La Maison de Victor Hugo

Hauteville House © Graham Jackson/Paris musées/DR.

La maison de Victor Hugo : une maison ou un musée ?
La Maison de Victor Hugo, c’est-à-dire aujourd’hui le musée que l’on désigne sous le nom de « Maisons de Victor Hugo, Paris / Guernesey » est par nature hybride. Elle est composée de deux lieux distants de plus de quatre cents kilomètres et de nature très différente.
À Paris, malgré le nom de « Maison de Victor Hugo » porté depuis l’origine, le fonctionnement est plutôt celui d’un musée. Il y a eu une interruption entre l’occupation par Victor Hugo et la création du musée, les lieux-mêmes avaient été amplement modifiés, les collections y ont été réintroduites. Le bâtiment occupé par le musée ne se limite pas à l’appartement, mais occupe presque tout l’immeuble : un étage est ainsi dédié aux collections permanentes (celui de l’appartement de Victor Hugo), un autre aux expositions temporaires.
À Guernesey, au contraire, il s’agit d’une maison d’écrivain, à l’état pur, avec cette spécificité d’avoir été entièrement aménagée et décorée par Victor Hugo lui-même. C’est à la fois un sanctuaire et une œuvre d’art.

Dans quelles circonstances la Maison a-t-elle été ouverte ?
Le musée a été créé pour le centenaire de la naissance de Victor Hugo, en 1902, même s’il n’a ouvert qu’en 1903. Paul Meurice, ami très proche de Victor Hugo et exécuteur testamentaire, avait depuis longtemps le projet d’un lieu consacré au poète, à l’instar des maisons de Shakespeare, de Goethe ou encore de Dante. Il en a fait la proposition au Conseil de Paris, avec l’accord de la famille, c’est-à-dire de Georges et Jeanne, les petits-enfants, et de leur mère Alice Lockroy. Il était attaché au lieu car c’est place des Vosges, alors place Royale, qu’il avait connu Hugo. L’immeuble appartenant à la Ville, cela évitait un achat et facilitait le projet.

Comment a été constitué son fonds ?
C’est Paul Meurice qui a constitué le fonds primitif du musée à partir de sa collection personnelle, de dons importants de la famille et d’acquisitions auxquelles il a consacré les revenus qui lui provenaient de l’édition des œuvres de Victor Hugo, et dont la principale a été celle de la collection de Juliette Drouet. C’est Paul Meurice qui, également, a donné sa physionomie à la collection, la voulant « totale », capable de témoigner, de la manière la plus exhaustive, à la fois de l’homme, de l’écrivain et de l’artiste. Ainsi la collection est depuis l’origine incroyablement polymorphe : dessins, peintures, sculptures, photographies, objets de mémoire, effigies, mobilier, décors, livres, imprimés, etc. Depuis la collection a été continuellement enrichie notamment avec des dons importants des filles de Paul Meurice et de Jean Hugo. Paul Meurice a tenu à l’écart les manuscrits que Victor Hugo, dans son testament, destinait à la Bibliothèque nationale. Si le musée ne conserve donc pas les manuscrits de Victor Hugo, hormis quelques brouillons ou « copeaux », il est en revanche riche d’écrits familiaux et de correspondances. L’ensemble de dessins de Victor Hugo, véritable cœur de la collection, a été l’objet d’une attention continue, que l’envolée de sa « cote » a seule atténuée. Aujourd’hui, si elles tentent de maintenir la diversité, les acquisitions mettent surtout l’accent sur les œuvres originales illustrant les écrits de Victor Hugo.

Hauteville House, Look out © Visit Guernesey/DR.

Qui a été son premier conservateur ?
Le premier conservateur a été Louis Koch, le neveu de Juliette Drouet. C’est le fruit d’un curieux arrangement pour l’acquisition de la collection de Juliette Drouet que Paul Meurice a pu obtenir contre une somme d’argent et… le poste de conservateur. Louis Koch, il faut bien le reconnaître, n’a guère marqué l’histoire du musée qu’il a dirigé jusqu’à sa mort en 1913, le laissant tel que Meurice l’avait organisé. C’est Raymond Escholier qui l’a transformé après la guerre de 1914-1918, en en faisant un musée plus littéraire, thématiquement organisé. L’autre étape importante fut celle du réaménagement du second étage « sous forme d’appartement », non pas comme une reconstitution de l’appartement de Victor Hugo, mais comme une mise en perspective des collections, dont le parcours chronologique évoque la vie de Hugo à travers des ambiances décoratives donnant au visiteur l’impression d’être dans un appartement et de partager l’intimité du grand homme.

Quelle est la place de cette maison dans la vie et dans l’œuvre de Victor Hugo ?
Victor Hugo arrive place Royale – aujourd’hui place des Vosges – auréolé d’une triple gloire : celle du jeune poète des Orientales, celle du chef de file du drame romantique avec Hernani, celle du grand romancier qu’il est devenu avec Notre-Dame de Paris. Les années qu’il va passer là, de 1832 à 1848, sont celles de sa pleine gloire en même temps que de sa pleine maturité. Sa réputation de poète et d’homme de théâtre surtout, malgré l’alternance de succès et d’échecs (souvent dus à la censure), se confirme, jusqu’en 1843. Mais cette année-là va être celle du basculement. Située entre son élection à l’Académie française en 1841 et sa nomination comme pair de France en 1845, 1843 est l’année du drame, celui de la mort tragique de Léopoldine. Victor Hugo ne va pratiquement plus publier et s’orienter résolument vers la politique. De pair de France, il deviendra en 1848 élu de la République à laquelle il se rallie alors. Les seize années passées place Royale sont à la fois des années de gloire et de transition, des années décisives, en tout cas.

Quelle est la spécificité de Hauteville House à Guernesey ?
Au sein du musée, Hauteville House est la vraie maison d’écrivain ! C’est le sanctuaire absolu ! Cette maison n’est pas seulement le lieu d’exil et d’écriture de Victor Hugo, c’est aussi son œuvre, une œuvre d’art totale, qu’il a aménagée et dont il a créé les décors, ne laissant aucun vide, projetant, sa pensée, son imagination, son esprit sur toutes les parois. Hugo y a complètement façonné l’espace par une véritable méthode de collage qui est comme une grammaire, dont il fait varier le vocabulaire dans chaque pièce, mêlant boiseries sculptées, tapisseries, carreaux de faïence, soieries, meubles de laque, sculptures, meubles qu’il a lui-même dessinés, panneaux qu’il a également lui-même dessinés et peints.
Mais avec le temps, ces décors ont souffert et une grande campagne de restauration va ainsi avoir lieu en 2018 et 2019. Destinés à résoudre des problèmes d’infiltration, récurrents depuis l’époque de Victor Hugo, les travaux vont permettre des interventions significatives sur les décors : restauration et restitutions, afin de retrouver l’aspect visuel originel, voulu par Victor Hugo. Cette campagne a été précédée d’une étude historique et esthétique afin de bien comprendre le processus de mise en œuvre et l’esprit avec lequel Victor Hugo réalisait cette décoration.
Retrouver cet aspect visuel, c’est – nous l’espérons – retrouver l’esprit de Victor Hugo, sa puissance, sa démesure, sa poésie autant que sa fantaisie ou son sens du sacré. C’est offrir une expérience visuelle et émotive singulière et forte. Beaucoup de visiteurs disent n’avoir vraiment compris Victor Hugo qu’après avoir visité Hauteville House.

Maison de Victor Hugo © Pierre Antoine/Paris musées/DR.

Quelles sont les offres éducatives à Paris ?
À Paris, la Maison de Victor Hugo a préparé pour tous les niveaux d’enseignement plusieurs types d’activités : visites contées, animations, conférences, lectures, parcours urbains ou encore ateliers. Leurs contenus ont été pensés soit comme un accompagnement des programmes scolaires – comme « Victor Hugo : citoyen et homme engagé », visite consacrée aux combats de Victor Hugo, ou « Cosette et Gavroche », visite contée à partir des Misérables –, soit comme une invitation à la découverte – ce qui est le cas notamment des séances permettant d’appréhender Victor Hugo comme dessinateur et concepteur de décors.
Le musée s’engage aussi avec l’Éducation nationale dans des partenariats pluriannuels – offrant ainsi des projets artistiques et culturels pour plusieurs classes d’un même établissement, avec le soin d’en renouveler les contenus et les approches chaque année et d’y intégrer des séances de création plastique. Par ailleurs, des ateliers photo ou vidéo, réalisés en petits groupes, permettent aux élèves en apprentissage du français langue étrangère de s’approprier le personnage de Victor Hugo à travers des créations personnelles ou collectives.
Désirant donner une place au regard et à la créativité des jeunes, la Maison de Victor Hugo a choisi en 2015 d’associer une dizaine de lycées professionnels de l’académie de Créteil à l’élaboration d’une exposition – « La pente de la rêverie. Un poème, une exposition ». Ayant ainsi reçu « carte blanche », les classes ont été invitées à partager leur lecture et leur vision du poème à travers des créations les plus diverses. Selon leur spécialité, les propositions ont pris forme d’installations, de dessins, de photographies, de vêtements, de mobiliers, de rap, de vidéo ou encore de textes et ont constitué le cœur de l’exposition en occupant la plus grande salle.
Le musée participe aussi à des dispositifs comme « Enfants conférenciers », favorisant l’autonomie des jeunes visiteurs et leur permettant après une première visite et un travail en classe, de proposer à leur tour une médiation à d’autres élèves-visiteurs.
La Maison de Victor Hugo souhaite développer une offre éducative variée, favorisant la médiation, l’échange, la participation active des élèves, mais aussi leur autonomie et collaboration. Ainsi, l’application de visite autonome « Connaître Victor Hugo », téléchargeable et en prêt gratuit sur tablettes au musée, est pensée comme une des formes numériques d’introduction ou de synthèse d’un travail mené par un enseignant. Notre désir durant la période de fermeture pour travaux (mai 2018-mai 2019) est de constituer un ensemble d’outils et de dossiers numériques à la disposition des enseignants et des élèves favorisant leur connaissance de nos collections et des problématiques qu’elles permettent d’étudier.

Que proposez-vous à Guernesey ?
Hauteville House, la maison d’exil de Victor Hugo à Guernesey, est ouverte chaque année pendant 6 mois entre avril et septembre. La découverte de la maison se fait toujours à travers une visite guidée d’une heure, menée par un conférencier.
L’accueil des groupes scolaires à Hauteville House constitue une mission importante pour le musée. En 2017, 1 721 élèves ont visité Hauteville House, ce qui représente environ 10 % du nombre total de visiteurs.
L’accès et les modalités de visites sont néanmoins soumis à plusieurs conditions. Située dans l’archipel des îles anglo-normandes, Guernesey est accessible par bateau depuis le port de Diélette en Normandie et St-Malo en Bretagne. La visite représente donc un coût important pour les établissements scolaires. La visite est aussi soumise aux horaires des compagnies maritimes et aux conditions météorologiques. De plus, la configuration de l’espace de Hauteville House, ainsi que les impératifs de sécurité, permettent la circulation d’un maximum de 30 personnes en même temps. Enfin, le décor conçu par Victor Hugo à Hauteville House occupe tout l’espace de la maison, ce qui ne permet pas d’avoir par exemple une salle réservée à un atelier pédagogique.
Plusieurs mesures sont donc mises en place pour tenir compte de ces contraintes et recevoir les écoles dans les meilleures conditions. Un tarif spécifique de £1,50 par personne est réservé aux groupes scolaires. En comparaison, le tarif plein s’élève à £8 et le tarif réduit à £6.
La capacité d’accueil journalière des groupes scolaires a été augmentée en 2016. Des créneaux de visites sont ainsi réservés aux écoles, ce qui permet de recevoir jusqu’à 60 personnes par jour et par établissement, sur une capacité journalière totale de 220 visiteurs. Depuis 2016, les horaires d’ouverture ont également été repensés et des visites supplémentaires sont disponibles en début de matinée, ce qui permet de s’adapter aux horaires d’arrivée des bateaux.
Enfin, les groupes scolaires doivent effectuer une réservation par e-mail ou par téléphone, au cours de laquelle il leur est demandé de fournir le projet pédagogique dans lequel s’inscrit leur visite à Hauteville House, afin que les conférenciers puissent en tenir compte dans l’élaboration de leur visite. La visite se fait donc sous la conduite d’un guide conférencier, par groupes de 10 personnes maximum. Ce petit nombre permet d’offrir un confort de visite et de faciliter les échanges entre le guide et les élèves.
Depuis 2014, une conférence dans le jardin de Hauteville House est également proposée aux visiteurs. Elle est particulièrement adaptée à la demande des écoles qui se rendent souvent à Guernesey à la journée et n’ont pas toujours le temps de suivre la visite guidée de la maison. La conférence dans le jardin permet aussi de proposer des créneaux de visite supplémentaires aux groupes scolaires de plus de 60 personnes.
Un dossier pédagogique a été conçu pour être mis à la disposition des enseignants en 2019, au moment de la réouverture de la maison au public suite aux travaux de restauration en cours.

Pourquoi faut-il lire et faire lire Victor Hugo ?
Rien n’y oblige : il faudrait précisément en finir avec cette pratique ou ces souvenirs du Victor Hugo des manuels scolaires, auteur soi-disant « incontournable ». Il faudrait donc simplement, comme pour tous les autres, avoir envie de le lire, de le découvrir ou de le relire comme s’il était l’un de nos contemporains, comme s’il s’adressait à nous, à l’aube du xxie siècle, comme s’il ne restait pas, en dépit du temps, d’une formidable et d’une étonnante actualité. Qu’il s’agisse d’amour, de compassion, d’idéal, de liberté, de solidarité, de tristesse ou de deuil, d’enfance ou de nature, qu’il s’agisse de poésie, de romans, de théâtre ou de discours politique, Hugo nous parle, d’où que nous soyons, de notre vie, de nos désespoirs, de nos souffrances, de nos espérances. Rares sont les auteurs que l’on dit « universels ». Victor Hugo est l’un d’eux, et cela vaut dans l’espace comme dans le temps.
S’il fallait enfin une autre raison pour le lire ou le relire, c’est que cet écrivain est l’un des plus formidables manieurs de mots de toute la littérature française, un fabricant d’images comme on en voit peu, une sorte de magicien démesuré et cosmique. Son lyrisme, sa générosité, sa puissance fascinent. Laissons-nous emporter.

Quels ouvrages sur Victor Hugo récemment parus pourriez-vous conseiller les CDI d’acheter ?
Il existe une courte biographie de l’écrivain dans la collection Découverte Gallimard, mais elle est malheureusement épuisée (Sophie Grossiord, Victor Hugo. « Et s’il n’en reste qu’un », 1998) – pour les CDI qui pourraient se la procurer, je la conseille vivement, car elle est vivante et très illustrée. Un autre genre de récit biographique est la bande dessinée de Bernard Swysen, Victor Hugo, Joker P Et T Production, 2014) à la fois accessible et documentée. Pour des jeunes lecteurs, un choix de poèmes illustrés par les dessinateurs de bande dessinée et accompagnés de dossiers documentaires peut être une bonne entrée en matière (Poèmes de Victor Hugo en BD éd. Petit à petit, 2002). Les œuvres de Victor Hugo sont souvent éditées dans les collections abrégées (Hatier, Bordas) accompagnés des dossiers et notes destinés aux élèves. Nicole Savy (Le Paris de Victor Hugo, éd. Alexadrines 2016) présente à la fois le rapport de l’écrivain à la ville et un choix de courts extraits qu’elle contextualise ; Marie-Noëlle Rio préface le célèbre discours de Victor Hugo (Du péril de l’ignorance, éd. du Sonneur, 2011). Les engagements politiques de l’écrivain ont aussi été un thème d’une exposition très pédagogique, accompagnée d’une publication intitulée Victor Hugo politique (MVH, 2013). Enfin, l’exposition La pente de la rêverie. Un poème, une exposition (MVH, 2016) a donné lieu à une édition numérique comprenant des contributions des élèves et professeurs participant à l’élaboration de l’exposition (Pente de la rêverie, application, Paris Musées, 2016) Dans un autre genre, Judith Perrignon a écrit un roman documenté par les archives de la préfecture de la police et ceux de la MVH. Elle y relate de façon très imagée les funérailles de l’écrivain (Judith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir, éd. Iconoclaste, 2017) réussissant à rendre palpables les tensions liées aux combats et à la célébrité de l’écrivain, mais aussi le défi que pose son souhait de funérailles laïques.

Quel avenir pour ces deux maisons ?
L’avenir immédiat des deux maisons est dans les deux campagnes de travaux qui auront lieu en 2018. Une intervention majeure sur le clos et le couvert à Guernesey, accompagnée par d’importantes restaurations et restitutions de décors, afin de rendre aux espaces leur aspect visuel d’origine, tel qu’il avait été conçu par Victor Hugo. À Paris, il s’agira d’une redistribution de certains espaces et d’une extension dotant le musée d’un jardin, d’un salon de thé et d’un espace pédagogique, tout en améliorant la circulation des visiteurs.
Au-delà de ces travaux, le musée reste très attentif à ses missions de base, et en particulier concernant ses collections, leurs études, leur valorisation et leur mise à disposition du public. Deux axes sont privilégiés, avec d’abord la poursuite de la mise en ligne des collections, accompagnée de notices d’œuvres plus documentées, voire d’un accompagnement documentaire pour la mise en ligne des œuvres et des décors de Hauteville House. Par ailleurs, le musée projette également une nouvelle manière de montrer les collections, place des Vosges, plus souple, plus mobile, qu’une exposition au sens strict du terme et en prenant en compte la nature du public qui est constitué à 70 % d’étrangers, non-francophones, mais en intégrant aussi un mode participatif. Le musée est d’ailleurs très actif en direction du champ social et entend poursuivre son action en ce domaine.
L’avenir de la Maison de Victor Hugo, comme celui de tout musée, doit être de rester en prise avec l’évolution des pratiques réelles et virtuelles.

Maison de Victor Hugo, le salon chinois © Pierre Antoine/Paris musées/DR.

L’Inde

Une Inde mythique

Parmi les mythes fondateurs de la culture de l’Inde, il y a deux épopées de plusieurs milliers de vers, le Mahabharata et le Ramayana. Racontées, mais aussi écrites, dansées, chantées, jouées, ces histoires sont encore aujourd’hui connues de tous. On peut les lire en édition intégrale, mais cela demande une certaine abnégation… On pourra commencer par le très bel album de Patrick Favaro et Véronique Joffre, La Grande Légende de Rama et Sita. Avec ses 15 contes de l’Inde, Partap Sharma nous offre un recueil de fables à la manière d’un Esope indien, où des animaux instruisent les hommes.
Si vous êtes perdus au milieu des (très) nombreux dieux et déesses indiennes, rassurez-vous, vous pouvez vous plonger dans La Mythologie indienne de Jean-Charles Blanc, et essayer enfin de démêler qui est l’avatar de qui. Issue du Mahabharata, la tradition étonnante qui consiste à consacrer une petite fille en déesse ne pouvait qu’inspirer François Roca et Fred Bernard : ils en ont tiré Uma, la petite déesse, album aux couleurs éclatantes. Enfin, en 2015, est paru aux éditions des Grandes personnes un très beau roman aux allures de conte des mille et une nuits, La Lune du Tigre : la jeune Safia, hindoue, devient la huitième épouse d’un riche marchand musulman. Toutefois, elle n’est pas vierge, comme ses parents l’avaient affirmé. Elle raconte alors à un jeune eunuque son histoire, où se croisent un tigre blanc, Krishna et Vishnu lui-même.

Une Inde aux multiples inégalités

La difficile question des inégalités sociales, très marquées en Inde, est sans conteste la thématique principale des romans. Alors que le système des castes n’existe officiellement plus depuis 1950, il reste toutefois difficile de sortir de son milieu social, et à plus forte raison si on est un Intouchable (dalit). Les femmes sont également victimes d’oppression, entre mariages forcés et agressions dans l’espace public, quand elles arrivent simplement à naître1. La différence de traitement se ressent dans les sujets des romans, suivant qu’ils mettent en scène des garçons ou des filles.
Plusieurs romans mettent en scène les violences subies par les petites filles. Dans Un sari couleur de boue, la petite Leela, pleine de joie de vivre, se retrouve subitement veuve à 13 ans. Et dans l’Inde des années vingt, cela signifie demeurer recluse, en proie aux moqueries de tous. Heureusement sa famille la soutient, et son combat pour la liberté rejoint celui de ce petit bonhomme nommé Gandhi… Son destin ressemble à celui de Chandra, héroïne du roman éponyme, qui doit aussi faire face à un mariage et un veuvage précoce, et qui réussit malgré tout à s’échapper. Dans 13 ans, 10 000 roupies, Lakhsmi, elle, subit un autre sort : à 13 ans, elle est vendue à une maquerelle et devient esclave sexuelle… Une autre héroïne, Devi, issue d’une basse caste, mariée de force à un homme plus âgé qu’elle, décide de s’enfuir et finit par rejoindre une bande de brigands : c’est le début du roman Devi, bandit aux yeux de fille, inspiré de l’histoire vraie de Phoolan Devi2.
Plus léger, le joli roman d’Anne-Marie Pol Le Sari défendu se passe à Pondichéry en 1905 et raconte comment la fille du colon et sa sœur de lait indienne tombent amoureuses du même homme. Sous le vernis du triangle amoureux se pose toutefois la question du peu de choix qu’on laisse aux jeunes filles quant à leur avenir.
Le sort des garçons n’est pas meilleur : Broken Glass, c’est le verre cassé que doivent ramasser Sandeep et Suresh pour survivre dans la grande ville, dans une atmosphère à la fois misérable et pleine de vie, façon Slumdog Millionnaire. À ces garçons des villes jetés là par la misère, Kashmira Sheth ne donne même pas de noms. Courbés toute la journée dans un atelier de tissage de perles, les enfants ne parlent plus, deviennent des Garçons sans noms, jusqu’à ce que Gopal se rebiffe. Dans Les Cerfs-volants, Agnès de Lestrade nous parle des gamins fouilleurs de décharges dont l’un d’eux a l’idée de fabriquer des cerfs-volants à partir de sacs plastiques pour financer l’opération qui pourrait empêcher sa sœur de devenir aveugle.
Le rude destin de cornac ou mahout, les dresseurs et/ou soigneurs d’éléphants, fait également l’objet de deux romans, avec une trame similaire : Mahout, de Patrice Favaro, et Enchaînés de Lynne Kelly. À chaque fois, le héros est un jeune garçon pauvre, aussi prisonnier de sa condition que son éléphant, et qui cherche à gagner sa liberté.
Enfin, quand garçons intouchables et filles indésirables se rencontrent, cela donne le très joli roman de Claire Ubac, Le Chemin de Sarasvati, où deux enfants parias s’unissent pour gagner leur liberté, malgré les embûches, sous le regard bienveillant de la déesse au luth, Sarasvati…

Entre exil et traditions

On rêve d’Inde comme l’Inde rêve du monde. Espoir d’un avenir meilleur, nouvelle vie dans une nouvelle culture, mais aussi désillusion quand le rêve n’est pas à la hauteur de l’attente, tous les migrants passent par ces étapes. Dans En attendant New York, le père des deux héroïnes est parti chercher du travail aux États-Unis, en attendant de faire venir sa famille. Hélas, il ne trouve pas aussi vite qu’il voudrait, et les deux jeunes filles doivent emménager chez des parents, qui ont pour elles des projets plus classiques… comment concilier traditions et modernité ? Le Chemin de l’exil, c’est aussi la solution de Marvinder, 13 ans en 1947, pour fuir la misère. Elle, c’est en Angleterre que l’attend son père, que l’attend l’avenir. Quand l’Inde vient à soi, c’est ce qu’expérimente Sunita (Le Monde de Sunita). Ses parents sont nés en Inde et sont bien intégrés en Amérique où elle-même est née. Mais le jour où ses grands-parents arrivent du pays, elle commence à avoir honte de ses traditions : la question de la double culture n’est pas évidente pour une ado qui construit son identité.
Voyage en sens inverse pour Nina, héroïne de Bye-Bye Bollywood. Sa mère les a traînées sa sœur et elle dans un ashram. Un ashram ! Pas de connexion, du yoga et des plats végétariens, bonjour le cauchemar. Et pourtant, la situation aidant, Nina va vivre des aventures inoubliables loin des paillettes de Bollywood, qui la feront mûrir.

Trois thématiques sont ainsi principalement traitées lorsque l’on évoque l’Inde dans la littérature jeunesse : une mythologie foisonnante, des inégalités sociales encore très marquées et une transition vers une société davantage « occidentalisée ». Alors les saris, les villes bondées, les vaches sacrées, ce serait donc quand même l’Inde authentique ? À la lecture de tous ces ouvrages, il semblerait que oui, et que l’Inde reste encore une source de fascination, un pays exotique, avec tout ce que ce terme peut évoquer de dépaysement, de découverte d’une culture différente, riche et jamais complètement appréhendée en entier…

Algorithmes et Intelligence Artificielle

Si dans l’imaginaire collectif, l’algorithme est vu comme une sorte de côté obscur des mathématiques, doté d’intentions mystérieuses et de pouvoirs aussi puissants que magiques, lorsque l’on évoque l’Intelligence artificielle, on se retrouve là dans des représentations collectives nourries de science-fiction et de dystopies, face au mythe de l’androïde mi-homme mi-robot qui signera la fin de l’Humanité. Ce sont bien là deux aspects d’une même problématique, car l’IA est composée d’algorithmes et comme le dit bien Dominique Cardon, elle n’est pas véritablement intelligente (en tout cas, pas pour l’instant), mais seulement « statistique ».
La notion d’apprentissage, beaucoup utilisée dans le vocabulaire des algorithmes, ne recouvre pas la même signification que l’apprentissage humain et c’est cette confusion sémantique qui alimente les visions apocalyptiques d’une prise de pouvoir prochaine des IA sur les humains. En revanche, tous les chercheurs et les institutions s’accordent à demander dès maintenant une régulation et une plus grande transparence du secteur pour ne pas laisser des objectifs purement marchands orienter les algorithmes. Il est déjà grand temps de leur donner la dimension éthique qui rendra possible la coexistence homme-IA dans la société future.
Dans le domaine de l’éducation, la compréhension des algorithmes numériques et des avancées de l’IA fait partie de l’éducation aux médias, sans cesse renouvelée par les évolutions technologiques récentes (data journalisme, contenus d’informations ciblées, robots rédacteurs…). Si ce domaine est très pointu et parfois difficilement compréhensible pour le grand public, d’autant que les secrets de fonctionnement des algorithmes sont très bien gardés, il semble néanmoins indispensable de se l’approprier et d’en avoir une vision à la fois critique et rationnelle, pour éviter les manipulations et les biais possibles. La sélection documentaire présentée ici balaie un champ qui va de la science des données à l’informatique en passant par la science-fiction et les applications des algorithmes dans le domaine des arts, de manière à donner aux professeurs documentalistes et aux enseignants qui travaillent sur ce thème en classe, un ensemble de ressources utiles pour débroussailler ce sujet complexe.

Centres de recherche et institutions

Institut européen Dataia (centre de recherches universitaires en sciences des données, sciences humaines et sociales).  http://dataia.eu/

CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés). La CNIL est l’instance de régulation des droits dans le domaine du numérique : gestion et accès aux données ; sanctions et contrôles ; conseils envers les entreprises et les particuliers pour gérer ses données ; réflexion sur les enjeux éthiques et sociaux en lien avec le numérique.  www.cnil.fr
Retrouvez la liste de toutes les conférences, ateliers et débats organisés en lien avec la CNIL sur la thématique des algorithmes, de la protection des données et de l’intelligence artificielle, à l’adresse suivante  www.cnil.fr/fr/le-calendrier-des-evenements

INRIA (Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique)  www.inria.fr
Interstices.Info est la revue de culture et de vulgarisation scientifique en ligne publiée par l’INRIA : son site regorge de nombreuses ressources (articles indiqués avec un niveau de lecture bien utile) sur les sciences du numérique, débats, conférences, podcasts, lien sciences et arts, etc.  https ://interstices.info/jcms/jalios_5127/accueil

Expositions

Artistes & Robots, du 5 avril au 9 juillet 2018. Cette exposition aux galeries nationales du Grand Palais entend montrer les applications de l’intelligence artificielle dans le domaine de l’Art en questionnant l’idée « d’imagination artificielle » ou de « créativité artificielle ». Une machine ou un robot peuvent-ils créer une œuvre d’art ? Il s’agit ici de présenter « des artistes qui créent des machines qui créent de l’art », des « machines à créer » que ce soit en peinture, en sculpture, en architecture, en design, en musique… La vingtaine d’installations alliant logiciels informatiques, robotiques et IA créées par des artistes, donne à voir ce que sera peut-être l’art contemporain de demain.
 www.grandpalais.fr/fr/evenement/artiste-robots
Un dossier pédagogique est disponible en ligne       www.grandpalais.fr/pdf/Dossier_Pedagogique_ARTISTESetROBOTS.pdf

Olympe de Gouges, Nam June Paik, 1989
exposition Artistes & Robots © Nam June Paik Estate
photo Eric Emo / Musée d’Art Moderne de la ville de Paris

L’exposition Terra Data, nos vies à l’heure du numérique s’est déroulée à la Cité des sciences et de l’Industrie de Paris du 4 avril 2017 au 7 janvier 2018 (commissaire de l’exposition : Serge Abiteboul, chercheur à l’INRIA).
Très complètes et pédagogiques, les ressources en ligne de cette exposition sont tout à fait adaptées à une bonne compréhension par les élèves de ce qu’est une donnée, de la manière dont les algorithmes les traitent et les organisent, et du développement de l’IA dans toutes les sphères de la société.
 www.cite-sciences.fr/fr/au-programme/expos-temporaires/terra-data/lexposition/
Le pdf du dossier enseignant, très bien construit, est téléchargeable gratuitement.
 www.cite-sciences.fr/fileadmin/fileadmin_CSI/fichiers/vous-etes/enseignant/Documents-pedagogiques/_documents/Expositions-temporaires/Terra-data/TerraData-enseignants.pdf

Palais de la Découverte : espace Informatique et sciences du numérique. Trois manipulations en lien avec le fonctionnement des algorithmes sont proposées dans cet espace : Le labyrinthe (algorithme pour sortir du labyrinthe) ; L’apprenti illustrateur (sur le machine learning) ; Fluid (sur la reconnaissance d’image).
 www.palais-decouverte.fr/fr/au-programme/expositions-permanentes/informatique-et-sciences-du-numerique/visite-libre/

Textes de lois et rapports officiels

Rapport de la CNIL sur les enjeux éthiques de l’intelligence artificielle et des algorithmes. Le compte rendu des débats menés à l’automne 2017 dévoile des priorités (appliquer un principe de loyauté des algorithmes où l’intérêt de l’usager doit primer et un principe de vigilance sur tous les maillons de la chaîne algorithmique) et des objectifs à mettre en œuvre. 
 www.cnil.fr/fr/comment-permettre-lhomme-de-garder-la-main-rapport-sur-les-enjeux-ethiques-des-algorithmes-et-de
Règlement général sur la protection des données du conseil Européen du 27/04/2016.
 www.cnil.fr/textes-officiels-europeens-protection-donnees
Rapport de Cédric Villani sur l’IA. À l’heure où nous écrivons ces lignes, ce rapport n’a pas encore été remis. Il devrait s’accompagner d’une série de mesures législatives sur le sujet de la régulation des algorithmes.

Dans les programmes

Cycle 4

Histoire et géographie. « S’informer dans le monde du numérique ».

Technologie. Comprendre le fonctionnement d’un réseau informatique. Écrire, mettre au point et exécuter un programme.

Mathématiques. Algorithmique et programmation.

Éducation aux médias et à l’information. Utiliser les médias et les informations de manière autonome. Exploiter l’information de manière raisonnée. Utiliser les médias de manière responsable. Produire, communiquer, partager des informations.

Lycées général et technologique

 Seconde – première – Terminale, Mathématiques. Statistiques et probabilités : statistique descriptive, analyse des données. Échantillonnage. Algorithmique : instructions élémentaires. Boucle et itérateur, instruction conditionnelle.

Classes de Seconde

Enseignement moral et civique. La personne et l’État de droit.

Enseignement d’exploration. Informatique et création numérique. Création et innovation technologiques.

Classes de Première

Enseignement moral et civique. Les enjeux moraux et civiques de la société de l’information.

Histoire et géographie. Mobilités, flux et réseaux de communication dans la mondialisation.

Sciences économiques et sociales 1re ES. Sociologie générale et sociologie politique : groupes et réseaux sociaux. Contrôle social et déviance.

Première et Terminale S. Sciences de l’ingénieur : Analyse d’un système. Communiquer.

Classes de Terminale

Enseignement moral et civique. Biologie, éthique, société et environnement.

Histoire et géographie. Les dynamiques de la mondialisation.

Droit et grands enjeux du monde contemporain (TL). Internet et le droit.

Physique-chimie. Transmettre et stocker de l’information.

ISN Terminale S. Représentation de l’information, algorithmique, langages et programmation, architectures matérielles.

Lycée professionnel

Lettres 2de professionnelle. « Construction de l’information » ;

Lettres 1re professionnelle. « L’homme face aux avancées scientifiques et techniques : Enthousiasmes et interrogations. »

Pistes pédagogiques

Logo Safer Internet Day

• À l’occasion du Safer Internet Day le 6 février de chaque année, on peut faire réaliser aux élèves, que ce soient des collégiens dans le cadre par exemple d’un EPI liant histoire-géo, mathématiques et technologie, ou encore des lycéens en EMC, des panneaux de prévention autour de la protection de la vie privée : qu’est-ce qu’une donnée ? Quels sont les enjeux des big data ? Comment protéger ses traces de navigation web ? Comment fonctionnent les algorithmes numériques ? Ces panneaux pourraient faire l’objet d’une exposition et d’une sélection de ressources sur le sujet au CDI, accompagnés d’interventions de l’association Internet sans crainte par exemple  www.internetsanscrainte.fr
ou de Génération Numérique http://asso-generationnumerique.fr/.

• L’utilisation de ressources comme Do Not Track ou de serious games comme 2025 exmachina peut faire l’objet de séances pédagogiques assorties d’une production comme l’écriture de l’histoire ou la description du profil d’une personne à partir des données récoltées pendant une navigation web sur le mode enquête.

Do not track

• En liant cours de Lettres et documentation, on peut également imaginer un projet autour des représentations de l’intelligence artificielle dans la science-fiction, à travers l’étude de textes littéraires et de films, et de faire inventer aux élèves leurs modèles d’IA (que pourrait-elle faire ? sous quelle forme ? avec quels risques ?) par le biais de l’écriture d’une nouvelle de science-fiction.

• Enfin, pendant la semaine de la presse, on peut envisager de faire réaliser, à des élèves de 3e ou à des lycéens, une enquête de datajournalisme en interrogeant les bases de données ouvertes comme data.gouv.fr ou Opendata.net : on leur demande de récolter des données sur un sujet précis et d’en proposer une représentation graphique pertinente.

Art contemporain et algorithmes

Qu’on les désigne sous le nom d’arts algorithmiques, d’arts génératifs, d’art fractal ou encore à travers le groupe d’artistes des Algoristes, il s’agit, dans le domaine de la musique, de la chorégraphie, de la littérature, du cinéma ou des arts plastiques, de créer un algorithme original qui va ensuite produire une œuvre d’art.

Lauren McCarthy
Cette artiste américaine questionne l’omniprésence des algorithmes et de l’IA dans notre vie quotidienne, notamment dans le cadre de la domotique. À mi-chemin entre la performance artistique et la pièce de théâtre, elle propose une installation dans son studio d’artiste qui singe ce qui peut se passer lorsqu’on s’en remet à la domotique (réglage du chauffage, de la lumière, choix de la musique, programmation des appareils ménagers etc.), à un détail près : ce n’est pas un programme informatique qui accomplit tout cela mais bien elle, Lauren, une personne humaine. On s’aperçoit là de l’effet intrusif que cela peut prendre. Cette même artiste a également créé une fausse application intitulée Crowdpilot  www.crowdpilot.me, qui propose d’aider l’usager dans n’importe quelle situation gênante (rendez-vous galant, embarras ou timidité…) en donnant des conseils et en suggérant des choses à dire. Il s’agit encore une fois de mettre en lumière l’aspect ambivalent des relations sociales établies par le truchement des applications pour smartphone.  https://get-lauren.com

Charles Sandison
Cet artiste crée des installations monumentales et immersives générées par ordinateur où, sous forme de vidéos numériques, des mots ou des points se déplacent sur les murs ou sur le corps du visiteur et aboutissent à la réalisation d’autres figures. C’est à lui que l’on doit la « rivière de mots » qui s’écoule dans la montée du musée du Quai Branly, mais il propose également jusqu’au 1er septembre 2018, au Centre d’art des Pénitents noirs d’Aubagne, une installation intitulée « The Nature of Love » dans le cadre de Marseille-Provence 2018, où les points projetés partout autour du spectateur sont autant de symboles de la rencontre amoureuse.  www.sandison.fi

Manifesto, projection vidéo aléatoire de Charles Sandison sur la façade du Grand Palais à Paris lors de l’exposition « Dans la nuit des images ». © CC Wikimedia, 2008.

Deep Dream
Ce programme d’IA de Google permet, grâce à la reconnaissance d’image du deep learning, de faire apparaître dans une image (photo, tableau, dessin…) d’autres formes. Cela donne un résultat assez psychédélique, proche d’une paréidolie (illusion visuelle) ou d’une représentation fantasmagorique.
 https://deepdreamgenerator.com
Sur le site de la Cité des sciences, on trouve une liste d’artistes utilisant algorithmes et informatique pour réaliser des œuvres d’art (en lien avec l’exposition « Art robotique » qui s’est déroulée en 2014-2015)  www.cite-sciences.fr/fr/ressources/expositions-passees/art-robotique/lexposition

Vincent Van Gogh interprété par le Deep Dream

Musique

L’IRCAM (Institut de Recherche et de Coordination Acoustique et Musique) a créé une pièce de théâtre musical mettant en scène deux comédiens et une « machinerie musicale », basée sur un algorithme prédictif qui lui permet, à partir d’une base de données sonores, de créer de nouveaux sons, de façon aléatoire. Ce spectacle, intitulé La fabrique des monstres ou Démesure pour mesure et qui revisite le personnage de Frankenstein, sera joué dans plusieurs villes de France entre mars et juin 2018.  www.ircam.fr/agenda/la-fabrique-des-monstres-ou-demesure-pour-mesure/detail

Le compositeur Pierre Barbaud est l’un des principaux compositeurs de musique dite algorithmique, c’est-à-dire basée sur la conception d’un programme informatique qui va produire des sons, soit selon le hasard en combinant notes et chiffres, soit selon un guidage algorithmique opéré par le compositeur. Plus d’informations sur le site de l’association Pierre Barbaud (biographie, liste exhaustive de ses œuvres, bibliographie)
 www.associationpierrebarbaud.fr/index.html
À consulter également le site très complet sur la musique algorithmique (histoire, outils, techniques, modèles mathématiques, entretiens)  http://musiquealgorithmique.fr/quest-ce-que-la-musique-algorithmique

Amper, « I AM AI ». Taryn Southern, chanteuse américaine, a sorti un album (I AM AI) dont la musique est entièrement composée par une intelligence artificielle dénommée Amper. Voici le lien vers la vidéo du clip « Break Free »  www.youtube.com/watch?time_continue=11&v=XUs6CznN8pw

Kyle McDonald, « The infinite Drum Machine ». Cette expérimentation mêlant code et sons permet de visualiser et d’agencer sous forme de carte interactive des milliers de sons de la vie quotidienne ou issus d’instruments de musique. Impressionnant !  https://experiments.withgoogle.com/ai/drum-machine

Deep Shimon. Ce robot qui fonctionne à l’aide du deep learning est capable de jouer de la musique et de composer ses propres morceaux.  www.sciencesetavenir.fr/high-tech/shimon-le-premier-robot-capable-d-ecrire-et-jouer-de-la-musique_113857

Plus globalement, le projet Magenta affilié à Google Brain, entend créer une IA capable de créer et de jouer de la musique, puis de réaliser des vidéos et de se déployer dans le domaine des arts visuels.  https://magenta.tensorflow.org

À noter : la plupart de ces projets alliant IA et Art proposent les codes des algorithmes en open source directement sur les sites en question.

Danse

Performance dansée : Robot, l’amour éternel de Kaori Ito. Dans une boîte rectangulaire qui lui sert de scène, la danseuse livre une sorte de journal intime ou d’emploi du temps mécanisé qui passe par un dialogue chorégraphié avec Siri, l’assistant vocal de son smartphone. En tournée en France en 2018. Plus d’informations sur  www.kaoriito.com/projet/robot-lamour-eternel

Cinéma

Benjamin, IA créée par Ross Goodwin, a déjà écrit deux scénarios de courts-métrages :
Sunspring en 2016 et It’s not game en 2017.
 www.artificiel.net/its-no-game-court-metrage-ia-2804

La combinaison d’un algorithme de deep learning et d’un montage vidéo peut donner des manipulations visuelles de type deepfake : certains internautes ont utilisé le code en open source TensorFlow créé par Google (voir ci-dessus le projet Magenta) pour incruster dans des extraits de films célèbres le visage de Nicolas Cage en lieu et place de celui des acteurs. Plus inquiétant, le phénomène existe dans des vidéos pornographiques et peut nuire gravement aux personnes touchées. Attention donc à ce nouveau type de fake news vidéos qui utilisent l’IA à fort mauvais escient.  www.archimag.com/vie-numerique/2018/02/20/deepfakes-fakenews-video-intelligence-artificielle-menace-e-reputation

Ressources numériques

Educnum, les ressources pédagogiques de la CNIL. Ce site truffé d’outils interactifs (vidéos, infographies, boîte à outils et conseils méthodologiques simples) propose des ressources accessibles aux élèves sur la protection de la vie privée et des données sur les réseaux sociaux, les smartphones, le web en général, et donne de nombreuses astuces pour mieux se protéger et veiller à son e-reputation.
 www.educnum.fr

InfoHunter. Parcours pédagogique sur le circuit de l’information et l’esprit critique (sur inscription gratuite pendant la semaine de la presse).  www.infohunter.education

Serious Game 2025 exmachina.net. Ce jeu créé par l’association Internet sans crainte a pour but de sensibiliser les jeunes sur les risques liés aux réseaux sociaux, la protection des données personnelles ou encore le cyber harcèlement.  www.2025exmachina.net

Data journalisme. Page Scoop.it du Clemi avec le mot-clé datajournalisme, sélection de sites web sur ce sujet.  www.scoop.it/t/infodoc-presse-veille-sur-l-actualite-des-medias/?tag=datajournalisme

Blog du Monde sur les données : « J’ai du bon data : ingrédients et recettes du journalisme de données par les Décodeurs ». Des articles explicatifs sur les méthodes d’enquête de datajournalisme des équipes du Monde.
 http://data.blog.lemonde.fr

Blog « Les clés de demain, regards croisés sur l’ère cognitive », qui associe à la fois Le Monde, L’Obs, Challenge et Le Huffington Post, pour publier de courts articles sur l’actualité du numérique à travers ses enjeux de société, économiques, scientifiques et techniques.  http://lesclesdedemain.lemonde.fr/

Retrouvez le compte rendu et les actes du séminaire qui s’est déroulé au collège des Bernardins sur le thème « Journalisme et bien commun à l’heure des algorithmes » à l’adresse.  www.collegedesbernardins.fr/recherche/journalisme-et-bien-commun-lheure-des-algorithmes
Un ensemble de ressources web rassemblées sur ce même thème est également disponible sur le scoop-it.  www.scoop.it/t/journalisme-et-algorithmes

Le blog Méta-Média.fr, dirigé par Éric Scherer (directeur de la prospective et du MédiaLab de France Télévisions) est un blog collectif alimenté par les journalistes de France Télévisions, qui propose des articles et diverses ressources sur le data-journalisme, l’intelligence artificielle, les évolutions technologiques en lien avec les médias (algorithmes, Bot, journalisme automatique…). À signaler la parution trimestrielle de leur cahier de tendances intitulé Méta Média qui regorge d’articles intéressants sur médias et algorithmes, à l’instar du no 14 daté de l’hiver 2017-2018 : « Les GAFA, seuls maîtres de notre avenir ? ».

Salon de l’Intelligence Artificielle, Paris, Cité de la mode et du design, 11-12 juin 2018 : conférences, exposants, rdv d’affaires. Plus d’informations sur  www.aiparis.fr

Challenge Data. En lien avec le CNRS, cette plateforme permet de recueillir les idées de projets en science des données, à partir de problèmes concrets posés par diverses entreprises, en matière d’algorithmes et de traitement des data.  https://challengedata.ens.fr/fr/accueil

Le Projet Mesinfos. Créé par la Fondation
Internet Nouvelle Génération (Fing), il vise à promouvoir le self data, c’est-à-dire la production, l’exploitation et le partage de données personnelles par les individus eux-mêmes.
 http://mesinfos.fing.org/

Open data. La plateforme des données publiques de toutes les institutions françaises permet de consulter en libre accès toutes les données gouvernementales que ce soit dans le domaine de la santé, de l’agriculture, de la culture, de l’éducation, de l’économie ou encore des transports.  www.data.gouv.fr

Podcasts et vidéos

Do not track. Webdocumentaire en 7 épisodes (en partenariat avec Arte). Des ressources vidéos et infographiques très complètes et pédagogiques sur la question à la fois des données (vie privée sur les réseaux sociaux et le smartphone, traçage en ligne, cookies, big data), des algorithmes prédictifs, des enjeux sociaux, économiques et politiques autour de l’utilisation des données personnelles. Chaque épisode renvoie à une liste d’articles sur ce sujet issus des médias en ligne comme Rue 89, INA Global, Le Monde ou encore Libération. L’épisode 5 intitulé Big data, un monde d’algorithmes part de nos réponses et du traçage de nos actions pendant la vidéo pour déterminer notre profil. Impressionnant et complètement angoissant !
 https://donottrack-doc.com/fr/episodes/

Vidéos des débats sur l’IA dans le cadre du forum organisé par France Inter et Libération le 24/01/2018 sur le thème « Comment l’intelligence artificielle va changer nos vies »  www.franceinter.fr/culture/forum-liberation-france-inter-voyage-au-coeur-de-l-intelligence-artificielle-mercredi-24-janvier-18

Data Gueule. Chaîne Youtube qui propose de courtes infographies rythmées et simples :
épisode 15 sur les données  www.youtube.com/watch?time_continue=54&v=5otaBKsz7k4
et épisode 40 Privés de vie privée ?
 www.youtube.com/watch?v=wShQYeH9qJk

La tête au carré, France Inter, émission du 30/01/2018 sur « Les sciences des données »
 www.franceinter.fr/emissions/la-tete-au-carre/la-tete-au-carre-30-janvier-2018
et émission du 24/01/2018 sur « les enjeux éthiques de l’intelligence artificielle »
 www.franceinter.fr/ emissions/la-tete-au-carre/la-tete-au-carre-24-janvier-2018

Cours inaugural au Collège de France de Stéphane Mallat, sur la science des données, à l’occasion de l’ouverture d’une chaire consacrée à cette discipline
 www.college-de-france.fr/site/stephane-mallat/inaugural-lecture-2018-01-11-18h00.htm

Le Webmagazine d’Arte BiTS consacre 4 courtes vidéos au transhumanisme et à la réflexion sur l’intelligence artificielle sous le titre Transhuman  
  www.arte.tv/fr/videos/059492-001-A/bits-trans-human

 

 

Veille numérique spéciale 2018

Livre audio en forte croissance

Le livre audio connaît une très forte croissance depuis 2 ans : face au mastodonte Amazon qui se taille la part du lion, les géants du net déploient les grands moyens pour ne pas prendre de retard.

Audible d’Amazon

Avec 41% de parts de marché du livre audio, Amazon conforte sa place de numéro 1 du secteur. Un choix de plus de 200000 titres, des livres disponibles à l’unité ou par abonnement, des contenus inédits, des ouvrages enrichis par rapport à la version papier sont les plus d’Audible.

Google play

Depuis janvier 2018, Google essaie de rattraper son retard en créant une page Livres audio avec écoute illimitée, sans abonnement et hors connexion. Un extrait gratuit est disponible pour chaque ouvrage. De nombreux ouvrages sont proposés en langue française. L’assistant des smartphones Android, iOS ou l’enceinte Google home vous feront désormais la lecture.

Storytel

Cette plateforme de livres numériques sur abonnement s’impose peu à peu grâce à son service de livres audio qui est passé de 65 millions d’heures d’écoute en 2016 à 100 millions en 2017. Présente dans la plupart des pays européens, la société suédoise devrait s’implanter prochainement en France.

 

IA et robotique

La robotique de A à Z

Le dossier réalisé par Agnès Guillot et Jean-Arcady Meyer sur le site Futura-sciences retrace l’histoire de la robotique : des automates jusqu’à l’approche animat. 10 chapitres le composent : La robotique de A à Z, Histoire de la robotique : des automates aux premiers robots, Petite histoire de l’intelligence artificielle, L’approche animat, Animat : le déplacement des robots, Le « cerveau » des robots : réseau neuronal et évolutionnisme, Microrobotique et robotique « molle », Robotique hybride : les biobots, Robots : autonomie énergétique et polyvalence, Robotique : les enjeux de demain.

IA et préjugés

Ayant constaté que les logiciels de reconnaissance faciale avaient plus de mal à l’identifier que ses collègues, la chercheuse noire américaine, Joy Buolamwini du Massachusetts Institute of Technology (MIT) a testé différents programmes d’identification du visage. Les résultats sont édifiants : les logiciels se trompent pour 1% des hommes à la peau claire mais échouent à reconnaître 34% des femmes à la peau foncée. La raison de cette déficience est simple et ahurissante : les bases de données qui entraînent les IA sont principalement alimentées avec des profils d’hommes blancs ! Or, l’IA, tout comme les humains, apprend avec l’environnement que lui fournissent les chercheurs…majoritairement blancs. Très inquiétant pour la neutralité, le tri de CV ou encore l’accès aux études supérieures. La transparence sur le fonctionnement de ces IA doit être exigée par et pour tous les utilisateurs.

Robot en kit

Pour apprendre de façon autonome les bases de la robotique, vous pouvez acquérir Robby, un robot modulable livré en kit et programmable via une interface graphique et des tutoriels. Sa structure évolutive autorise l’ajout de périphériques au moyen d’une clé allen : webcam, capteur infrarouge, bras articulé. Disponible dès août 2018 sur bit.do/d8LB7

 

Le numérique en chiffre

Les réseaux sociaux en 2017

59% de la population française (12 ans et +) a visité des réseaux sociaux (source : CREDOC)
3,196 milliards de personnes utilisent les réseaux sociaux (agence We Are Social)
16% des français s’informent principalement via les réseaux sociaux (sondage Odoxa)
66% des français ayant un compte ne publient plus ou ont supprimé des messages pour protéger leur vie privée (source : CREDOC)

La musique en streaming en 2017

42,5 milliards de titres de musique écoutés par les français en 2017 (Source : Snep)
42% des français écoutent de la musique en streaming (Source : Snep et institut GfK)
4,4 millions de français disposent d’un abonnement à une plateforme de streaming audio en 2017 (Source : Snep)
243 millions de revenus générés par le streaming musical en 2017 (Source : Snep)

Prévisions numériques pour 2018

8,4 milliards d’objets connectés (source : Gartner )
110 milliards dépensés en applications mobiles (source : App Annie )
20 millions de ventes de casques de réalité virtuelle (source : CCS Insight )

 

Les salons du numérique

Mobile World Congress 2018

A retenir pêle mêle parmi les nouveautés du salon international de la téléphonie mobile à Barcelone : arrivée imminente de la 5G, reconnaissance faciale, écran qui prend toute la surface du mobile avec une encoche pour les différents capteurs (son, image). En résumé, peu de réelles innovations pour cette édition du MWC 2018.

Consumer Electronics Show 2018

L’édition du CES 2018 de Las Vegas dédié aux produits de l’univers numérique a offert son lot de surprises en innovation. Les objets connectés les plus impressionnants sont : l’épicerie mobile autonome et réfrigérée de Robomart, le drone taxi autonome, l’aspirateur de moustique programmable, le télescope contrôlé par une appli mobile, la bague multifonction de la startup Corse ICARE Technologies, le parasol connecté qui intègre de la musique, analyse le vent, se meut en fonction du soleil et fonctionne évidemment à l’énergie solaire.

 

Engagement

Ouvrons le dictionnaire. Le Robert des noms communs, édition 2009, ne présente pas moins de dix acceptions du mot « engagement » ! Laissons de côté l’action de mettre en gage… etc., et concentrons-nous quelques instants sur celles qui concernent votre, notre revue : « Action de se lier par une promesse ou une convention ». Et peut-être encore plus la dernière acception proposée par le dictionnaire : « action ou attitude de l’intellectuel, de l’artiste qui prenant conscience de son appartenance à la société et au monde de son temps (…), met sa pensée au service d’une cause. »
En effet, depuis sa fondation par Roger Cuchin, InterCDI s’est fait la promesse, et a passé contrat moral avec ses lecteurs, de défendre la profession en se mettant à l’écoute et au service des professeurs documentalistes, de se faire leur porte-voix. Et nous entendons bien, si les circonstances le permettent, persévérer dans cette voie.
Marqué par l’engagement et son nécessaire préalable – la pratique d’un esprit critique –, ce numéro l’est, assurément. L’article de Catherine Migné (p. 4) propose ainsi l’analyse critique d’une façon de « décrire » notre société, d’une manière d’«informer », qui dans un passé pas si lointain, a débouché sur des situations historiques de funeste mémoire. Le Thèmalire (p. 25) est lui consacré à l’engagement dans la marche de la société, y compris dans la littérature pour la jeunesse, si importante dans nos CDI, et qui nous offre les portraits de jeunes héros en prise avec des événements contemporains, ou des épisodes du passé ; donner à lire aux élèves, d’une façon vivante, la lutte pour les droits civiques aux USA, la révolution russe ou les événements de 68, c’est aussi les aider à comprendre les enjeux de l’Histoire. Les événements de Mai 68, justement, dont nous fêtons le cinquantième anniversaire cette année, c’est le thème de l’Ouverture culturelle de ce numéro. Une porte ouverte sur des expositions, des sites à exploiter, de multiples ressources concernant un épisode qui a sans conteste façonné en profondeur notre Histoire moderne.
Esprit critique aussi, nous l’avons dit, avec une approche très pratique : un ouvrage directement destiné aux professeurs documentalistes, et en quelque sorte prêt à l’emploi (p. 15) ; une fiche InterCDI pour aider à rédiger une critique de roman (en direction des élèves, bien sûr !), en page 17.
D’autres rubriques, d’autres articles, dont le dernier entretien réalisé par notre collègue Odile Bonneel, page 36, sobrement intitulé « Libre comme l’art », prouvent l’attachement des professeurs documentalistes à leur profession, et à la communication de leurs travaux et recherches dans l’intérêt de tous. Cette volonté de participer à une œuvre collective a aussi, à notre sens, valeur d’engagement.

Jean-Michel Delambre

Entretien par Odile Bonneel. 

Jean-Michel Delambre est né en 1949 à Liévin, dans le bassin minier, mais a préféré travailler à la mine… de crayon. Écrivain et poète, il écrit pour la jeunesse des albums aux histoires amusantes ou des recueils de poèmes qu’il illustre lui-même d’aquarelles. Son plaisir est de jouer avec les mots, comme dans L’Horrible Recette de Sarah Tatouille la sorcière (éditions Henry), où il manie les « mots-valises ». Mais Jean-Michel Delambre a plus d’une plume à son arc : ancien professeur de français, il est aussi journaliste-dessinateur au Canard enchaîné qui l’a pris sous son aile il y a plus de trente ans. Il y fait des dessins truffés d’humour et des caricatures d’hommes politiques gratinées ! Il était l’ami de Cabu, Wolinski, Tignous, et a fait sienne la devise du Canard : « La liberté de la presse ne s’use que quand on ne s’en sert pas ». Jean-Michel Delambre a également une autre spécialité au Canard : il écrit les « bandeaux » et « manchettes », ces gros titres à calembours et mots-valises. Il collabore aussi à d’autres journaux comme Marianne, Psikopat, Le Parisien, le JDC (Journal De la Corse), Le Courrier Picard… Il écrit des nouvelles pour adulte (son dernier recueil, FIN, Nouvelles d’avant l’Apocalypse est paru en 2016 chez L’Harmattan), ainsi que des bandes dessinées sur la Corse : Da Vinci Corse, Le Diable au Corse. Artiste complet, il réalise des peintures et des sculptures engagées dans son atelier-galerie et, après avoir reçu le Prix du Club de la Presse Nord-Pas-de-Calais, il a reçu en mai 2017 le Prix de l’Humour du Salon de la sculpture d’Étaples pour sa sculpture Aquagym.
Rencontre avec un artiste faisant feu de tout bois, l’esprit toujours en éveil nourri de mots, d’arts, de musiques et de films, qui aime nous faire partager ses œuvres toujours empreintes d’humour !

Le  dessinateur qui écrit 

Quel type d’écolier étais-tu ?
Disons que j’étais un écolier timide qui apprivoisât très tôt la solitude et le rêve (l’absence du père et le mystère de sa disparition ?) pour pouvoir créer, lire, dessiner… Je m’ennuyais souvent à l’école, sauf en français et en dessin et j’ai le souvenir très vivace de deux ou trois maîtres merveilleux de l’école publique qui m’ont beaucoup apporté. La maison familiale était immense avec de longs couloirs (comme dans le film Shining) avec des livres et un jardin avec basse-cour. Nous étions quatre frères et sœur. Notre grand-père était à la fois artisan-cordonnier-boxeur-menuisier-jardinier-conteur-éleveur et bricoleur de génie… Tout est venu de l’enfance.

As-tu toujours voulu faire ce métier d’écrivain-dessinateur ?
Ma mère m’avait abonné à Spirou, puis à Tintin et enfin à Pilote. J’étais fasciné par la BD (Tillieux, Cuvelier, Jijé, Franquin, Hergé, Druillet, Bilal) et le dessin d’humour (Bosc, Chaval, Sempé, Cabu, Mordillo…). À l’âge où on rêve de devenir coureur cycliste, pompier ou chercheur d’or, je savais que je voulais raconter des histoires, dessiner, peindre, écrire… J’aimais d’abord lire, ce qui implique la solitude.

Pourquoi écrire et dessiner pour les enfants ? Quel est ton rapport à l’enfance en tant qu’artiste ?
Avant de vivre du dessin de presse et d’intégrer l’équipe du Canard Enchaîné, j’ai été maître-nageur pour payer mes études et professeur au collège. Enseigner c’était partager, se sentir utile. Puis j’ai quitté l’enseignement pour devenir « journaliste-dessinateur » tout en continuant à animer des ateliers de dessin et d’écriture avec les élèves ; histoire de garder le plaisir de transmettre devant des yeux émerveillés. Dessiner, imaginer, raconter des histoires… c’est une façon de ne pas quitter le monde de l’enfance.

Y a-t-il une écriture pour enfant et une autre pour adulte ?
Il y a juste une différence de forme, mais les contes s’adressent aussi bien aux petits qu’aux grands. Les belles histoires sont universelles et peuvent se relire à chaque âge. Le haïku rencontre un grand succès auprès des enfants grâce à sa forme très épurée et permet une initiation à la poésie.

Fais-tu une différence entre écriture et dessin, ou sont-ils fortement connectés ?
Certaines idées de dessins naissent d’un mot, d’une expression ou d’un jeu de mots. Parfois le dessin naît avant l’idée : juste le plaisir de la couleur et de la matière. J’aime beaucoup l’aquarelle, parce que le jeu avec l’eau réserve beaucoup de surprises. Je peux avoir envie d’exprimer la même idée par un dessin humoristique, une « illustration »
ou une sculpture…

Quels sont les poètes, les écrivains, les dessinateurs qui t’ont marqué ?
Les auteurs qui ont nourri mon imaginaire et m’ont aidé à grandir et à vivre sont Verlaine, Rimbaud, Jean Tardieu, René Char, Prévert, Aragon, Yves Bonnefoy… Hugo, Sade, Mérimée, Maupassant, Camus, Céline, je peux passer du recueil de poésie au polar ! Parmi les contemporains, j’aime bien le cynisme et l’humour de Régis Jauffret, Frédéric Beigbeder et le style de Sorj Chalandon.
À la maison, je lisais tout ce qui pouvait traîner : France-Soir, Le Hérisson, France-Dimanche… puis Le Canard Enchaîné. J’ai eu très tôt une grande admiration pour Tomi Ungerer qui peut passer de l’illustration pour enfant au dessin érotique ou au dessin de presse. Daumier, Doré, Benjamin Rabier, Fred, Topor, Tardi, Cabu, Cardon, Wozniak… il y en aurait tant à citer parmi ceux qui ont un vrai univers !

Y a-t-il des choses, animaux, personnes ou sujets, que tu préfères dessiner ?
J’aime beaucoup dessiner les animaux, car on peut faire passer pas mal de choses sur les humains. Quant au monde politique, c’est souvent une jungle ! J’aime dessiner Sarkozy, c’est un bon client, sans cesse en mouvement avec des mimiques à la De Funès ; Hollande tout en rondeur et qui n’est pas avare de « p’tites blagues », Macron est encore un peu tendre et lisse… les personnages les plus difficiles à « cerner » sont ceux qui ont peu d’expression. Les femmes sont plus difficiles à caricaturer, et on tombe facilement dans le sexisme.

Pourquoi aimes-tu la technique de l’aquarelle ?
L’aquarelle ou les encres de couleurs (rehaussées parfois de pastel) sont faciles à utiliser, car je travaille « à l’ancienne » avec papier d’Arches, grain torchon, des vrais pinceaux et de la vraie couleur, plutôt que sur Photoshop, pourtant bien pratique pour les retouches.

Comment les idées te viennent-elles ?
Y a-t-il une gymnastique de l’esprit pour trouver tous ces jeux de mots ?
On trouve sans chercher ; une conversation, une chanson, un film… tout est prétexte à jeux de mots et ça devient presque automatique. La nuit parfois, on se réveille avec une idée et il vaut mieux la noter pour ne pas l’oublier, quitte à se rendre compte au petit matin qu’elle n’est vraiment pas géniale.

Écrire, dessiner pour les enfants et croquer l’actualité politique : une complémentarité ?
C’est complémentaire et j’ai besoin, comme d’autres auteurs, de faire les deux. Le travail pour les enfants demande plus de « légèreté » et de poésie… Une même idée peut être exploitée à travers le regard d’un adulte ou celui d’un enfant, ou peut être comprise par les deux.

Le  journaliste qui dessine

Comment en es-tu arrivé à travailler au Canard enchaîné ? Cela a-t-il été difficile de percer ? Un choix de vie ?
J’ai commencé à dessiner pour diverses publications confidentielles ou fanzines et à l’École Libératrice, le journal du syndicat des enseignants, à l’époque où j’étais jeune remplaçant. Je demandais à mon « principal » de me libérer le lundi pour pouvoir porter mes dessins à la rédaction du Canard Enchaîné que je dévorais chaque semaine, et un jour j’y ai découvert mon dessin qui s’intitulait « Madame Bovary ratant son suicide » !

Comment organises-tu tes journées ?
Comme un musicien, il faut « faire ses gammes » chaque jour, pour espérer s’améliorer et s’inventer un univers. Je commence à potasser l’actu le dimanche mais en réalité, dans ce métier, on est accro chaque jour aux infos. Je consulte les journaux et évidemment j’écoute les infos midi et soir quand ce n’est pas en continu avec certaines chaînes. J’aime aussi regarder avec gourmandise les dessins des confrères et amis avec parfois un regret : « Mince, il a eu l’idée que j’aurais aimé avoir ! » Surtout aussi pour éviter de « piquer » l’idée qui circule déjà un peu partout.

Comment te tiens-tu au courant de l’actualité ? Choisis-tu librement tes sujets ou réponds-tu à une commande ?
Au Canard, on est vraiment libre du choix des sujets, pourvu que le dessin soit drôle. Mais il y a aussi des dessins de commande, les plus difficiles à réaliser, car on est dans les figures imposées. Cabu était le plus fort dans la discipline.

Qu’est-ce qui fait la force d’un dessin ?
Cavanna disait qu’un bon dessin était « un coup de poing dans la gueule ». Un dessin doit faire réagir, il peut surprendre, provoquer, susciter le rire ou la réflexion, mais ne doit jamais laisser indifférent.

Comment fais-tu pour saisir les traits et caricaturer un homme politique ?
Comme tous les dessinateurs, en observant les expressions, les tics et mimiques, sur les photos ou mieux, à la télé. Après il faut travailler et travailler encore, surtout avec les étoiles filantes de la politique.

Tu dis : « C’est l’actualité qui a du talent », peux-tu développer ?
C’est évident qu’il y a des périodes de vaches maigres pendant lesquelles l’actu ronronne ou nous sert du réchauffé. Notamment pendant les vacances d’été avec les « marronniers ». Difficile de faire un dessin hilarant quand il faut « illustrer », pour la énième fois, le trou de la sécu…

Une rédaction a-t-elle déjà refusé l’un de tes dessins ? Dans ce cas-là, le proposes-tu à un autre journal ?
Il faut rester humble et se dire que si un dessin n’a pas été publié c’est qu’il n’était pas bon. Après il est vrai qu’un dessin peut être refusé par un journal et bien accueilli par un autre ; le choix de publier ou non un dessin reste subjectif et il ne faut pas oublier que cela engage la responsabilité du directeur de la publication.

Faut-il réfléchir à deux fois avant de faire un dessin et se poser ainsi des limites ?
Je réfléchis même à 3 fois, car on peut parfois interpréter un dessin dans le mauvais sens, surtout s’il y a plusieurs « niveaux de lecture ». J’ai fait un dessin où Chirac, après l’affaire des emplois fictifs de la ville de Paris, disait : « Je n’ai jamais été alzheimer de Paris ». Quand on sait que l’ex-maire de Paris est maintenant malade, le dessin peut sembler outrancier… d’ailleurs, il n’a pas été publié.

La liberté d’expression, toujours à conquérir ?
Plus que jamais !

Est-ce que l’on a déjà porté plainte contre l’un de tes dessins ?
Oui, quand j’ai publié le « Jeu des 7 familles corses ». Une association vénérable, « Ava basta », sous la pression des nationalistes, y a vu du « racisme anti-corse », car tous les membres des 7 familles étaient encagoulés. Le tribunal (corse) a tranché en faveur de l’éditeur et de l’humour.

Après l’attentat de Charlie Hebdo, as-tu été découragé ou as-tu eu encore plus envie de dénoncer ?
Oui, j’ai pleuré de tristesse et de rage et, après une période de découragement, je me suis dit qu’il fallait redoubler de légèreté contre l’obscurantisme et la barbarie. De tout temps les créateurs, les auteurs et les artistes ont été menacés par les pouvoirs totalitaires, mais aujourd’hui chaque citoyen, quel que soit son métier, peut se sentir menacé…

Quel est ton message, par rapport à l’écriture, aux arts et à la culture pour la jeune génération ?
J’imagine en dessin, un futur où des archéologues trouveraient lors de fouilles, un fossile mystérieux, bizarroïde… renfermant d’étranges signes. Quelqu’un reconnaîtrait les restes d’un « livre » à moitié calciné, objet silencieux, inusité, disparu depuis longtemps…
Surtout pas de message, mais souvenons-nous, avec Stéphane Hessel, que « Créer c’est résister, résister c’est créer ! » Créer, c’est vivre tout simplement.

Robert Escarpit

La vie de Robert Escarpit est foisonnante et prolixe. Élève de l’École normale supérieure, il obtient en 1942 l’agrégation d’anglais. Professeur agrégé au lycée d’Arcachon, il intègre la Résistance lorsque la guerre éclate. En 1945, il part en mission au Mexique avant de revenir, en 1949, comme assistant d’anglais ; il passe ensuite son doctorat en 1952 et devient Professeur de littérature comparée à l’Université de Bordeaux. Il innove à l’Université dans un milieu considéré comme « conservateur » et participe notamment à la création de l’Institut Universitaire de Technologie de Bordeaux, dont il sera le directeur de 1970 à 1975. Ses talents d’auteur le conduisent à l’écriture de nombreux romans, dont les titres les plus célèbres sont Les Vacances de Rouletabosse, Les Contes de la saint Glinglin et Les Voyages d’Hazembat, puis à devenir un des chroniqueurs du quotidien de référence Le Monde. Recruté par le directeur, Pierre Viansson-Ponté, il a publié dans ce journal plus de 9 000 articles en 30 ans, de 1949 à 1979. Mais c’est bien la littérature comparée qui le mène peu à peu sur les chemins de la sociologie. Cette démarche est bien décrite par Laurence Van Nuijs3 dans la revue Poétique en 2007, qui explique comment Robert Escarpit invente une nouvelle discipline : la Sociologie de la Littérature4. En France, il est ainsi considéré, à juste titre, avec ses complices, le spécialiste de la sémiotique, Roland Barthes, celui des sciences de la documentation, Jean Meyriat, et le linguiste Bernard Quemada, comme le père fondateur des « Sciences de l’Information et de la Communication ». Ces dernières, à l’époque, n’étaient qu’une branche de la sociologie, dénommée « Sociologie de l’information ». Les origines diverses, sémiotiques, littéraires, historiques, linguistiques, sociologiques des concepteurs universitaires des S.I.C expliquent le pluriel admis et utilisé pour les « Sciences » de l’Information et de la Communication. Renforçant son action universitaire, Robert Escarpit crée en 1965 le « Laboratoire Associé des Sciences de l’Information et de la Communication (LASIC) », reconnu par le CNRS. En 1974, il devient le premier Professeur français des Sciences de l’Information et de la Communication. D’ailleurs, en 1994, la revue de l’Université de Bordeaux Communication & Organisation a publié un texte d’Hugues Hotier consacré à Robert Escarpit et ces 20 années d’existence de la toute nouvelle section universitaire5. En 2002, l’hommage de Michel Perrot6 apporte nombre de renseignements tout en utilisant les mots d’une véritable affection retenue. Universitaire, mais aussi professionnel du journalisme, Robert Escarpit souhaitait que les futurs journalistes reçoivent une véritable formation universitaire et professionnelle.
Ces démarches multiples, personnelles, professionnelles et universitaires, s’entrecroisent, se bonifient et donnent naissance à un premier essai, La Révolution du livre7, écrit à la demande de l’Unesco en 1965, puis à un ouvrage tout à la fois pionnier et essentiel, paru en 1976 : Théorie Générale de l’Information et de la Communication8, signé par Robert Escarpit et édité dans la collection Langue, Linguistique, Communication dirigée par Bernard Quemada, linguiste déjà rencontré lors de la création de la section universitaire des « Sciences de l’Information et de la Communication ».
Par sa présentation, ce livre est exceptionnel. Certes les 218 pages et un plan en 10 chapitres sont dans les normes. Toutefois, l’absence d’une introduction, une longue conclusion, un court, mais dense avertissement en avant-propos, un appendice terminologique comprenant des indications bibliographiques et un lexique Français-Anglais, un index des noms propres et un index des matières, très rares à l’époque dans les publications universitaires, prouvent amplement la capacité d’innovation de l’auteur et sa modernité.
L’importance de l’avertissement en une page doit être soulignée, car il expose l’esprit dans lequel cet ouvrage a été rédigé et le cadre général dans lequel il s’inscrit. Robert Escarpit présente ce texte comme la synthèse des sciences de l’information et de la communication, voire comme l’une des dernières chances de pouvoir le faire tant les voies empruntées par celles-ci divergent. L’auteur explique aussi sa volonté de désenclaver la pensée française du verbalisme et des formulations étrangères reprises sans réflexion9. C’est aussi un plaidoyer pour un penseur qui théorise tout en ayant beaucoup lu et réfléchi sur les phénomènes de la communication et les systèmes d’information. Faisant référence au marxisme, Robert Escarpit, s’appuie sur l’Histoire pour une tentative de démonstration supposant que les sciences de l’information et de la communication sont « une lutte de la conscience emportée par le temps, de l’humanité emportée par l’Histoire. »

La recherche du rendement

Selon Escarpit, une société économiquement développée implique l’existence d’un réseau de communication puissant et sûr à l’intérieur de structures solides, étendues, comme les États ou les grands ensembles territoriaux. D’ailleurs, les routes, les voies terrestres, fluviales et aériennes sont désignées comme des voies de communication. Aussi, l’auteur juge-t-il nécessaire d’introduire une séparation linguistique entre les transferts de matières ou d’énergie, qui sont le « transport » et le transfert de l’information, qui est la « communication ». L’auteur insiste sur l’importance de la télécommunication tout en reprenant l’histoire des télécommunications de la création du télégraphe optique par Claude Chappe, jusqu’à la miniaturisation des moyens de transmission par les transistors et les circuits intégrés. Le rédacteur remarque la puissance de la radiocommunication dans les années 1970. Pour Robert Escarpit, Marshall McLuhan se trompe en pensant que la « Galaxie Marconi10 » remplacera la « Galaxie Gutenberg ». D’ailleurs, et cela ne manque pas d’humour venant de la part d’un ancien professeur de littérature comparée, Robert Escarpit reproche à M. McLuhan, professeur de littérature anglaise, de faire brutalement irruption dans l’espace des sciences de l’information et de la communication avec les livres emblématiques La Galaxie Gutenberg, la genèse de l’homme typographique et Pour comprendre les médias, les prolongements technologiques de l’homme respectivement publiés en 1962 et 1967. En note de bas de page, M. McLuhan est désigné par R. Escarpit comme « un prophète sibyllin de l’audio visuel » développant une « mystique [antimarxiste] de l’audio-visuel11 ». Suit tout un long passage sur la puissance et la persistance de l’écrit imprimé, aujourd’hui contredit par le recul très net de la lecture des journaux et livres imprimés mais soutenu, en fait, par la multiplication de productions imprimées annexes, comme l’impression de formulaires ou des messages échangés, puisque la consommation mondiale du papier connaît une forte augmentation. Par ailleurs Robert Escarpit rappelle l’importance de l’espace et de l’envoi de satellites artificiels qui renforcent, sécurisent et multiplient les moyens de communication. Cette dimension importante des avancées des technologies de l’information implique de forts investissements dans la recherche, d’où la nécessité de rentabilité et de rendement.

Le temps des ingénieurs

Ce second chapitre est un passage très technique où Robert Escarpit commente et reprend les formules mathématiques développées depuis deux siècles partant du chaos pour parvenir à l’entropie. Il synthétise la pensée mathématique de Claude Shannon, inventeur du terme scientifique « bit » par un schéma linéaire de la communication (cf. encadré).
Prolongeant les théories du physicien français E. Roubine, Robert Escarpit soutient que la qualité du message dépend de la technique utilisée pour la transmission, des bruits extérieurs, des techniciens qui en transmettent les informations. Toutefois, Escarpit affirme avec force que seuls la source et le destinataire sont soucieux de la signification du message. Ainsi un employé de la Poste envoyant un message s’occupera de sa longueur et de percevoir son coût sans s’occuper de la teneur du message. Depuis les années 2000, la lutte contre la cyberpédophilie en premier lieu, puis contre le cyberharcèlement et le cyberterrorisme, a bouleversé cette approche trop technique et économique.

Les limites du modèle mécaniste

Le chapitre trois critique une vision formatée de la communication par la technologie. Selon Escarpit, le texte commande le message. C’est pour cela que la redondance, qui pour les théoriciens des théories de l’information est une perte de temps et de rendement, devient un outil nécessaire à la bonne compréhension. L’autre problème posé par la vision technologique de la transmission de l’information est la non prise en compte de l’émetteur et du destinataire. En effet, ces deux derniers sont des humains et la source conditionne les messages à transmettre par le canal mécaniste. Or notre civilisation technologique fondée sur le profit veut faire croire à « l’innocence de la machine » et à sa neutralité dans les discussions entre humains. Escarpit remarque que le contenu est transformé par le contenant. Un formulaire restreint le nombre de mots pour une réponse ; que dire, actuellement des QCM ou des plates-formes téléphoniques automatisées12 ? L’auteur souligne que ne pouvoir développer sa pensée ou exposer pleinement son problème est assimilable à une restriction de la liberté. Que ne pas pouvoir sortir d’un schéma binaire peut provoquer en réaction une prise de pouvoir révolutionnaire. Actuellement, la situation serait inverse et face aux systèmes automatisés de communication, il existe une forme générale de résignation, voire d’abattement13.

La famille Frankenstein

Ce chapitre revisite l’histoire littéraire des êtres pensants fabriqués par l’homme, du Golem de la mystique juive au Frankenstein de Mary Shelley en passant par les robots de Karel Capek et Isaac Asimov, scientifique devenu l’un des grands auteurs de science-fiction avec sa série consacrée aux robots équipés de cerveaux « positroniques » dont l’héroïne, le docteur Susan Calvin est robopsychologue14. Escarpit retient de cette longue histoire le « feedback », ou rétroaction, entre l’homme et la machine. À son avis, c’est la pièce maîtresse de l’automatisation. Dès lors, information et énergie deviennent inséparables. La machine et l’homme forment un homéostat. Mais l’auteur conclut ce chapitre estimant que l’apprentissage est le propre des humains et de certains animaux supérieurs, et que les animaux inférieurs et les systèmes mécaniques en sont peu capables, voire incapables. À ce propos, les polémiques continuent où les confrontations entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle confirment les progrès de cette dernière par les retentissantes et médiatiques victoires de la machine sur les champions humains tant aux jeux d’échecs qu’aux jeux de Go. D’ailleurs, le dernier dossier des cahiers du Monde 2017 est consacré aux promesses et périls de l’intelligence artificielle15. Est-ce un hasard ?

Le rêve cybernétique

Cette approche conduit au cinquième chapitre, qui paradoxalement met en parallèle les travaux de Norbert Wiener sur la cybernétique avec ceux de Pavlov sur l’expérimentation animale. L’auteur met en garde contre une vision séparant trop violemment l’animal de l’homme ou l’inverse. Il voit la véritable séparation au niveau du langage qui permet d’introduire le chapitre six, « langage et langages », qui commence par une longue critique du fondateur de la linguistique, Ferdinand de Saussure pour se clore sur les travaux de Noam Chomsky pourtant rejetés par de nombreux intellectuels français.

La communication et l’événement

Le titre d’un article de Dominique Dubarle sur les machines à communiquer et à gouverner paru en 194816, est ici repris pour aborder le problème des « machines à communiquer ». Escarpit est frappé par la capacité des nouvelles machines à transmettre des messages, mais aussi à en créer de nouveaux. Il présente des systèmes de communication sous la forme inusitée à l’époque d’algorithmes. Il en déduit que des machines sont non seulement capables d’informer mais aussi de s’informer. Justement cette information édifiée par le langage est au fondement de la constitution d’une identité collective. L’auteur souligne l’importance de la domination linguistique dans la constitution des États à partir du xve siècle avec l’usage d’une langue écrite dominante et de langues orales dominées17.

L’information et le document

Dernier point abordé dans le chapitre précédent, l’écrit transforme l’événement en document ouvrant ainsi ce chapitre par cette formule : « On définira le document comme un objet informationnel visible ou touchable et doué d’une double indépendance par rapport au temps ». La fonction documentaire permet « une stabilisation d’un message sur un support qui le rend indépendant du temps et synchroniquement disponible ». Robert Escarpit reprend l’idée maîtresse de la pensée de Marshall McLuhan : chacun des médias utilisés par l’homme crée des rapports différents entre les sens. Ainsi, les dernières avancées scientifiques, en particulier les travaux de Stanislas Dehaene, exposent bien les différences établies entre la lecture sur papier imprimé et celle sur écran18 et 19. Robert Escarpit prévoit qu’outre le texte imprimé, toutes les autres formes de documents, vidéo, cinématographiques, musicaux, deviendront des objets documentaires à conserver.

Les problèmes documentaires

De nombreux moyens de conservation des événements et de sélection des documents sont évoqués dans ce neuvième chapitre. Robert Escarpit pose déjà le problème de la multiplication exponentielle de ces derniers, donc de leur conservation ou de leur suppression. Cet aspect semble très complexe : qui peut juger sur le moment d’un événement ou d’un document à éliminer ? C’est ainsi qu’Escapit évoque la problématique de l’analyse prévisionnelle des besoins des utilisateurs par les documentalistes.

Le temps de sociologues

Le dernier chapitre relate de façon critique l’histoire de la sociologie de la communication de masse tout en concluant que la diffusion de l’information contribue à la renaissance de réseaux de « petits groupes ». Effectivement, douze ans plus tard, l’ouvrage de Michel Maffesoli, Le Temps des tribus20 sera un grand succès, reconnaissant de la sorte l’importance des médias dans la naissance de communautés.
En guise de conclusion, Robert Escarpit laisse une pensée ouverte : est-ce que la civilisation de l’information nous étouffera ou nous permettra de nous exprimer et d’être entendu ?

Ce livre mérite d’être redécouvert et relu, en particulier par les enseignants documentalistes, car il offre non seulement une vision historique de l’évolution de la pensée autour de la communication et de l’information, mais il ouvre aussi des perspectives aujourd’hui explorées par de très nombreux auteurs qui confirment la pertinence de l’exposé de Robert Escarpit et la difficulté, voire l’impossibilité, d’une véritable synthèse des Sciences de l’Information et de la Communication.

Robert Escarpit © DR

Information & citoyenneté

Le format

Un classeur, donc. 124 fiches divisées en trois parties par un code de couleurs : « Rechercher, évaluer, produire de l’information / Connaissance des médias / Citoyenneté numérique ». Des têtes de chapitre en prise directe avec l’EMI, et plus généralement avec ce qu’il convient de voir avec les élèves au CDI, l’information faisant partie, aujourd’hui comme hier, de l’ADN même des CDI, oserions-nous dire.
Chaque fiche-professeur présente les objectifs, les notions abordées, le déroulement de l’activité, propose un bilan et renvoie à d’éventuelles activités associées. Un encadré précise pour chaque fiche les données disons techniques : niveau visé, disciplines principalement concernées, matériel et ressources nécessaires, durée prévue de la séance (un peu optimiste, voir encadré ci-contre). Précision importante : chaque séance est située avec détail (domaine, point n°…) par rapport au Socle commun de connaissances et de compétences. À la fiche professeur correspondent une ou plusieurs fiches-élève, tout à fait prêtes à l’emploi (nom, prénom, classe déjà imprimés) avec des exercices d’application classiques, mais variés. Remarquons que lorsque ces fiches-élève reproduisent des documents, les reproductions sont de toute beauté. Dans cet ouvrage, les documents d’appui sont d’ailleurs très bien choisis en général et soigneusement reproduits. Certaines de ces fiches-élève seront parfois peut-être délicates à utiliser avec des élèves ayant des difficultés de lecture, de par leur densité ; d’autres sont parfaitement utilisables par tous. À propos de l’adaptabilité de cet ouvrage, il faut remarquer qu’il est accompagné d’un CD-Rom contenant l’ensemble des fiches et que ces fiches sont alors modifiables à souhait, ce qui nous semble une excellente initiative.

Le contenu

La première partie, « Rechercher, évaluer, produire de l’information », est divisée en six chapitres, allant, de manière assez classique, de la source de l’info à la synthèse par l’élève et la mise en forme de ses recherches.
La deuxième partie, intitulée « Connaissance des médias » et divisée en quatre chapitres, aborde des thèmes tels que l’image virale et ses origines, les rapports entre presse papier, presse audiovisuelle et web, l’information « gratuite » et le financement de la presse, enfin la relation image-commentaire dans le reportage et les effets de la rédaction, du montage.
La troisième partie, « Citoyenneté numérique », traite d’une réalité de jour en jour plus importante. Divisée en quatre thèmes, leur simple énoncé en montre l’actualité : s’exprimer en ligne (portée, responsabilité de ses actes) – réputation en ligne (respect de soi et des autres) – l’identité numérique (traces laissées sur le web) – sensibilisation aux usages des réseaux sociaux.

De conception classique, bien pensé et soigneusement réalisé sur le fond aussi bien que sur la forme, cet ouvrage repose visiblement sur la pratique de l’auteure. Les questions ici traitées correspondent à des besoins chez des élèves de collège à partir de la 5e, et plus ponctuellement chez les lycéens. Son prix peut constituer un obstacle, mais à terme, la personnalisation possible de l’outil grâce au CD-Rom peut être un réel atout.

 

Le Gallois, Hélène. – Information et citoyenneté.
Une approche par compétences. Séances prêtes à l’emploi.
124 fiches + CD-Rom. – Génération 5 éditeur, 2017.
EAN 9782362460715 : 89 €.

La « réinformation »

Ces enjeux, liés à la présence en ligne des réseaux de l’extrême droite et autres extrémistes de tout poil, connue sous le vocable de « fachosphère », constitutive elle-même d’une « réinfosphère », sont intrinsèquement culturels et sociétaux. Ils concernent au premier chef l’avenir des jeunes et interrogent profondément leur capacité à exercer leur esprit critique, mis en présence de thèses et de discours structurés, argumentés et potentiellement très séduisants.

Des mots pour dire les choses

« Fachosphère », « réinfosphère », « complosphère » et autres cercles, pourvu que nous ne tournions pas en rond ! Mais non, nous gardons le cap (voir encadré « À qui a-t-on affaire ? »). Tous ces mots au suffixe « sphère » dérivent du tout premier d’entre eux, à savoir la « blogosphère ».
Le concept de « fachosphère » s’impose vraiment avec la polémique liée au livre La Mauvaise Vie écrit en 2005 par Frédéric Mitterand, alors ministre de la Culture, qui sera, en 2009, l’objet de la vindicte de Marine Le Pen dont la source d’inspiration n’est autre que le site d’extrême droite Fdesouche.com, lancé en 2005 par Pierre Sautarel, ancien du Front National. Elle accuse le ministre d’être pédophile. Les médias, dont le site Lexpress.fr à la date du 6 octobre 2009, parlent alors clairement de « fachosphère ». Pourtant, Daniel Schneidermann, directeur d’Arrêt sur images, en revendique la paternité dès 2008. Les journalistes du site, pour leur dossier « Fachosphère : à l’assaut du Net », mènent déjà l’enquête sur une « fièvre nationaliste » en ligne.
Le concept de « réinformation », quant à lui, n’appartient pas au vocabulaire médiatique mais à celui du militantisme d’extrême droite. Selon les Décodeurs du Monde, « il apparaît pour la première fois en 2007 sur les blogs et médias identitaires, associé au champ lexical de la résistance et de la “ reconquête chrétienne ” ». Radio Courtoisie, présidée, à l’époque, par Henry de Lesquen, haut fonctionnaire et homme politique, en est le fer de lance par le biais de son « bulletin de réinformation ». Jean-Yves Le Gallou, ancien dirigeant du Front National, mégrétiste et membre fondateur du « Think tank » Polemia, qui se veut un « Acrimed d’extrême droite » viscéralement identitaire, coordonne l’émission et assume une stratégie
médiatique élaborée.
Il est, en outre, l’organisateur depuis 2010 des « Bobards d’or » et des « Journées de la réinformation », depuis 2012, avec pour visée la dérision exercée à l’encontre du travail mené par les journalistes et l’opposition à la ligne éditoriale de la presse généraliste, quelle qu’elle soit. À travers eux, ce sont les valeurs humanistes, sociales voire démocratiques directement qui sont dans la ligne de mire et qu’il s’agit d’atteindre, précisément et systématiquement, au cœur.

De « l’alternatif » et autres inventions

Le combat est culturel parce que la « réinformation », diffusée par les cercles d’extrémistes autoproclamés « réinfosphère » via leurs blogs, sites, vidéos sur Youtube ainsi que leur activisme sur Twitter ou les forums, consiste en définitive en un renversement des valeurs et des grilles d’analyse des faits. Ces derniers ne sont pas niés grossièrement d’une façon générale (sauf pour les négationnistes), mais ils sont « relus », « réinterprétés », de façon pointue parfois, souvent habile. La rhétorique est à l’œuvre, la mécanique du discours est bien huilée. Il est dès lors possible de pervertir la perception de la réalité, les faits peuvent devenir « alternatifs »… Il ne s’agit plus de seulement désinformer, mais aussi d’agir en influençant de façon assumée et explicite la perception du monde de ceux qui reçoivent le message. Aujourd’hui, les cercles d’extrême droite sont loin d’être les seuls à user de ces discours et à tenir de telles postures, mais ils en restent les parangons.
Nous vivons une époque extraordinaire, au sens premier du mot, dans laquelle, en janvier 2017, sur NBC, Kellyanne Conway, conseillère du président Trump, affirme pour soutenir le porte-parole de la Maison Blanche pris en flagrant délit de mensonge quant au nombre de participants à l’investiture présidentielle, qu’il ne s’agit pas d’un « mensonge manifeste » mais de « faits alternatifs », autrement dit, elle explique que l’audience à cette fameuse investiture « ne pouvait être prouvée et encore moins quantifiée ». Il suffisait de l’affirmer avec aplomb… Des journalistes répondront par la comparaison de l’occupation du même lieu au moment de l’investiture de Barack Obama. Sans appel. Toutefois, dans ce contexte de « post-vérité », l’idéologie, les croyances personnelles et l’émotion l’emportent aisément sur la vérité factuelle.
Même s’il existe des traits communs, liés notamment à des biais cognitifs très semblables, au même défaut de réfutabilité ou encore au langage qui peut devenir haineux, autre chose est à l’œuvre au sein de la « fachosphère » que dans les « théories du complot » ou le « conspirationnisme », connus sous le vocable de « complosphère », ou encore dans la diffusion de « fake news », erronées et volontairement trompeuses. En effet, ces dernières restent, malgré l’impact lié à leur viralité sur les réseaux sociaux, des contrefaçons, des imitations, de la forme journalistique notamment en s’appropriant ses codes visuels et écrits. Elles visent à dénoncer de façon apparemment cohérente des forces occultes à l’œuvre en vue d’orienter les événements sociaux, historiques, religieux ou politiques, à leur seul profit et pour établir leur unique pouvoir.
Mais les cercles de l’extrême droite et d’autres extrémistes jouent une partition qui leur est tout à fait propre, mettent en place des stratégies communicationnelles bien plus proches de la dramatique perversion du langage opérée par la conseillère du président Trump. Ils s’approprient les codes médiatiques, principalement ceux des sites d’information et reprennent à leur compte une position ancienne de l’extrême gauche : « ne déteste pas les médias, deviens média ». La WebTV, TVLibertés, se veut la première chaîne de « réinformation » et utilise tous les codes classiques des émissions de télévision.
Ces discours et prises de position constituent bel et bien une « alternative » politique, sociale et médiatique qui a sa place dans l’expression démocratique tant qu’elle respecte le cadre de la loi commune tout en profitant à fond de la liberté d’expression permise par la présence en ligne et particulièrement sur les réseaux sociaux.
Ils « réinforment » et ce n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est la puissance de frappe et la caisse de résonance fournies par le web qui réunit dans un même espace-temps des médias et des supports autrefois distincts. Des gisements d’information convergent, s’hybrident et sont accessibles via les mêmes canaux, dotés d’une viralité et d’une capacité de diffusion inédites.
La perversion réside bien, quant à elle, dans le retournement du sens du mot « autre ». Une alternative véritable ne devrait précisément pas entraîner, pour exister, une disqualification ou un écrasement systématique de l’autre (l’alter latin), du différent, de ce qui vient dire le monde autrement, précisément, ni soutenir la substitution d’une réalité nouvelle, purifiée de toutes compromissions et influences, à celle existante, d’emblée corrompue et délétère.

Faire feu de tout bois ou la présence massive en ligne

La propagande de l’extrême droite est un secteur très dynamique du web où des idées sont diffusées, relayées, où des actions sont mises au point et coordonnées et, où, bien entendu, des fonds sont levés. Cela reste le nerf de la guerre…
Le web est un levier puissant pour des cercles qui n’ont pas l’oreille des médias traditionnels et se posent systématiquement en victimes de cet « ostracisme » et de cette « censure ». Le Front National a ainsi été le premier parti à se doter d’un site web, juste avant les Verts, également en « manque de visibilité médiatique » à l’époque. L’extrême droite en ligne, dans toute sa diversité, prétend toujours, et cela n’est là non plus, ni récent ni spécifique à sa présence sur le web, délivrer une information « corrigée des bobards attribués aux médias voire passée sous silence par le système ». (voir encadré « le vocabulaire favori de la “ fachosphère ” et de l’extrême droite »). Le web lui permet, en revanche, de délivrer ses véritables mots d’ordre et sa vision du monde en contournant les filtres médiatiques et institutionnels classiques et en touchant directement l’audience. Tous les formats sont mis à contribution et bien maîtrisés : sites et blogs, pages Facebook et comptes Twitter, commentaires sur les forums, y compris ceux relatifs aux jeux vidéo sur lesquels sont présents les jeunes, tel que le forum Blabla 18-25 ans du site jeuxvideos.com où Henri de Lesquen, de radio Courtoisie, est présent et actif. Les codes de communication utilisés sont alors ceux des jeunes, notamment visuels et humoristiques via les stickers. Si Henri de Lesquen rassemble 10 000 abonnés sur le forum et que ses discours anti-avortement sont diffusés sur Snapchat, il ne répugne pas pour autant à jouer les « troll » de façon à s’immiscer dans des débats ou parasiter des sujets sur des blogs, comme ceux concernant notamment les homosexuels.
La force de la « fachosphère » réside dans son caractère mouvant et multisupport ainsi que dans la très forte motivation et l’activisme en ligne de ses membres. Des acteurs apparaissent et disparaissent au gré de leurs stratégies… ou des condamnations. Dieudonné a fait le choix d’agir par l’intermédiaire de ses vidéos, mettant parallèlement en place sa marque comme Quenel+ et le site quenelplus.com. Alain Soral, idéologue du site « Égalité et Réconciliation », dispose d’un public représentant plusieurs millions de vues pour ses vidéos et ses conférences virtuelles. Tout y passe, des féministes aux homosexuels en passant par les Juifs, encore et toujours. Cette popularité virale ne doit vraiment rien au hasard. Dans le système Soral, marketing, business et haine constituent des leviers puissants et séduisants pour ceux à qui ils procurent un sentiment d’appartenance à une communauté et des réponses identitaires. La posture victimaire face au « système » réunit et soude fortement même si au sein même de tous ces cercles l’unanimité n’est pas toujours de mise. Alain Soral critique farouchement Fdesouche, navire amiral de la « fachosphère », foncièrement identitaire et qui refuse de faire appel aux « bonnes volontés issues de l’immigration » pour lutter contre le sionisme… C’est une nébuleuse mobile, multiforme, puissante… et désunie en ligne tout comme dans la « vraie vie ».
Puissante, en effet, quand on prend en compte le fait que le site Fdesouche totalise en moyenne 4,5 millions de visites par mois. Lancé en 2005, le site fonctionne avec cinq bénévoles et traite de ses thèmes favoris que sont l’immigration, l’islam et l’insécurité. Son influence est telle que la mobilisation des lecteurs du site a permis d’empêcher en quelques jours la tenue du concert du rappeur Black M prévu pour le centenaire de la bataille de Verdun en 2016. Sur leur page Facebook, la plupart des internautes s’expriment en utilisant leur véritable patronyme et émettent des opinions désinhibées et décomplexées car vécues comme relevant d’un grégarisme affinitaire assumé qui vient mettre fin à l’isolement social potentiel de ces mêmes opinions. Le site d’Alain Soral, Égalité et Réconciliation, totalise quant à lui 8,5 millions de visites mensuelles en moyenne. Sa maison d’édition, Kontre Kulture, et sa boutique en ligne témoignent d’un modèle économique rentable pour ne pas dire florissant. Il n’y a pas de contradiction, alors l’émulation et la répétition ad nauseam des prises de position et des discours sont démultipliées par le web.

Des marges au centre du web

La « fachosphère » tire cette puissance d’attraction du fait qu’elle a un caractère dissident, non institutionnel et anti-système, même la démocratie parlementaire représentative est explicitement visée. En cela, elle concorde pleinement avec le web qui a été, et est toujours, un « contre-espace public » où toutes les paroles et opinions se valent. Toute proposition peut en concurrencer une autre. Le marché de l’information est dérégulé ; visibilité et audience deviennent représentativité. Des « doxas alternatives » font leur chemin.
La « communauté » vient faire face au « système », concept manié par la droite extrême depuis les années 50, en tant qu’elle constitue un corps vivant menacé par des « éléments pathogènes extérieurs ». Le « système » a le visage global des partis institutionnels, des grands médias, de la finance et des élites en général, intellectuelles et politiques en particulier. À ce titre, un effet pervers de la réaction des médias dans leur ensemble est d’apporter une cohésion idéologique a posteriori à des groupes d’influence qui n’en ont pas d’emblée et qui, de ce fait, se renforcent. Il est possible d’apporter son soutien à Dieudonné, Soral ou Le Lay, le bloggeur ultranationaliste breton, sans adhérer totalement. Nous savons à quel point il est ardu d’adopter et de tenir un positionnement adéquat face à cet état de fait, ainsi que d’apporter des réponses intellectuellement étayées et concrètement performatives.
Le web est un canal alternatif que la « fachosphère » a envahi par nécessité et par opportunisme pour se passer de la médiation des journalistes classiques, bien que certains de ces derniers aient également offert des tribunes et donné de la visibilité aux cercles de l’extrême droite. Avec un cynisme achevé, Jean-Yves Le Gallou, du site Polemia.com, rappelle que « les moteurs de recherche n’ont pas de conscience politique » et que le « marché idéologique est donc ouvert à ceux qui veulent y jouer un rôle » ; ceci sans avoir forcément de gros moyens matériels et financiers. Si on se livre à un petit test de référencement sur le web par notre « moteur de recherche préféré », Google, avec les mots-clés « égalité » et « être français », alors, dans le premier cas, le premier résultat obtenu est le site d’Alain Soral, Égalité et Réconciliation ainsi que ses vidéos en second résultat. Pour la seconde recherche, la première réponse fournie est le site de la fondation Polemia du « clan » Le Gallou. La « fachosphère » a fait son chemin des marges au centre du web… Avant, pour exister, un groupe politique avait une adresse, des locaux, des parutions là où aujourd’hui, en ligne, un individu peut avoir autant d’audience et d’influence qu’un groupe et jouer un rôle de catalyseur.

Réagir citoyennes et citoyens !

Qu’est-il alors possible de faire face à ce dynamisme
affirmé et croissant de la « fachosphère » ? Quelles sont les réponses institutionnelles et légales ? Que pouvons-nous mettre en place en tant qu’enseignants et citoyens, sur quelles bases intellectuelles et pédagogiques dans un contexte de relativisme généralisé où distinguer vraisemblance et vérification est impératif ?

Dans ma bulle…

À nouveau une bataille à mener, celle du réel qui consiste à dire les faits déplaisants quand ils concernent les journalistes, les hommes politiques ou les autorités religieuses, à pointer les oppositions ou les conflits avec courage et tâcher de les régler en contextualisant les situations ou les évènements, en réintroduisant de la perspective et de la complexité, en sanctionnant le cas échéant.
Les jeunes et nous-mêmes pouvons bien souvent nous trouver confortablement installés au sein d’une « bulle informationnelle » au sein de laquelle l’information nous parvient au détour d’une autre activité (Fil d’actualité de Facebook, Snapchat). Il y a là une passivité bien confortable face au flux : laisser venir l’information à soi ne demande pas d’effort à l’opposé d’une démarche active de veille et de recherche d’information qui impliquent une distanciation. Les informations de la « communauté » sont traitées sur un pied d’égalité en termes de valeur avec celles de la société globale. Tout ceci sécurise, ne vient en rien susciter le doute, salutaire au sens cartésien du terme (et non le doute perverti des « complotistes ») ou la réflexion et la remise en cause d’une façon de penser ; les informations sont reconnues comme étant fiables et crédibles puisqu’elles émanent de la « communauté » et qu’elles ont bénéficié d’un grand nombre de vues… Alors on les partage et elles deviennent virales… Un cercle vicieux.
La question de la hiérarchie de l’information se trouve donc posée avec acuité d’autant que ces sollicitations / notifications, souvent non contextualisées, sont difficiles à tenir à bonne distance car elles ont un fort potentiel d’émotion ou de curiosité.

La petite fabrique de l’information

Parallèlement, la distinction entre « fabrication » et « fausseté » de l’information doit être clairement identifiée et interrogée en pratique. En effet, la défiance, qui s’exprime face aux formats classiques de production médiatique (chaînes d’information continue apparues dès les années 90, les conférences de presse accessibles sur accréditation, les scripts standardisés des questions posées par les journalistes lors d’interviews, notamment à la radio…) et qui vient parfois légitimement mettre en lumière que tout n’est pas parfait non plus dans le monde « policé » des médias, rend très difficile toute démarche qui consiste à rendre compte de la complexité contre la simplification. Rendre lisible les évènements, les évolutions sociétales et culturelles, le rapport à l’autre et au monde, est une tâche ardue qui doit pouvoir s’appuyer sur une vulgarisation de qualité. Ceci est extrêmement important quand le progrès, quel qu’il soit, est remis en cause, peut même être perçu comme anxiogène dans ses applications et que cela permet la réactivation ou l’apparition d’idéologies, de certitudes et de croyances. Quel lien est donc fait aujourd’hui, notamment par les jeunes, entre connaissances et savoirs et vision du monde ?
Les chercheurs sont peu sollicités dans le débat public alors qu’ils sont à même de proposer des clés de compréhension, de formuler des questionnements qui permettent d’interroger le réel, de trier et de hiérarchiser pour dégager du sens de ce qui nous parvient et mettre en place un appareil critique constructif solide. Cela relève de choix sociétaux et les techniques portent bel et bien des choix politiques et façonnent le rapport au réel ; elles peuvent ainsi permettre la banalisation de certains faits comme la violence verbale ou physique dans des vidéos, donner à penser qu’il s’agit d’épisodes « ordinaires » de la relation à l’autre.
L’horizontalité inédite dans le rapport aux savoirs, aux connaissances, aux gisements d’information, permise par ces techniques doit être mise en jeu dans des démarches et dispositifs qui consistent à « apprendre à apprendre ». Il existe en ligne, et surtout sur les réseaux sociaux, une posture d’avertissement que connaissent bien les jeunes et qu’ils utilisent sur des sujets variés, du plus sérieux au plus prosaïque. Cet environnement communicationnel qui est le leur pourrait servir de levier pour installer des réflexes de vérification mis en œuvre régulièrement dans différents contextes, y compris via les applications et accès dont ils disposent sur leurs appareils mobiles.
Un de ces réflexes consiste à systématiquement consulter les informations relatives à l’auteur(e) de ce qui est dit . Qui parle de quoi et que dit-il/elle de lui/elle ? Sur les sites, ces informations se trouvent via les liens « Qui sommes-nous ? » ou « À propos » ou encore les « mentions légales ». Les images doivent être interrogées au premier chef : sont-elles créditées ? D’où viennent-elles ? Un retour à la source de l’image ou de la photo est essentiel, des moyens simples existent pour cela : Fotoforensics / TinEye / Google Images, et permettent de réunir, tel un enquêteur astucieux, un certain nombre d’indices précieux.
La démarche des jeunes, faite de « suivisme » mais aussi de curiosité, qui consiste à « aller y voir » est utile et a un versant très positif si elle est mise en œuvre pour exercer son esprit critique. Des séquences sur la veille en ligne à partir de sources classiques et de sources véritablement alternatives d’information peuvent être mises en place. Ces dernières sont à rechercher et à identifier, de nouvelles formes d’écriture journalistique sont à aborder, qui font un travail de fond tant en termes d’enquête que de rédactionnel (pour exemples : lesjours.fr, cfactuel.fr / le Un, Oblik, la nouvelle revue infographique d’Alternatives économiques, la revue XXI, La Revue dessinée et Topo).

Vous avez dit « impunité » ?

Il s’agit de montrer comment fonctionne le pouvoir, y compris celui de tous les médias, l’influence, l’audience, la crédibilité sans verser par facilité, comme au sein de la « fachosphère », dans le complotisme ou la paranoïa. C’est une pédagogie transversale à élaborer. La question du rapport entre liberté d’expression et garantie de l’ordre public est posée d’autant plus qu’un fort sentiment d’impunité prévaut en ligne et principalement sur les réseaux sociaux. Le site Fdesouche est ainsi hébergé en Suède, celui du bloggeur breton Boris Le Lay, Breizh Atao, l’est aux États-Unis où l’approche de la liberté d’expression est bien plus extensive que la nôtre. Si le tribunal de Brest a obtenu en 2016 son déréférencement partiel sur Google (cela concerne la page d’accueil, le contenu reste accessible), il le doit à la bonne volonté des opérateurs du net. En effet, un site ne peut être fermé par les autorités que pour des raisons de terrorisme ou de pédopornographie.
Le bloggeur ultranationaliste a été maintes fois condamné en France pour incitation à la haine raciale et est parti vivre au Japon pour y échapper (il n’existe pas de convention d’extradition entre la France et ce pays, le voilà hors d’atteinte). Dieudonné s’est vu condamner notamment en 2015 pour apologie de crime contre l’humanité, entre autres. Sa « petite entreprise » n’en est pas moins prospère… Les dispositions législatives issues de la loi Gayssot de 1990 contre le racisme et l’antisémitisme permettent d’agir mais produisent également, comme c’est si souvent le cas quand il s’agit de réagir et de répondre au discours de la « fachosphère », un effet pervers qui, outre le grand classique de la posture victimaire face au « système répressif », est celui de l’adaptation habile et opportuniste de ce même discours et des prises de position qui vont avec dans le sens d’une euphémisation, une sorte de « green washing » de l’extrême, qui leur permettent dès lors d’atteindre voire de rallier un public inaccessible sans ce travail. Cela leur permet de se réaffirmer sans complexe comme étant des « chercheurs de vérité ».
Les autorités gouvernementales réagissent également en permettant de signaler tout contenu illicite sur le Net via le site internet-signalement.gouv.fr (qui n’est pas spécifiquement dédié aux discours extrémistes) et en impulsant des campagnes de communication telles que celle relative à la plateforme à destination des jeunes « On-te-manipule.com », vilipendée d’emblée par la « fachosphère ». Il est difficile d’en mesurer les effets et les usages qui en sont faits.

Les faits, rien que les faits

Le formel et au premier chef le législatif ne change pas le réel à lui seul, bien souvent il ne fait qu’en prendre acte et l’entériner, il faut donc être présent en ligne, publier, argumenter, assumer de façon constructive et mature le désaccord.
Des initiatives citoyennes aussi viennent d’ores et déjà répondre à la « fachosphère » sur son propre terrain, principalement sur Youtube où l’audience est soutenue. Ainsi, le vidéaste Usul et sa websérie d’analyse politique et sociale « Mes chers contemporains » cumule plus de 200 000 abonnés en 2018 et plus de 6 millions de vues. De même, Ludovic Tobey, via son site Osonscauser.com et sa chaîne « Osons causer » qui compte plus de 120 000 abonnées et totalise plus de 4 millions de vues, revendique un « bla-bla d’intérêt général » produit par son groupe de jeunes trentenaires. Ces jeunes citoyens actifs en ligne, qui assument leur prise de parole, expérimentent la difficulté qu’il peut y avoir à élaborer un contre-discours efficace pour contrer celui tenu au sein de la « fachosphère », car ce dernier travaille et agit sur des représentations profondes qui viennent dire quelque chose d’un extrémisme déjà bien présent dans les têtes et du confort qu’il y a à rendre « l’autre » encore et toujours responsable au travers d’une « grille de lecture altérophobe » perçue comme fortement explicative et profondément rassurante.
La Commission Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) publie chaque année un rapport remis au Premier ministre sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie qui permet de prendre conscience des évolutions, voire des mutations à l’œuvre au sein de notre société. Dans ce cadre, l’historien Marc Knobel s’est vu confier le soin de présenter une étude annuelle sur le développement des appels à la haine et à l’exclusion sur Internet, qu’il s’agisse de l’apologie du terrorisme, du négationnisme, du néonazisme, de l’homophobie ou encore des radicalismes religieux.
Un appel est donc lancé au vu de ces données à ne pas faire défection sur le long terme, face à la banalisation notamment, à accepter la contradiction en s’armant sérieusement sur les plans intellectuel, conceptuel et culturel. Les faits établis et vérifiés doivent l’emporter et être soutenus dans ce sens, il n’y a pas là de place là pour de « l’alternatif ». Ainsi que le rappellent Pierre-André Taguieff ou Gérald Bronner, cela permet d’éviter le piège de la réfutation immédiate : ce type de discours extrémiste résiste à l’épreuve des faits et oppose systématiquement un défaut de réfutabilité. De façon perverse, nous l’avons vu, la réfutation, qui demande une grande énergie, s’inverse en une preuve du bien-fondé du discours à réfuter ! Ceci d’autant plus que les arguments faux ou fallacieux mis ensemble donnent une impression forte de cohérence et de crédibilité, ce qui est moins le cas lorsqu’ils sont isolés et analysés.

Accepter de ne pas tout comprendre est chose très difficile pour chacun. Aborder la complexité est souvent une gageure. Poser clairement et avec courage la question centrale « tous les avis se valent-ils ? » est un enjeu pédagogique de décryptage et de hiérarchisation de l’information, mais pas seulement. Ce qui nous parvient en ligne, qui nous semble rentrer dans les mœurs et qui finit par constituer l’ordinaire numérique doit toujours être questionné et remis en perspective.
En cette année de commémoration de Mai 68, il est tentant de conclure en disant « ce n’est qu’un début, continuons le combat »…

Osiris

Structure anthropologique de l’imaginaire égyptien

Différentes traditions de la légende osirienne se complètent et s’entrecroisent. Mais c’est à Plutarque que nous devons le récit le plus complet, intitulé Isis et Osiris. Toutefois, même si elles sont peu nombreuses, les sources pharaoniques existent. Les textes égyptiens présentent en effet, dès l’Ancien Empire, les éléments essentiels du mythe. Elles nous racontent que l’univers n’était au commencement qu’un grand océan primordial, qui engendra le soleil Atoum. Atoum engendra Chou (le dieu du souffle) et Tefnout (la déesse de l’humidité). Chou sépara le ciel de la terre. Ainsi naquirent Nout (la déesse du ciel) et Geb (le dieu de la terre). Geb et Nout avaient deux fils, Osiris et Seth, et deux filles, Isis et Nephtys. Osiris épousa Isis et Seth prit pour femme Nepthys. Osiris apprit aux Égyptiens l’agriculture. Il était bon, juste et sage. Seth, jaloux, voulut le tuer et complota contre lui. Il organisa un banquet où il avait placé un coffre magnifique, qu’il avait fait fabriquer par ruse à la mesure du corps d’Osiris. Seth déclara au banquet qu’il offrirait ce magnifique coffre à celui, qui, en s’y couchant, le remplirait parfaitement ; lorsqu’Osiris s’y étendit, Seth rabattit rapidement le couvercle, le cloua, et le jeta dans le Nil. Désespérée, Isis chercha Osiris jusqu’en Phénicie. Elle y retrouva le cercueil et le ramena en Égypte. Mais Seth réussit à s’emparer du corps et le coupa en quatorze morceaux qu’il dispersa. Isis rassembla les membres épars de son mari, reconstitua le corps avec l’aide du dieu Anubis, l’entoura de bandelettes et réussit à lui rendre vie. Plus tard, Horus, le fils d’Osiris et d’Isis, vengea son père : il émascula Seth mais perdit un œil dans le combat. Horus vainqueur devint le premier pharaon. Depuis ce jour, Seth se retire dans le désert et devient le dieu de la stérilité et Osiris règne sur le royaume des morts et peut ouvrir, pour chaque Égyptien les portes de l’éternité.
Dans les différents moments de la légende osirienne, on relève les principaux thèmes qui nourrissent la pensée égyptienne : la relation conflictuelle entre deux frères, le meurtre du père vengé par son fils, le thème de l’épouse et de la mère aimante, ou encore le rapport belliqueux de l’oncle et du neveu. Mais à y regarder de plus près, c’est sans doute dans la dimension eschatologique du mythe qu’il faut chercher quelques clés pour tenter de mieux comprendre l’organisation agraire, politique et religieuse de la civilisation pharaonique. La légende osirienne donne un ordre à la nature qui entoure l’homme égyptien : l’alternance des saisons, la crue et la décrue du Nil, l’aridité du désert, le cycle du soleil et de la lune… et à ce titre joue un rôle de premier plan dans la mémoire culturelle et cultuelle égyptienne. Si le mythe d’Osiris traite de l’existence même, de la vie et de la mort, du temps, il intéresse les artistes au prix d’une triple interprétation qui fonde les structures anthropologiques de l’imaginaire égyptien.

Une interprétation agraire

La résurrection d’Osiris semble d’abord traduire la réalité de la terre de l’Égypte qui n’existe que par la crue annuelle du Nil. Osiris, mort comme la terre égyptienne en saison sèche et ressuscité comme la terre au moment de la crue du Nil, préside à la germination et au jaillissement de la vie végétale. L’Égypte est un « don du Nil » disait Hérodote, et toute sa société et son économie s’organisaient en fonction des fluctuations du fleuve sacré. Un temps pour l’agriculture, un temps pour la construction des monuments dédiés aux dieux et aux Pharaons. Lors de la fête annuelle d’Osiris à Abydos, on célébrait ainsi des mystères en lien avec le cycle des semailles et des moissons. On plaçait dans les Osiréions, des nécropoles spécialement dédiées, des statuettes d’Osiris en argile mêlée de graines qui germaient ensuite pour donner naissance à une végétation symbolisant la promesse de vivre dans l’au-delà : les fameux « Osiris végétants ». La mort et la résurrection d’Osiris révèlent également un aspect d’Osiris qui appartient sans doute à la personnalité originelle du dieu, celui de dieu de la végétation qui a appris aux hommes à cultiver la terre. « Dès qu’Osiris régna, il arracha tout aussitôt les Égyptiens à leur existence de privations et de bêtes sauvages, leur fit connaître les fruits de la terre, leur donna des lois et leur apprit à respecter les dieux » nous dit Plutarque. En revanche, Seth incarne, dans la mesure où il est le dieu de l’excès, le désert, sa nature stérile, sa terre dure qui ne laisse pas germer la vie.

Une interprétation religieuse

La légende osirienne marque la croyance d’une vie après la mort. En ressuscitant Osiris, Isis lui assure son immortalité. Celui-ci devient le roi-dieu de l’autre monde et préside désormais au jugement des morts. À partir de ce moment, Osiris est alors conventionnellement représenté dans l’art égyptien vêtu d’un linceul collant ou de bandelettes de momie, tenant le sceptre et le fléau, symboles de la royauté. Sur les peintures pariétales ou les papyri, son visage et ses mains arborent une couleur vert profond qui atteste symboliquement de sa régénération. La croyance selon laquelle le défunt, nommé celui qui est passé à son « ka », voyage dans l’autre monde où il doit affronter toute sorte de monstres et de dangers, est attestée par la conception eschatologique osirienne et d’autres sources anciennes. Le livre des morts décrit toutes les étapes de ce voyage et révèle les formules que le mort devra utiliser pour ouvrir portes et verrous. Au terme de ces voyages sur Terre, dans le ciel et dans l’Amdouat (ciel inférieur), le défunt doit subir le jugement. Il est introduit par Anubis dans la salle où trône Osiris, entouré d’Isis et Nephtys. Son cœur est posé sur le plateau d’une balance dont l’autre plateau supporte le hiéroglyphe de Maât (justice, vérité, ordre, divin). Thot contrôle la pesée. C’est à ce moment que le défunt prononce ce qu’on appelle la « confession négative » : « je n’ai pas causé de souffrances aux hommes, je n’ai pas usé de violences… ». Cette confession est constituée de formules stéréotypées que le défunt doit absolument connaître. Au pied de la balance, se tient une créature monstrueuse, la « dévoreuse », qui se jettera sur le malheureux si le jugement est défavorable, et assurera ainsi sa mort définitive. Si le jugement est favorable, le mort jouira d’une survie éternelle dans les champs de roseaux, paradis d’Osiris.

Une interprétation politique

Pour que la continuité du cycle de la nature et de la vie soit assurée, avant de rejoindre l’au-delà, Osiris avait assuré sa descendance en fécondant Isis d’Horus, modèle du roi héritier. Sa succession assurée, la vie terrestre d’Osiris pouvait prendre fin. Il laissait la royauté sur Terre à son fils qu’Isis élevait alors secrètement dans les marais du Delta afin de le dissimuler à Seth. Cet acte justifiait l’existence de la royauté terrestre et de la succession de père en fils. Pharaon continuateur du premier roi-terre, Osiris garantissait la vie ; celle-ci appartenait à tous les Égyptiens. Le gouvernement de la terre et des hommes était confié aux soins des « serviteurs d’Horus », qui allaient devenir les rois ou pharaons. Formant des dynasties, les pharaons sont censés se succéder dans une suite ininterrompue depuis Horus et s’inscrire par là dans la lignée des dieux dont ils sont à la fois les descendants et les officiants. À partir du moment où les dieux ne règnent plus sur terre, c’est par la médiation de Pharaon, entouré du clergé, que s’opèrent l’influence des dieux et l’intercession en faveur des hommes auprès de ces derniers. Toutefois, historiquement, de nombreux complots sont attestés à la cour de Pharaon. En cela, ces rivalités s’inscrivent dans la continuité de la geste d’Horus et de Seth, avec leurs démêlés pour prendre le pouvoir. Le thème historique et politique de la succession légitime du fils sur le trône de son père est un élément constitutif du mythe osirien qui modèle l’histoire de la civilisation pharaonique.
Si les mythes expliquent les fondements principaux du monde qui entourent les anciens Égyptiens, la religion pénètre chaque moment de la vie quotidienne des temps pharaoniques. En Égypte ancienne, la construction des monuments à la gloire des Dieux (les temples) et de Pharaon (les pyramides) se manifeste comme la traduction architecturale des légendes égyptiennes et crée de véritables lieux de mémoire de la civilisation pharaonique.

Fondement d’une mémoire culturelle de l’Égypte ancienne dans le neuvième art

Dans la bande dessinée, les auteurs élaborent une narration graphique et contribuent à construire ce que Roland Barthes désigne comme des « mythologies contemporaines ». Dans cette perspective et selon l’essayiste et sémioticien français, le mythe s’appréhende comme un message car il exprime un système de pensée et de communication. Si la légende d’Osiris éclaire, par son interprétation agraire, politique et religieuse, les fondements sur lesquels repose la civilisation pharaonique, sa réinterprétation dans la bande dessinée compose la forme « égyptographique » d’un imaginaire contemporain. Raconter et peindre l’Égypte (comme l’explique l’étymologie du mot grec graphein) est un exercice de style reposant sur l’élaboration d’images de l’Antiquité réactualisées à l’aune de la modernité. Alors, l’Égypte ancienne dans la bande dessinée : invention ou réinvention d’un mythe ?

Les dessinateurs, mythographes de l’imaginaire de l’ancienne Égypte

Le Faucon de Mu, tome 2 © Dominique Hé/Les Humanoides associés, 1981

De nombreux dessinateurs s’approprient le mythe d’Osiris avec des référents et une esthétique graphique qui leur appartiennent. Ils recomposent un imaginaire contemporain de l’Égypte ancienne qui s’inscrit dans une longue tradition égyptomanique. Dans cette perspective, le mythe d’Osiris se manifeste comme moteur du récit graphique
Dans le second tome du Faucon de Mû (1981), Dominique Hé raconte le mythe osirien de manière didactique. La version qu’il propose fait en effet référence avec un grand souci de précision à l’œuvre de Plutarque De Iside et Osiride. Toutefois, le dessinateur opère quelques ajustements prenant ses distances avec le récit grec. Sous sa plume, il n’est pas question, par exemple, de la reine de Byblos ou du phallus d’Osiris dévoré par un poisson. De même, sans doute pour assouplir sa narration, il ne s’étend pas sur l’affrontement d’Horus, l’héritier légitime, avec son oncle. Il faut dire aussi que le récit de cette lutte aux modalités complexes varie grandement selon les sources.
Dans la série Papyrus, Lucien De Gieter rejoue les épisodes du mythe osirien. Dans Le Colosse sans visage (1980), Papyrus, pour avoir défié les dieux, est transformé en bête. Amoureuse, la princesse d’Égypte Théti-Chéri décide de lui venir en aide. Elle se rend sur l’île des dieux pour tenter de déjouer la malédiction. Afin de séduire les divinités, elle effectue une danse qui rappelle celle qu’Isis avait accomplie devant le corps démembré d’Osiris dans la légende. Dans Le Pharaon maudit (1998), Théti-Chéri et Papyrus, pour le plaisir de cinq chipies qui se prétendent être les filles d’Akhénaton, sont contraints de s’affronter déguisés en Anubis et Horus. Le clin d’œil au combat d’Horus et de Seth est ici revendiqué par le dessinateur belge, mais il est ambigu car Anubis a remplacé Seth.
Dans sa fresque dessinée en 8 volumes, Isabelle Dethan nous emporte sur les terres d’Horus. Elle propose une fiction qui s’articule autour d’une enquête au temps des pharaons. Mérésankh est la secrétaire particulière du seigneur Khaemouaset, fils du roi et grand prêtre de Ptah. Lors de l’inspection d’une tombe profanée, ils découvrent que d’étranges rites funéraires ont eu lieu, mais surtout que la momie supposée être une femme est un homme ! Un curieux dessin est reproduit sur la momie, un dessin qui remémore de vieux souvenirs à Mérésankh. Celui-ci va parcourir l’Égypte pour trouver des réponses. Dans sa quête, à l’instar d’Isis recherchant les morceaux de son mari, elle est escortée par Iméni, le garde personnel de Khaemouaset.
Dans le domaine de la science-fiction, avec la trilogie Nikopol, Enki Bilal réinterprète à sa façon le mythe osirien. Nous sommes en 2023. Une pyramide volante peuplée de dieux égyptiens stationne dans le ciel de Paris ; ils sont en panne de carburant. Sur Terre, le gouverneur Jean-Ferdinand Choublanc, en campagne électorale, cherche à tirer profit de la situation. En rupture avec les habitants de la pyramide, le dieu Horus (et non Seth) a besoin d’investir et d’habiter un corps humain. C’est Alcide Nikopol, de retour sur Terre après trente ans d’hibernation dans l’espace, qui va devenir l’hôte de la divinité. L’épisode de cette fusion évoque de manière allégorique la notion de filiation royale présente dans la légende osirienne. Nikopol est « l’Horus vivant ». Mais c’est surtout en confrontant une Égypte théocratique et un monde fasciste que Bilal construit le mythe moderne d’une société décadente, qui périclite à l’image des régimes soviétiques d’Europe de l’Est à la fin de la Guerre froide.

Fragments dessinés du mythe : la quête d’une écriture visuelle de l’Égypte ancienne

Si l’on cherche à décrypter la représentation d’un imaginaire historique de l’Égypte ancienne à travers un large corpus, on s’aperçoit que le mythe d’Osiris se manifeste comme la matrice de la grammaire de la civilisation égyptienne de papier. On peut alors émettre l’hypothèse que les fragments de la légende osirienne façonnent la mémoire culturelle de l’Égypte ancienne à la lumière de la triple interprétation qui constituait les structures de la civilisation pharaonique.

Une réinterprétation agraire en toile de fond

Le thème de la nature est omniprésent dans la mythologie égyptienne. Elle peut être accueillante tout en restant dangereuse. Dans les planches, la représentation des paysages de l’Égypte ancienne semble s’appuyer sur la dichotomie Est/Ouest de l’espace issue du mythe osirien. En effet, si très tôt, l’homme du Nil a reconnu les bienfaits de Hâpy, la crue fertilisante du fleuve, en revanche, le désert lui fait peur : c’est le domaine des morts, des esprits qui rôdent et des animaux malfaisants. Selon la légende osirienne, au cours de son affrontement avec Horus, Seth est émasculé et devient le dieu de la stérilité et du désert. Au cœur des bandes dessinées, comme dans la civilisation égyptienne, le Nil est source de vie. Il apporte par sa crue le limon qui fertilise le sol. Son eau est poissonneuse. Figurer le Nil devient un postulat quasi obligatoire lorsqu’il s’agit d’élaborer un récit graphique se déroulant dans le contexte géographique égyptien. Quelques titres témoignent ainsi de la prépondérance du rôle que le fleuve joue au sein des récits dessinés : Le Prince du Nil de Jacques Martin (1974), L’Homme du Nil de Toppi (1978), Une tombe au bord du Nil de Marcello et Mora (1980), Quand le Nil deviendra rouge de Clave et Dieter (1989)… Pour ne pas empiéter sur les champs, les anciens Égyptiens ont bâti les nécropoles aux portes du désert. C’est l’occasion pour les dessinateurs d’exploiter un monde inquiétant et mystérieux à proximité de celui des vivants. La mort, la chaleur torride, la soif, les morsures de serpents et les piqûres de scorpion sont des éléments constitutifs du désert dans l’imaginaire des dessinateurs et rappellent les souffrances vécues par Horus dans la légende osirienne. Sans en avoir pleinement conscience, les artistes perpétuent l’idée que la bipolarisation de l’organisation géographique puis politique de l’Égypte relève avant tout du mythe.

La séduction de la réinterprétation religieuse

La religion et les croyances égyptiennes d’une vie après la mort exercent un fort pouvoir d’attraction sur les artistes. Dans leurs œuvres, ils se plaisent à mettre en scène le formidable panthéon de dieux égyptiens, créatures zoomorphes et autres monstres hybrides. Cette « foire aux immortels » de papier pour reprendre le titre d’une bande dessinée d’Enki Bilal, incarne le pouvoir de séduction qui s’opère à la lecture de la légende osirienne et des autres mythes égyptiens. Dans cette perspective, les représentations de l’au-delà égyptien invitent les lecteurs à voyager dans un monde autre et lointain où l’imagination graphique peut s’exprimer librement. On doit en effet à Baranger et Haziot, avec leur série L’Or du temps, ou encore au très prolifique Lucien de Gieter avec L’Enfant hiéroglyphe (1998) de très belles images de l’accomplissement de la justice divine telles qu’en proposent le livre des morts ou les peintures pariétales des tombes anciennes. Dans le neuvième art, la cohabitation entre l’au-delà et la résurrection de la « chair » offre des ressources narratives particulièrement intéressantes autour de la thématique de la malédiction de la momie. En effet, développée dans la légende osirienne, cette croyance égyptienne en une forme de résurrection par la momification se traduit, dans la bande dessinée, comme au cinéma d’ailleurs, par une sorte d’allégorie. Les momies reprennent réellement vie et deviennent des personnages à part entière : Bibi Frictoin et le secret de la momie de Pierre Lacroix (1971), Le Huitième Sarcophage de Dupa (1986), Une vie éternelle de Magada et Lapière (2004) ou encore la série Fox de Jean Dufaux et Jean-François Charles en sont des exemples significatifs. Dans Les Momies maléfiques (1998), Papyrus et Théti-Chéri sont aux prises avec de dangereuses momies animées par Seth et ils ne parviendront à les vaincre qu’avec l’aide d’Horus. Rendre vivantes, tout en les réinterprétant, toutes ces croyances égyptiennes dans la bande dessinée n’est-elle pas aussi une façon de vaincre la mort et de conférer à la civilisation pharaonique une dimension d’éternité dans l’imaginaire occidental ? D’ailleurs encore aujourd’hui dans les productions récentes, nous retrouvons le déploiement des mêmes archétypes de l’imaginaire égyptien dans le neuvième art. En 2106, dans Mitterrand requiem, Joël Callède convoque Anubis, le dieu des morts égyptien pour confronter François Mitterrand à son passé au crépuscule de sa vie.

Mitterrand requiem © Joël Callède/Le Lombard, 2016

 

Une réinterprétation politique au cœur des intrigues

Le thème historique et politique de la succession légitime du fils sur le trône de son père apparaît comme un élément constitutif du mythe osirien qui modèle l’histoire de la civilisation pharaonique. Tout l’édifice social de l’ancienne Égypte repose en effet sur la figure de Pharaon. La fortune de l’Égypte comme cadre et sujet de tant de bandes dessinées s’explique aussi par le charisme des personnages qu’elle propose à l’invention narrative. La figure de Pharaon, monarque divin et omnipotent, et celle de la reine d’Égypte, se prête par excellence à mille intrigues romanesques autour de l’appétit de puissance, des rivalités d’intérêt, de l’affrontement des passions, des complots et jeux de palais, autant de thématiques que nous trouvons dans la légende osirienne. Il n’est donc pas étonnant que de nombreux titres d’albums ou de séries évoquent la figure du roi : Le Tombeau de Pharaon (1979), La Vengeance de Ramsès (1984), Toutankhamon, le Pharaon assassiné (1994) de Lucien De Gieter ; Le Pharaon des cavernes de Sirius (1950) ; la série Pharaon de Hulet et Duchâteau (1981-1999) ; Les Colères du pharaon de Sebban (2011) ; Khéops d’Augustin (2016)…
La représentation de Pharaon dans les bandes dessinées est souvent guidée par des choix qui reposent sur la légende des règnes reconstruits à la lumière de découvertes archéologiques, de monuments grandioses ou de hauts faits d’armes. Peu de dessinateurs se risquent alors à mettre en scène des pharaons moins médiatiques. Il faut dire que les maisons d’édition tentent d’orienter le choix des artistes vers des noms qui font vendre. Ainsi, la découverte le 5 novembre 1922 par deux archéologues, Howard Carter et Lord Carnavon, de la sépulture d’un pharaon nommé Toutankhamon allait défrayer la chronique. Aujourd’hui, ce genre d’événement est une source d’inspiration inépuisable pour les dessinateurs car il synthétise les principaux fantasmes que le grand public nourrit à l’égard de l’archéologie égyptienne : l’exhumation du passé d’un roi dont le destin est tragique, la mise au jour d’un trésor fabuleux et enfin une série de décès que l’on peut, semble-t-il, mettre en relation avec la découverte de la tombe et une malédiction des pharaons. Sur la couverture du tome 1 de l’incontournable Mystère de la grande pyramide d’Edgar-Pierre Jacobs tous les ingrédients qui fondent l’imaginaire de l’Égypte dans la bande dessinée sont réunis : la découverte d’un tombeau, la présence imposante des dieux égyptiens tel Horus qui tient davantage en respect le lecteur que le professeur Mortimer, le cobra au premier plan qui annonce les dangers du désert et, sous jacent à ce récit d’essence cryptique : la malédiction de pharaon dont le thème principal sera repris par Hergé dans Les Cigares du pharaon.

De la même façon, le personnage dessiné de Cléopâtre se manifeste comme le réceptacle des fantasmes qu’ont suscités les femmes de pouvoir et l’Orient. D’Astérix et Cléopâtre d’Uderzo et Goscinny (1963) à Cléo, la petite pharaonne dessinée par Di Martinno (2015-2106) en passant par L’Empreinte d’une reine de Carruzzo et Weber (2007), la figure de cette reine d’Égypte inspire les créateurs. Son engouement témoigne aussi des circulations artistiques et culturelles qui s’opèrent entre peinture, cinéma et bande dessinée dans la construction de sa légende. Ce n’est donc pas un hasard si sur la composition de la couverture d’Astérix et Cléopâtre rappelle celle de l’affiche du film Cléopâtre de Mankiewicz avec Elisabeth Taylor (1963). Cette composition renvoie sans doute au tableau d’Alexandre Cabanel intitulé Cléopâtre essayant des posions sur des condamnés à mort (1887) et créée ainsi la persistance d’une mémoire iconique de la reine d’Égypte dans l’imaginaire occidental.
In fine, si la bande dessinée est un vecteur adéquat de la retranscription de l’univers des croyances des anciens Égyptiens et notamment de la légende osirienne, elle se manifeste surtout comme un formidable objet de médiation culturelle qui favorise les créations fantastiques, les mises à distance historique et l’exercice de l’imaginaire.