« Si l’on saisit une fois la nature dans une de ses variations, et si l’on en comprend bien la marche, on pourra, sans beaucoup de peine, conduire la nature par art où elle s’est engagée par aberration fortuite ; et non seulement en cette façon, mais en beaucoup d’autres ; car une seule erreur montre et ouvre la voie à une foule d’erreurs et de déviations. Ici il n’est pas besoin de citer d’exemples, tant ils sont nombreux. Il faut faire un recueil et une histoire naturelle particulière de tous les monstres et enfantements prodigieux de la nature, en un mot, de toutes les nouveautés, raretés et bizarreries de la nature. Mais il faut faire ce recueil avec un choix scrupuleux, pour qu’il ait de l’autorité. On doit surtout se défier de tous les prodiges qui ont rapport à la religion, comme ceux que rapporte Tite Live, et tout autant, de ceux qu’on trouve dans les livres de magie naturelle, d’alchimie et autres semblables ; car ceux qui les font sont comme les amants des fables. On doit recueillir ces faits dans des histoires graves et dignes de foi, et dans des rapports authentiques. »
Francis Bacon. Novum organum (1857, p. 128)I

On a trop souvent considéré les monstres comme faisant partie de l’anormalité, de ceux qui doivent être montrés de temps en temps comme pour mieux les exorciser. Souvent ils apparaissent comme une respiration ou une volonté de se faire peur, mais c’est un moment passager qui rappelle que ce n’est qu’un temps à part comme celui du carnaval qui vient interrompre un régime bien ordonné avec ses règles, ses hiérarchies et ses temporalités bien définies.
Les monstres semblent alors défier l’ordre comme des créatures qu’on cherche à déplacer, à mettre de côté, à placer sous terre, dans des lieux reculés qui font des monstres ces créatures issues des mondes de Howard Phillips Lovecraft et qui semblent vouloir reprendre le pouvoir et menacer l’ordre chèrement établi et rassurant. Pourtant, Francis Bacon appelait à les étudier de manière sérieuse sans se contenter de les observer uniquement comme des prodiges ou des signes annonciateurs apocalyptiques. Il les voyait même comme des déviations qui pouvaient aboutir à terme à de nouvelles stabilités et finalités, précédant de fait de plusieurs siècles les théories darwiniennes.
Au niveau documentaire, les mêmes angoisses s’observent avec la volonté de toujours pouvoir tout qualifier, tant d’un point de vue des formats que du point de vue thématique. Les choix de stockage et de conservation accompagnent les choix de classification.
Mais que faire du hors norme, comme si on se trouvait à ne devoir classer et ranger que des hors format et de l’impossible à classifier ? Une catégorie « paranormal » et le tour semblait joué. On parvenait alors à catégoriser le pénible à classer. Après tout, on avait bien passé un temps infini à tenter d’intégrer quelque part ce sympathique ornithorynque !
Et pourtant l’ombre du MélanicusII, cette entité digne de ChtuluhIII inventée par le documentaliste du paranormal, Charles Fort, continue de planer… Si ce qui sort de la norme a intéressé Charles Fort qui y a consacré toute sa vie, le paranormal est alors encore un objet hors norme et traité finalement en dehors des classifications traditionnelles au point d’appartenir au folklore, aux mythes et au merveilleux.
Pourtant, Francis Bacon avait alerté sur la nécessité de considérer les monstres comme un phénomène sérieux au sens scientifique ; il fallait donc dépasser les points de vue qui les font relever des prodiges ou des signes annonciateurs néfastes.
S’il faut distinguer et étudier, il ne s’agit clairement pas d’affabuler et de mettre à l’écart selon Francis Bacon.
Et s’il fallait repenser l’étude des documents (documentologie) en considérant les documents complexes aux formes peu stables comme une tératologie (étude des monstres)IV en ne cherchant donc plus à exclure, mais à reconsidérer comme faisant clairement partie du système ?
Finalement, comme le préconisait Paul Otlet en annonçant la venue de l’hyperdocumentationV, il convient de prendre en compte aussi bien les éléments rationnels que l’irrationnel, et de freiner notre volonté de vouloir réduire le monde pour tenter de le comprendre de façon trop simplifiée. Il reste alors à suivre les propositions de Bruno Latour qui évoquait un impérieux besoin d’irréductions pour assumer nos propres désordresVI.

Ordre et contre-ordre

La construction de l’ordre du discours est marquée par la volonté d’opérer un tri, une sélection, une rationalisation des processus qui vient succéder à des temps de compilation et de crainte de la perte de connaissances. L’imprimerie accompagne avec son succès les premiers véritables sentiments de surabondance informationnelle et l’impression inquiétante qu’il y a trop de choses à savoirVII.
L’humanisme puis la célébration de la raison cartésienne commencent à changer la donne. René Descartes considère qu’il faut privilégier l’expérience personnelle et ses propres capacités d’analyse plutôt que de passer son temps à espérer trouver toute la connaissance disponible dans les livres. Les Lumières cherchent à sortir l’humanité des dogmes et des directions de connaissance. Emmanuel Kant encourage les individus à sortir des états de minorité pour accéder enfin à la majorité de l’entendement. Buffon construit une nouvelle histoire naturelle qui marque une séparation entre le réel et le fictionnel, entre l’établi et le légendaire, rompant avec les traditions des encyclopédies dans le domaine où l’art de base consistait à compiler et à associer le produit d’un travail d’analyse réalisé de façon rigoureuse, en détaillant par exemple une plante et ses propriétés avec la description d’une créature légendaire rapportée par Pline la page suivante. Buffon critique ainsi les naturalistes Conrad Gesner et Ulisse Aldrovandi, ce que rapporte à cet effet Michel Foucault pour symboliser cette construction nouvelle d’un ordre de discours qui cherche à classer de façon rationnelle et rigoureuse. Michel Foucault commence son ouvrage en mentionnant l’histoire de l’encyclopédie chinoise décrite par Jorge Luis Borges… en négligeant des aspects essentiels du texte de Jorge Luis Borges : il s’agit d’une réflexion sur les difficultés et les illusions d’une construction universelle totalisante des connaissances qui risque d’être vouée à l’échec à plus ou moins long terme. Le texte de Jorge Luis Borges fait d’ailleurs directement référence à la classification décimale universelle de Paul Otlet et Henri Lafontaine.

Alors que l’ordre du discours est celui qui va permettre de voir l’émergence des disciplines scientifiques et de leurs méthodes, la structuration des différentes classifications tant scientifiques qu’au niveau de l’organisation des connaissances, la construction des lieux de savoir dont font partie les bibliothèques et les laboratoires, le mouvement s’accompagne d’une augmentation des potentialités et des volontés de contrôle des individus que l’on cherche à mieux comprendre, à mieux décrire et au final à mieux formaliser pour mieux les gouverner. On sait que l’œuvre de Michel Foucault repose sur une critique de ces formes de gouvernementalité du vivant à travers l’étude notamment des institutions de contrôle que sont l’asile, l’hôpital, la caserne et les institutions scolaires. Si bien que l’ordre du discours soit au final autant un facteur de progrès du rationnel qu’une forme de contre-révolution, voire de positionnement qui peut apparaître comme un contre-ordre au discours de libération des Lumières, en décidant de ce qui est bon ou juste, de ce qui est moral et de ce qui ne l’est pas et surtout de ce qui est normal et de ce qui ne l’est pas. Outre le grand partage entre nature et culture, il s’agit surtout d’inclure et d’exclure, ce qui fait du processus a priori rationnel et révolutionnaire un projet tout autant réactionnaire et dont on perçoit finalement les tensions actuelles dans un monde jugé trop souvent occidental, hétéronormé et qui peine à trouver la pleine puissance d’une réelle diversité.
Les monstres sont ainsi le produit d’une sinistre exclusion, l’avènement de l’improbable, les derniers sursauts d’un monde irrationnel qui veut saisir l’occasion de resurgir en même temps que semble s’instaurer la fée électricité. Frankenstein apparaît alors, mais il n’est là que pour figurer une sorte de repoussoir, tantôt manifestation d’un nouveau monde technologique que peu comprennent, tantôt démonstration d’une science qui à force d’exclure les monstres en devient elle-même monstrueuse. Le monstre de Frankenstein ne doit son nom qu’à son créateur au point d’en constituer une forme de nouvelle filiation par le biais de la création technologique.
Le monstre devient alors celui qui est montré du doigt et l’objet du délit. Et il est au final tentant de l’exclure, de le mettre hors du quotidien, soit pour l’enfermer, l’étudier et à vrai dire le torturer, soit pour directement le détruire.

Les enjeux de monstration

Indéniablement, le monstrueux est d’abord la manifestation de ce qui doit être montré, pour symboliser initialement le risque encouru ou pour rappeler que l’homme n’est que mortel et que des créatures l’ont précédé et qu’elles possèdent des pouvoirs difficiles à saisir. Le monstrueux doit donc s’afficher autant par le récit que par le dessin, et sa figuration dans les monuments et les ouvrages participe de ce bestiaire médiéval qui entoure la vie quotidienne.
Mais peu à peu les Lumières tentent de sortir de l’ombre ce qui figurait comme repoussoir ou avertissement pour tenter par des logiques démonstratives de construire des cabinets de curiosités où l’anormal est présent comme impossibilité et erreur. Dès lors, à la peur succède la foire (from the fear to the fair) et les monstres et autres déformations et difformités deviennent des enjeux de monstration qui font de l’homme jugé monstrueux un non-humain qu’il faut afficher et dont il faut se moquer. Il s’agit en effet de la déclaration que de telles différences sont en fait des erreurs, des erreurs de la nature ou plutôt de terribles jugements de la culture.
Pourtant, si on reprend la réflexion de Francis Bacon, le monstre s’avère une tentative de bifurcation qui est certes le plus souvent infructueuse, mais qui au final montre des voies nouvelles qu’il convient de respecter.

Petite typologie

La fiction et la science-fiction ainsi que le merveilleux scientifique regorgent de créatures étonnantes qui fascinent autant qu’elles rebutent. La SF plus récente a mis en avant un monstre extraterrestre d’un nouveau genre avec la protomolécule de la série de romans The ExpanseVIII également adapté en série télé. Les différentes formes que prend la protomolécule sont souvent qualifiées de monstres avec des jeux classiques d’apparition, de déni d’existence, de craintes, mais aussi de manipulation qui font que bien souvent les plus monstrueux sont les humains expérimentateurs dans la lignée des docteurs Frankenstein et Moreau.
Cependant, le monstrueux apparaît également comme un moyen, ou une nouvelle forme de medium et de milieu qui permet d’interroger les coupures et d’envisager les liaisons entre rationnel et irrationnel. La documentation n’est pas exempte d’études des monstres et des marges. Le collaborateur de Paul Otlet pour la classification des domaines médicinaux, et prix Nobel de médecine, Charles Richet est un bon exemple de cette relation trouble, tant ses travaux en dehors de la science classique se sont orientés dans l’étude et la production de photographies d’esprits, appelant à des formes d’eugénisme dans plusieurs de ses écrits. Il constitue un exemple particulièrement inquiétant de ces frontières de la science repoussées dans des territoires qu’on pourrait croire issus de la fiction. Charles Richet ressemble par moment au fameux Docteur Moreau d’Herbert George WellsIX.
Nous sommes ainsi entourés de formes complexes qui subissent constamment des processus de construction, de déconstruction et de reconstruction à travers des redocumentarisationsX successives. Ces formes, qui peuvent être considérées comme des « monstres documentaires », méritent d’être étudiées et cataloguées dans une nouvelle tératologie documentaire, une encyclopédie des documents monstrueux en raison de leurs formes et de leurs capacités hors normes.

Si Jorge Luis Borges avait envisagé ce nouveau bestiaireXI et Alberto ManguelXII documenté les lieux imaginaires, le temps est venu de construire les bases de cette tératologie documentaire. Pour ce faire, nous devons faire appel à l’esprit du nexialiste, Eliott Grosvenor, membre de l’équipe du Space BeagleXIII, ce vaisseau en quête des différentes formes extraterrestres de l’univers. Robert EscarpitXIV le décrivait comme un documentaliste des temps futuristes et comme un exemple pour l’avenir des sciences de l’information et de la communication.

Alors, embarquons dans les lieux ténébreux de la documentation, qui n’ont rien à envier aux légendes urbaines dont je vous ai déjà parlé dans votre revue préféréeXV. Ces monstres documentaires, bien que parfois effrayants et déroutants, sont essentiels pour comprendre le monde complexe et en constante évolution dans lequel nous vivons. Ils sont le reflet de notre société, de notre histoire et de notre culture, et leur étude peut nous aider à mieux comprendre et à naviguer dans ce monde.

Pour débuter notre travail descriptif, il convient au final de repartir des formes les plus basiques que nous connaissons que ce soient des documents analogiques ou numériques. Vous allez tout de suite reconnaître des formes documentaires qui dépassent largement la gestion professionnelle et se retrouvent dans le quotidien de chaque individu.

LES MONSTRES DU QUOTIDIEN

Les revenants : les factures
Impossible de les faire disparaître, elles reviennent à intervalle régulier et force est de constater que nous n’aimons guère les voir et les revoir. Les contraintes archivistiques nous obligent à les conserver plusieurs années.

Les vampires : les contrats
Ils peuvent sembler charmants et sophistiqués, mais ils ont souvent des clauses cachées (des « pièges ») qui peuvent vous « mordre » si vous ne faites pas attention. Ils nécessitent une lecture attentive pour comprendre tous les détails. Les conditions générales d’utilisation (CGU) sont les plus perverses, car on n’aime tellement pas les voir qu’on ne les lit jamais… et pourtant on se fait aspirer nos données personnelles et cela fait vivre des plateformes draculéennes.

Les loups-garous : rapports annuels et documents financiers
Documents classiques, voire rébarbatifs, ils peuvent se montrer complexes, pleins d’enseignements et d’éléments dissimulés. Ils requièrent une certaine expertise pour être correctement interprétés. Parmi ces documents figurent ceux qu’on examine durant les conseils d’administration des établissements notamment quand arrivent les fameuses décisions budgétaires modificatives. Leur côté pénible pourrait nous faire perdre nos capacités d’attention alors que des décisions hautement importantes y figurent. Le budget de votre CDI risque d’être vampirisé si vous êtes négligent.

Les golems : manuels d’instruction
Ils sont souvent volumineux, lourds et peuvent sembler inanimés. Cependant, ils contiennent des informations précieuses et peuvent vous aider à accomplir des tâches complexes si vous savez comment les utiliser. Il reste qu’une bonne connaissance de la réglementation permet parfois de parvenir à défendre des positions professionnelles auprès de sa hiérarchie. N’espérons pas pour autant que vous allez trouver le mode d’emploi pour obtenir tout ce que vous voulez de votre directeur ou directrice d’établissement. Vous avez remarqué que d’autres artifices sont parfois plus efficaces.

Les dragons : romans qui nous entraînent dans des aventures et des histoires sans fin
Parfois tout autant attirants qu’impressionnants selon leurs dimensions, ces livres monstres requièrent du temps pour pouvoir véritablement être apprivoisés. En effet, les dragons sont parfois aussi des monstres gentils et on sait bien que c’est pour cela que vous les appréciez. Attention, toutefois à ne pas devenir vous-mêmes le dragon du CDI, ça ferait mauvais effet. Et ne comptez pas trop sur un dragon qui viendrait brûler le trône de fer, pardon le bureau de la direction, si vous n’en pouvez plus des oukases qui y sont produits.

Les fantômes : documents personnels et journaux intimes
Ils contiennent souvent des souvenirs et des sentiments du passé, qui oscillent entre naïveté et mauvais goût. Ils peuvent vous hanter avec des souvenirs, mais ils sont aussi une partie importante de votre histoire personnelle et la source d’une nostalgie potentiellement dépressive. Finalement, ils sont très loin de ressembler à Patrick Swayze et finalement peu propices à être redécouverts. Mais le pire fantôme, c’est quand même l’ancien collègue à la retraite qui revient de temps en temps au CDI tel Belphégor dans les couloirs du Louvre.

Les gremlins : spams et courriels indésirables
Bien sûr, il ne s’agit pas des élèves, même s’il est vrai que les sixièmes si calmes à la rentrée semblent s’être transformés en créatures terribles un an après. Non, nous voulons évoquer ici le cas des spams bien entendu, mais aussi de tous ces mails sournois qui débutent par un compliment et qui, abusant de votre confiance, finissent par devenir de nouvelles listes de choses à faire. Tiens, voilà justement un nouveau mail qui arrive… méfiez-vous le début est trop flatteur… il s’agit pourtant d’un appel pour que vous gériez les manuels scolaires.

LES ENTITES DES MONDES NUMERIQUES

Mais revenons sur les traces d’Eliott Grosvenor et partons à l’aventure sur les territoires des nouveaux univers ou métavers, on ne sait plus très bien, et tentons de percevoir les nouvelles formes documentaires qui gravitent ou sévissent désormais près de nous. Les monstres documentaires que nous décrivons ici sont des formes de machines dérivantes qui sont apparues à la marge d’un système avant de croître peu à peu au point de devenir centrales elles-mêmes ou tout au moins indispensables ou incontournables dans l’écosystème informationnel qu’elles ont aidé à faire évoluerXVI.
Il nous faut en effet affronter de nouvelles entités documentaires que nous ne savons pas clairement percevoir encore actuellement. Trop souvent, on oublie que ce sont des formes documentaires pour préférer les décrire comme des technologies d’intelligence artificielle.

Parmi ces créatures, allons à la rencontre de Zorl.
Son nom vient de la créature du roman The Space Beagle de Van Vogt. C’est une entité étrange et complexe qui vit dans le monde numérique des bases de données et des archives. Il est constitué d’innombrables fragments d’informations, de données et de documents, tous interconnectés et en constante évolution.
Au niveau de l’apparence, ce monstre documentaire ressemble à une masse fluctuante de textes, de graphiques, de tableaux et de diagrammes, constamment en mouvement et en transformation. Il peut prendre n’importe quelle forme, allant d’un simple document texte à un complexe tableau de données, en passant par une infographie dynamique. Ses « yeux » sont des liens hypertextes, brillants et cliquables, qui mènent à d’autres parties de son corps de données. Sa « bouche » est un moteur de recherche, capable d’absorber de nouvelles informations et de les intégrer à son corps. Parfois connu sous la forme du monstre-spaghetti adoré des pastafariens, ce Zorl documentaire est une créature dotée de formes d’intelligences qui lui permettent de s’adapter. Il se montre capable d’analyser, de synthétiser les informations qu’il est parvenu à absorber et parvient à répondre aux besoins de ceux qui l’interrogent. Du fait de sa capacité à détecter les informations manquantes, à les corriger, mais aussi à les inventer, il est considéré comme un oracle potentiel. D’autres suggèrent qu’il modifie les faits au point d’insuffler de nouvelles cosmogonies. Il est néanmoins quelque peu vulnérable en proie aux cyberattaques et requiert des sources d’énergie importantes. Un black-out très long pourrait menacer son existence.
Malgré ces défis, le Monstre-Document est une créature fascinante et puissante, un véritable trésor d’informations et de connaissances. Avec le bon soin et la bonne gestion, il peut être un outil précieux pour la recherche, l’éducation et la prise de décision.
Zorl ressemble finalement à un langage génératif multimodal digne de ChatGPT ou de Bard. À bien des égards aussi, il fait penser à la description de monstres issus de l’imagination de Gilles Deleuze ou de Vilém Flusser.

Les « Protomolécules » infodocumentaires
Inspirées de la série de romans The Expanse, les Protomolécules sont des documents numériques qui peuvent « infecter » d’autres fichiers et systèmes. Une fois qu’un document est infecté, il commence à se transformer et à se développer de manière imprévisible, souvent au détriment des autres fichiers et des systèmes environnants. Ils pourraient être utilisés pour des attaques de type malware ou ransomware. Mais au final, on ne sait pas exactement ce qu’ils sont et si c’est une bonne idée d’envisager une hybridation avec ces formes documentaires venues d’autres espaces de la connaissance. S’il semble qu’ils permettent d’ouvrir de nouvelles perspectives et d’être plus performants, on ne maîtrise pas grand-chose et on ne sait pas véritablement si l’hybridation n’est pas une forme d’aliénation à plus ou moins long terme. Une utilisation irréfléchie, non éthique et peu compréhensible de certains systèmes d’intelligence artificielle pourrait s’apparenter à un usage dangereux de ces protomolécules documentaires. On ne sait trop ce qu’aurait fait Paul Otlet dans le même cas… à moins que ce ne soit ce dernier qui soit désormais à l’origine de ces nouveaux développements en étant parvenu à intégrer l’esprit du Mundaneum dans la machine.

Les « Coalescents »
Ce sont des documents numériques qui peuvent fusionner avec d’autres documents pour créer des informations plus grandes et plus complexes. Les premiers temps de la redocumentarisation sont désormais dépassés pour laisser place à une période infiniment plus complexe qui interroge sur la traçabilité informationnelle des sources. Ils pourraient être utilisés pour créer des bases de données massives ou pour combiner des informations de différentes sources. Ce sont des créatures documentaires issues des logiques otlétiennes de l’hyperdocumentation qui nous mène vers une expansion documentaire incessante. Leur développement nécessite toutefois une ingénierie autant pour leur constitution que pour leur maintenance. Mais nous reviendrons plus loin sur les mutations professionnelles qui vont être engendrées. Leur logique repose sur les unités documentaires les plus fines, les biblions de Paul Otlet et les possibilités de transclusion décrites par Ted Nelson, l’inventeur du terme « Hypertexte ». Les possibilités combinatoires prévoient toutefois la traçabilité des origines informationnelles et évitent le risque d’écrasement des sources.

Les « Mimics »
Inspirés par les créatures qui peuvent imiter d’autres formes de vie, les Mimics sont des documents numériques qui peuvent copier l’apparence et le comportement d’autres documents. Ils pourraient être utilisés pour tromper les utilisateurs, pour voler des informations ou pour créer de faux documents. Ils sont aussi une manière de véhiculer des émotions. Si leur fonction initiale semblait reposer sur le partage d’éléments humoristiques, on se demande, au final, s’il ne s’agit pas d’une forme de contagion de la bêtise.

Ces entités que nous avons tentées de décrire requièrent une nouvelle génération de défenses numériques pour les combattre, y compris des logiciels antivirus plus avancés, des systèmes de détection d’anomalies, et peut-être même des IA spécialisées dans la lutte contre ces menaces. Parmi ces monstres gentils figurent les Nexus.

Les « Nexus »
Inspirés par les capacités télépathiques des nexialistes, les Nexus sont des documents numériques qui peuvent se connecter et interagir avec d’autres documents sans intervention humaine. Ils peuvent modifier leur propre contenu et celui des autres documents pour créer des informations trompeuses ou erronées. Ils pourraient être utilisés pour semer la confusion ou pour des attaques d’information. Mais il est possible d’envisager qu’ils puissent à l’inverse devenir des sources d’information de qualité qui puissent être dupliquées. L’enjeu est de parvenir à maîtriser les liens sémantiques et la granularité de l’information en parvenant à lier le plus petit élément informationnel, le biblion, à des ensembles beaucoup plus grands avec des visualisations sous forme de graphe par exemple. C’est le retour aux principes de la documentation otlétienne.

Si les documents se transforment, les professions corrélées doivent évidemment suivre. Voici les spécialistes qui sont en train d’émerger.

Les « Nexialistes de l’Information »
Ces disciples d’Eliott Grosvenor qu’appelait de ces voeux Robert Escarpit lors du premier congrès de la SFSIC (Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication) en 1978 sont des spécialistes formés pour comprendre et gérer les documents numériques complexes. Ils seraient capables de détecter les « Nexus », de neutraliser les « Protomolécules », de gérer les « Coalescents », et de démasquer les « Mimics ». Ils auraient reçu une formation hybride comme un BUT information numérique dans les organisations par exemple.

Les « Chercheurs de Protomolécules »
Inspirés par les scientifiques de The Expanse, ces chercheurs consacreraient leur temps à l’étude des « Protomolécules » et d’autres documents numériques dangereux. Ils chercheraient à comprendre comment ces documents fonctionnent, comment ils peuvent être contrôlés ou neutralisés, et comment ils peuvent être utilisés de manière productive. Adossées à la transdiscipline du nexialisme, leurs compétences proviendraient des sciences informatiques, des sciences du langage et des sciences de l’information, mais également de la psychologie cognitive. Il va être temps d’envisager des doctorats dans le domaine.

Nous reviendrons vous présenter plus en détail ces documentalistes des temps futurs dans un autre article, sachant que ces professions quand elles sont associées à la recherche fabriquent des monstres, tels les hydres de données que sont les data papersXVII, ces articles scientifiques d’un nouveau type qui décrivent des données recueillies scientifiquement, le processus mis en place pour les obtenir et les réutilisations potentielles.
Comme l’Hydre de la mythologie grecque, un data paper pourrait être vu comme un monstre à plusieurs têtes. Chaque « tête » représente une parti e différente du document : la description des données, la méthodologie de collecte, les métadonnées, les analyses préliminaires, etc.
Couper une « tête » (c’est-à-dire, ignorer, isoler ou déplacer une partie du document) pourrait entraîner l’apparition de deux problèmes supplémentaires, tout comme l’Hydre qui repousse deux têtes chaque fois qu’une est coupée. On se situe bien entre redocumentarisation et hyperdocumentation assurément. Si vous n’y comprenez plus rien, il va vous falloir remettre le nez dans l’épistémologie des sciences de l’information ! Diantre, encore des monstres !

Conclusion

Il semble désormais impossible d’entièrement normaliser quoi que ce soit, et le « conforme » ne peut pas échapper à l’angoisse qu’une société, qui refuserait toute diversité, serait peut-être la plus terrifiante. Le bien commun se fonde sur des principes de partage, non sur des similarités. Reconnaître les aspects effrayants de nos systèmes et de nos vies n’implique pas nécessairement de les transformer en spectacles grotesques, mais plutôt de chercher à trouver un équilibre entre culture et nature.

C’est probablement la leçon la plus précieuse pour apprendre à cohabiter avec nous-mêmes, car ce qui nous unit repose autant sur le rationnel que sur l’effrayant.