Ces enjeux, liés à la présence en ligne des réseaux de l’extrême droite et autres extrémistes de tout poil, connue sous le vocable de « fachosphère », constitutive elle-même d’une « réinfosphère », sont intrinsèquement culturels et sociétaux. Ils concernent au premier chef l’avenir des jeunes et interrogent profondément leur capacité à exercer leur esprit critique, mis en présence de thèses et de discours structurés, argumentés et potentiellement très séduisants.
Des mots pour dire les choses
« Fachosphère », « réinfosphère », « complosphère » et autres cercles, pourvu que nous ne tournions pas en rond ! Mais non, nous gardons le cap (voir encadré « À qui a-t-on affaire ? »). Tous ces mots au suffixe « sphère » dérivent du tout premier d’entre eux, à savoir la « blogosphère ».
Le concept de « fachosphère » s’impose vraiment avec la polémique liée au livre La Mauvaise Vie écrit en 2005 par Frédéric Mitterand, alors ministre de la Culture, qui sera, en 2009, l’objet de la vindicte de Marine Le Pen dont la source d’inspiration n’est autre que le site d’extrême droite Fdesouche.com, lancé en 2005 par Pierre Sautarel, ancien du Front National. Elle accuse le ministre d’être pédophile. Les médias, dont le site Lexpress.fr à la date du 6 octobre 2009, parlent alors clairement de « fachosphère ». Pourtant, Daniel Schneidermann, directeur d’Arrêt sur images, en revendique la paternité dès 2008. Les journalistes du site, pour leur dossier « Fachosphère : à l’assaut du Net », mènent déjà l’enquête sur une « fièvre nationaliste » en ligne.
Le concept de « réinformation », quant à lui, n’appartient pas au vocabulaire médiatique mais à celui du militantisme d’extrême droite. Selon les Décodeurs du Monde, « il apparaît pour la première fois en 2007 sur les blogs et médias identitaires, associé au champ lexical de la résistance et de la “ reconquête chrétienne ” ». Radio Courtoisie, présidée, à l’époque, par Henry de Lesquen, haut fonctionnaire et homme politique, en est le fer de lance par le biais de son « bulletin de réinformation ». Jean-Yves Le Gallou, ancien dirigeant du Front National, mégrétiste et membre fondateur du « Think tank » Polemia, qui se veut un « Acrimed d’extrême droite » viscéralement identitaire, coordonne l’émission et assume une stratégie
médiatique élaborée.
Il est, en outre, l’organisateur depuis 2010 des « Bobards d’or » et des « Journées de la réinformation », depuis 2012, avec pour visée la dérision exercée à l’encontre du travail mené par les journalistes et l’opposition à la ligne éditoriale de la presse généraliste, quelle qu’elle soit. À travers eux, ce sont les valeurs humanistes, sociales voire démocratiques directement qui sont dans la ligne de mire et qu’il s’agit d’atteindre, précisément et systématiquement, au cœur.
De « l’alternatif » et autres inventions
Le combat est culturel parce que la « réinformation », diffusée par les cercles d’extrémistes autoproclamés « réinfosphère » via leurs blogs, sites, vidéos sur Youtube ainsi que leur activisme sur Twitter ou les forums, consiste en définitive en un renversement des valeurs et des grilles d’analyse des faits. Ces derniers ne sont pas niés grossièrement d’une façon générale (sauf pour les négationnistes), mais ils sont « relus », « réinterprétés », de façon pointue parfois, souvent habile. La rhétorique est à l’œuvre, la mécanique du discours est bien huilée. Il est dès lors possible de pervertir la perception de la réalité, les faits peuvent devenir « alternatifs »… Il ne s’agit plus de seulement désinformer, mais aussi d’agir en influençant de façon assumée et explicite la perception du monde de ceux qui reçoivent le message. Aujourd’hui, les cercles d’extrême droite sont loin d’être les seuls à user de ces discours et à tenir de telles postures, mais ils en restent les parangons.
Nous vivons une époque extraordinaire, au sens premier du mot, dans laquelle, en janvier 2017, sur NBC, Kellyanne Conway, conseillère du président Trump, affirme pour soutenir le porte-parole de la Maison Blanche pris en flagrant délit de mensonge quant au nombre de participants à l’investiture présidentielle, qu’il ne s’agit pas d’un « mensonge manifeste » mais de « faits alternatifs », autrement dit, elle explique que l’audience à cette fameuse investiture « ne pouvait être prouvée et encore moins quantifiée ». Il suffisait de l’affirmer avec aplomb… Des journalistes répondront par la comparaison de l’occupation du même lieu au moment de l’investiture de Barack Obama. Sans appel. Toutefois, dans ce contexte de « post-vérité », l’idéologie, les croyances personnelles et l’émotion l’emportent aisément sur la vérité factuelle.
Même s’il existe des traits communs, liés notamment à des biais cognitifs très semblables, au même défaut de réfutabilité ou encore au langage qui peut devenir haineux, autre chose est à l’œuvre au sein de la « fachosphère » que dans les « théories du complot » ou le « conspirationnisme », connus sous le vocable de « complosphère », ou encore dans la diffusion de « fake news », erronées et volontairement trompeuses. En effet, ces dernières restent, malgré l’impact lié à leur viralité sur les réseaux sociaux, des contrefaçons, des imitations, de la forme journalistique notamment en s’appropriant ses codes visuels et écrits. Elles visent à dénoncer de façon apparemment cohérente des forces occultes à l’œuvre en vue d’orienter les événements sociaux, historiques, religieux ou politiques, à leur seul profit et pour établir leur unique pouvoir.
Mais les cercles de l’extrême droite et d’autres extrémistes jouent une partition qui leur est tout à fait propre, mettent en place des stratégies communicationnelles bien plus proches de la dramatique perversion du langage opérée par la conseillère du président Trump. Ils s’approprient les codes médiatiques, principalement ceux des sites d’information et reprennent à leur compte une position ancienne de l’extrême gauche : « ne déteste pas les médias, deviens média ». La WebTV, TVLibertés, se veut la première chaîne de « réinformation » et utilise tous les codes classiques des émissions de télévision.
Ces discours et prises de position constituent bel et bien une « alternative » politique, sociale et médiatique qui a sa place dans l’expression démocratique tant qu’elle respecte le cadre de la loi commune tout en profitant à fond de la liberté d’expression permise par la présence en ligne et particulièrement sur les réseaux sociaux.
Ils « réinforment » et ce n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est la puissance de frappe et la caisse de résonance fournies par le web qui réunit dans un même espace-temps des médias et des supports autrefois distincts. Des gisements d’information convergent, s’hybrident et sont accessibles via les mêmes canaux, dotés d’une viralité et d’une capacité de diffusion inédites.
La perversion réside bien, quant à elle, dans le retournement du sens du mot « autre ». Une alternative véritable ne devrait précisément pas entraîner, pour exister, une disqualification ou un écrasement systématique de l’autre (l’alter latin), du différent, de ce qui vient dire le monde autrement, précisément, ni soutenir la substitution d’une réalité nouvelle, purifiée de toutes compromissions et influences, à celle existante, d’emblée corrompue et délétère.
Faire feu de tout bois ou la présence massive en ligne
La propagande de l’extrême droite est un secteur très dynamique du web où des idées sont diffusées, relayées, où des actions sont mises au point et coordonnées et, où, bien entendu, des fonds sont levés. Cela reste le nerf de la guerre…
Le web est un levier puissant pour des cercles qui n’ont pas l’oreille des médias traditionnels et se posent systématiquement en victimes de cet « ostracisme » et de cette « censure ». Le Front National a ainsi été le premier parti à se doter d’un site web, juste avant les Verts, également en « manque de visibilité médiatique » à l’époque. L’extrême droite en ligne, dans toute sa diversité, prétend toujours, et cela n’est là non plus, ni récent ni spécifique à sa présence sur le web, délivrer une information « corrigée des bobards attribués aux médias voire passée sous silence par le système ». (voir encadré « le vocabulaire favori de la “ fachosphère ” et de l’extrême droite »). Le web lui permet, en revanche, de délivrer ses véritables mots d’ordre et sa vision du monde en contournant les filtres médiatiques et institutionnels classiques et en touchant directement l’audience. Tous les formats sont mis à contribution et bien maîtrisés : sites et blogs, pages Facebook et comptes Twitter, commentaires sur les forums, y compris ceux relatifs aux jeux vidéo sur lesquels sont présents les jeunes, tel que le forum Blabla 18-25 ans du site jeuxvideos.com où Henri de Lesquen, de radio Courtoisie, est présent et actif. Les codes de communication utilisés sont alors ceux des jeunes, notamment visuels et humoristiques via les stickers. Si Henri de Lesquen rassemble 10 000 abonnés sur le forum et que ses discours anti-avortement sont diffusés sur Snapchat, il ne répugne pas pour autant à jouer les « troll » de façon à s’immiscer dans des débats ou parasiter des sujets sur des blogs, comme ceux concernant notamment les homosexuels.
La force de la « fachosphère » réside dans son caractère mouvant et multisupport ainsi que dans la très forte motivation et l’activisme en ligne de ses membres. Des acteurs apparaissent et disparaissent au gré de leurs stratégies… ou des condamnations. Dieudonné a fait le choix d’agir par l’intermédiaire de ses vidéos, mettant parallèlement en place sa marque comme Quenel+ et le site quenelplus.com. Alain Soral, idéologue du site « Égalité et Réconciliation », dispose d’un public représentant plusieurs millions de vues pour ses vidéos et ses conférences virtuelles. Tout y passe, des féministes aux homosexuels en passant par les Juifs, encore et toujours. Cette popularité virale ne doit vraiment rien au hasard. Dans le système Soral, marketing, business et haine constituent des leviers puissants et séduisants pour ceux à qui ils procurent un sentiment d’appartenance à une communauté et des réponses identitaires. La posture victimaire face au « système » réunit et soude fortement même si au sein même de tous ces cercles l’unanimité n’est pas toujours de mise. Alain Soral critique farouchement Fdesouche, navire amiral de la « fachosphère », foncièrement identitaire et qui refuse de faire appel aux « bonnes volontés issues de l’immigration » pour lutter contre le sionisme… C’est une nébuleuse mobile, multiforme, puissante… et désunie en ligne tout comme dans la « vraie vie ».
Puissante, en effet, quand on prend en compte le fait que le site Fdesouche totalise en moyenne 4,5 millions de visites par mois. Lancé en 2005, le site fonctionne avec cinq bénévoles et traite de ses thèmes favoris que sont l’immigration, l’islam et l’insécurité. Son influence est telle que la mobilisation des lecteurs du site a permis d’empêcher en quelques jours la tenue du concert du rappeur Black M prévu pour le centenaire de la bataille de Verdun en 2016. Sur leur page Facebook, la plupart des internautes s’expriment en utilisant leur véritable patronyme et émettent des opinions désinhibées et décomplexées car vécues comme relevant d’un grégarisme affinitaire assumé qui vient mettre fin à l’isolement social potentiel de ces mêmes opinions. Le site d’Alain Soral, Égalité et Réconciliation, totalise quant à lui 8,5 millions de visites mensuelles en moyenne. Sa maison d’édition, Kontre Kulture, et sa boutique en ligne témoignent d’un modèle économique rentable pour ne pas dire florissant. Il n’y a pas de contradiction, alors l’émulation et la répétition ad nauseam des prises de position et des discours sont démultipliées par le web.
Des marges au centre du web
La « fachosphère » tire cette puissance d’attraction du fait qu’elle a un caractère dissident, non institutionnel et anti-système, même la démocratie parlementaire représentative est explicitement visée. En cela, elle concorde pleinement avec le web qui a été, et est toujours, un « contre-espace public » où toutes les paroles et opinions se valent. Toute proposition peut en concurrencer une autre. Le marché de l’information est dérégulé ; visibilité et audience deviennent représentativité. Des « doxas alternatives » font leur chemin.
La « communauté » vient faire face au « système », concept manié par la droite extrême depuis les années 50, en tant qu’elle constitue un corps vivant menacé par des « éléments pathogènes extérieurs ». Le « système » a le visage global des partis institutionnels, des grands médias, de la finance et des élites en général, intellectuelles et politiques en particulier. À ce titre, un effet pervers de la réaction des médias dans leur ensemble est d’apporter une cohésion idéologique a posteriori à des groupes d’influence qui n’en ont pas d’emblée et qui, de ce fait, se renforcent. Il est possible d’apporter son soutien à Dieudonné, Soral ou Le Lay, le bloggeur ultranationaliste breton, sans adhérer totalement. Nous savons à quel point il est ardu d’adopter et de tenir un positionnement adéquat face à cet état de fait, ainsi que d’apporter des réponses intellectuellement étayées et concrètement performatives.
Le web est un canal alternatif que la « fachosphère » a envahi par nécessité et par opportunisme pour se passer de la médiation des journalistes classiques, bien que certains de ces derniers aient également offert des tribunes et donné de la visibilité aux cercles de l’extrême droite. Avec un cynisme achevé, Jean-Yves Le Gallou, du site Polemia.com, rappelle que « les moteurs de recherche n’ont pas de conscience politique » et que le « marché idéologique est donc ouvert à ceux qui veulent y jouer un rôle » ; ceci sans avoir forcément de gros moyens matériels et financiers. Si on se livre à un petit test de référencement sur le web par notre « moteur de recherche préféré », Google, avec les mots-clés « égalité » et « être français », alors, dans le premier cas, le premier résultat obtenu est le site d’Alain Soral, Égalité et Réconciliation ainsi que ses vidéos en second résultat. Pour la seconde recherche, la première réponse fournie est le site de la fondation Polemia du « clan » Le Gallou. La « fachosphère » a fait son chemin des marges au centre du web… Avant, pour exister, un groupe politique avait une adresse, des locaux, des parutions là où aujourd’hui, en ligne, un individu peut avoir autant d’audience et d’influence qu’un groupe et jouer un rôle de catalyseur.
Réagir citoyennes et citoyens !
Qu’est-il alors possible de faire face à ce dynamisme
affirmé et croissant de la « fachosphère » ? Quelles sont les réponses institutionnelles et légales ? Que pouvons-nous mettre en place en tant qu’enseignants et citoyens, sur quelles bases intellectuelles et pédagogiques dans un contexte de relativisme généralisé où distinguer vraisemblance et vérification est impératif ?
Dans ma bulle…
À nouveau une bataille à mener, celle du réel qui consiste à dire les faits déplaisants quand ils concernent les journalistes, les hommes politiques ou les autorités religieuses, à pointer les oppositions ou les conflits avec courage et tâcher de les régler en contextualisant les situations ou les évènements, en réintroduisant de la perspective et de la complexité, en sanctionnant le cas échéant.
Les jeunes et nous-mêmes pouvons bien souvent nous trouver confortablement installés au sein d’une « bulle informationnelle » au sein de laquelle l’information nous parvient au détour d’une autre activité (Fil d’actualité de Facebook, Snapchat). Il y a là une passivité bien confortable face au flux : laisser venir l’information à soi ne demande pas d’effort à l’opposé d’une démarche active de veille et de recherche d’information qui impliquent une distanciation. Les informations de la « communauté » sont traitées sur un pied d’égalité en termes de valeur avec celles de la société globale. Tout ceci sécurise, ne vient en rien susciter le doute, salutaire au sens cartésien du terme (et non le doute perverti des « complotistes ») ou la réflexion et la remise en cause d’une façon de penser ; les informations sont reconnues comme étant fiables et crédibles puisqu’elles émanent de la « communauté » et qu’elles ont bénéficié d’un grand nombre de vues… Alors on les partage et elles deviennent virales… Un cercle vicieux.
La question de la hiérarchie de l’information se trouve donc posée avec acuité d’autant que ces sollicitations / notifications, souvent non contextualisées, sont difficiles à tenir à bonne distance car elles ont un fort potentiel d’émotion ou de curiosité.
La petite fabrique de l’information
Parallèlement, la distinction entre « fabrication » et « fausseté » de l’information doit être clairement identifiée et interrogée en pratique. En effet, la défiance, qui s’exprime face aux formats classiques de production médiatique (chaînes d’information continue apparues dès les années 90, les conférences de presse accessibles sur accréditation, les scripts standardisés des questions posées par les journalistes lors d’interviews, notamment à la radio…) et qui vient parfois légitimement mettre en lumière que tout n’est pas parfait non plus dans le monde « policé » des médias, rend très difficile toute démarche qui consiste à rendre compte de la complexité contre la simplification. Rendre lisible les évènements, les évolutions sociétales et culturelles, le rapport à l’autre et au monde, est une tâche ardue qui doit pouvoir s’appuyer sur une vulgarisation de qualité. Ceci est extrêmement important quand le progrès, quel qu’il soit, est remis en cause, peut même être perçu comme anxiogène dans ses applications et que cela permet la réactivation ou l’apparition d’idéologies, de certitudes et de croyances. Quel lien est donc fait aujourd’hui, notamment par les jeunes, entre connaissances et savoirs et vision du monde ?
Les chercheurs sont peu sollicités dans le débat public alors qu’ils sont à même de proposer des clés de compréhension, de formuler des questionnements qui permettent d’interroger le réel, de trier et de hiérarchiser pour dégager du sens de ce qui nous parvient et mettre en place un appareil critique constructif solide. Cela relève de choix sociétaux et les techniques portent bel et bien des choix politiques et façonnent le rapport au réel ; elles peuvent ainsi permettre la banalisation de certains faits comme la violence verbale ou physique dans des vidéos, donner à penser qu’il s’agit d’épisodes « ordinaires » de la relation à l’autre.
L’horizontalité inédite dans le rapport aux savoirs, aux connaissances, aux gisements d’information, permise par ces techniques doit être mise en jeu dans des démarches et dispositifs qui consistent à « apprendre à apprendre ». Il existe en ligne, et surtout sur les réseaux sociaux, une posture d’avertissement que connaissent bien les jeunes et qu’ils utilisent sur des sujets variés, du plus sérieux au plus prosaïque. Cet environnement communicationnel qui est le leur pourrait servir de levier pour installer des réflexes de vérification mis en œuvre régulièrement dans différents contextes, y compris via les applications et accès dont ils disposent sur leurs appareils mobiles.
Un de ces réflexes consiste à systématiquement consulter les informations relatives à l’auteur(e) de ce qui est dit . Qui parle de quoi et que dit-il/elle de lui/elle ? Sur les sites, ces informations se trouvent via les liens « Qui sommes-nous ? » ou « À propos » ou encore les « mentions légales ». Les images doivent être interrogées au premier chef : sont-elles créditées ? D’où viennent-elles ? Un retour à la source de l’image ou de la photo est essentiel, des moyens simples existent pour cela : Fotoforensics / TinEye / Google Images, et permettent de réunir, tel un enquêteur astucieux, un certain nombre d’indices précieux.
La démarche des jeunes, faite de « suivisme » mais aussi de curiosité, qui consiste à « aller y voir » est utile et a un versant très positif si elle est mise en œuvre pour exercer son esprit critique. Des séquences sur la veille en ligne à partir de sources classiques et de sources véritablement alternatives d’information peuvent être mises en place. Ces dernières sont à rechercher et à identifier, de nouvelles formes d’écriture journalistique sont à aborder, qui font un travail de fond tant en termes d’enquête que de rédactionnel (pour exemples : lesjours.fr, cfactuel.fr / le Un, Oblik, la nouvelle revue infographique d’Alternatives économiques, la revue XXI, La Revue dessinée et Topo).
Vous avez dit « impunité » ?
Il s’agit de montrer comment fonctionne le pouvoir, y compris celui de tous les médias, l’influence, l’audience, la crédibilité sans verser par facilité, comme au sein de la « fachosphère », dans le complotisme ou la paranoïa. C’est une pédagogie transversale à élaborer. La question du rapport entre liberté d’expression et garantie de l’ordre public est posée d’autant plus qu’un fort sentiment d’impunité prévaut en ligne et principalement sur les réseaux sociaux. Le site Fdesouche est ainsi hébergé en Suède, celui du bloggeur breton Boris Le Lay, Breizh Atao, l’est aux États-Unis où l’approche de la liberté d’expression est bien plus extensive que la nôtre. Si le tribunal de Brest a obtenu en 2016 son déréférencement partiel sur Google (cela concerne la page d’accueil, le contenu reste accessible), il le doit à la bonne volonté des opérateurs du net. En effet, un site ne peut être fermé par les autorités que pour des raisons de terrorisme ou de pédopornographie.
Le bloggeur ultranationaliste a été maintes fois condamné en France pour incitation à la haine raciale et est parti vivre au Japon pour y échapper (il n’existe pas de convention d’extradition entre la France et ce pays, le voilà hors d’atteinte). Dieudonné s’est vu condamner notamment en 2015 pour apologie de crime contre l’humanité, entre autres. Sa « petite entreprise » n’en est pas moins prospère… Les dispositions législatives issues de la loi Gayssot de 1990 contre le racisme et l’antisémitisme permettent d’agir mais produisent également, comme c’est si souvent le cas quand il s’agit de réagir et de répondre au discours de la « fachosphère », un effet pervers qui, outre le grand classique de la posture victimaire face au « système répressif », est celui de l’adaptation habile et opportuniste de ce même discours et des prises de position qui vont avec dans le sens d’une euphémisation, une sorte de « green washing » de l’extrême, qui leur permettent dès lors d’atteindre voire de rallier un public inaccessible sans ce travail. Cela leur permet de se réaffirmer sans complexe comme étant des « chercheurs de vérité ».
Les autorités gouvernementales réagissent également en permettant de signaler tout contenu illicite sur le Net via le site internet-signalement.gouv.fr (qui n’est pas spécifiquement dédié aux discours extrémistes) et en impulsant des campagnes de communication telles que celle relative à la plateforme à destination des jeunes « On-te-manipule.com », vilipendée d’emblée par la « fachosphère ». Il est difficile d’en mesurer les effets et les usages qui en sont faits.
Les faits, rien que les faits
Le formel et au premier chef le législatif ne change pas le réel à lui seul, bien souvent il ne fait qu’en prendre acte et l’entériner, il faut donc être présent en ligne, publier, argumenter, assumer de façon constructive et mature le désaccord.
Des initiatives citoyennes aussi viennent d’ores et déjà répondre à la « fachosphère » sur son propre terrain, principalement sur Youtube où l’audience est soutenue. Ainsi, le vidéaste Usul et sa websérie d’analyse politique et sociale « Mes chers contemporains » cumule plus de 200 000 abonnés en 2018 et plus de 6 millions de vues. De même, Ludovic Tobey, via son site Osonscauser.com et sa chaîne « Osons causer » qui compte plus de 120 000 abonnées et totalise plus de 4 millions de vues, revendique un « bla-bla d’intérêt général » produit par son groupe de jeunes trentenaires. Ces jeunes citoyens actifs en ligne, qui assument leur prise de parole, expérimentent la difficulté qu’il peut y avoir à élaborer un contre-discours efficace pour contrer celui tenu au sein de la « fachosphère », car ce dernier travaille et agit sur des représentations profondes qui viennent dire quelque chose d’un extrémisme déjà bien présent dans les têtes et du confort qu’il y a à rendre « l’autre » encore et toujours responsable au travers d’une « grille de lecture altérophobe » perçue comme fortement explicative et profondément rassurante.
La Commission Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) publie chaque année un rapport remis au Premier ministre sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie qui permet de prendre conscience des évolutions, voire des mutations à l’œuvre au sein de notre société. Dans ce cadre, l’historien Marc Knobel s’est vu confier le soin de présenter une étude annuelle sur le développement des appels à la haine et à l’exclusion sur Internet, qu’il s’agisse de l’apologie du terrorisme, du négationnisme, du néonazisme, de l’homophobie ou encore des radicalismes religieux.
Un appel est donc lancé au vu de ces données à ne pas faire défection sur le long terme, face à la banalisation notamment, à accepter la contradiction en s’armant sérieusement sur les plans intellectuel, conceptuel et culturel. Les faits établis et vérifiés doivent l’emporter et être soutenus dans ce sens, il n’y a pas là de place là pour de « l’alternatif ». Ainsi que le rappellent Pierre-André Taguieff ou Gérald Bronner, cela permet d’éviter le piège de la réfutation immédiate : ce type de discours extrémiste résiste à l’épreuve des faits et oppose systématiquement un défaut de réfutabilité. De façon perverse, nous l’avons vu, la réfutation, qui demande une grande énergie, s’inverse en une preuve du bien-fondé du discours à réfuter ! Ceci d’autant plus que les arguments faux ou fallacieux mis ensemble donnent une impression forte de cohérence et de crédibilité, ce qui est moins le cas lorsqu’ils sont isolés et analysés.
Accepter de ne pas tout comprendre est chose très difficile pour chacun. Aborder la complexité est souvent une gageure. Poser clairement et avec courage la question centrale « tous les avis se valent-ils ? » est un enjeu pédagogique de décryptage et de hiérarchisation de l’information, mais pas seulement. Ce qui nous parvient en ligne, qui nous semble rentrer dans les mœurs et qui finit par constituer l’ordinaire numérique doit toujours être questionné et remis en perspective.
En cette année de commémoration de Mai 68, il est tentant de conclure en disant « ce n’est qu’un début, continuons le combat »…