grand oral relevant des sciences humaines, des humanités et des arts […] suppose un travail d’appropriation des connaissances qui développe les compétences documentaires de l’élève, mais aussi la capacité à exposer sa réflexion de façon claire, précise et lucide, en étant attentif à son auditoire. » (Eduscol, 2023)

Pour la voie générale, à l’exception des épreuves des spécialités HGGSP et SES (sciences économiques et sociales) qui mentionnent explicitement la compétence « se documenter » dans le choix de la question1, la grille d’évaluation indicative de l’épreuve orale de la classe de terminale ne mentionne pas les compétences informationnelles en tant que telles (BO spécial du 13 février 2020). Cependant ces dernières sont évaluables à travers le critère « Qualité et construction de l’argumentation ». La capacité à énoncer une source en argumentant sa pertinence, au regard de son sujet participe en effet de la construction de l’argumentaire du candidat au Grand oral. Pour la voie technologique, les textes d’accompagnement de l’épreuve précisent, ensuite, qu’il convient d’« amener les élèves à argumenter, à questionner, à prendre de la distance, à manifester de l’engagement, à tenir des discours « informés2 », à intéresser l’autre et à saisir toute occasion révélatrice d’une maturité en devenir » (Eduscol, 2023). La préparation du Grand oral s’inscrit dans une démarche de projet et la phase de recherche d’informations y est préconisée à plusieurs reprises.
Rappelons enfin les modalités de l’épreuve au baccalauréat 20233 ainsi que les attendus quant au rôle de l’évaluateur « non spécialiste ». Après avoir choisi une des deux questions liées aux deux spécialités du candidat, celui-ci dispose de 20 minutes pour préparer sa présentation orale devant le jury. Ces 20 minutes sont découpées comme suit :

• 5 minutes de présentation de l’exposé du candidat (10 minutes dans la version remaniée du Grand oral 2024) ;

• 10 minutes de questions qui permettent au candidat d’approfondir sa réflexion et au jury de clarifier/préciser certains propos et d’évaluer la solidité des connaissances du candidat ainsi que ses compétences argumentatives (Eduscol, 2023) ;

• 5 minutes dévolues au projet d’orientation du candidat (cette partie disparaît dans la version 2024).

En somme, les textes institutionnels attendent de l’examinateur « candide » qui n’est pas enseignant de la spécialité qu’il soit particulièrement attentif à l’évaluation des compétences orales transversales (dont la qualité de l’interaction avec les membres du jury par exemple) et permette au candidat, par ses questions, de préciser des éléments de sa présentation et d’approfondir sa pensée.

Des mises en mots révélatrices de disparités dans les apprentissages informationnels selon les établissements scolaires

Lundi 19 juin 2023, 7 h 45. Arrivée au lycée polyvalent situé en zone urbaine dans deux communes des agglomérations de Lille et de Montpellier. Nous sommes convoquées en tant que membre de jury du Grand oral de trois spécialités de la voie générale du baccalauréat : arts plastiques, mathématiques et HLP (humanités littérature philosophie). Parce que nos deux témoignages convergent vers une voix unanime, nous utiliserons, dans ce texte, un « nous » fédérateur4. À la suite à la réunion de présentation, nous faisons connaissance de nos binômes enseignants de la discipline de spécialité. Les places de chacun sont liées aux modalités d’organisation de l’épreuve. « Spécialiste » vs « candide », le ton est donné par les mots : se faire une place, prendre place et laisser place à l’information-documentation aux côtés des disciplines instituées. La même question nous est posée par nos différents binômes. Quelle est ta discipline ? Nous répondons : l’information-documentation. Temps d’arrêt. Nous précisons, je suis professeure documentaliste.

8 h 30. L’épreuve démarre. En tant qu’évaluatrices, nous décidons de porter notre attention sur deux objets : les mises en mots des pratiques informationnelles des candidats et leurs compétences orales, à savoir la capacité à argumenter et à préciser sa pensée, la clarté et la concision de leurs propos. Les pratiques informationnelles englobent à la fois les compétences cognitives et informationnelles mobilisées ainsi que les représentations, les comportements et les attitudes adoptées dans différentes activités informationnelles, qu’il s’agisse d’activités de recherche, d’appropriation, de production et de communication de l’information (Cordier et Sahut, 2023). Comment chaque candidat a-t-il cherché, recueilli, exploité, donné sens et restitué l’information pour préparer son argumentaire ? Nous voulons entendre leurs expériences vécues et éprouvées avec l’information (dans un sens élargi au document, au média et à la technologie). Par conséquent, nous nous intéressons aux « manières de dire » des candidats sur leurs « manières de faire » : du parcours de chercheur d’information aux outils de recherche mobilisés, des sources consultées et exploitées aux processus informationnels engagés (tri, extraction d’information, mobilisation de faits d’actualité …). Toutes ces étapes qui concourent à l’acculturation informationnelle des candidats devraient permettre la construction de leur argumentaire de Grand oral.

Cependant nous savons que les problématiques de pédagogie et de didactique info-documentaires rencontrent de profondes disparités selon les contextes d’établissements. Les mises en mot des candidats sont révélatrices de leur niveau plus ou moins élevé de culture informationnelle. Ainsi, nous ne sommes pas étonnées du manque de consistance et d’interactivité durant nos premiers échanges :

Quelle source avez-vous utilisé pour faire cette présentation ?
Candidat en spécialité arts.
J’ai cherché en profondeur sur internet… sur wikipédia. Je sais c’est basique de dire wikipédia…

Peut-être mais c’est très utile aussi. Pourriez-vous citer une source plus précise dans le domaine de l’art ? Le site personnel d’un artiste que vous venez de citer par exemple ?
Je n’ai pas de sources exactes à vous citer.

Quelle source avez-vous utilisé pour faire cette présentation ?
Candidat en spécialité mathématiques.
J’ai utilisé mon manuel scolaire, mon cours et Internet.

D’accord, et quels sites en particulier sur Internet ?
Je me souviens plus, je ne les ai pas notés.

Les premières réponses aux questions que nous posons orientent notre posture d’évaluatrice : questionner les candidats sans les déstabiliser, sans qu’ils puissent se sentir pénalisés par leurs imprécisions, voire l’absence de réponses à nos questions. Les candidats savent-ils que citer ses sources relève d’une attitude de chercheur d’information responsable ? Ont-ils appris à le faire et à rendre compte de leurs pratiques ? De grandes disparités sont constatées dans la capacité des candidats à énoncer leurs sources à l’oral ; des disparités qui sont facteurs d’inégalités scolaires.

Qu’avez-vous utilisé comme sources pour construire votre oral ?
Candidat en spécialité arts.
Je me suis appuyé sur les podcasts de l’art et la matière. Après c’étaient beaucoup les vidéos sur youtube.

Des podcasts ?
Oui sur Arte. On nous l’avait conseillé. Aussi une vidéo du Centre Pompidou sur Youtube
J’ai aussi visité des expositions.

Si la qualité de réponse de ce candidat fait exception, le constat général demeure que la majorité des candidats interrogés sur leurs parcours de recherche apporte une réponse lapidaire et incomplète. Cela va de l’erreur, difficilement acceptable de la part d’élèves de terminale, à des développements plus circonstanciés et précis, à savoir quelques noms de sites fiables, un effort pour citer une source papier (ici la presse écrite) parce que « ça fait bien ».

Qu’est-ce que vous avez utilisé pour faire votre travail ?
Candidat en spécialité mathématiques.
J’ai regardé des articles sur Internet. J’ai regardé sur Le Monde. J’ai trouvé sur le site directement parce que c’est fiable.

C’est quoi Le Monde ?
C’est un journal et c’est fiable.

En général, la démarche de recherche informationnelle est peu explicitée, peu conscientisée. Dans la plupart des cas, le candidat s’étonne de notre question et essaie de se souvenir rapidement de quelques sources, parfois sans succès, car il n’a sans doute pas constitué de bibliographie au fur et à mesure de ses recherches, ni gardé trace de sa démarche sous la forme d’un tableau de bord.

Alors j’aimerais échanger avec vous sur le travail réalisé en amont. En fait, le parcours réalisé et les étapes qui vous ont permis d’aboutir à cette présentation.
Candidat en spécialité arts plastiques.
J’ai utilisé des sites qui parlent des tableaux pour expliquer comment ils ont été faits.

Vous avez gardé trace de vos recherches ?
Non… je n’ai pas regardé.

Vous n’avez pas un site à me donner ?
Non

Le tableau de bord était un outil méthodologique fort utile pour les élèves à l’époque des travaux personnels encadrés (TPE) parce qu’il permettait de figer la trace documentaire et d’attribuer de la valeur aux compétences informationnelles. Pour qui a connu ces TPE, entre 2000 et 2020, nous vivons, avec le Grand oral, un recul, voire un impensé concernant le développement des compétences documentaires qui entre en contradiction avec les discours laudatifs sur cette épreuve du baccalauréat et ceux portant sur l’ÉMI comme moyen de former des esprits informés et responsables, conscients des enjeux démocratiques. Si les TPE pouvaient provoquer l’engorgement du CDI, du fait de l’alignement des classes, les élèves avaient au moins une idée plus précise de ce qu’est une source documentaire. Pourtant, les professeurs documentalistes et les enseignants de disciplines se rejoignent sur la finalité du Grand oral au travers de l’adoption d’une démarche réflexive sur les sources utilisées, son propre cheminement de recherche et son parcours d’utilisateur d’information. Mais il s’agit davantage d’un idéal à atteindre que d’une réalité.

Dire l’indicible : une mise en mots laborieuse des pratiques informationnelles

Nous sommes donc mises au défi d’arriver à établir un échange avec les candidats qui puisse durer un peu plus de quelques secondes. Pour y parvenir, nous adoptons un ton déculpabilisant en insistant sur le fait que nous nous intéressons à la démarche et aux pratiques qui ont servi à construire leur oral, à leurs « manières de faire » avec l’information : « Sentez-vous à l’aise pour nous dire comment vous avez procédé, ça nous intéresse, voyez-vous ». En dépit de nos efforts, nous n’obtiendrons que de timides réponses à nos questions.

Comment avez-vous procédé pour faire vos recherches ?
Candidat en spécialité arts.
J’ai cherché des artistes sur Internet et j’ai utilisé Beaux-Arts.

Ah ! la revue Beaux-Arts ? Vous êtes allé au CDI durant votre préparation au Grand oral ?
Non, c’est un site. Je l’ai pas là mais j’ai aussi utilisé un livre qui s’appelle […]5 et après j’ai utilisé beaucoup de livres mais je ne sais plus lesquels.

Vous avez utilisé Youtube, ça vous a aidé ? Youtube pour les vidéos, c’est intéressant, non ?
Oui, je me suis servi de critiques d’œuvres sur Youtube.
Je me suis inspiré des critiques sur youtube et sur instagram : c’est le compte d’un artiste qui s’appelle […]6, il fait des photos sous-marines.

C’est avec hésitation et retenue que ce candidat évoque son usage de la plateforme Youtube. Ce constat n’est pas sans nous rappeler les discours diabolisant Wikipédia ou Google propagés par des enseignants ou des parents inquiets qui provoquent, chez les élèves, une forme de gêne pouvant aller jusqu’au refus de dire. Ces discours de la méfiance freinent les candidats à dévoiler leurs « manières de faire » singulières et à considérer leurs pratiques informationnelles non formelles7 comme légitimes particulièrement dans une épreuve de baccalauréat. Ainsi et à l’instar de ce candidat, les élèves préfèrent-ils, sans doute, s’excuser de ne pas dire plutôt que de dire.

Comment avez-vous procédé pour faire vos recherches ?
Candidat en spécialité HLP.
Oui je me suis appuyé sur des recherches sur Internet…des articles mais je ne me souviens plus… désolé… des articles de recherche sur la psychanalyse sur internet

Quoi exactement sur Internet ?
Je ne sais plus… désolé
Quelle place pour les pratiques informationnelles non formelles au regard des savoirs disciplinaires ? Il nous semble en effet que pour les élèves, citer ses sources est synonyme de ne rien savoir sur son sujet ce qui alimente cette idée fausse qu’il est possible de construire un argumentaire oral sans rendre compte de l’information recueillie et sélectionnée ainsi que des sources exploitées. Mais le temps presse et les minutes passent vite. L’enseignant spécialiste s’enquiert d’évaluer les compétences orales et les savoirs disciplinaires des enseignements de spécialité. Et les candidats font le plus souvent référence aux enseignements reçus et aux connaissances acquises dans le cadre de ces enseignements. Par nos questions, nous les amenons en terrain inconnu et insécurisant. C’est pourquoi, ils ne cherchent pas à sortir de leurs sujets, de leurs questions, de leurs enseignements de spécialité. Ils s’arriment à ce qu’ils ont toujours connu et qui les rassure alors même que certains sujets se prêtent parfaitement à l’échange et à la réflexion critique du candidat sur son propre sujet et son parcours de chercheur d’information. Comme dans l’exemple ci-dessous où ce candidat expose sa réflexion sur les réseaux sociaux, nous offrant l’occasion d’engager un échange.

Vous évoquez l’influence des réseaux sociaux. Pourriez-vous me dire ce qu’est un réseau social pour vous ?
Candidat en spécialité arts.
C’est une plateforme en ligne conçue pour communiquer

D’où vient-elle cette définition [donnée par le candidat durant son exposé] ? Est-ce la vôtre ou vient-elle d’une source que vous auriez utilisée ?
J’ai utilisé les dictionnaires et internet

Ah ! Et quoi sur Internet ?
Ben le Larousse en ligne

D’autres choses ?
Ben j’ai essayé de réfléchir par moi-même, j’ai fait des recherches sur internet mais je ne sais pas trop ce que j’ai utilisé…

L’enseignant spécialiste réagit en indiquant que les réseaux sociaux ne remplacent pas la lecture de l’ouvrage prévu en spécialité. Cette remarque est intéressante à plus d’un titre car elle recentre le moment de l’échange sur la seule discipline de spécialité. Elle montre de surcroît une forme de résistance de la part de l’enseignant à élargir l’échange au-delà du sujet du candidat et à libérer un peu de temps pour entendre le retour critique de celui-ci sur son propre sujet et sur ses pratiques. Une résistance à l’égard d’un champ de connaissances et de compétences qui lui est sans doute étranger. Les pratiques informationnelles non formelles qui ont conduit à la prestation orale des candidats intéressent-elles les enseignants spécialistes ? Comment voulons-nous former des orateurs critiques et informés sans prendre en considération leurs manières de dire et de faire, de chercher, de trier, d’évaluer, de produire et de communiquer l’information ?

Entre le manque de réflexivité des candidats et l’inconfort de la posture d’évaluateur « candide »

Dans certains cas observés, notamment en spécialité mathématiques, nous avons même noté une absence totale de démarche de recherche d’informations. Certains élèves semblent reprendre tel quel des contenus de cours et des exercices de leurs manuels scolaires, qu’ils récitent à l’oral. Les informations présentées sont justes, leurs réponses aux questions de l’entretien correctes, la partie orientation satisfaisante. Ces candidats auront plus de la moyenne à leur oral, en ayant simplement appris par cœur une partie de leur cours. Au-delà de l’absence de recherche d’information, qui finalement n’est pas dans les attendus en spécialité mathématiques (sauf si le sujet choisi a une dimension sociétale ou culturelle), c’est l’absence de réflexion et d’argumentation personnelle de la part de l’élève qui pose question.

On peut également s’interroger sur la pertinence d’une démarche d’information minimale non problématisée. Nous appuierons notre propos ici en donnant l’exemple de cet excellent élève, entendu par deux fois en oraux blancs de spécialité SVT. L’élocution, l’intonation, l’expression sont brillantes. Il est très agréable à écouter, connaît son texte par cœur sans toutefois le réciter, et en maîtrise parfaitement le contenu. L’interaction est très bonne lors de l’entretien : l’auditoire est conquis. Néanmoins, son sujet présente un contenu totalement descriptif et linéaire. Il a recueilli des informations sur deux ou trois sites fiables et les a reformulées pour tenir son temps règlementaire. Les directives institutionnelles vont dans ce sens finalement. Mais est-ce là ce que nous, en tant qu’enseignants et professionnels de l’information-documentation, attendons des élèves en matière d’argumentation, de mise à distance de ses pratiques et de réflexion personnelle ? Qu’est-ce qui différencie alors cette épreuve appelée « Grand » oral d’un exposé classique ? Quel en est l’intérêt ? La présentation du contenu ne relève d’aucune problématisation, ni de la démarche expérimentale, hypothético-déductive, propre à l’enseignement de SVT. Nous avons croisé les jurys de ce même élève après son passage sur cette question-là au Grand oral : il a eu 20/20.

Cet exemple nous conduit à une interrogation : ne serait-il pas pertinent de préciser ce qu’il est attendu en termes de contenu de façon différenciée selon les enseignements de spécialité ? En effet, si l’on va privilégier la formulation d’une problématique en HLP, HGGSP, SES ou en langues, qu’en est-il de la démarche propre aux sciences expérimentales ou encore le raisonnement logique des mathématiques ? Une méthode hypothético-déductive dans un cas, une démonstration dans l’autre seront attendues. Le fil de l’argumentation ne sera pas du tout construit de la même manière et n’induira pas la même démarche informationnelle. Une phase de recherche d’informations plutôt exploratoire en sciences et en mathématiques alors qu’elle constitue le cœur même du contenu dans les matières littéraires et en sciences humaines et sociales. De telles différences renforcent ainsi les difficultés des jurys à évaluer des présentations orales aux contenus si divers.

Or, faire entendre les pratiques informationnelles invite les professeurs documentalistes à focaliser leur attention sur la démarche et la singularité des parcours de recherche des candidats, les processus d’apprentissage informationnel, et non uniquement sur le rendu final (l’exposé). Comment évaluer les compétences orales et les compétences informationnelles lorsque le sens de l’exposé nous est peu compréhensible ? Durant les échanges, le professeur documentaliste candide se cantonne, après les réponses sur les sources qui ont tourné court, à demander des clarifications, des reformulations, des explications. Cette phase est plébiscitée par nos collègues enseignants en oraux blanc et correspond au principe même de l’épreuve qui demande au candidat de s’adresser le plus simplement possible à des enseignants qui ne connaissent pas les contenus présentés8. Sur des questions très pointues, le jury candide va déployer efforts et énergie pour tenter de comprendre un propos qui lui est totalement étranger, ce qui l’éloigne de l’évaluation des compétences orales des candidats.

Finalement, un paradoxe demeure car s’abstraire totalement du contenu pour ne se concentrer que sur la forme, ne permet pas d’avoir un stock suffisant de questions pour la phase d’entretien. C’est là une équation insoluble. La conception même de l’épreuve, à travers la constitution d’un binôme enseignants spécialiste/candide, est particulièrement inconfortable pour ce dernier. Cet inconfort pourrait être atténué si l’évaluation des compétences informationnelles apparaissait en bonne et due forme dans la grille de critères : elles s’en trouveraient ainsi mises en lumière.

17 h. Fin de l’épreuve. Nous constatons que le Grand oral repose presque entièrement sur le seul jugement de l’enseignant spécialiste. Si nous nous concertons pour déterminer la note des candidats, il a souvent le dernier mot en apposant la note et l’annotation des candidats nous conduisant, de nouveau, à réaffirmer notre expertise.

Un vide discursif entoure les pratiques informationnelles

Dans nos établissements scolaires respectifs, et dans le cadre de la préparation au Grand oral, nous tentons d’amener progressivement les élèves à conscientiser leurs pratiques informationnelles à travers des activités de recherche, de sélection, d’appropriation, de mise en forme et de communication de l’information. Nous les formons à énoncer oralement les sources utilisées et à intégrer celles-ci dans leur argumentaire du Grand oral. Ces processus concourent à leur acculturation informationnelle par l’appropriation de savoirs propres au champ de l’information-documentation définis par Yolande Maury et Christiane Etévé (2010) comme des savoirs « […] à construire plutôt qu’à présenter ou transmettre […] » à partir d’approches pratiques et expérientielles ouvrant sur des échanges et la confrontation de points de vue. En ce sens, l’appropriation de savoirs informationnels favorise l’adoption d’une démarche critique fondée sur la réflexivité, l’analyse et la compréhension du monde. Une démarche critique qui appelle questionnement et auto-critique de la part du candidat face à ce qu’il sait ou ignore, ce qu’il sait faire ou pas encore :

Qu’avez-vous utilisé comme sources autres que vos cours ?
Candidat en spécialité arts plastiques.
J’ai utilisé des sources sur internet avec différents sites… mais j’ai plus les sites… c’est des sites qui expliquent les démarches de certains artistes

Quel site par exemple ?
Mais je ne sais plus, je ne m’en rappelle pas

Et c’est important pour vous de connaître les sources ?
Oui c’est très important car c’est une erreur de ma part de ne pas les avoir prises

Pourquoi c’est important ?
Parce qu’il y a des fake news.

Ah. Et seulement pour cette raison-là ?
Pour avoir de la culture

Au-delà d’avoir de la culture ou d’éviter les fake news ? Pour montrer que j’ai travaillé ?
Oui, tout à fait. La source c’est votre preuve, la preuve de votre travail.

« Grand » oral à travers les mots de ce candidat qui lors de notre échange paraît comprendre l’intérêt de nos questions. Mais ce type d’échange demeure trop rare. Si les candidats ont forcément cherché, organisé, analysé les informations trouvées en vue de construire un plan structuré, d’énoncer leurs questions et de construire leurs argumentaires, ce qui nous frappe reste l’absence de mots liés à ces différentes étapes. Ce vide discursif peut s’expliquer par un manque de formation et de conscientisation des processus informationnels qui amèneraient pourtant les candidats à questionner la véracité du contenu ou à interroger la légitimité d’une source.

Des savoirs informationnels qui ne font ni « corps », ni « lieux »

En conclusion, nous pensons comme Christian Jacob que les savoirs, dans la diversité de leurs formes, de leurs objets et de leurs supports, ne se constituent comme tels qu’en entrant dans des dynamiques de circulation, d’échange et de communication. Christian Jacob interroge la façon dont les savoirs en viennent à « faire corps » et « à faire lieu », à être partagés dans des collectifs, à organiser des territoires et à circuler dans des réseaux (2007, p. 20). Or le vide discursif concernant les pratiques informationnelles des candidats, constaté à l’épreuve du baccalauréat, fait obstacle à la circulation des savoirs informationnels qui « font pourtant lieu » par le biais de médiations documentaires et d’activités informationnelles vécues et éprouvées. Un vide discursif provoqué, sans doute, par une insuffisance de ritualisation des gestes documentaires et des paroles, des expériences répétées et didactisées, qui enracineraient les savoirs informationnels (« faire corps ») en forgeant la culture informationnelle des candidats.

« Grand » oral, faire entendre les pratiques informationnelles à l’épreuve du baccalauréat, c’est ouvrir de nouveaux horizons pour ces élèves aux portes de l’enseignement supérieur. Un horizon qui ne se limite pas à « ce que je sais » sur un sujet mais surtout à comment je suis parvenu à le questionner, à construire un argumentaire et à le présenter en adoptant une posture responsable et critique à l’égard de l’information et de mes propres pratiques. Le défi est de taille pour une épreuve qui ambitionne d’être « un levier d’égalité des chances » (Delhay, 2019).

 

 

« Madame, j’aime pas lire » ou le déclic de la new romance

C’est une réalité aujourd’hui, la new romance étiquetée aussi new adult fait lire les adolescents. Elle a ses éditeurs phares et ses titres repères, telles les sagas Twilight parue en 2008 et After en 2010. Publiée chez Hugo Publishing, After a été la première fanfiction issue de la plateforme collaborative d’écriture Wattpad à attirer l’attention de l’éditeur. C’est ce même éditeur qui en 2014 dépose la marque ©new romance, et c’est en 2015 que Cinquante nuances de Grey semble avoir désacralisé l’érotisme.  

Alors que les pratiques de lecture des jeunes évoluent, et que les demandes d’achat des titres new romance explosent dans les bibliothèques, comment le professeur documentaliste peut-il exploiter ce courant littéraire afin de promouvoir la lecture dans les CDI ?

Mon article, au-delà d’une réflexion personnelle et d’une analyse de pratique dans un cadre professionnel, s’inspire de lectures, d’écoutes de podcasts, d’une interview faite dans le cadre du salon du livre de Tahiti le 20 octobre 20231 avec Jeanne Seignol, journaliste littéraire (@jeannotselivre), et d’un échange audio avec Marine Flour, responsable éditoriale de la new romance française chez Hugo Publishing, le 14 décembre 2023. J’ai aussi voulu m’appuyer sur les pratiques des élèves et à ce titre j’ai réalisé une courte enquête pour récolter leurs avis (143 réponses collectées au 22/12/2023).
Depuis le début de ma carrière professionnelle de professeur documentaliste, je constate qu’en termes de promotion de la lecture il y a peu d’entre-deux. Les élèves disent ne pas aimer lire ou sont des boulimiques de lecture et des fidèles habitués du CDI. Chacun est enfermé dans son biais cognitif de confirmation et les frontières paraissent peu perméables.
Pour autant, la première catégorie devient le public captif pour le cœur de métier du professeur documentaliste : amener le plus grand nombre à développer le goût et le plaisir de lire.
Beaucoup de méthodes et de moyens connus sont à la disposition des enseignants pour favoriser cette ambition et impulser une émulation (club lecture, lecture offerte, fonds manga, concours littéraire, rallye lecture…).

L’année scolaire 2022-2023 fut dans mes observations de pratiques de lecture adolescente une année charnière, surprenante et déterminante.
J’enseigne actuellement dans un lycée général, technologique et professionnel de 2070 élèves, dont 566 étudiants en zone urbaine2 de Polynésie française. Les taux de fréquentation et d’emprunts antérieurs à cette rentrée 2022 sont assez faibles : 14 % des élèves ont emprunté (statistiques BCDI) ; 2 173 entrées/trafic moyen par jour : 159 élèves ; moyenne de 15 élèves par heure (statistiques CDIstat) au bilan de juin 2021.
Les élèves sont issus de catégories socio-professionnelles défavorisées et les chiffres sont sans appel : lors de la journée défense et citoyenneté, un test de l’Éducation nationale, élaboré en 2015, signale qu’entre 38 et 42 % des jeunes sont en situation d’illettrisme en Polynésie française, contre 10 % en métropole3 ; en 2019, les résultats montrent que 21 % ne maîtrisent ni la lecture, ni l’écriture, contre 7 % dans l’Hexagone4.

Madame je n’aime pas lire,
Maman je n’aime pas lire

Les élèves n’aiment pas lire, c’est ce qu’ils disent, c’est ce qu’ils croient.
Ma fille, lycéenne également, qui a écouté une histoire chaque soir pendant les douze premières années de sa vie, qui est entourée de livres chez elle, qui observe sa mère lire en permanence, n’aime pas lire, c’est ce qu’elle dit, c’est ce qu’elle croit, dans tous les cas : elle n’a jamais lu de manière volontaire des lectures plaisir et pour ces jeunes, la lecture est souvent porteuse de multiples représentations d’activités scolaires.

Or, quelques semaines après la rentrée scolaire d’août 2022, le cahier de suggestions du CDI et la bibliothèque de ma fille ont commencé rapidement à se remplir de titres de new romance.

Figure 1A – Cahier de suggestions du CDI 2022/2023
Figure 1B – Cahier de suggestions du CDI 2022/2023
Figure 1C – Cahier de suggestions du CDI 2022/2023
Figure 1D – Cahier de suggestions du CDI 2022/2023
Figure 2 – Bibliothèque personnelle de ma fille constituée en un an

 

Je me suis donc interrogée sur ce qui a engendré cette (r)évolution si radicale : quels sont les critères qui déclenchent chez beaucoup d’adolescents ce plaisir de lecture ?

Définition et historique de la new romance

Au fil des échanges informels avec mes collègues professeurs documentalistes lors de l’écriture de cet article, j’ai pu faire le constat que beaucoup ignorent à quoi correspond ce genre, sa définition, ses auteurs phares, les titres plébiscités et ses enjeux. Parmi les raisons avancées pour ne pas faire l’acquisition de ce genre de romans, est souvent invoquée, à côté de la question des représentations filles-garçons qu’il véhicule, la méconnaissance du genre.
Babelio définit le new adult comme :

« […] un genre de roman dans lequel les personnages principaux ont entre 18 et 30 ans. Le terme a été créé […] pour désigner des œuvres similaires mais qui puissent être proposées également à des adultes. Ce sous-genre se focalise sur des thèmes tels que le départ du foyer familial, le développement de la sexualité et la confrontation aux choix de carrières, thèmes qui touchent ces jeunes adultes5. »

Ambre Rouvière, responsable éditoriale littérature aux éditions Prisma, parle d’« une histoire d’amour avec des codes adolescents dans laquelle on trouve des scènes de sexe explicites6 ». Marine Flour, de son côté, distingue « trois éléments essentiels » :

« raconter une histoire d’amour (point central de l’intrigue), interroger le monde actuel (ancrage contemporain), avoir une fin heureuse (pacte narratif entre le lecteur et l’auteur). En parallèle, les scènes de sexe sont explicites si l’histoire le justifie et si l’auteur le souhaite, en aucun cas c’est une obligation. » (Entretien, 14 décembre 2023.)

Le concept de new romance (NR) est une marque déposée en 2014 par Hugues de Saint-Vincent, fondateur de la maison d’édition indépendante Hugo Publishing7 et qui s’est spécialisée dans cette part de marché, largement dominée par les femmes (lectrices et auteures) (92 % des répondants de notre enquête sont d’ailleurs des filles.) Comme le remarque Marine Flour à propos du lectorat type actuel, « 90 % de femmes ont entre 15 et 25 ans avec une transmission de mères en filles […] néanmoins, depuis deux ou trois ans, on voit arriver de plus en plus de garçons à la lecture de romances, ce qui est un super signal sur l’évolution de la société ». (Entretien, 14 décembre 2023.)
La maison d’édition a vu son chiffre d’affaires progresser de 90 % entre 2014 et 2015.
De Beautiful Bastard, de Christina Lauren (2013) et After, d’Anna Todd (2015), à Calendar Girl, d’Audrey Carlan (2018), en passant par les séries Driven de K. Bromberg, The Elements, de Brittainy C. Cherry ou les romans de Morgane Moncomble et de Gaïa Alexia, une longue liste de best-sellers a permis à Hugo Roman de devenir un des tous premiers éditeurs de littérature générale en France. Le monde de la new romance, importé des États-Unis, est truffé d’anglicismes.

Robert Laffont a lancé un concours de manuscrits de premier roman sur TikTok ; et Hugo Publishing a également développé Fyctia en 2015, sa propre plateforme numérique gratuite d’écriture et de lecture de new romance, romantasy, comédie romantique et thriller, avec l’idée de proposer un nouveau rapport entre auteurs, éditeurs et lecteurs. À travers des concours, l’éditeur peut rapidement repérer de jeunes auteurs prometteurs tout en évitant la lourdeur et la lenteur du circuit éditorial et des comités de lecture habituels. En quelques années, plus de 150 textes ont ainsi été publiés par une soixantaine d’auteurs.
Enfin, depuis sept ans maintenant, ce même éditeur organise le festival de new romance8 qui affiche complet de longues semaines avant (3500 billets vendus en 24 h pour l’édition 2023). Pour l’édition 2023 à Strasbourg, étaient présents pas moins de 34 auteurs et 600 références dans la librairie dédiée (le panier moyen est de 110 € et souvent l’objet des dépenses du pass Culture).

« Avec la ‘Young adult’, on va être plus sur quelque chose de soft, de sweat », explique en 2017 Sophie Lagriffol, responsable éditoriale pôle féminin chez Harper Collins France ;

« Sur la ‘New adult’, on est sur un cahier des charges différent, avec des sujets plus ancrés dans le réel, avec des histoires d’amour plus intenses, plus engagées. L’action va se situer dans le monde professionnel ou à l’université. Et la grosse différence, c’est le sexe, qui va être beaucoup plus présent. »
« Mais les auteurs n’écrivent pas sur commande, en suivant un cahier des charges. Ils écrivent librement, et ensuite, c’est notre travail d’éditeur de savoir à quel cœur de cible le roman s’adresse […] Là on essaie de lancer un nouveau concept, la ‘Dark romance’, où l’on monte encore en intensité, avec des histoires de manipulations, de vengeances, des histoires avec une charge émotionnelle encore plus forte. »

La romance existe depuis toujours, la collection Harlequin est implantée en France depuis maintenant 45 ans. La plateforme wattpad a démocratisé et dédramatisé ce genre considéré comme « sous genre » par opposition à la littérature dite classique.

Augustin Trapenard, journaliste et présentateur de La Grande Librairie, déclare à ce propos, dans le documentaire de Jeanne Seignol Comment Tiktok bouleverse l’industrie du livre ? (Jeannot se livre, 20239) :

« Le bon goût littéraire, si on le définit, on se pose la question de savoir d’où il vient, en réalité cela a quelque chose à voir avec une culture élitiste. Cette façon d’envisager la littérature est violente car excluante. » (Trapenard, 2023)

La moitié des livres vendus en librairie sont des mangas, et l’éditeur star de la new romance a fait 42 millions de chiffre d’affaires en 2022. La création du pass Culture en 2021 permet également aux jeunes de dépenser jusqu’à 300 € en biens culturels et de démocratiser la romance. Peu à peu les médias mainstream, comme par exemple Le Monde, France Inter, France Culture, Lire, La Grande Librairie s’emparent de ce genre, reconnaissent et légitiment ainsi ce lectorat souvent marginalisé.

La responsabilité et la démarche pédagogique des éditeurs

L’explosion du lectorat s’est faite en parallèle du développement du réseau social TikTok et est devenue un phénomène de mode utilisé largement par les maisons d’édition.
Les éditeurs ne s’y sont pas trompés et s’engouffrent dans la démarche commerciale de ce marché porteur et de ce public captif. Beaucoup de maisons d’édition ont dorénavant leur collection sentimentale ; là encore pour se différencier, elles rivalisent d’imagination pour proposer des dénominations originales de catégories (new way, stardust, comédie romantique, drame psychologique, érotique, romance psychologique, dark romance, new romance, new adult, romantasy, romantic suspens…), de thématiques ou même encore pour avertir le lecteur des degrés d’intensité de sexualité.

Figure 3 – Quatrièmes de couverture de romans publiés chez Hugopoche

 

Ces collections s’appellent, entre autres, « Adult Romance » chez Addictives, « &moi » chez Lattès, « Red Velvet » chez Marabout ou encore « Best » chez J’ai lu pour elle. L’on peut d’ailleurs s’interroger sur les choix éditoriaux, notamment des couvertures, en guise d’avertissement de contenu. La couverture de The Love Hypothesis d’Hali Hazelwood, un conte sentimental dans un environnement professionnel, est enfantine, et pour autant, le chapitre 16 est entièrement dédié à la description explicite et érotique d’une scène d’amour. Arthur de Saint Vincent de chez Hugo reconnaît dans un article de Libération du 10 juin 202310 : « Certaines de nos couvertures ont pu être trop axées jeunesse et tromper les lecteurs mais nous avons mis en place un système très clair pour les limites d’âge ». Il revient également aux libraires de ranger les livres dans les bons rayons et d’expliquer aux lecteurs mais aussi aux parents que certains romans peuvent contenir des propos choquants. Dans le monde du livre, l’idée d’adosser un système d’évaluation tel que PEGI pour les jeux vidéo est en discussion depuis de nombreuses années, les trigger warnings (TW : avertissements) fleurissent dorénavant. En effet, pour guider le choix des lectures adolescentes, les éditeurs commencent à associer à leur objectif commercial une démarche pédagogique.
Tout récemment, chez Hugo Publishing, sur un titre paru en janvier 2024, est apposée et clairement identifiée en couverture la mention : « Ce livre est une dark romance destinée à un public averti. »

De même, le dernier roman de Morgane Moncomble, Un automne pour te pardonner, contient un avertissement en ouverture :

« Ce roman contient des scènes, des propos ou des sujets pouvant heurter la sensibilité de certaines personnes. S’il vous plaît, prenez garde au trigger warning* qui suit avant de vous aventurer dans cette lecture. Je tiens également à rappeler qu’il s’agit d’une œuvre de fiction ; avec des personnages imparfaits, des relations pas toujours saines et des comportements parfois inexcusables. L’autrice et la personne que je suis ne cautionne en rien les actes de ses personnages. *TW : harcèlement psychologique, bizutage. »

Les jeunes, souvent bien isolés face au foisonnement des rayonnages, peuvent se sentir démunis. Et les parents sans doute encore plus. C’est dans ce contexte, que TikTok se positionne clairement comme le premier support de recommandation de lectures et de new romance plus particulièrement.

Les facteurs du succès de la new romance

En premier lieu, s’identifier : les personnages ont l’âge des lecteurs (et souvent sensiblement le même que les auteurs d’ailleurs). « C’est un genre qui est écrit à 80 % à la première personne et au présent, on fait vivre une histoire au lecteur (technique du Show don’t Tell11) et on incarne le héros », confirme Marine Flour (entretien, 2023).
En second lieu, appartenir à une communauté : sortir de l’isolement spécifique de la lecture, activité par essence solitaire ; pouvoir partager les émotions de sa lecture avec ses pairs est particulièrement vrai pour la new romance, le succès du festival new romance témoigne du besoin pour chaque lecteur de se retrouver et d’échanger sur ces expériences de lecture. Cette communauté se retrouve au sein des CDI dans les transmissions de conseils, les retours de lectures et la viralité des prêts.
En troisième lieu, vivre l’amour. La trame narrative essentielle se tisse autour des romances et du sexe, et se termine en happy end. 86 % des répondants expliquent que c’est ce qui leur plaît le plus. Rêver d’amour en étant adolescent est fondateur de son développement affectif.
En dernier lieu, la construction de soi : avec des sujets ancrés dans le réel, dans des univers de femmes contemporaines et exploitant des faits de société. La psychologie de l’adolescent avec des questions qui lui sont propres est souvent traitée : qui suis-je ? Qui voudrais-je être ? Quels sont mes choix existentiels ? C’est aussi une littérature qui ne se cantonne pas à un seul genre, on y trouve du fantastique (romantasy), du réalisme, de la mythologie, de la romance, du suspens et même des dystopies. La lecture est pour beaucoup une façon de s’échapper, de se donner à vivre autre chose.

Des pratiques de lecture diversifiées

Par le biais de demandes réitérées d’achats au CDI, je me suis aperçue que les élèves lisent bien plus qu’il n’y paraît. Au CDI, les élèves qui conseillent des livres les ont en majorité déjà lus et les ont souvent déjà à la maison. C’est assez touchant de voir que dans une démarche altruiste, ils souhaitent faire profiter les autres usagers de leurs recommandations et de leurs lectures plaisirs. Un vrai trafic de prêts entre copines s’organise pour être de celles qui auront lu le nouveau tome en premier ; une organisation se fait entre celle qui achètera le premier et celle qui se procurera le suivant d’une série (par exemple Campus driver). Comme le démontre Jeanne Seignol dans son documentaire Vraiment, les jeunes ne lisent plus ? (18 novembre 2022), les adolescents lisent, mais ne sont parfois pas des emprunteurs des CDI, d’où la difficulté pour les professeurs documentalistes à les identifier et à les capter. À ce titre, 74 % des répondants de l’enquête disent acheter leur propre roman de new romance (parents ou cadeaux). Marine Flour remarque également de manière intéressante que ces lecteurs sont :

« des lecteurs avertis (qui fréquentent les comptes de recommandations) et qui savent ce qu’ils veulent. Au final, sur le festival de new romance, on est amené à faire peu de conseils car on est sur des lecteurs qui savent ce qu’ils viennent chercher. Le premier conseil pour accompagner le lectorat est de l’écouter car on est face à des connaisseurs et un public qui est capable de lire un livre par jour. » (entretien, 2023).

C’est le rôle du professeur documentaliste d’être dans la médiation de ce type de littérature. Il paraît important de contextualiser un texte, comme on l’a vu précédemment avec une nécessité de la part de l’éditeur et du libraire, voire de l’auteur, de verbaliser ce à quoi on doit s’attendre « un texte cela peut être émancipateur mais cela peut aussi faire mal » (Augustin Trapenard, Octobre 2023). La new romance semble pour beaucoup de jeunes une entrée dans la lecture plaisir. Les modes et les genres évoluent : aux professeurs documentalistes de s’informer et d’exploiter cette nouvelle tendance. Dans ma propre pratique de lecture, je n’en exclus aucune, et je lis surtout ce que les élèves lisent et aiment car j’estime que cela fait partie de mes missions pédagogiques et éducatives. C’est la porte d’entrée sur un accord tacite de coopération entre adulte et adolescent, entre enseignant et élève. Car c’est un langage commun qui permet d’ouvrir le débat et d’aborder vraiment les questions de sens, de choix et de sujets de société. Au moment de la diffusion de l’enquête auprès des élèves j’ai eu quelques retours très prudents « madame c’est fait pour boycotter la new romance dans les CDI ? ». Dans le cheminement d’un élève, il semble que le CDI espace du livre dans l’établissement, est assez éloigné, par son contenu, de la bibliothèque idéale d’un adolescent. Ce qui est confirmé par les chiffres : seulement 18 % des répondants à l’enquête estiment que c’est le CDI qui leur a donné envie de lire ce type de romans.

La new romance comme vecteur pédagogique

De manière non exhaustive, voici quelques initiatives pédagogiques qui peuvent permettre d’accompagner les différentes acquisitions de new romance en CDI. Dans un premier temps, il paraît prudent d’être critique par rapport aux propositions faites notamment par le biais du cahier de suggestions ou devant des demandes parfois insistantes : c’est à ce moment-là qu’un premier dialogue peut être entamé sur les motivations du choix des lectrices. Comment connaissent-elles ces titres ? Est-ce qu’elles les ont déjà lus ? Pourquoi les ont-elles aimés ? Peuvent-elles raconter l’histoire ?
Faire des unboxing peut être pertinent à l’arrivée des commandes ; à cette étape, cela permet d’attiser la curiosité pour d’autres romans. Comme plus tard, associer les élèves aux étapes de catalogage et d’équipement. L’incidence est immédiate : les réservations en ligne sur e-sidoc se multiplient, fonction qui permet de faire quelques rappels de méthodologie de recherche.
La lecture de new romance peut également être une porte d’entrée vers la littérature en langue originale : par exemple, il est relativement facile de faire lire des titres de Colleen Hoover en anglais, l’argument fort étant de pouvoir lire les nouveautés en avant-première. La saga Harry Potter a largement bénéficié de ce phénomène qui démultiplie l’effet d’attente chez les lecteurs.

De plus, certains sujets (notamment la mythologie) peuvent être explorés de façon moins conventionnelle. Certains classiques littéraires ou auteurs cités dans des new romances voient leur vente augmenter (Les Hauts de Hurlevent, Orgueils et préjugés, Oscar Wilde…) et emmènent des lecteurs à la découverte d’autres auteurs. Des pratiques pédagogiques plus ordinaires peuvent aussi fédérer autour de ce genre : inviter les élèves à créer leurs propres recommandations grâce à des booktube, booktrailer ou des booktok. Maelly et Dieunie, deux élèves du lycée Félix Eboué de Cayenne, ont rédigé un article dans le journal de leur établissement sur BookTok12. On peut également apposer sur les ouvrages des avertissements rédigés par les élèves. Dans tous les cas, j’échange au moment du prêt et du retour. Ce qui me paraît être une nécessité professionnelle est également de lire quelques titres plébiscités afin d’établir un contact avec les lecteurs du CDI.
Toutes ces initiatives pédagogiques ont eu un effet stimulant sur le taux d’emprunt : + 85 % sur le bilan du CDI de juin 2023 (corrélé à + 51 % en taux de fréquentation).

Enjeux et limites de la new romance

De ces dialogues, naissent régulièrement des discussions autour de sujets qui touchent les valeurs des jeunes, et qui sont objet de débats dans la société. Selon les résultats de l’enquête, 57 % des répondants sont parfois choqués de l’image de la femme dans ces romans (38 % ne le sont pas), 46 % verbalisent la nécessité d’échanger sur l’absence de valeurs morales, 39 % sur la violence. Le plaisir de lire demeure néanmoins le plus fort pour poursuivre ces lectures (80 % des répondants). L’on peut envisager un club lecture thématique avec la présence d’un infirmier scolaire, des actions autour des violences intrafamiliales avec des professionnels, des jeux de rôle ou bien des débats. Toute initiative pédagogique permettant d’aborder ces sujets sensibles est la bienvenue. Le professeur documentaliste tend à devenir le médiateur d’une réflexion en construction : parler plutôt que censurer, alerter plutôt que dramatiser, partager plutôt que culpabiliser. D’autant que la bienséance des adultes ne résiste souvent pas à l’authenticité et à la lucidité des adolescents : les craintes des adultes ne sont pas toujours justifiées. L’érotisme et la sexualité arrivent en dernier des thèmes qui heurtent les élèves (20 % des répondants). Un lectorat adulte (sauf cas particulier) prendra note des sujets abordés et aura conscience de la limite entre fiction et réalité. Les adultes ont tendance parfois à infantiliser les élèves, à les déresponsabiliser alors qu’eux-mêmes ne sont pas dupes des enjeux thématiques : le prix Goncourt des lycéens 2023 (Triste tigre de Neige Sinno) témoigne de la lucidité et de la maturité des élèves. La récente (2019) collection l’Ardeur de Thierry Magnier, destinée « aux plus de 15 ans, [qui publie] des ouvrages [qui] parlent de sexualité d’une manière heureuse, aux antipodes d’un porno trop souvent vu comme une norme par les ados » témoigne du besoin « d’une littérature courageuse qui s’intéresse à l’adolescence telle qu’elle est, avec ses zones d’ombres, ses excès, ses émotions exacerbées. Mais l’adolescence est aussi une période où le corps se métamorphose, où la vie sexuelle commence. Quoi de plus logique, alors, que d’ouvrir [le] catalogue à des textes qui parlent de sexualité, de désir, de fantasme. L’Ardeur se pose résolument du côté du plaisir et de l’exploration libre et multiple que nous offrent nos corps13 ».

Apprivoiser la sexualité

La spécificité de la new romance étant d’intégrer des scènes explicites de sexe dans les romans, une question se pose : comment aborder la sexualité en établissement scolaire et dans les CDI ? Deux Thèmalire (« Sexualité et littérature ado », InterCDI, mai-juin 2020, n° 285 ; et « Les premières fois », InterCDI, mai-juin 2024, n° 306) ont exploré les différents enjeux de ces questions et proposé des ressources à exploiter au CDI.
À l’heure où en décembre 2023, un réseau comme Parents vigilants (affilié au parti d’extrême-droite Reconquête !) commence à infiltrer l’école et remet en cause l’éducation sexuelle en classe (preuve en est la pression exercée pour retirer des livres sur la sexualité des CDI, l’association obtenant gain de cause dans un établissement privé catholique), le CDI, en tant que lieu de ressources des multiples éducations, se doit d’être le garant de la transmission des valeurs de respect, de tolérance et de consentement, adaptée à chaque public, à chaque sensibilité et à chaque âge. S’il paraît communément admis de proposer des documentaires sur la sexualité en rayon psychologie, sociologie et/ou santé, et d’aborder la sexualité sous un angle éducatif, il est parfois plus difficile de consentir à des fictions intégrant des scènes érotiques pouvant amener l’adolescent à découvrir et expérimenter son désir et sa sexualité différemment que sur internet.
La censure de l’ouvrage Bien trop petit de Manu Causse en juillet 2023 soulève des enjeux bien plus importants que ceux que l’on avance officiellement : l’hypocrisie d’une frange de la société puritaine, le lobbying de courants radicaux, la censure infondée, l’infantilisation des lecteurs et des adolescents, la remise en question des engagements personnels des auteurs. D’autant que l’éditeur Thierry Magnier a pris soin en quatrième de couverture d’apposer un bandeau d’avertissement : « Puisqu’il présente des scènes explicites, nous avons pris soin de faire figurer sur la 4e de couverture une mention adressant ce livre à un lectorat averti, à partir de 15 ans ». Pour justifier cette censure le ministre s’appuie notamment sur la loi de 1949 (sur les publications destinées à la jeunesse) toujours en vigueur et qui est de toute évidence obsolète face à l’évolution de ces questions et les pratiques de lectures adolescentes.
La nouveauté dans les premières new romance est l’affranchissement du modèle patriarcal, par exemple Sex and the city (2002) et Le journal de Bridget Jones (2004) mettent en scène pour la première fois des trentenaires célibataires qui assument leurs désirs. Dans le dernier ouvrage paru en 2023 de Morgane Moncomble Seasons, tome 1 : Un automne pour te pardonner, l’évolution de la relation amoureuse (même si elle démarre sur un trope “ennemies to lovers” : sentiment de haine par l’héroïne envers le garçon qu’elle finira par aimer) et les scènes de sexe (chapitres 20, 25 et 28) sont toujours empreintes de consentement et de décence.

Pour autant, la journaliste et auteure Camille Emmanuelle, dénonce dans une interview :

« la manière dont les maisons d’édition ont fait de ce genre littéraire un produit marketing extrêmement codifié : normalisation des rôles féminin et masculin, sexualité aseptisée, noms américains, règne absolu du ‘glamour’ […] Ce qui paraît intéressant dans la littérature érotique est bien en ce qu’elle n’est jamais traumatisante. Les images peuvent l’être : on peut tomber sur une vidéo pornographique par hasard, sans y être préparé. Face à un texte, le rapport est très différent. On peut fermer le livre très vite, passer les pages et les lignes. Chaque lecteur a ses propres filtres mentaux qui empêchent le contenu de devenir intrusif. Je milite pour que ce genre de textes soit davantage connu, car il montre qu’en dehors des codes de YouPorn et de la romance, une autre vision du couple et de la sexualité est possible. » (La romance décomplexée, Emmanuelle Camille, juin 201714).

Autant de questions à explorer dans le dialogue construit avec les élèves. Des projets concertés avec les services éducatifs, sociaux et médicaux des établissements peuvent permettre aux élèves de continuer à libérer la parole et œuvrer à leur bien-être. Le succès de la série Sex Education sur Netflix est représentatif d’une génération plus assumée dans sa sexualité et dans son identité de genre. Dans un pays comme la France, où ce sujet reste encore tabou, offrir des ressources aux élèves leur permettant de dépasser les stéréotypes, de construire leur identité sexuelle dans la bienveillance, d’aborder des problèmes affectifs inhérents à l’adolescence et d’amorcer le dialogue sur leurs préoccupations semble fortement recommandé.
C’est un poncif de se dire que la littérature doit donner à explorer les sujets sensibles de la société mais qu’elle doit aussi nous pousser à une réflexion sur le monde et sur nous-mêmes. La new romance n’échappe pas à cet objectif et le rôle de médiateur et de facilitateur de lectures du professeur documentaliste s’applique aussi aux appétences des élèves et aux modes éditoriales.

Pour conclure

Le désir semble être un des derniers tabous de la littérature de jeunesse alors même que cette génération d’adolescents grandit avec une évolution positive des représentations et l’accès facilité à l’information sur la sensualité, le consentement, les genres…
Pour autant des stéréotypes de relation hétéronormée parfois non équilibrée persistent dans cette littérature en vogue qu’est la new romance. Ce genre est codé, au point d’être un secteur qui s’auto-alimente avec des couvertures, des scénarios et des personnages quasiment interchangeables et qui devient un pur produit marketing. La romance est en train de devenir un domaine stratégique pour l’édition. Scarlett St. Clair et Morgane Moncomble figurent dans les 18 meilleurs auteurs français en vente cumulée et Colleen Hoover, côté romans étrangers. Signe d’une évolution de la perception de ce genre déconsidéré, le patron des éditions du Seuil a annoncé en 2023 la création d’un « espace dédié aux littératures de genre grand public », tout comme Editis qui a créé Chatterley, « une maison d’édition dédiée à la romance adulte ». Si les éditeurs s’engouffrent dans cette nouvelle part de marché, c’est bien parce que les réseaux sociaux et les communautés #booktok #booktube #bookstagram propulsent ces histoires en tête des lectures des « jeunes adultes ». Cet enthousiasme profite à bon nombre d’adolescents qui se sont vus devenir lecteurs et qui découvrent à leur tour la magie de la lecture plaisir et le transport de l’âme à travers de vastes imaginaires et de puissantes émotions.
De nombreux sujets afférents pourraient faire l’objet de développements approfondis et auraient leur intérêt dans la stimulation intellectuelle qu’offrent les articles professionnels. La féminisation du genre, la réception de la romance chez les adolescents, les spécificités de la dark romance et leurs sombres attraits, les plateformes d’écriture, l’égalité filles-garçons, la prescription TikTok… restent encore à explorer.
Il n’en demeure pas moins une perpétuelle question, à savoir qui de l’éditeur ou du lecteur fait le succès d’un titre ? Les plateformes d’écriture et les réseaux sociaux ont tendance à bouleverser les principes établis mais les éditeurs ont rapidement saisi les occasions et replacé au centre du débat l’enjeu financier de l’édition. Pour autant, les librairies, les bibliothèques et les CDI devraient encore bénéficier dans les prochains mois des retombées positives de l’appétit vorace de ces lecteurs. À chaque professionnel de se saisir de cette occasion. Ce qui compte c’est que le CDI puisse être un lieu de référence dans la lecture plaisir et le professeur documentaliste un guide dans les choix et les enjeux de la new romance. Être présent de manière concomitante et synchrone au besoin de l’élève est un beau défi éducatif. Tout comme le signifiait Jeanne Seignol lors de notre rencontre, « s’il y a des jeunes filles qui sont suffisamment en confiance pour venir faire ces demandes, c’est bon signe ». L’enjeu étant de pouvoir ouvrir et diversifier les possibles de lectures des élèves et faire acte de curiosité au-delà de l’algorithme de recommandation.
Cet été, dans votre PAL ajoutez un Colleen Hoover ou un Morgane Moncomble, vous serez peut-être surpris d’apprécier. Et sans doute qu’à la rentrée des classes, les élèves auront découvert un autre genre et rempliront le cahier de suggestions d’auteurs dont les professeurs documentalistes n’auront pas encore entendu parler.

 

Références Biblio-sitographiques

Béja, Alice. La new romance et ses nuances. Marché littéraire, sexualité imaginaire et condition féminine. Revue du Crieur, 2019, vol. 12, n° 1, p. 106-121. https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2019-1-page-106.htm

Bigey, Magali. 50 nuances de Grey : du phénomène à sa réception. Hermès, La Revue, 2014, n° 69, p. 88-90. https://doi.org/10.3917/herm.069.0088

Bouhadjera, Hocine. Roman censuré : la sexualité interdite en littérature jeunesse ? Actualitté, Les Univers du livre, 19 juillet 2023. https://actualitte.com/article/112717/droit-justice/roman-censure-la-sexualite-interdite-en-litterature-jeunesse

Gary, Nicolas. Les 10 livres les plus vendus et les auteurs favoris des Français en 2023. Actualitté, Les Univers du livre, 27 décembre 2023. https://actualitte.com/article/114930/meilleures-ventes/les-10-livres-les-plus-vendus-et-les-auteurs-favoris-des-francais-en-2023

Hakem, Tewfik, Vassy, Marceau & Abouchar, Vincent. La Romance par Blutch et Morgane Moncomble, ou le renouveau d’un genre. France Culture, 20 novembre 2022. https://www.radiofrance.fr/france
culture/podcasts/affinites-culturelles/la-romance-par-blutch-et-morgane-moncomble-ou-le-renouveau-d-un-genre-6297252

Hamou Aldja, Inas. Le phénomène de la «New Romance» : le genre littéraire qui fait exploser les ventes en France. France Info, 10 novembre 2023. https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/roman/le-phenomene-de-la-new-romance-soit-la-romance-actuelle-le-genre-litteraire-qui-explose-les-ventes-en-france_6167226.html

Houot, Laurence. «Young adult», «Dark romance», «New adult» : littérature ou marketing ? Enquête au salon Livre Paris. France Info, 26 mars 2017. https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/roman/quot-young-adultquot-quot-dark-romancequot-quot-new-adultquot-litterature-ou-marketing-enquete-au-salon-livre-paris_3363159.html

La romance décomplexée (dossier). Lecture Jeune, juin 2017, n° 162. https://ww.lecturejeunesse.org/product/la-romance-decomplexee-n162-juin-2017/

Paradis, Josée-Anne. La « new romance » sous la loupe : un phénomène plus grand que nature. Les libraires, 7 avril 2017. https://revue.leslibraires.ca/articles/litterature-etrangere/la-new-romance-sous-la-loupe-un-phenomene-plus-grand-que-nature/

Pourquoi parler d’amour et de sexualité dans la littérature jeunesse ? France Culture, 27 novembre 2023. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/etre-et-savoir/pourquoi-parler-d-amour-et-de-sexualite-dans-la-litterature-jeunesse-1602609

Rom’com, new romance : le girl power de l’édition ? France Inter, 28 novembre 2017. https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-nouveau-rendez-vous/rom-com-new-romance-le-girl-power-de-l-edition-7387017

Seignol, Jeanne. Jeannot se livre : Comment Tiktok bouleverse l’industrie du livre ? Youtube, 25 mars 2023. https://www.youtube.com/watch?v=H13SZ1j3bLM&t=2s

Seignol, Jeanne. Jeannot se livre : envoyée spéciale du booktube game. France Culture, 19 septembre 2023. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/lectures-numeriques/jeannot-se-livre-envoyee-speciale-du-booktube-game-9907311

Servos, Marie-Stéphanie & Djoupa, Aïda. Le BookClub Mad : romance et féminisme, un amour impossible ? Youtube, 2 mars 2023. https://youtu.be/JK9rYBwrd_U?si=uRMDV5Ikoei2TFxx

Van der Linden, Sophie. Sexe et ados : que peut la littérature ? Libération, 30 novembre 2021. https://www.liberation.fr/culture/livres/sexe-et-ados-que-peut-la-litterature-20211130_EULQLXUBSFDLFGUFIJTK7CSCRI/

 

 

Références complémentaires

Collection l’Ardeur. Editions Thierry Magnier, s.d. https://www.editions-thierry-magnier.com/collection-l-ardeur-1237.htm

Dansoko Touré, Katia. La littérature érotique fait sa mise à jouir. Libération, 5 février 2023. https://www.liberation.fr/lifestyle/la-litterature-erotique-fait-sa-mise-a-jouir-20230205_JSZDUWSM7
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Durand, Marine. Dossier Romance : le coming out. Livres Hebdo, 5 février 2016. https://www.livreshebdo.fr/article/dossier-romance-le-coming-out

Goldszal, Clémentine. Lire en VO, une tendance en hausse chez les ados. Le Monde, 16 septembre 2023. https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/09/16/lire-en-vo-une-tendance-en-hausse-chez-les-ados_6189697_4500055.html

Goldszal, Clémentine. La new romance, filon à l’eau de rose du monde de l’édition. Le Monde, 11 novembre 2023. https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/11/11/la-new-romance-filon-a-l-eau-de-rose-du-monde-de-l-edition_6199498_4500055.html

Jiji & Célia. New(s) Romance. L’émission 100 % NR. Youtube. NewRomanceChannel, février 2023. https://www.youtube.com/@NewRomanceChannel

Johannès, Franck. À Tahiti, l’envers sombre du paradis touristique. Le Monde, 17 avril 2023. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/17/a-tahiti-l-envers-sombre-du-paradis-touristi
que_6169799_3232.html

Moreau, Willy. « Il y a des scènes de sexe très explicites » : l’embarras des éditeurs et libraires face au succès des « dark romances », un nouveau genre littéraire. France Info, 19 avril 2023. https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/reportage-il-y-a-des-scenes-de-sexe-tres-explicites-l-embarras-des-editeurs-et-libraires-face-au-succes-des-dark-romances-un-nouveau-genre-litteraire_5778326.html

Oury, Antoine. Jeannot se livre : « On ne lit plus maintenant comme on lisait hier ». Actualitté, Les univers du livre, 21 novembre 2022. https://actualitte.com/article/108789/trouvailles/jeannot-se-livre-on-ne-lit-plus-maintenant-comme-on-lisait-hier

Seignol, Jeanne. Jeannot se livre : Vraiment, les jeunes ne lisent plus ? (Documentaire). Youtube, 19 novembre 2022. https://www.youtube.com/watch?v=FLDuKeKDDZU