Dans cet édito, je souhaite avant tout rendre hommage à notre amie Odile Bonneel, dont nous venons tout juste d’apprendre la disparition. Documentaliste au collège Renaud-Barrault d’Avesnelles (59), elle était une plume présente dans les pages d’InterCDI depuis de nombreuses années, et un soutien toujours optimiste et bienveillant. Fidèle à la revue, Odile nous livrait sa passion pour la poésie au fil de ses chroniques régulières du Cahier des livres et ne manquait jamais de nous faire partager de belles découvertes rares et curieuses. Je pense notamment à l’une de ses analyses, parue dans le numéro 241, qu’elle avait intitulée de l’injonction de Flaubert : « Lire pour vivre ». De texte en texte, elle nous embarquait dans un monde où les mots et les émotions ne font qu’un, et nous rendait compte, généreusement, des nombreux et riches projets menés avec ses élèves, comme dans « Et Bonjour Monsieur Pierre ! » paru dans le numéro spécial Culture et médiations (InterCDI n° 226) : le récit d’un projet éducatif et artistique en classes de 6e et 5e SEGPA autour de l’œuvre de Pierre Coran. « Alice au pays des livres », publié dans le n° 260, nous entraîne dans les dédales du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, une édition 2015 baignée par une actualité forte : le contexte douloureux de l’après 13 novembre 2015, sinistre écho de l’après Charlie. Cet article, l’un de ses derniers, dévoile toute la passion d’Odile pour les livres, la création, et la transmission… Au revoir Odile, ta plume et ton enthousiasme poétique nous manqueront. À nous, à nos lecteurs, à tous tes amis, dont certains ont tenu à te dire ici quelques mots, que vous trouverez dans le Cahier des livres, page 63.
Pour débuter cette année, petit clin d’œil à l’article de Yannick Denoix, « Un salon de thé vintage au CDI ». Un compte rendu que j’affectionne particulièrement tant il fait écho à la diversité et à l’ingéniosité dont nous devons faire preuve à chaque instant. Que faire ? Comment transformer le CDI en un lieu où donner le goût de la découverte, le goût de la création et de l’inventivité ? Un lieu où les souvenirs sont dans tous les coins, où un petit goût de vintage, de rétro qui fleure bon la nostalgie invite à la convivialité. Qui d’entre nous n’a pas rêvé exercer dans un lieu suscitant toutes ces émotions ? Merci Yannick pour ce moment de vie et de bonheur, merci pour cet enthousiasme qui réchauffe le cœur ! À lire, du courage pour toutes celles et ceux qui souhaiteraient redonner un coup de « jeune » à leurs espaces !
Toutefois, après avoir réinvesti l’espace, il va tout de même falloir s’attacher à retrouver une note plus sérieuse. Pas de problème ! L’Ouverture culturelle sur l’Histoire des mathématiques et le compte rendu d’expérience « Aborder la migration par la bande dessinée » apporteront de quoi constituer un fonds de références solide pour appréhender l’apprentissage des mathématiques en se bâtissant une véritable culture scientifique (n’oubliez pas la semaine des mathématiques du 12 au 18 mars 2018 !) ou aborder la question, complexe, sensible, mais essentielle, d’un point d’actualité…
Un numéro riche en idées qui seront autant d’occasions d’innover dans nos pratiques, de collaborer ou d’être à l’initiative de projets. Un numéro qui aurait certainement plu à l’œil aiguisé d’Odile Bonneel, notre chère auteure.
Deux notes du bout du monde
Deux notes signées par le Vice-recteur de la Nouvelle-Calédonie Jean-Charles Ringard-Flament, en août 2017, ont le grand mérite de clarifier un certain nombre de points objets, en Métropole, d’interprétations abusives et discordantes de la part de chefs d’établissement et d’IPR .
Elles sont consultables sur le site du Vice-rectorat à l’adresse suivante : http://documentation.ac-noumea.nc/spip.php?article441
On y trouvera une définition claire des heures d’enseignement d’un professeur documentaliste :
elles correspondent « aux heures d’intervention pédagogique devant élèves telles qu’elles résultent de la mise en œuvre des horaires d’enseignement définis pour chaque cycle. »
« Dans ce cadre les heures d’enseignement des professeurs documentalistes peuvent notamment être constituées :
– en collège, par des heures d’accompagnement personnalisé et des heures d’enseignements pratiques interdisciplinaires…
– en lycée, par des heures d’accompagnement personnalisé et des heures de travaux personnels encadrés.
Toutes les heures d’enseignement des professeurs documentalistes sont prises en compte de manière équivalente dans le décompte des obligations de service, quel que soit l’effectif du groupe d’élèves concerné. Il en est de même pour les heures d’enseignement qui seraient assurées en co-animation pédagogique avec des professeurs d’autres disciplines que la documentation… »
Concernant l’accès des élèves au CDI et le « décompte de 2 heures », la note du Vice-recteur de Nouvelle-Calédonie propose des solutions alternatives :
– Une récupération d’heures au bénéfice du professeur documentaliste en fin d’année scolaire [ou autre période].
– Une attribution d’IMP (indemnité pour mission particulière, cf. BO n°18 du 30 avril 2015) à défaut de pouvoir bénéficier d’heures supplémentaires.
– Un(e) aide-documentaliste (AED) [personnel stable et formé, affecté au CDI, en complément].
Ces éléments de bon sens sont de nature à faire évoluer la situation dans les autres académies, en France métropolitaine et outre-mer. Aux professeurs documentalistes, aux chefs d’établissement, aux IPR EVS de s’en saisir.
Des couleurs et des signes
En fin d’année, les stratégies de chacun pour fendre la morosité de l’entrée dans l’hiver se multiplient : les épices d’un thé aussi brûlant que parfumé, une bougie aux délicieux effluves d’écorces d’orange, et la douceur d’un plaid sont assurément les préférées de la Rédaction d’InterCDI ! Et quand la nuit s’invite dans notre quotidien à la faveur de journées diablement raccourcies, quelle joie que de voir les villes se parer du scintillement de mille lumières aux couleurs plus pétillantes qu’une guirlande de led dans une bouteille de menthe à l’eau ! Au-delà de l’enthousiasme poétique, réveillant nos instincts les plus primitifs ces lumières deviennent un guide à travers une obscurité qu’elles fragmentent et nous permettent ainsi d’appréhender, de comprendre en faisant apparaître des lignes conductrices familières. Et c’est bien cette idée, certes métaphorique, qui nous conduit aujourd’hui à vous proposer enfin une revue « tout quadri », comme on dit dans le jargon ! Autrement dit, InterCDI, au creux de l’hiver, finit sa mue pour s’habiller entièrement en couleurs : un choix esthétique, inutile de le nier, mais que nous espérons aussi porteur de souffle et de sens, faisant de la couleur un guide vous offrant un confort et un plaisir de lecture accrus. La fiche InterCDI de ce numéro nous proposant une série de conseils de base destinés aux élèves dyslexiques, et l’article de Tiphanie Jourdain sur la naissance de collections qui leur sont adaptées en littérature de jeunesse, montrent à quel point la mise en forme doit être une aide, un soutien à la lecture, et si c’est vrai pour toutes les publications, son importance devient essentielle dans ce contexte de trouble : trouver les moyens de favoriser le confort de lecture pour offrir au lecteur, à tout lecteur, un espace de plaisir… un mot d’ordre qui vous semble peut-être familier ? Vous trouverez dans ce numéro des articles qui pourront nourrir cette mission, essentielle, d’incitation à la lecture et de passeur culturel qu’endosse le professeur documentaliste : le Thèmalire d’Hélène Zaremba sur la glace ; la rencontre d’Agnès Deyzieux avec Matthieu Bonhomme, « l’Homme qui tua Lucky Luke » ; ou encore le Gros plan de Jean-Marc David sur le retour des Cahiers de la bande dessinée.
Philippe Chavernac nous propose pour sa part une réflexion sur la construction d’un Environnement Personnel d’Information, indispensable outil individuel et collectif face au développement de la société d’information, et dont la prérogative repose naturellement sur l’expertise du professeur documentaliste dans les établissements. Une question de la gestion de l’information qu’Olivier Le Deuff, sous un angle – et un ton ! – un peu différent, soulève également dans son article « le professeur documentaliste aux frontières du réel » (clin d’œil que les moins de 20 ans ne pourront pas connaître comme dit la chanson !).
Enfin, comme à chaque numéro, vous trouverez dans l’Ouverture culturelle élaborée par Gabriel Giacomotto et Claudine Chassaniol un ensemble de ressources à mobiliser pour alimenter une réflexion historique et politique sur l’anarchisme et l’autogestion. De quoi faire souffler un vent maraud cher à Brassens sur nos CDI !
« Un seul ton n’est qu’une couleur ; deux tons c’est un accord, c’est la vie. » C’est ainsi en faisant résonner cette phrase d’Henri Matisse que toute l’équipe d’InterCDI vous souhaite de joyeuses et chatoyantes fêtes de fin d’année !
Construire son EPI
La première étape consiste à clarifier ses besoins et à se poser la question première : pourquoi ai-je besoin de veiller ? Autrefois, dans le monde « d’avant » Internet, la constitution de dossiers documentaires3 dans les CDI en prévision des ressources à donner aux élèves était une opération relativement aisée et surtout circonscrite à quelques journaux et revues. On découpait minutieusement les articles, en mentionnant bien la date et le nom du journal. On les glissait ensuite dans une pochette au titre explicite, comme par exemple : « Dossier : Écologie & développement durable ». Et puis, après quelques années, les ressources étant soigneusement entreposées dans des boîtes d’archives et quelque fois utilisées, on désherbait et supprimait le contenu le plus ancien ou obsolète. C’était un travail de conservation qui consistait à rassembler et organiser la documentation « papier ». De nos jours, et notamment dans le cadre des TPE des lycées, ces ressources sont utilisées comme complément aux ressources numériques qui sont beaucoup plus abondantes, disponibles et en permanence mises à jour.
Dans le contexte du Web et des réseaux, il s’agit plutôt d’essayer de s’en sortir dans un « océan » d’informations où tout est document, de son profil personnel sur un réseau social à la dernière thèse en sciences de l’information et de la communication, mise en ligne sur un site de recherche universitaire, et où presque tout peut être trouvé en sachant bien chercher. Les termes sont connus et répétés (mais la répétition ne résout rien), infobésité, « déluge informationnel », surabondance, Big Data… Face à ce « tsunami » informationnel, comment organiser sa veille et pour quels objectifs ? Doit-on se mettre à faire de la curation de contenu ? Que nous apporte-t-elle de plus ? Quelques problématiques pour lesquelles nous essaierons de trouver une ou des réponses en gardant toujours l’intérêt pédagogique pour point de mire.
La veille informationnelle, une activité essentielle
Le constat alarmiste étant posé, il ne reste plus qu’à se mettre au travail, identifier un besoin et entreprendre, après une phase de recherche, la partie relative à la collecte et à l’acquisition des données. Sauf que dans le « nouveau monde », il ne s’agit plus de gérer un stock, aussi grand soit-il, mais de traiter et d’analyser des flux de données en continu. Ensuite, il s’agit de diffuser, de mettre à disposition et de réutiliser le résultat de ces investigations. Comme le souligne Anne-Marie Kermarrec dans un entretien avec Dominique Cardon4 sur le site de l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique) : « L’internaute est aujourd’hui noyé sous l’information. Je n’ai pas la solution, mais il apparaît de façon évidente qu’il va falloir trouver des moyens pour optimiser la diffusion de l’information et la filtrer avec plus de pertinence ». En résumé, la veille suit un processus logique et linéaire : j’identifie mes besoins, je collecte et je recherche mes sources de veille, j’analyse et traite ces informations et, pour finir, je m’approprie ces données et au besoin (nous rentrons dans la phase de curation) je diffuse les résultats de mes investigations5. Cela dit, dans le monde numérique, ce cycle recommence à volonté comme le souligne Louise Merzeau6 : « Il faut maintenant penser, réfléchir, analyser le numérique en tant qu’environnement… qui n’est plus un média par rapport aux autres mais qui est l’environnement dans lequel tout se retrouve et se reconfigure donc tous les médias ».
Nous pouvons compléter cette analyse par la remarque de Jérôme Deiss7 : « Il est possible de ne plus subir le flot continu d’informations de toutes sortes qui nous assaillent, mais au contraire de contrôler à nouveau les contenus et de remettre ainsi l’individu au cœur du Web, avec son interprétation, sa sensibilité et sa subjectivité ». La veille informationnelle, que le professeur documentaliste a toujours pratiquée, est dans le monde numérique remise au centre de ses préoccupations. Malgré des emplois du temps souvent très chargés, ces enseignants ne peuvent plus échapper à cette activité. Et sans y consacrer trop de temps – à l’opposé des entreprises où des services entiers (marketing notamment) développent une veille que l’on peut qualifier de « stratégique », « concurrentielle », « commerciale », « technologique », on parle même « d’intelligence économique » -, il s’agit pour eux de lui réserver une place qui ne peut plus être secondaire. La veille est non seulement une activité personnelle mais, fort de leur expertise, ils peuvent aider les enseignants de discipline et les élèves à la mettre en place et à s’y adonner.
Qu’est ce que la veille ?
Les professeurs documentalistes commenceront par expliquer aux élèves ainsi qu’à leurs collègues de discipline ce qu’est la veille et en quoi elle peut leur être utile. Pour définir et expliquer le terme, beaucoup de personnes se réfèrent à la définition de l’AFNOR qui s’impose comme la référence incontournable8. Celle de Jean-Pierre Lardy9 est plus proche du métier de documentaliste et reste très pragmatique : pour lui la veille informationnelle est « l’ensemble des stratégies mises en place pour rester informé, en y consacrant le moins de temps possible en utilisant des processus de signalement automatisés ». Véronique Delarue dans un numéro de la revue InterCDI10 en avait défini les objectifs en ces termes : « […] apporter la bonne information, à la bonne personne, au bon moment, en vue de répondre à un besoin ». S’informer en rentrant quelques mots clés dans un moteur de recherche bien connu, c’est ce que tout le monde fait. Mais créer les conditions pour être, de façon régulière, informé des nouveautés sur un sujet est une action que peu de personnes mettent en place. C’est toute la différence entre veille informationnelle et recherche d’information.
Une pratique pas si courante
Comment expliquer que seulement une minorité de personnes soit préoccupée par la veille informationnelle ? Dans une profession11 qui est de plus en plus au cœur de l’action pédagogique de l’établissement, de l’accueil personnalisé des élèves ou lors de séquences pédagogiques, en passant par la gestion des différents logiciels dont le professeur documentaliste a la responsabilité, il ne reste que très peu de temps pour s’informer, d’où l’intérêt de perdre le moins de temps possible… De plus, l’hétérogénéité des outils et le manque de formation peuvent dans certains cas expliquer les réticences ou la méconnaissance des collègues. Des phénomènes de mode apparaissent aussi ; ce fut le cas avec le portail Netvibes comme le rappelle Olivier Le Deuff12 : « Il n’est pas surprenant que cet outil ait beaucoup intéressé les bibliothécaires et les documentalistes, et plus particulièrement les professeurs documentalistes qui ont pu trouver dans ce nouveau média un moyen d’offrir une sélection de ressources de manière plus attrayante ». L’outil, de nos jours, a moins le vent en poupe ; c’est dommage car, selon moi, il permet une grande visibilité sur de nombreuses sources d’information avec une prise en main relativement rapide. Mais la mode a ses raisons…
D’autres outils disparaissent du jour au lendemain du marché, malgré parfois un certain succès dans les usages. Google Reader, qui permettait de lire des flux RSS, a disparu en juillet 2013, et Yahoo Pipes, de la société du même nom, a été abandonné plus récemment. Pourtant, bien que moins facile d’accès, c’était un outil extrêmement puissant : il permettait d’affiner ses critères de veille et de rentrer un peu plus dans la mécanique des processus d’automatisation. Pour la profession il y avait matière à pédagogie, notamment en expliquant l’enchaînement des fonctions. La société a dû juger que l’outil ne rapportait pas assez de revenus et ne touchait qu’une petite minorité d’utilisateurs. Il ne rentrait plus dans son modèle économique, basé essentiellement sur la publicité. L’avenir et le dynamisme de certaines entreprises sauront probablement combler les manques technologiques actuels.
La formation pour démocratiser la veille
Dans le cadre d’une formation généralisée des professeurs documentalistes de l’académie de Paris au numérique qui s’étalait sur trois journées13, le choix a été fait de présenter et d’utiliser, en particulier, Feedly. Cet outil se révèle assez simple d’utilisation avec, dans sa version gratuite, des fonctionnalités tout à fait intéressantes. Les professeurs documentalistes peuvent ainsi l’utiliser dans le cas d’une veille informationnelle, qui est bien plus qu’une simple recherche documentaire. Deux activités qui restent néanmoins complémentaires.
La veille informationnelle se différencie en plusieurs points de la recherche d’information. Cette dernière est souvent enseignée dans les CDI : les professeurs documentalistes initient leurs élèves en leur apprenant à réfléchir sur les mots clés qu’ils vont utiliser dans leur moteur préféré (à utiliser aussi les fonctions avancées, ce que peu de personnes font) ou dans la version en ligne de la base documentaire, c’est-à-dire e-sidoc. C’est une recherche ponctuelle qui donne un résultat immédiat, contrairement à la veille où l’on anticipe et planifie ses sources à surveiller. Lors d’une veille, l’utilisateur s’organise et sa consultation peut être quotidienne ou, le plus souvent, hebdomadaire. La veille met en surveillance tout un secteur donné, elle se planifie, à l’opposé de la recherche d’information qui répond à un besoin précis. Les utilisateurs peuvent vouloir aussi partager et diffuser les résultats de leurs trouvailles numériques, ce que l’on peut faire avec la veille. Il s’agit alors de diffuser sa veille à des groupes bien identifiés, par exemple les professeurs de discipline14. Quand le partage et la diffusion se généralisent et s’orientent vers des destinataires « tout public », on parle alors de curation de contenu. La stratégie de communication n’est plus la même.
En effet, certaines activités dans la veille informationnelle se retrouvent dans la curation de contenu et avec des spécifiés qui leur sont propres. Les deux activités ne se situent pas sur la même échelle de temps, la veille étant plus en amont et la curation plus en aval. Le veilleur s’attachera à être plus exhaustif dans son travail en cherchant de nouvelles sources d’information et en surveillant de nouveaux usages, espérant aussi déceler des signaux qui pourront voir émerger de futures tendances (ce qu’on appelle des signaux faibles). Le curateur, à l’inverse, fera preuve de plus de sélectivité, l’important étant bien sûr d’avoir des sources fiables sans le souci de tout parcourir, il pourra ainsi se limiter à quelques sites ou plateformes.
La curation de contenu, Partager et diffuser ses informations
La curation de contenu peut être l’étape suivante d’un processus de veille ou exister par elle-même si les objectifs initiaux sont différents. Mais attachons-nous tout d’abord à détailler l’étymologie et l’historique du terme. Il vient du latin curare et signifie « celui qui prend soin ». Le curateur, de l’anglais curator, est le commissaire d’exposition qui agence et sélectionne les œuvres d’art dans un musée. Mais c’est outre-Atlantique et dans le domaine du marketing, à partir de 2006, que ce mot prend son essor : d’abord par la création d’une revue15 et, en 2008, par l’introduction du terme de Digital Curators par Steve Rubel. En 2009, Steve Rosenbaum16 décrit la curation comme une solution à la surabondance informationnelle ; ensuite, dans un article17 de la revue américaine de référence Wired, Chris Anderson et Michael Wolff analysent les changements que nous connaissons aujourd’hui (ce que l’on nomme le Web 2.0) et montrent que, comme dans une dynamique schumpétérienne par un processus de destruction créatrice, le Web se renouvellera sans cesse. Les outils d’aujourd’hui ne seront sûrement pas ceux de demain. La curation aux États-Unis se développe surtout dans le monde de l’entreprise.
En 2011, Rohit Bhargava, spécialiste de social marketing, décrit méthodologiquement la curation de contenu en cinq étapes18 : d’abord trouver les informations les plus pertinentes sur un thème ou sujet et les agréger dans un seul endroit. À partir de ce recueil, il faut ne garder que la « crème de la crème » pour la partager. Ensuite, troisième étape, vous devez identifier les tendances à partir d’un agrégat de données partielles ; on retrouve là l’idée des signaux faibles. L’avant-dernière étape consiste à faire émerger un contenu à partir de la juxtaposition de plusieurs points de vue pour enfin avoir un historique sur l’évolution d’un sujet qui permet d’en comprendre les tenants et les aboutissants.
Sélectionner, éditer et partager
De nombreux auteurs définissent la curation par rapport à leur activité. Si on se réfère à Wikipédia, la curation est une pratique qui consiste à sélectionner, éditer et partager les contenus les plus pertinents du Web, répondant à une requête ou à un sujet donné. La curation est plus spécifique, axée sur une thématique circonscrite. Le partage et la diffusion font partie de son ADN. À la différence de la veille informationnelle qui peut être plus personnelle ou restreinte à une petite communauté, la curation s’adresse à tous ceux qui suivent le site, intéressés par le thème choisi par le curateur. La curation est plus subjective et sa diffusion n’est pas limitée (il suffit de connaître l’adresse Web et certains d’entre eux ont une audience importante). La veille est plus objective, elle ratisse large parmi les sources qu’elle surveille mais se limite dans la diffusion de ses recherches. Par exemple, dans le monde de l’entreprise, la veille sera diffusée en interne ou à quelques départements (marketing et/ou recherche notamment) ou responsables, donnant ainsi des informations sur la concurrence. À l’inverse, la curation pourra constituer un axe de la politique de communication de la même entreprise pour promouvoir ses découvertes ou ses nouveaux produits. Il faut bien préciser que le curateur n’est pas un journaliste, même s’il peut commenter ou annoter certains billets. Le curateur, comme le commissaire d’exposition, agence ce qu’il va « exposer » au public, mettant les informations qu’il juge importantes au premier plan, d’où le rôle primordial de la subjectivité.
Filtrer et éditorialiser
Pour Véronique Mesguich, la curation19 « est donc bel et bien de mettre en place des filtres humains capables d’ordonner, de hiérarchiser et d’éditorialiser des contenus ». Et elle ajoute dans une publication : « Le problème de l’accès à l’information n’est pas l’infobésité, mais l’échec du filtre (Filter Failure). D’où la nécessité de mettre en place des filtres humains destinés à qualifier, ordonner et hiérarchiser les contenus en ligne20 ». De plus, comme le souligne aussi Jérôme Deiss : « Il est possible de voir dans la curation la conjonction de la recherche et du partage, dont l’enjeu principal est d’injecter à nouveau la subjectivité de l’individu au cœur du Web21 ». La veille et la curation seraient deux grands ensembles avec une partie commune.
Nous sommes, comme le définit Camille Alloing22, dans un processus de « redocumentarisation par prescriptions », c’est-à-dire que la curation consiste à « redocumentariser un document numérique concernant un produit ou un service d’une organisation, puis de prescrire (explicitement ou non) ce document à une communauté d’internautes ». La phase de publication sur le Web apparaît comme essentielle dans le travail du curateur, c’est d’ailleurs pourquoi, depuis quelques années, nous avons assisté à une montée en puissance des plateformes de curation. Dans le lot, nous pouvons en retenir trois. La première, Scoop.it, peut-être la plus utilisée, se configure de façon manuelle. Après avoir ouvert un compte, on rentre la sélection des sites à suivre et, en fonction d’une périodicité à définir, la plateforme publie son journal. La deuxième, qui a fait une apparition remarquée, Paper.li, ressemble à la précédente sauf que la publication est automatique. Enfin, Storify.com s’appuie uniquement sur des informations provenant des réseaux sociaux, de plus en plus influents dans notre société numérique. De nombreux autres outils et plateformes pourraient être présentés, mais ce qui paraît important c’est moins l’outil que les objectifs informationnels.
C’est pourquoi l’attention que les professionnels de l’information porteront dans la confection de leur plateforme de curation fera la différence avec ceux qui se contentent de republier les mêmes informations. L’ajout de données supplémentaires comme des mots-clés, un résumé, un lien complémentaire, enrichit le site et lui donne une réelle plus-value. La curation ne peut se concevoir, étant donné qu’elle partage des informations primaires, que comme une valorisation des auteurs de contenus. Reproduire ou dupliquer à l’identique serait contraire à l’éthique du bon curateur. Jérôme Deiss23 le souligne : « sans les producteurs de contenu, la curation et donc le curateur n’existent pas ». Ce qui pose évidemment de nombreuses questions juridiques, comme celle du droit d’auteur. Et prouve à nouveau que la veille et la curation sont complémentaires.
Construction d’un EPI
Ces deux activités conduisent les professeurs documentalistes à réfléchir et créer leur Environnement Personnel d’Information, et ainsi aider les collègues et leurs élèves à le faire pour eux-mêmes. Il existe de nombreux acronymes. Un des premiers fut le SIP ou Système d’Information Personnel, il désigne : « l’ensemble de ces démarches et moyens mis en place individuellement pour rechercher, traiter de l’information, en produire et l’échanger. Il est totalement adapté à l’activité ou à l’action à mener !…24». L’EPI se définit comme un « système construit, pensé, individuellement, notamment en termes d’évolutions potentielles, bien au-delà d’une boîte à outils25 ». Dans ce domaine, les Anglo-Saxons sont en avance et le terme le plus couramment rencontré est le PLE pour Personal Learning Environment26. Il se rapproche plus de l’EPA en intégrant le volet formation. L’EPI se structure autour d’un acteur (l’élève ou le professeur) et d’un processus construit à l’aide d’outils et d’interactions sociales et de ressources.
Les professeurs documentalistes peuvent conseiller les élèves dans cette phase de formalisation d’un EPI dans différents domaines ; les lycéens sont par exemple souvent désarmés en matière d’orientation27. La construction d’un EPI sur la poursuite d’études peut se révéler très enrichissante pour eux. Ils peuvent l’alimenter avec des formations post-bac et se poser ainsi de nombreuses questions. Quelles sont mes notes ? Que puis-je envisager de faire ? Un entretien avec le/la conseiller-ère d’orientation est un préalable, cela fait partie des interactions sociales ; de même que le professeur principal de la classe fait part de ses conseils dans la matière. Ensuite, l’élève clarifie ses idées avec un logiciel de remue-méninges (ou Mind Mapping, ou carte heuristique). Il identifie et sélectionne des sources d’information qui vont lui permettre d’approfondir son projet professionnel et sa culture du monde des entreprises. La veille informationnelle peut être mise en place, elle permet à l’élève de s’enrichir d’informations dans de nombreux domaines qui l’aideront à prendre conscience de son projet. C’est un processus progressif, qui est réfléchi, fait d’une multitude de « briques ». Il peut aussi vouloir partager ses recherches et un outil de curation pourra compléter la démarche entreprise, mais ce n’est pas forcément nécessaire dans ce cas précis.
Peu d’élèves réfléchissent de manière globale, ils ont du mal à faire des liens entre les domaines, se contentant de recevoir les informations l’une après l’autre. L’EPI, construit en partie avec la veille et la curation (mais pas uniquement), est un ensemble global, une construction permanente qui synthétise les intérêts, les intentions et les objectifs de l’auteur. Il est structuré, organisé et n’existe pas uniquement dans le monde virtuel, mais est aussi fait d’interactions sociales. Essayer de le construire, c’est déjà se poser des questions et prendre conscience de sa place dans le système (ici scolaire).
L’EPA ou l’apprentissage tout au long de la vie
L’EPI constitue le premier pas. L’étape suivante peut être la création de l’EPA. On entre là dans un processus de réflexion et de développement tout au long de ses études (pour l’élève) ou de la vie (pour le citoyen). Un EPI « devient un EPA dès lors que des objectifs d’apprentissage et donc des stratégies d’apprentissage sont structurants : vouloir apprendre28 ». Des éléments s’ajoutent aux premières « briques » comme les cours en ligne (MOOC29), les manuels numériques, des ressources documentaires…
Il demande toutefois une certaine maturité. C’est pourquoi, il est plus destiné aux étudiants qu’aux élèves du secondaire. Les professeurs de l’enseignement supérieur peuvent responsabiliser et accompagner leurs étudiants dans la création de leur EPA en soutien à l’apprentissage. La mise en place d’un EPI peut être une première sensibilisation, et un premier pas vers plus d’autonomie, une utilisation plus pédagogique de la technologie. L’élève ainsi ne subit pas son enseignement mais le personnalise. Il peut aussi, avec des sites généralistes, acquérir une culture générale. Bruno Devauchelle le souligne dans un double volume de la revue Médiadoc30 consacré à ce sujet : « La relation directe et sans médiation aux ressources est désormais un problème de plus en plus important pour ceux qui apprennent. De plus, la capacité à s’autoriser et à s’autonomiser par rapport aux ressources est un des facteurs clés de la réussite tout au long de la vie ». L’EPA permettrait aux élèves, dans une démarche dynamique, de s’appuyer sur des sources fiables et variées pour continuer à acquérir des connaissances et se former pendant leurs études et après.
Les deux domaines sont vraiment au centre des préoccupations des professeurs documentalistes. La veille informationnelle a toujours fait partie du cœur de métier, de leurs actions au sein des CDI, mais la révolution numérique oblige les professionnels de l’information à renouveler leurs méthodes, et à réinterroger leurs pratiques. La veille informationnelle peut gérer cette surabondance d’informations et ne pas trop se disperser, rester focalisée sur ses thématiques et s’enrichir d’informations et de connaissances par la curation.
Néanmoins, ces activités de veille et de curation doivent être comprises et maîtrisées. Elles participent à la construction de l’identité numérique, relevant les goûts, les intérêts et la subjectivité mais aussi la responsabilité professionnelle. Qui mieux que les professeurs documentalistes peuvent comprendre les tenants et les aboutissants de l’économie numérique et ainsi ne pas surajouter à un monde déjà au bord de l’overdose d’informations superflues ? Être vigilant, capable de maîtriser les outils mais surtout être soucieux de diffuser une bonne information, choisie, pertinente, enrichissante. Ce qui pose aussi une autre question importante : celle de la validité des sources31. Les professeurs documentalistes ont une place majeure dans l’éducation : ils doivent porter la bonne parole dans les nouveaux usages et les nouvelles pratiques informationnelles, savoir déjouer les pièges de ceux qui souhaitent capter leur attention (et leur argent) pour se concentrer sur l’essentiel : apprendre, comprendre, développer son libre arbitre, en quelques mots devenir un citoyen responsable et informé. Une profession qui sait s’interroger et se renouveler pour s’adapter au monde de demain !
Le professeur documentaliste aux frontières du réel
L’agent des affaires non élucidées de l’Éducation nationale retint son souffle. Les documents qu’il avait sous les yeux confirmaient qu’il existait bel et bien une conspiration en haut lieu pour faire disparaître les hybrides. Ces êtres hautement sensibles, mais résistants néanmoins, étaient devenus une espèce difficile à cerner dans les hautes sphères de l’Éducation nationale. L’agent transpirait malgré le froid, et quelques gouttes perlaient sur sa cravate au design plus qu’étrange, entre le mauvais goût et la plaisanterie. Mais l’heure était grave, car le dossier, confidentiel, révélait l’ampleur du plan diabolique à l’œuvre.
Un groupe de hackers était parvenu à accéder à la messagerie de l’inspecteur général et avait envoyé copie des mails incriminants à l’agent spécial, seul capable de comprendre la teneur et l’importance des documents. L’échange de courriers entre différents membres du ministère et d’anciens cadres pourtant désormais à la retraite montraient l’existence d’un complot ourdi depuis plusieurs années. Pire, cela confirmait également l’existence du Mastic 12, ce groupe chargé de la destruction progressive d’une profession et de ses prérogatives. Le groupe avait été créé suite à la mutation de 1989 peu à peu devenue incontrôlable, notamment depuis que les environnements numériques s’étaient développés, au point que l’hybridation s’était poursuivie sous des formes non attendues et jugées trop revendicatives. Les hybrides voulaient obtenir les mêmes droits que les autres. La nécessité du Mastic 12 était alors apparue avec pour mission de faire exploser la profession. Plusieurs tendances s’y trouvaient représentées, porteuses de stratégies plus ou moins douces pour parvenir à la disparition des hybrides. Le Mastic 12 avait cherché par-dessus tout à se positionner au plus haut dans le ministère, sans nécessairement obtenir le succès escompté, mais avec suffisamment de pouvoir néanmoins pour continuer leur mission de destruction, et ce même après la fin de leur fonction officielle. Ils étaient parvenus à conserver la main sur les aspects décisionnels, en plaçant de parfaits incompétents ou des personnes en quête de reconnaissance, et avait ainsi bâti sa politique sur la destruction de l’intérieur, semant diverses sortes de virus et cultivant soigneusement le mensonge, la perfidie, la trahison, le double discours et toute autre manipulation de l’information. Si la destruction totale n’avait pas encore abouti, la méthode avait donné des résultats plus que satisfaisants, et le Mastic 12 comptait aller dorénavant jusqu’au bout. Les documents confirmaient l’ensemble des soupçons qui avaient commencé à émerger depuis l’époque du virus poldoc propagé par le redoutable BadFather. On y décelait également une politique d’élimination systématique de ceux qui ne rentraient pas dans lignée définie par le consortium.
L’agent ne savait comment allait réagir sa hiérarchie face à ses révélations, surtout que leur service était menacé. Il choisit d’avertir d’abord sa collègue qui serait de bon conseil. Il parvint à la joindre, elle était à son bureau. Elle lui dit de lui transmettre au plus vite les documents pour qu’elle puisse les consulter. Il raccrocha, mais n’eut pas le temps d’en faire plus. Un violent coup sur le crâne le laissa estourbi plusieurs minutes. Quand il reprit enfin ses esprits, il n’y avait plus trace des documents… On voulait empêcher la vérité d’éclater sur le destin des hybrides de l’Éducation nationale :
les professeurs documentalistes !

La question du mal classé et de l’inclassable
Évoquer la question d’une documentation parallèle implique de s’interroger sur la question de l’évaluation de l’information bien évidemment, ainsi que sur la nature des sources mobilisées dans une compilation d’informations. La prise en compte d’éléments complexes, voire irrationnels, fait partie d’une évolution progressive de la documentation : « L’irrationnel à son tour, tout ce qui est intransmissible et fut négligé, et qui à cause de cela se révolte et se soulève comme il advient en ces jours, l’irrationnel trouvera son « expression » par des voies encore insoupçonnées. Et ce sera vraiment alors le stade de l’Hyper-Documentation.1 »
Cette vision d’une documentation en extension marque le besoin de poursuivre un travail de révélation, non pas au sens religieux de croyance, mais davantage au sens de créer du lien avec ce qui a été négligé, étymologiquement ce qui n’a pas été lu. Cette volonté de créer du lien entre des éléments épars et négligés correspond pleinement à l’œuvre de Charles Fort2. Ce personnage hors norme a passé son temps à rassembler et à ficher tout un tas d’événements étranges parus dans la presse ou mentionnés d’ici de là dans les ouvrages qu’il a pu compulser :
« Je collectionne les notes qui témoignent d’une diversité : les excentricités du cratère Copernic, la soudaine apparition d’Anglais bleus, les radiants de pluies de météores qui semblent tourner avec la Terre, l’observation d’une pousse de cheveux sur le crâne dégarni d’une momie… On est en droit de se demander si la fille a bel et bien avalé une pieuvre. Ma curiosité va moins aux créatures qu’aux relations qu’elles entretiennent. J’ai consacré beaucoup de temps à examiner les prétendues relations qualifiées de coïncidences. Et si certaines de ces apparentes coïncidences n’en étaient pas ? »
Le Livre des damnés constitue une œuvre issue de ses diverses prises de notes, elle interroge et critique les logiques scientifiques qui écartent certains faits ou ne les jugent pas légitimes. Charles Fort choisit à l’inverse de les prendre en compte, ce qui fait de lui le premier spécialiste du paranormal. Charles Fort, c’est aussi le mode de raisonnement d’un personnage de série bien connu : Fox Mulder. La confirmation nous est donnée dans un épisode de la série :
« Scully, Charles Fort a passé sa vie entière à rechercher les anomalies biologiques et scientifiques, qu’il a publiées dans quatre livres, je connais chacun d’entre eux par cœur. Et à la fin de sa vie, Fort se demandait lui-même si tout cela n’avait pas été un gâchis. Je comprends cela.3 »
Mulder est celui qui pense différemment en ouvrant le champ des possibles de façon étonnante, en évitant de demeurer dans une logique purement rationnelle, ce qui lui permet d’envisager des hypothèses qui paraissent insensées à celui ou celle qui va chercher à s’appuyer sur des vérités établies, notamment celles issues de la recherche scientifique. Il suffit de regarder chacun des épisodes pour se dire que Charles Fort aurait probablement effectué le même raisonnement que Fox Mulder.
Si l’ouverture d’esprit est louable, on sait aussi que ce type de raisonnement est proche des théories conspirationnistes qui cherchent à faire tenir un ensemble de phénomènes par une explication logique, mais qui s’avère parfois absurde. Les théories du complot intéressent désormais le ministère, mais à mon avis à mauvais escient, en espérant développer une formation à l’éducation aux médias et à l’information couplée à une éducation morale et civique, en distinguant les bons contenus des mauvais, voire en désignant a priori les pensées jugées radicalisantes. Le fait même d’envisager un contrôle des consultations d’informations jugées potentiellement néfastes ne constitue pas une éducation, mais un contrôle des esprits qui ne peut qu’échouer avec un public adolescent toujours friand d’interdits. Sans compter que cela ne peut que renforcer les discours conspirationnistes que de voir les autorités gouvernementales tenter de les combattre.
Le cercle vicieux devient alors difficile à éviter4.
Quel sens donner à cet éparpillement d’informations ?
« Mais l’archive, c’est aussi ce qui fait que toutes les choses dites ne s’amassent pas indéfiniment dans une multitude amorphe, ne s’inscrivent pas non plus dans une linéarité sans rupture, et ne disparaissent pas au seul hasard d’accidents externes, mais qu’elles se groupent en figures distinctes, se composent les unes avec les autres selon des rapports multiples, se maintiennent ou s’estompent selon des régularités spécifiques.5 »
Le monde qui nous est donné à voir est en fait d’une grande complexité de par le nombre d’informations qu’il est possible de consulter quotidiennement. La masse de données publiées est telle que les méthodes de traitement automatique du langage et les systèmes algorithmiques tentent d’en faciliter la consultation et d’en tirer quelques conclusions. Face à cette masse qui oblige à une certaine modestie dans l’analyse et à une rigueur dans les méthodes d’observation, de collecte et d’interprétation, la pression du moment et les logiques financières réduisent le besoin d’analyse à une interprétation rapide et souvent simplifiée pour ne pas dire simpliste. Dès lors, la question du sens à donner au monde que nous ressentons via les différents systèmes médiatiques peut aisément conduire au succès des interprétations faciles, clefs en main et qui désignent un responsable extérieur comme coupable.
Le rôle des professionnels de l’information est alors paradoxal, car il leur faut à la fois assurer une qualité dans l’accès à une information mise à jour tout en développant les conditions d’une analyse rendue possible par un rapport au temps distancié.
Dans ce contexte, un des meilleurs moyens réside dans des travaux qui permettent non seulement à l’élève de rechercher de l’information sur des controverses, mais également à en produire une synthèse réflexive et argumentée, un peu comme dans le projet Historiae6 au cours duquel les élèves travaillent sur des thématiques où la qualité de l’information est très diversifiée voire délirante.
Quel régime de vérité ?
L’évolution des régimes documentaires vers des formes de plus en plus numériques transforme les régimes de vérité issus de l’imprimé. Toutefois, la question documentaire demeure essentielle, voire davantage prégnante, si ce n’est que les formes documentaires se complexifient et s’éloignent de plus en plus des formes « livresques » pour s’inscrire dans des logiques qui sont celles d’entrepôts de données. L’importance documentaire réside alors dans la nécessité d’apporter la preuve d’une forme de vérité. Seulement, ces nouveaux régimes de vérité s’inscrivent de plus en plus dans des logiques qui sont celles d’un passage de l’indexation des connaissances à l’indexation des existences. Si les deux formes d’indexation ont toujours coexisté, les moyens pour assurer l’indexation des individus apparaissent plus développés et probablement plus faciles à réaliser. Il est ainsi plus facile d’établir l’identité d’une personne à partir de données biométriques que de faire une démonstration complexe, longue et scientifique qui laisse ouverte la place aux doutes. Or, les régimes de vérité numériques souhaitent justement passer outre cette culture du doute ou de l’interrogation en considérant la science, et notamment les sciences humaines et sociales, comme les chercheurs d’excuse, tandis que les mécanismes d’une interprétation immédiate du monde par une captation-interprétation des données en temps réel laissent imaginer une fin de la science, comme l’avait annoncé Chris Anderson dans la revue Wired il y a quelques années.
Sortir des effets bulle
Il convient également à ce titre d’apprendre à sortir des « effets bulles » que peuvent produire les réseaux sociaux et les algorithmes qui renforcent une information trop individualisée. Cela implique un effort et une capacité non pas à sélectionner l’information, mais davantage à savoir choisir ses amis, non pas en fonction de leur similarité, mais davantage en fonction de leur complémentarité. On sait que les réseaux sociaux renforcent les opinions, voire les confortent du fait d’échanges entre des personnes qui pensent de façon commune. Alors que ces systèmes reposaient à la base sur des logiques d’échanges et de liberté d’expression, ils peuvent s’avérer des systémiques de pensée conforme et difforme qui nous placent dans des situations politiques parfois invraisemblables.
L’enjeu est pourtant culturel, ce qu’avait bien montré Hannah Arendt :
« En toute occasion, nous devons nous souvenir de ce que, pour les Romains – le premier peuple à prendre la culture au sérieux comme nous –, une personne cultivée devait être : quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé.7 »
C’est dans cette lignée que doit s’inscrire le rôle du professeur documentaliste, dans cette recherche de l’altérité qui fait qu’il n’est pas souhaitable d’envisager Fox Mulder sans Dana Scully.
Les Cahiers de la BD sont de retour
Pourquoi ressusciter cette revue éteinte depuis 1990 ?

Vincent Bernière : Primo, parce que j’en avais envie ! Après 20 ans de carrière dans les milieux de la presse et de l’édition de bande dessinée, où j’ai à peu près tout fait, de libraire à éditeur, de secrétaire de rédaction à rédacteur en chef, j’avais envie de créer un journal et un label d’édition (ce qui sera fait au printemps 2018 ; son nom : Revival, dédié uniquement à la réédition d’œuvres du patrimoine de la bande dessinée et du dessin de presse). C’est le genre de moment où on se dit : « Bon, j’ai bossé avec des tas de gens, qui m’ont pour la plupart beaucoup appris dans ces deux métiers, mais il s’en trouve toujours un pour dire : “Ce truc-là, ça ne va pas. Peut-on changer ça, ça serait mieux, etc.” » Ce qui est parfois pénible. Secundo, je pense que c’est le bon moment pour la bande dessinée. Le public est prêt, je crois, ce qui n’était peut-être pas le cas avant. Tertio, j’avais la trésorerie pour me lancer et un partenaire idéal, l’atelier Chevara, qui m’a soutenu pour tout ce qui est design graphique. Les gens de l’atelier sont brillants et entreprenants, ça m’a beaucoup aidé.
Jacques Glénat vous a-t-il facilement cédé les droits d’exploiter son enfant ?
Oui. Contrairement à ce qu’on entend parfois, Jacques Glénat est un homme généreux et ouvert d’esprit. Et surtout passionné. Avec lui et Guy Delcourt, il ne reste que deux éditeurs passionnés fondateurs de leur propre maison. Et la passion, ça compte beaucoup dans ce genre de métier. Au départ, je voulais d’ailleurs développer le projet avec lui, pour sa maison, mais il m’a dit, à juste titre, que la publicité des éditeurs concurrents ne rentrerait pas si le journal était porté par un éditeur précis. J’ai donc décidé de franchir le pas ; cela dit, j’ai rencontré Jacques Glénat en 2014 et j’ai donc mis deux ans à mûrir le projet. L’une des difficultés était que je ne voulais pas porter la rédaction en chef tout seul, car quand on est seul on fait parfois de mauvais choix. Et le seul journaliste que je voyais pour faire cela était mon ami Stéphane Beaujean. Seulement Stéphane faisait alors Kaboom ; j’ai donc dû patienter jusqu’à l’arrêt de ce magazine pour le faire venir comme conseiller de la rédaction. Pendant ce temps, je me suis entouré d’une nouvelle génération de critiques que, en secret, j’avais appelé de mes vœux. Lorsque j’ai créé Bang ! avec Benoît Peeters et Fabrice Bousteau, les critiques (dont certains venaient des premières séries des Cahiers de la bande dessinée) vieillissaient. C’était un peu toujours les mêmes. Avec cette nouvelle série, ça n’est pas le cas. Il y a quelques anciens, comme Numa Sadoul ou Frémion, mais surtout des jeunes gens comme Maël Rannou, David Amram, Lucie Servin ou Irène Leroy Ladurie.
À un moment où la presse écrite connaît de grandes difficultés, comment financez-vous une revue sur la bande dessinée ?
Ces difficultés sont minorées dans un cas : être leader sur un marché de niche ; et c’est là notre ambition. Dans ce cas, on peut espérer des lecteurs et des rentrées publicitaires et d’après les premiers indices, c’est ce qui semble se profiler. Une campagne de financement participatif sur le site de KissKissBankBank a permis de lever 32 000 €, ce qui constitue une bonne avance de trésorerie pour payer la fabrication notamment des 2 premiers numéros et du Hors-série Goscinny. Et nous avons d’ores et déjà plus de 300 abonnés ; j’ajoute que la presse écrite sur papier connaît certes des difficultés, notamment à cause de la concurrence des écrans. Mais Les Cahiers de la BD se veulent un magazine structuré éditorialement, ce qui n’est pas le cas de la grande partie des sites internet, puisque ça n’est pas l’enjeu. Nos formats sont longs et richement iconographiés, ce qui est également impossible à faire sur le Net. Enfin, les images dessinées et la bande dessinée conservent une pertinence à être imprimée sur papier, puisque la main qui dessine sur le papier originel se retrouve dans l’imprimé d’un journal papier.
Quel est son contenu, et plus particulièrement dans le premier numéro ?
Alors, pour faire court, Les Cahiers de la BD sont divisés en 8 cahiers qui traiteront chacun de formats particuliers sous des angles singuliers : Chronique, Critique, Esthétique, Muséographique, Historique, Technique, Thématique, Iconique. Le thème central du 1er numéro est : Pourquoi les héros ne meurent jamais ? Il y a deux longues interviews d’Alan Moore et Liberatore, un papier sur la judéité de Goscinny, un article de fond sur Le Livre de la jungle de Harvey Kurtzman, une étude technique du western selon Boucq, un papier sur la période où Pratt était professeur de BD en Argentine, un dossier sur les auteurs de demain, un essai sur la caresse dans la bande dessinée, etc. Plus 20 pages de BD pure avec des créations d’Alfred, Claire Braud, Laura Scarpa, une réédition de Bob de Moor et une traduction de 2 pages de Crumb sont également au sommaire. Une histoire de la BD par Christian Staebler, à paraître chez PLG en 3 tomes s’est rajoutée à la dernière minute ; nous la prépublions dans un cahier spécial de 16 pages à chaque numéro. Le premier chapitre traite des origines de la bande dessinée.
Envisagez-vous des numéros spéciaux ?
Oui, un premier numéro Hors Série sur Goscinny est en kiosque depuis le 26 septembre avec 25 histoires courtes scénarisées par le papa d’Astérix en collaboration avec de grands noms comme Sempé, Uderzo, Morris ou Tabary, des œuvres moins connues avec Macherot, Franquin, Coq, Martial ou Delinx, et la première bande dessinée de Goscinny, qu’il dessina lui-même : Dick Dicks. Beaucoup de documents sont inédits en album ou très rares. Sinon, oui, pas mal de projet de numéros spéciaux mais la plupart sont encore secrets à ce jour. Il y aura des surprises.
Revue pour spécialistes ou grand public ?
Les deux mon général. Mais il faut déjà aimer la BD pour lire Les Cahiers.
Qui en assure la mise en page, et comment a-t-elle été articulée ?
Vaste question. C’est donc l’atelier Chevara qui en a conçu le design graphique, sous la houlette de Laurianne Mariette, Clément Charbonnier et Mathieu Chevara. Ce sont des gens très talentueux qui sont déjà responsables de l’identité graphique de la revue Nez et du mook Omnivore. Leur principale contrainte était de caser quasiment un demi millions de signes sur 192 pages en laissant respirer la maquette grâce à de grandes images doubles notamment. L’atelier aime jouer sur les typos, aussi. Vous verrez, ça sera un beau journal sur un beau papier… disons que l’objet se situe entre le magazine et le mook.
Quelle place allez-vous donner aux dessinateurs, et notamment à Erwann Terrier, le talentueux dessinateur des Stupéfiantes aventures de Viny K dont vous assurez le scénario ?
Erwann s’est vu confier la réalisation d’un strip dans une chronique intitulée : « Et vous trouvez ça drôle ? » qui moquera à chaque numéro un propos stupide proféré par une personnalité sur la BD.
Un site internet complétera-t-il votre offre éditoriale ?
Non, mais nous envisageons une version payante sur liseuse.
Alors ces nouveaux cahiers, shoot again* ou extraball* ?
Disons qu’avec un peu de chance, on peut viser le Spécial !
* Vincent Bernière est l’auteur de deux romans autobiographiques : Shoot again et Extraball

Toutes les informations sur : www.kisskissbankbank.com/fr/projects/les-cahiers-de-la-bd-renaissent
La mort
La mort reste un sujet difficile à aborder avec les enfants, les adolescents et les jeunes adultes. En effet, lors du décès d’un proche, le premier geste des parents et des éducateurs est d’éloigner les plus jeunes pour les protéger, car dans notre civilisation « jeunesse » et « mort » semblent irréconciliables, antinomiques. La mort est dissimulée par une civilisation technique qui n’a pas pu la supprimer ; c’est ainsi que Jacques Ellul1 analyse notre rapport à la mort, à la technique et au progrès. Les hommes évoquent la mort avec des mots, courts, rapides et doux de façon à l’apprivoiser comme le remarque Jeanne Favret-Saada2. Tandis, que la Camarde a disparu de l’environnement visible et réel, les crématoriums, les cimetières et les nécropoles sont renvoyés à la périphérie des villes, et les technologies de la communication participent à cette occultation par la présentation continue de divertissements. Pourtant la mort, qui plus est la mort violente, s’introduit comme par effraction dans notre monde aseptisé, nous invitant à repenser ce thème à la lumière de grandes questions qui agitent notre monde moderne.
Nous pensons bien sûr aux attentats qui ensanglantent notre pays depuis 2012 et qui exacerbent, par la brutalité d’un deuil collectif, palpable, comme par la médiatisation à outrance de ces instants tragiques, le sentiment de vulnérabilité de la vie, comme celui de l’absurdité et de la vanité de la mort. Mais aussi aux débats éthiques souvent douloureux qui entourent les progrès médicaux, à travers la question du droit à l’euthanasie par exemple. C’est avec fracas et douleur que chacun fera, au cours de sa vie, l’expérience de la mort, et sera ainsi amené à la penser.
Une réflexion sur la mort, dépassant les faits, les larmes, les bougies déposées, parfois les prières, d’autres fois la révolte ou la résignation, nous permet d’anticiper et donc de répondre aux questionnements des élèves alors que celle-ci reste un tabou de notre société. Jusque très récemment, peu était dit. Les médias détournaient les caméras. Les journalistes passaient rapidement sur son existence, et les adultes évitaient soigneusement le sujet devant les enfants et les adolescents, comme pour défendre la jeunesse d’un outrage suprême. Quelle meilleure lecture que celle de Vladimir Jankélévitch pour répondre à cette attente sortie de la pénombre et exposée depuis peu en pleine lumière médiatique ?
Vladimir Jankélévitch est un philosophe français né à Bourges en 1903 dans une famille russe ayant fui l’antisémitisme. Son père, Samuel Jankélévitch, médecin, a été le premier à traduire Freud dans notre langue. Vladimir Jankélévitch intègre l’École Normale Supérieure en 1922. En 1926, il est reçu premier à l’agrégation de philosophie et part enseigner à l’Institut Français de Prague jusqu’en 1932. Il soutient sa thèse de doctorat en 1933. Son premier ouvrage, édité en 1931, est

consacré à Henri Bergson, rencontré en 19233, ses livres se succèdent. Cette abondante production livresque ainsi que sa notoriété comme un musicien avéré doublé d’un musicologue reconnu ont fait de Vladimir Jankélévitch l’un des maîtres incontestés de la philosophie française auquel de nombreuses émissions télévisées et radiophoniques ont été consacrées. Ses réflexions et son œuvre portent la marque profonde du traumatisme de la guerre : en 1940, il est révoqué de l’Université par le régime de Vichy et entre dans la Résistance, ce qui l’amènera à rompre avec la philosophie allemande après la Seconde Guerre mondiale et à reprocher à Sartre de ne pas s’être engagé réellement dans la Résistance. En 1968, il soutient la « révolution étudiante » et en 1979, il permet, avec Jacques Derrida, de sauver l’enseignement de la philosophie dans l’enseignement secondaire4.
La mort
Parmi tous ses ouvrages, l’un des plus remarquables a été, selon Lucien Jerphagnon5, La Mort, édité en 1977 par Flammarion, dans la collection Champs. C’est un livre important par la réflexion menée tout au long de ses 474 pages d’une écriture serrée6. L’ouvrage se divise en une introduction, « Le mystère de la mort et le phénomène de la mort », et trois grandes parties : « La mort en deçà de la mort », « La mort dans l’instant mortel », « La mort au-delà de la mort ».
Le mystère de la mort et le phénomène de la mort
Dès l’introduction, Vladimir Jankélévitch pose l’idée que la mort est plus un phénomène relevant de la physique biologique, de la médecine et de la démographie, que de la philosophie, ajoutant que la mort est aussi un acte naturel sur le plan juridique puisqu’il existe un état civil dans les mairies répertoriant les morts et que les notaires accomplissent les dernières volontés couchées sur un testament. Mais la mort peut être un calvaire qui prend des apparences juridiques ou nécrologiques. À titre d’exemple, l’auteur se réfère à La Mort d’Ivan Ilitch, nouvelle de Tolstoï publiée en 1886. Contrairement aux aspects dits « légaux » ou biologiques, la mort n’est pas banale, c’est « une tragédie absolue » qui est à la fois et de façon contradictoire un fait familier et un mystère infini. Tout homme, tout être vivant meurt ou doit mourir. Certes la mort peut être un fait divers journalistique, un fait constaté par un médecin légiste, un phénomène universel analysé par la biologie, mais c’est aussi un mystère qui n’est pas une métamorphose bénéfique car la mort est un vide, une négation tout en étant une loi universelle. Pourtant, la mort et l’amour sont à chaque fois, pour chacun, une nouveauté. Reprenant la formule de Ionesco dans Le Roi se meurt, « tout le monde est le premier à mourir », Vladimir Jankélévitch exprime l’étonnement de chacun de mourir ou de voir mourir ses proches. Pourtant cette surprise ne devrait pas exister puisque tout le monde, depuis toujours, meurt. C’est une évidence absurde et l’extrême futur de la vie.
Jankélévitch distingue ainsi trois formes de morts : celle anonyme de la troisième personne, celle des proches à la deuxième personne et la sienne propre. Si la mort à la troisième personne est interchangeable, celle à la deuxième personne (père, mère) crée l’irréparable, l’irremplaçable, qui touche la première personne car « la mort d’un père ou d’une mère est presque notre mort. »
La mort en deçà de la mort

Jankélévitch essaie de comprendre l’instant qui serait la rencontre entre le bas-monde temporel et l’outre-monde intemporel. Cette charnière, c’est la mort. Mais peut-on méditer sur la mort ? Il en doute, critiquant les portraits de saint Jérôme ayant pour épigraphe « Cogita mori », ou le tableau de Domenico Fetti intitulé La Meditazione où la sagesse médite sur un crâne. Selon Jankélévitch, la Sagesse peut se concentrer, mais elle ne parvient qu’au vide. On ne peut penser la mort, pas plus que Dieu, le temps ou la liberté. On peut penser à des contenus temporels, mais pas au temps, comme on peut voir des objets éclairés par la lumière sans pouvoir voir cette dernière.
Les hommes disent « hélas ! » dès qu’il est question de la mort et des malheurs qui lui sont liés comme la maladie, l’irréversibilité de la vieillesse. Pour conjurer le sort, il existe deux moyens : babiller autour de la mort de façon à rester à la marge ou bien le silence. Souvent la mort impose le silence. La mort est le non-être et le non-sens. Elle est un néant obscurcissant l’existence en soulignant la précarité de cette dernière. La mort est même la débandade de l’organisme vivant ; elle ne peut pas être la justification et l’explication de la vie. En fait, la mort annihile la vie. « La mort est l’instant qui n’a pas d’après ! » La mort nous reste un scandale, que l’on étouffe et dissimule, par exemple lorsqu’elle se produit dans un palace ou lors d’une exposition…
La mort appartient à l’indicible car celui qui vient de cesser de vivre ne renaîtra pas, seul le désespoir est possible car l’Homme bute contre la muraille du néant. Notre organisme passe son temps à maintenir sa cohésion durant un laps de temps limité avant la vieillesse, le délitement et la défaite finale et définitive. Selon Jankélévitch, du fait de la mort inéluctable, la vie révèle une part de non-sens. Cette philosophie se rapproche de la pensée de Camus, de sa vision de l’absurde et de sa révolte7. Dès cette première partie, Vladimir Jankélévitch refuse tant la consolation de la métempsychose, chère à Socrate et Platon, que la résurrection annoncée par les Évangiles.
La mort dans l’instant mortel
Vladimir Jankélévitch interroge la pudeur que la mort inspire aux hommes en raison de son caractère impensable et inénarrable. Il existerait une sorte de phobie de l’Adieu, source de timidité à l’instant fatal. En effet, selon notre auteur, mourir ne fait pas de bruit, le dernier souffle amenant l’éternité du silence. Ce dernier moment se prolonge par les signes apparents du deuil, rites et symboles soulignant notre seule impuissance mieux que les discours. Jankélévitch rappelle que le calendrier chrétien invite les fidèles à commémorer, chaque vendredi saint, le dernier souffle du Christ et, le surlendemain, sa résurrection. Jankélévitch tourne, lui, résolument le dos au concept d’immortalité. La mort, c’est le néant éternel, le non-être devenu expérience ultime. Dès lors, Vladimir Jankélévitch s’étend sur la maladie et la souffrance qui précèdent le décès, puis sur la transformation du cadavre en un « cahot affreux. » Une métamorphose physique sur laquelle l’auteur s’appuie pour réfuter l’idée de la réincarnation dans un autre corps, ou dans le même reconstitué par Dieu. Si la mort est partie, le corps lui reste, manifestation physique du passage d’un état de vivant à celui de mort. Rapidement, la dépouille est dérobée aux yeux des vivants car elle devient charogne, expliquant le rejet naturel et la peur inspirés par un corps sans vie, et révélant la vanité des rites accomplis lors de la veillée mortuaire et l’accompagnement au cimetière : « ensuite le cortège un peu dérisoire qui accompagne ce rien jusqu’à sa soi-disant dernière demeure. »
Jankélévitch revisite la mort de Socrate qui, condamné à boire la ciguë, étonne ses disciples par sa sérénité et l’évocation de l’allégorie du cygne qui meurt en chantant parce qu’il sait qu’il va revivre. D’après Vladimir Jankélévitch, c’est une recherche vaine de la continuité de l’en deçà et de l’au-delà, là où ne se trouve que discontinuité entre la vie et la mort. Le passage de l’un à l’autre s’effectue seul, même si jusqu’au dernier moment le moribond est accompagné par les siens ou par un prêtre.
De même, l’auteur doute de l’idée de la préparation d’une personne âgée à la mort, car le présent semble toujours éternel. La mort reste une surprise douloureuse et inattendue. Le vieillissement rend palpable la distorsion entre le temps et l’espace ; si l’on peut revenir sur ses pas et refaire en sens inverse une promenade, cela est impossible pour le temps qui ne peut être remonté. Cette irréversibilité du temps interdit tout rajeunissement et suspension du vieillissement. La mort, en dépit de la foi ou des croyances dans une vie nouvelle après la mort, reste irrévocable. Et l’exemple de personnes réanimées par la médecine n’est pas celui de la résurrection.
La mort au-delà de la mort
La science voudrait comprendre la mort, arrêt complet du temps présent. Le lien est définitivement rompu entre l’expérience du vivant et l’au-delà de la mort. Hormis l’imagination des hommes pour imaginer l’inimaginable, personne n’a pu décrire scientifiquement l’éventualité de la réalité d’un au-delà de la mort.
Les spéculations et les romans tentent de l’expliquer sans susciter les protestations des morts. L’homme, qui se projette constamment dans l’avenir, ne peut prévoir ni le lieu, ni le moment de son décès, et encore moins le futur d’après la mort. Vladimir Jankélévitch affirme l’absurdité des notions d’Immortalité, de Résurrection et de Vie perpétuelle, tout en posant des questions fondamentales : pourquoi ce qui a vécu doit-il cesser de vivre ? Pourquoi la vie existe-t-elle ? Pourquoi le temps va-t-il vers l’avenir et non l’inverse ?
Si les progrès scientifiques sèment le doute quant à la naissance – est-elle la rencontre du sperme et de l’ovule ou la naissance du bébé neuf mois plus tard ? –, la mort est irréfutable, supprimant en une seule fois un être vivant, complet, conscient, capable d’être heureux ou malheureux. Une autre question soulevée par l’auteur reste la continuation de la pensée du mort. Jankélévitch revient à la philosophie de son maître, Henri Bergson, selon laquelle la pensée du néant est la pensée de la plénitude car l’homme sait qu’il va mourir. Toutefois, la conscience de mourir n’immunise pas la conscience incarnée dans un corps de la mort. Donc la mort serait plus forte que la pensée, mais cette dernière lui survit par la transmission écrite et orale et la vie survit à la mort en donnant la vie.
Jankélévitch se détourne ainsi des joyeuses cloches de Pâques annonçant la bonne nouvelle de la résurrection. De même, il n’accepte pas l’apaisement qu’apporte la pensée « panbiotique » d’une dissolution du corps dans l’univers. Seul existe l’espoir ténu de la transmission et de la mémoire, ainsi que de la perpétuation par la descendance.
Parler de la mort à des jeunes n’est pas simple, et se nourrir de la lecture des philosophes, comme Jankélévitch, peut permettre une approche pédagogique en aidant les éducateurs à prendre la parole sur un sujet encore bien difficile à aborder, touchant l’être, la foi, le passé et la sensibilité profonde de chacun.
Selon Blaise Pascal, l’homme se divertit et s’agite pour éviter de songer à sa condition « faible et mortelle » dont rien ne peut le consoler8. Face aux croyants en une vie après la mort, le grand biologiste athée, Jean Rostand, répond que la mort est irréversible et dissolution du corps dans l’élément naturel, mais aussi que « l’univers en faisant l’homme, s’est donné à la fois une victime et un juge… La conscience humaine a donné mauvaise conscience à l’univers.9 » Les méditations autour de la mort de Paul Milliez, grand médecin et croyant, dans un livre exprimant ses doutes, ses espérances en l’humanité souffrante ou mourante, soulignent que la mort est aussi une question de religion et de civilisation10. Pourtant notre civilisation n’a pas toujours présenté cette attitude de repli face à la mort. Notre mot « image » a ainsi pour étymologie le terme latin « imago » qui, chez les Romains, évoquait l’empreinte sur cire du visage du défunt destinée au rituel funéraire. Plus tard, les Romains remplacèrent cet imago de cire par un médaillon dessiné11. L’association entre l’image, le mort et la mort participait à un cérémonial funéraire et juridique important. Depuis le Moyen Âge, les églises et des cathédrales exposent, via les vitraux et les sculptures des tympans, l’agonie du Christ et les chemins suivis par les âmes mortes vers le paradis ou vers l’enfer. Actuellement,
la civilisation occidentale, déchristianisée, matérialiste, nie et évite ce lien. Toutefois, d’autres problèmes importants sont soulevés par les progrès de la science, de la médecine, de la chirurgie, des nanotechnologies et des avancées de la génétique. Quand un individu meurt-il ? Lorsque le cœur s’arrête ? La médecine d’aujourd’hui peut parfois le faire repartir. Lorsque le cerveau est en état comateux ? Les déchirements de la famille de Vincent Lambert, cet homme encore jeune victime d’un accident l’ayant plongé dans le coma, autour d’un hypothétique arrêt des soins en vue d’une mort apaisée12 montrent la difficulté d’une vision claire de la mort. Le prisme des Sciences de la communication peut définir la mort comme l’absence de tout échange d’information… Mais que dire alors du posthumanisme et du transhumanisme qui recherchent l’immortalité à travers les progrès scientifiques de la génétique et des nanotechnologies ainsi que par l’amélioration de l’homme et de l’espèce humaine ? 13 La mort questionne chacun d’entre nous au plus profond de lui-même, dans ses relations affectives ainsi que dans ses chairs, et interroge l’ensemble de notre société qui tente toujours de l’ignorer.
La glace
Les lointains et merveilleux pays de glace

La neige étouffante et silencieuse, les glaces aussi claires que mortelles sont un décor propice aux romans de fantasy. L’une des plus célèbres histoires est celle de La Reine des Neiges d’Andersen. Après avoir reçu un éclat de miroir maléfique, le jeune Kay suit la Reine des Neiges dans son lointain palais de glace, et il faudra bien du courage à son amie Gerda pour aller le sauver.
La vilaine sorcière glacée et glaçante qui impose un éternel hiver c’est bien sûr La Sorcière Blanche du Monde de Narnia de C.S Lewis, notamment le tome II, Le Lion, la sorcière blanche et l’armoire magique. Quatre enfants arrivent dans le monde fantastique de Narnia et vont tenter de délivrer le monde prisonnier de la neige.
Dans cette catégorie, on trouve la désormais classique trilogie de Philip Pullman, À la croisée des mondes, où la jeune Lyra et son dæmon voyagent jusqu’en Laponie pour découvrir les mystères de la Poussière, cette minuscule particule qui pourrait bien changer le monde.
Neil Gaiman fait aussi naître son héros Odd dans un pays rude et froid, la terre des Vikings. Rendu boiteux par un tronc d’arbre tombé par accident, le jeune garçon va tout de même réussir à sauver un ours et partir dans une quête au pays des dieux et des géants. Odd et les Géants de Glace utilise la fascination pour les dieux guerriers et mortels pour entraîner les jeunes lecteurs dans une grande aventure.
Deux romans de Jean-Claude Mourlevat se situent dans une ambiance froide qui traduit aussi un état de désolation. Dans Le Combat d’hiver, les quatre héros vont braver les interdits d’une société totalitaire pour trouver leur liberté. Le monde est froid comme la société dans laquelle évoluent les héros et la montagne glacée symbolise le long et douloureux chemin pour s’en extraire. L’intrigue du Chagrin du roi mort commence sur Petite-Terre, une île perpétuellement enneigée. Une neige fine tombe le jour où la dépouille du roi mort est exposée, et où les deux frères Aleks et Brisco viennent le voir. Mais quand Brisco est enlevé par une femme mystérieuse (encore une Reine des Neiges ?) dans la fabuleuse bibliothèque de l’île, plus rien ne sera comme avant. La guerre, le secret des origines, auront-ils raison de l’amour que se portent les deux frères ?
Avec Anya et Tigre Blanc, les merveilleux Fred Bertrand et François Roca nous entraînent aussi dans un pays glacé, gouverné par un roi aussi cruel qu’injuste. Suite à la disparition de l’unique héritier, les enfants disparaissent eux aussi les uns après les autres. Jusqu’au jour où la courageuse Anya, aidée de son ami Tigre Blanc, va tenter de briser la malédiction. Une histoire racontée par le Temps lui-même.
Les glaces, terres d’aventures… jusqu’à l’horreur
La conquête des espaces hostiles a toujours tenté les aventuriers de tout poil et les pôles n’y font pas exception. Histoires vraies ou fantastiques, les glaces renferment bien des secrets.
Impossible de parler de neige et d’espaces sauvages sans évoquer Croc-Blanc de Jack London. L’histoire de ce chien-loup et de ses relations avec les hommes dans le Yukon de la fin du xixe s. connaît un succès jamais démenti depuis sa parution en 1906.
En 1908, les explorateurs Robert Peary et Matthew Henson tentèrent de rallier le Pôle Nord et prétendirent y être parvenus. Par la suite, on démontrera qu’ils s’étaient trompés, et leur aventure est racontée par Philippe Nessman dans Au péril de nos vies. On notera que Matthew Henson était arrivé avant Robert Peary au point qu’ils pensaient être le pôle, mais comme il était noir, il fallut attendre 1944 pour reconnaître son rôle dans l’expédition…
Parfois l’expédition tourne réellement au cauchemar. D’une histoire vraie, celle de la disparition de l’expédition Franklin en 1845, Dan Simmons tire l’un de ses meilleurs romans, Terreur. Les bateaux HMS Terror et HMS Erebus tentent de se frayer un passage dans les glaces pour trouver une route à travers le pôle. Mais le froid, les privations et cette mystérieuse chose qui rôde à l’extérieur auront bientôt raison de l’équipage.
Un roman dense et happant, à réserver au lycée, mais dont on pourra lire des extraits à voix haute tant l’ambiance est prenante.
Pour les plus jeunes, 40 jours de nuit de Michelle Paver reprend les mêmes thématiques de l’expédition polaire qui tourne mal, entre nuit sans fin, froid insupportable et créature dont on ne sait si elle existe ailleurs que dans l’esprit du héros.
De l’autre côté du monde, c’est en Antarctique que les explorateurs imaginés par H.P. Lovecraft découvrent une chaîne de montagnes surclassant de loin l’Himalaya et abritant une civilisation qui semblerait extraterrestre… Est-ce le froid, la fatigue, la peur qui créent ces visions dans ces Montagnes Hallucinées ? Comme toujours chez Lovecraft, difficile de faire la part entre la réalité et la folie.
Les expéditions se découvrent aussi en BD : dans Le Démon des Glaces, le dessinateur Tardi nous emmène au-delà du cercle arctique avec Jérôme Plumier, un étudiant bien décidé à élucider le mystère de la disparition d’au moins huit bateaux au milieu des icebergs auquel le décès de son oncle pourrait être lié. Une magnifique BD, qui s’inspire de Jules Verne, Edgar Allan Poe et dont l’esthétique préfigure le style steampunk.
Prenons à présent le train à travers les glaces pour découvrir deux dystopies aussi peu réjouissantes que fascinantes.
La première est racontée dans la série de romans La Compagnie des Glaces. La Compagnie, c’est ce réseau ferroviaire qui parcourt un monde glacé toujours en guerre, qui régit la vie de chacun en instaurant un système totalitaire où l’on fait croire aux habitants que l’on ne peut pas vivre sans elle. Mais dans toutes les dictatures, il y a des gens qui posent des questions et le glaciologue Lien Rag est de ceux-là. Mêlé aux intrigues de la Compagnie, il va essayer de comprendre ce qui se passe au-delà du rail.
La seconde a été adaptée au cinéma en 2013 par le cinéaste coréen Bong Joon-Ho sous le titre Snowpiercer, mais il s’agit bien d’une BD française de Lob et Rochette parue en 1984, Le Transperceneige. En 2031, alors que la Terre subit une terrible glaciation, toute l’humanité vit dans un immense train qui fonce à travers les restes gelés de la civilisation. Les riches et nantis sont en tête de train, les pauvres en queue. Proloff est de ceux-là, mais il remonte le train afin de comprendre les terribles événements qui s’y déroulent. Une belle BD de science-fiction, sur fond d’apocalypse et de lutte des classes.
Alors que la saison 7 de Game of Thrones vient de se terminer et qu’une horde de zombies glacés s’apprête à déferler sur Westeros, le monde retient son souffle et se plonge avec délectation dans les dystopies, pour jouer à se faire peur. Actualité internationale anxiogène, changements climatiques qui amènent ouragans et désolation, toutes les angoisses du siècle se retrouvent dans la littérature. Et davantage que la chaleur, qui pourtant peut s’avérer tout aussi mortelle, le froid symbolise l’avènement d’un monde dur et sans pitié. Winter is coming.
Matthieu Bonhomme
Agnès Deyzieux : Comment es-tu devenu auteur de bande dessinée ? Est-ce plutôt par goût du dessin ou plutôt par envie de raconter et de développer des récits ?

Matthieu Bonhomme : J’aimais les histoires quand j’étais petit et j’ai pris progressivement goût au dessin ; enfant, je faisais des ateliers le mercredi. Quand je suis arrivé au lycée, j’ai pris conscience que mon orientation classique ne me convenait plus, j’avais des notes assez moyennes et j’étais triste à l’école. J’ai appris qu’il y avait des filières de dessin et je me suis donc orienté vers des écoles d’art. Plus j’apprenais le dessin, plus je m’amusais et plus j’étais heureux ! Progressivement, je me suis orienté vers la bande dessinée, et plus je travaillais la bande dessinée, plus je me rendais compte de l’importance de l’histoire. J’ai découvert en école d’art plein d’auteurs que je ne connaissais pas, des nouveaux comme des anciens. Parfois, je me rendais compte qu’un album, que j’avais a priori trouvé moche, me transportait à la lecture. Ce qui m’a plu en bande dessinée, c’est l’histoire et la façon de la raconter… Ensuite, j’ai rencontré quelques auteurs de bande dessinée confirmés qui m’ont donné de très bons conseils et qui m’ont accompagné.
Des conseils de scénario ?
Non, plutôt de dessin de bande dessinée. Je voyais comment ils réfléchissaient pour servir au mieux leurs histoires. Tout cela nourrissait l’intérêt que je développais pour ce métier. Je prenais conscience qu’on pouvait faire des livres et en vivre, de façon peut-être plus évidente à cette époque-là que maintenant. Ces auteurs m’ont aussi orienté vers des journaux pour me faire publier. Peu à peu, mes projets ont pris forme et j’ai pu publier des albums.
La lecture de Lucky Luke a bercé l’enfance de beaucoup d’entre nous. Étais-tu un fan quand tu étais petit ?
Oui, tout à fait ! Dans mon parcours, Lucky Luke m’a servi à prendre conscience de l’importance de l’histoire et du rôle du dessin dans la bande dessinée. D’abord, j’ai grandi avec Lucky Luke ; j’ai appris à lire et à dessiner avec ces albums. Quand je suis arrivé en école d’art, j’ai commencé par rejeter ces lectures « enfantines ». Et puis, un jour, j’ai découvert en librairie un bouquin consacré à l’art de Morris. Il y avait quelques dessins de commande que Morris avait réalisés hors bande dessinée, notamment des images de couvertures de livres ou de publicités. Tout à l’aquarelle, comme un « vrai » illustrateur réaliste, à la Norman Rockwell. Cela donnait l’impression qu’il savait tout faire ! Je me suis alors demandé pourquoi il dessinait comme ça dans Lucky Luke, pourquoi cela semblait si simple ? Pourquoi ne faisait-il pas comme Giraud, par exemple, à nous montrer dans chaque case à quel point il sait tout faire, à quel point il sait si bien dessiner ? Cela m’a fait beaucoup réfléchir : si Morris savait si bien dessiner et dessinait Lucky Luke ainsi, c’est bien parce qu’il l’avait choisi, et pour de bonnes raisons. Et si j’avais tant aimé Lucky Luke, c’est parce que Morris racontait si bien les histoires qu’il était resté gravé dans mon imaginaire et dans mes plaisirs de lecture.
Tu as réalisé, avec Lewis Trondheim, Texas Cowboy, un récit entre hommage et parodie du western. As-tu un goût particulier pour ce genre ?
Cela commence par la bande dessinée franco-belge parce que, quand j’étais petit, je ne regardais la télévision que très épisodiquement. Donc, ma culture western, je l’ai faite par la bande dessinée : Lucky Luke, Yakari, Buddy Longway, puis Comanche et Blueberry. Quand j’ai commencé à faire mes premiers albums, je ne me sentais pas du tout prêt à faire du western. À ce moment-là, je prenais conseil auprès de Christian Rossi et j’avais très peur de faire du sous Rossi ! Je voulais trouver mes marques ailleurs. Du coup, j’ai fait une série qui se passe au 18e siècle, Le Marquis d’Anaon, puis une autre au Moyen Âge. J’ai rencontré Lewis Trondheim il y a six ou sept ans ; j’ai fait un livre avec lui, cela s’est très bien passé. Il était drôle, il s’amusait à me provoquer, à me faire dessiner des trucs incroyables. Je me suis dit que c’est avec lui que j’arriverais à aller vers le western. Il était complètement décomplexé, il le faisait en s’amusant et du coup, ça m’a libéré !
Cette collaboration a si bien marché qu’on a fait un deuxième tome qui n’était pas prévu. Cette expérience m’a permis de me détendre avec le genre, de trouver mes marques. Une fois que le barrage avait cédé, je n’avais pas envie d’arrêter le flot ! C’est ainsi que j’ai eu le culot, ou l’arrogance, de proposer un Lucky Luke aux éditions Dargaud.
Avec cet album, tu inaugures un projet lancé par Dargaud dans le cadre des 70 ans du personnage. Quelle est la teneur, et à ton avis l’intérêt, de ce projet qui se tient à l’écart de la série officielle ?
Le premier intérêt est effectivement de se tenir à l’écart de la série mère ! Il y a des auteurs qui font très bien cette série principale. Moi, je ne me sens pas de dessiner à la façon de quelqu’un d’autre. Quand j’ai essayé de faire « à la manière de », j’ai trouvé cela raté. J’ai eu plusieurs fois des propositions de reprise. Même si cela paraissait très intéressant et représentait de gros contrats – un XIII ou un Blake et Mortimer, c’est énorme ! –, soit l’univers n’était pas le mien, soit il fallait dessiner à la façon de quelqu’un d’autre, et cela m’aurait rendu malheureux. Alors que Lucky Luke, pas du tout ! Puisque c’était du western, puisque c’était Lucky Luke. En plus, j’avais le droit d’amener mon point de vue sur le personnage, et j’avais des choses à dire : très amateur de la série, je n’ai pas toujours été d’accord avec certaines orientations. Le personnage que j’avais aimé étant petit avait beaucoup changé, la série avait vieilli… En proposant un Lucky Luke plus réaliste, de retour dans le western comme moi je l’avais aimé, à la John Ford, à la Howard Hawkes ou à la Clint Eastwood, j’ai eu l’impression de lui rechausser ses bottes ! Cela peut paraître un peu plus sombre, il y a un peu moins d’humour, mais c’est ainsi que je vois mon cowboy.
Comment ça s’est passé pour toi ? Est-ce l’éditeur qui t’a contacté ?
C’est plutôt moi qui ai initié le projet, mais cela date de quelques années. J’avais une relation de longue date avec les éditions Dargaud et ça m’est arrivé souvent de leur demander : « alors, Lucky Luke, il y a moyen de faire quelque chose ? » La réponse a été très longtemps : non, trop compliqué… Il y a deux ans, avec Pauline Mermet, mon éditrice, on a eu une discussion. On venait de la charger de s’occuper de l’anniversaire à venir des 70 ans du personnage, et elle réunissait des idées. Mon projet est venu trouver sa place. J’ai senti qu’il y avait un intérêt naissant. À peine rentré à mon atelier, j’ai envoyé deux dessins du personnage tel que je l’imaginais. Je n’ai pas rouvert d’album pour m’inspirer, je me suis appuyé sur mon personnage d’Esteban dont je trouvais depuis quelques albums qu’il avait des traits à la Lucky Luke. Je suis donc parti de mon Esteban et l’ai emmené vers ce réalisme et ce personnage adulte. J’ai fait un Lucky Luke à cheval, en couleurs, et un autre dessin avec une silhouette qui part à l’horizon dans le soleil couchant. J’ai envoyé cela à Dargaud et, après avoir fait son petit chemin, cela m’est revenu sous la forme d’un oui, qui a mis un peu de temps à s’installer après quelques étapes de validation. Après, il a fallu que je réfléchisse à ce que je voulais raconter ; une autre paire de manches !
La couverture est dramatique avec cette contre-plongée sur Lucky Luke de face prêt à dégainer, dans une ambiance nocturne, pluvieuse et tragique. Quant à la première planche, elle commence très fort, puisqu’on y voit Lucky Luke couché, face dans la boue, probablement mort, tué dans le dos. Et une voix crie : « J’ai détruit la légende, j’ai tué Lucky Luke ! ». Toi, ton projet n’est pas de tuer la légende mais de jouer avec. C’est ce que tu as voulu faire en accentuant cet aspect dramatique ?
Oui, j’affirme tout de suite que je vais faire un « vrai » western. Pour moi, Lucky Luke est un John Wayne ou un Clint Eastwood, un personnage emblématique de l’Ouest. J’ai appris pas mal de choses sur Morris, et pris conscience qu’il avait débuté sa carrière vers la fin du cinéma muet. Il a donc vu les premiers westerns en muet. Après, sont arrivés les premiers cowboys chantants, avec guitare et foulard en soie. Ensuite, les premiers westerns de l’âge d’or d’après-guerre… Morris a grandi avec tout cela et son Lucky Luke en est contemporain. Et pour moi, Lucky Luke y trouve parfaitement sa place, autant que ces grands acteurs que l’on connaît. La façon qu’a Morris de raconter le western est du grand art. Sa principale qualité est de faire des images très simples, schématiques, voire didactiques pour que l’histoire passe très vite, soit très lisible. Et puis parfois, il y a des fulgurances avec un plan à l’américaine ou un plan cinéma, où il est dans la citation. Une efficacité permanente entrecoupée de flashs où il montre qu’il a appris cette grammaire : des plans sur des chevaux qui galopent, sur Lucky Luke qui va dégainer, des gros plans sur les yeux…
Sur ma couverture, c’est cela que j’affirme ! Un cowboy solitaire, et comme il y a un contre-jour, on ne comprend pas tout de suite que c’est lui… Et la référence au titre L’Homme qui tua Liberty Valence de John Ford. À partir du moment où je me suis amusé avec la mort de Lucky Luke, le titre s’est vite imposé comme une référence au genre et à cette époque du cinéma américain.
Après cette mise en suspense de la première page, un flash-back voit Lucky Luke arriver dans la petite ville de Froggy Town… envahie de grenouilles qui sautillent de partout ! Ce n’est pas courant dans un western où, d’habitude, ce sont plutôt des vautours qui rôdent.
Ah, les grenouilles ! C’est sympa que tu me poses cette question ! Évidemment, quand on fait un western et qu’un cowboy arrive en ville, se pose la question du nom de cette ville. Ma ville s’appelle Froggy Town. Frog, c’est bien sûr la grenouille en anglais, mais Froggy, c’est aussi le surnom donné aux Français ! Or je voulais que les frères Bone, qui sont très inspirés par mes propres frères, soient français. On peut imaginer qu’ils soient arrivés par la Nouvelle-Orléans et qu’ils aient atterri là. J’ai ainsi joué sur ce double sens, et me suis amusé à mettre des grenouilles partout : dès qu’il y a une flaque, dès qu’ils balancent un seau d’eau, il y a des grenouilles ! Quand le vieux râle, il dit : « Batraciens ! » À mes yeux, le western en bande dessinée est franco-belge. Et je voulais assumer complètement cet héritage, ce qui explique ce côté un peu chauvin. Les Américains ont inventé le western et ont réalisé les plus beaux films et les plus beaux romans du genre ; mais son traitement en bande dessinée vient de chez nous, de Belgique, de Suisse et de France. C’est ce que j’ai lu dans mon enfance, et mon Lucky Luke est archi franco-belge pour le coup.
Ces fameux frères Bone sont des méchants qui vont s’avérer moins sombres que prévu, car tu leur as créé un passé et donné une dimension psychologique assez inattendue. Qu’est-ce qui t’a donné envie de créer cette espèce de psychodrame familial ?
Au départ, je voulais faire Lucky Luke à OK Corral, mais impossible car il existe déjà ! Mais j’ai gardé un personnage clé, qui sera Doc Wednesday, et qui est inspiré par Doc Holliday qui accompagne la gentille famille Earp dans Ok Corral. Mais moi, je ne les trouve pas si gentils, les Earp, plutôt un peu borderline. J’ai réfléchi sur cette fratrie, comment elle fonctionnait et j’ai gardé quelques caractéristiques. J’ai voulu garder cette histoire de frères avec ce jeu de chaises musicales entre eux : qui est vraiment qui ? Celui qui a l’étoile est-il véritablement le chef ? Ensuite, j’ai pensé incarner mes propres frères et m’amuser avec cela. J’aimais bien l’idée que ces frères Bone agissent pour une bonne raison, alors je les ai fait réagir comme mes frangins. Il faut savoir que j’ai trois frères, dont un est handicapé. Et donc, pourquoi les frères Bone en sont-ils là ? C’est parce qu’ils ont une façon de se comporter avec leur petit frère, de s’en occuper. Dans l’histoire, les parents sont out, ce sont donc les grands qui s’occupent du petit frère handicapé. Il y a là aussi une question toute personnelle que je me pose : quand mes parents ne seront plus là, il faudra que mes frères et moi nous nous occupions de notre petit frère. Enfin, on n’aura peut-être pas envie de piquer une diligence !
Lucky Luke va avoir dans cette histoire un ami qu’il rencontre assez rapidement : Doc Wednesday, un ancien fin tireur désormais ravagé par le tabac et l’alcool. Il va jouer un rôle très important ici ; il peut apparaître même comme un double de Lucky Luke qui aurait mal tourné. Pourquoi avoir voulu ne pas laisser le cowboy solitaire et lui adjoindre cet ami ?
Oui, pour moi, c’est vraiment le double inversé de Lucky Luke. Le thème du double revient souvent dans Lucky Luke. Dans l’un des premiers albums, il tue un homme derrière un miroir, qui a le même geste que lui. J’ai appris sur le tard que le dernier album inachevé de Morris développait une histoire de double. C’est donc un thème récurrent. Doc Wednesday a un point commun avec Lucky Luke : il a fait sa vie autour des armes à feu, et c’est ainsi qu’il a acquis sa réputation. Ce sont donc deux vedettes de l’Ouest ! L’un aurait tous les vices et l’autre aucun. Leur amitié va se lier autour du fait qu’ils se comprennent et que l’un cherche à prendre soin de l’autre. Je me suis demandé ce qui me plaisait le plus dans les albums de Lucky Luke et c’est justement ceux dans lequel Lucky Luke a un ami. Je pense à l’album Le Pied-Tendre, un chef-d’œuvre, mais aussi Le 20e de Cavalerie, Calamity Jane, et Des Barbelés sur la prairie. Le temps d’une relation d’amitié, Lucky Luke sort de sa carapace. On le découvre sensible, humain, touchant. Du coup, la première chose que j’ai notée, c’est : Lucky Luke aura un copain. Ensuite, j’ai développé ce personnage de Doc Wednesday qui sert mon intrigue et aura un rôle capital.
Le titre aurait pu être aussi Comment Lucky Luke dut arrêter de fumer ! Cette histoire de tabac introuvable court tout le long de l’album, Lucky Luke voyant toutes les occasions de fumer… tomber à l’eau ! Qu’est-ce qui a motivé cette trame secondaire ?
Quand j’ai eu l’autorisation de faire un Lucky Luke, j’ai assez vite demandé où était ma liberté. Je voulais tout de suite connaître le territoire que j’avais devant moi. La première question a été : est-ce que j’aurais le droit de faire fumer Lucky Luke ? La réponse a été un non catégorique, aucune cigarette au bec possible ! J’ai détourné cette contrainte et j’en ai fait mon sujet. Cette histoire de cigarette est une question importante. Quand j’étais petit, je lisais la série et, un jour, Lucky Luke s’arrête de fumer. Je n’ai pas compris. J’avais entendu un journaliste dire : « Lucky Luke est mort le jour où il a arrêté de fumer ». Plein de gens n’ont effectivement pas compris et ont rejeté ce brin de paille. Moi, j’avais bien une réponse marketing : la série devant être adaptée pour la télévision aux États-Unis, il fallait enlever la cigarette, et Morris avait accepté. Mais j’ai pensé qu’il n’avait pas de raison de faire de même dans les livres. Probablement voulait-il une cohérence ? Il a adhéré à cette idée d’un personnage pour la jeunesse qui ne peut être un mauvais exemple. Il a donc remplacé le mégot par ce brin de paille, a été récompensé pour cela et il en était très fier ; tant que ses ayant droit prolongent cette décision. Je n’ai donc pas eu le droit de le faire fumer. Mais pour moi comme pour le journaliste, il est mort le jour où il a arrêté de fumer. Cela résonne également dans le titre, L’Homme qui tua Lucky Luke.
Dans cet album, il y a véritablement tous les ingrédients du western, la ruée vers l’or, le poker, la bagarre au saloon, l’attaque de la diligence, la volonté d’en découdre avec les Indiens, le duel final…
Ça, ça vient de Lewis Trondheim. Quand on a commencé à travailler sur notre album Texas Cowboy, on a fait la liste de tout ce qu’on voulait voir dans un western ! On a passé trois jours ensemble, à un festival à Québec. Lewis notait tous les mots qui nous venaient : indien, diligence, chevaux, bottes, saloon… bref, on a fait une liste de 50 référents et il fallait qu’ils y soient tous. Je trouvais cela marrant comme démarche ! Dans le deuxième volume, on a mis ce qu’on n’avait pas pu mettre dans le premier, faute de place : chariot avec convoi de bestiaux, etc. Si jamais un jour, il y avait un troisième Texas Cowboy, la liste est déjà commencée ! Pour cet album, j’ai fait la même chose. Je me suis dit, il y aura : le duel, le saloon, la diligence, la jolie femme… Mais il faut savoir ensuite les mettre en scène.
Comment as-tu travaillé ton dessin ? As-tu cherché un style particulier pour cet album ?
Non, je n’ai rien fait en particulier ! Comme j’ai construit tout mon travail autour de cette école de bande dessinée franco-belge, dont l’essentiel vient de Morris, la cohérence était déjà là. Même pour la mise en couleurs, je fais souvent des grands aplats, je trouve cela très efficace, très lisible. Cela limite un peu les teintes et permet de bien séquencer l’album, de le rythmer visuellement et de bien différencier les ambiances. Pour la mise en scène, je dois beaucoup à Morris, à Franquin, à Peyo, à Tillieux, toute cette génération d’auteurs qui avait cette humilité de rester derrière leurs personnages, qui servaient au mieux leurs histoires, avec des plans simples et lisibles. Pour cet album, j’étais en fait sur mon territoire ! J’ai changé de toutes petites choses : un petit peu arrondi les sabots des chevaux, un peu stylisé leurs gueules, un peu allongé Lucky Luke dans un style semi-réaliste. Pour la mise en couleurs, par contre, il y a eu une longue réflexion. J’avais commencé à colorier les tout petits détails et ça ne fonctionnait pas. J’ai donc fait une mise en couleur plus schématique avec de grands aplats sur les cases, qui s’est avérée beaucoup mieux fonctionner.
Ton travail sur la couleur est très réussi, dans son aspect à la fois rétro et moderne. Il y a des ambiances très marquées et, par moments, tu n’hésites pas à rompre avec une tradition réaliste, en faisant par exemple une diligence violette, des arrière-plans jaune ou orange, à placer les personnages en silhouettes grisées…
La diligence violette ! Ce qui m’a amusé, c’est de me dire qu’à chaque fois que la femme serait là, tout deviendrait rose ! C’est le seul rôle féminin de l’histoire et je voulais une présence qui irradie : dès qu’elle arrive, elle envahit la pièce. Quand elle rentre dans le bureau du shérif, normalement rouge brique, tout devient rose. Ce sont des codes. Quand elle arrive la nuit avec sa robe violette, tout prend la teinte…
C’est un moyen quasi surréaliste qui produit un effet réaliste !
C’est quelque chose qu’avait compris Morris, très précurseur sur ce sujet. Il avait compris que la couleur peut s’appliquer avec une grande liberté. Ce n’est pas parce qu’il y a un arbre ou un ciel qu’il faut leur appliquer des couleurs réalistes. Une fois que Morris avait dessiné sa planche, qu’il mette un jaune, un rose ou un bleu, l’histoire ne bouge plus. Après, il raisonne comme un graphiste : premier plan sombre, arrière-plan clair, des couleurs complémentaires, des ambiances en priorité, des impacts visuels… Bizarrement, on pourrait penser que cela sème la confusion, mais non, au contraire ! C’est l’inverse qui se passe, ça éclaire, ça hiérarchise et c’est là qu’on lit mieux le dessin : quand les couleurs sont très simples, pas trop foncées. Quand on commence à faire des aquarelles ou des ombres, le trait devient un volume et tout se fond. La technique des grands aplats à la Morris permet beaucoup de choses. Limiter les teintes permet de tenir une cohérence sur quelques pages et de faire paraître très différente la séquence qui suit. Si je mets toute la palette des couleurs sur chaque séquence, cela semblera monochrome ou uniforme. Pour faire ressortir des choses, des nuits, des intérieurs, des extérieurs, des présences féminines qui irradient, il fallait jouer cette carte du graphisme.
Il y a une sortie conjointe de cet album couleurs avec un album noir et blanc. Est-ce que c’est compliqué, en tant dessinateur, de penser ces deux versions ?
Je ne me concentre pas du tout sur la couleur quand je fais mes pages. Mes autres albums m’ont appris que plus je m’occupe du noir et blanc, plus la couleur se mettra en place facilement. Si je commence à dessiner en me disant : « bon on verra à la couleur si ça sort », je suis perdu ! Parce que j’évacue un problème que je vais inévitablement retrouver plus tard. C’est vraiment au moment du noir et blanc que tout se règle. Et je dirais même au moment du scénario. Quand la séquence est bien menée, que les personnages jouent bien, les vraies décisions sont déjà prises, elles sont franches. Et du coup, on peut aller à fond sur le découpage : un gros plan, une grande case paysage, ainsi que sur le dessin, puis sur la couleur. L’album noir et blanc a ainsi parfaitement sa raison d’être.
Au final, tu as plutôt réalisé cet album dans le plaisir ou dans la pression ?
C’était vraiment un grand moment de plaisir, même s’il y a eu des moments de pression ! Au début, chercher les idées, mettre en place le scénario, puis attendre de savoir si mes idées étaient acceptées… Mais il y avait aussi beaucoup d’excitation, et de fierté. Ce Lucky Luke est mon premier scénario de western. Depuis le temps que j’attends cela, je suis super content !
Lucky Luke est reconnu immédiatement par les premiers habitants de la ville, les enfants lui courent derrière, c’est une légende de son vivant ! Doc Wednesday lui dit de faire attention à lui et à son image de héros. Est-ce une façon de dire que c’est compliqué de rester un héros de bande dessinée au regard du temps et des reprises ?
Oui, il me semble bien ! C’est dur d’être un personnage de bande dessinée vieillissant, mais c’est dur aussi d’être un auteur vieillissant ! Il y a bien cette réflexion sur le temps qui passe. Dans l’histoire de Lucky Luke, des chefs-d’œuvre se sont enchaînés pendant une période ; c’est d’autant plus dur de rester en haut. Jean Giraud parlait d’une crête : les auteurs progressent jusqu’à parvenir à une crête, dont ils n’ont pas conscience, et ensuite descendent sans s’en rendre compte. C’est une question qui me travaille. Il y a des moments où l’on progresse, surtout au début, puis on se met à décliner, à vieillir. C’est rare de voir des auteurs qui durent. Il y en a un qui m’épate toujours, c’est Sempé. C’est un très vieux monsieur, abîmé physiquement, et ce qu’il fait est toujours aussi frais, aussi beau. Il vient de sortir une affiche pour un film qui est magnifique (Le Bois dont les rêves sont faits). Peu d’auteurs vieillissent aussi bien. Lucky Luke a décliné aussi avec Morris. C’est normal, logique, mais il faut y faire attention, cultiver son plaisir, et cultiver des prises de risque. C’est une responsabilité en tant qu’auteur. Quand les gens voient Lucky Luke comme un héros, il ne peut pas se permettre de faire n’importe quoi, ni risquer de les décevoir. Je me sens moi aussi responsable de mes personnages. Esteban, je l’ai porté pendant cinq albums. Je réfléchis beaucoup à ce que je vais lui faire faire dans le prochain volume.
As-tu des projets en cours ou des envies ?
Un prochain Esteban justement ! J’ai plein d’envies mais je manque de temps pour faire un album. En général, j’ai besoin d’un an pour réaliser un album. C’est une durée assez normale pour un dessinateur réaliste. Pour ce Lucky Luke, c’était un peu plus long, je l’ai beaucoup anticipé. Il y a toute une partie de prise de notes et de rédaction qui a pris du temps au début…
Si je commence à avoir plus de cinq projets devant moi, ça fait beaucoup trop loin. Je suis embêté parce que j’aimerais bien faire un 3e Texas Cowboy, un 6e Marquis d’Anaon, un 6e Esteban et j’ai aussi un projet qui comporterait 3 volumes… Tout cela fait un sacré embouteillage et je suis obligé de faire des choix qui sont douloureux pour moi !
Vous n’avez pas eu envie de faire apparaître les Dalton ou même Rantanplan ?
Je les ai effectivement complètement évincés de l’histoire. Il y a d’ailleurs des albums sans les Dalton ou Rantanplan, mais on retient bien ces personnages car ils ont des personnalités très fortes. Je ne les ai pas dessinés car j’ai un dessin réaliste ici et que je voulais être cohérent avec cet univers. Or, ils sont très schématiques, et les transposer dans un univers réaliste, ça ne marche pas. Dans les films qu’il y a eus avec les Dalton, je trouve que cela ne marche pas du tout de les voir en vrais êtres humains dans des pyjamas rayés. Rantanplan, c’est une satire de Rintintin qui ne ressemble pas vraiment à un chien. Le dessiner comme un berger allemand réaliste, ça aurait été bizarre et incohérent. De plus, c’est un personnage qui me fait rire dans ses apparitions, mais qui ne m’amuse pas, lui. Ce qui est drôle, c’est la façon dont Jolly Jumper réagit avec lui. Mais au final, ce n’est pas un personnage que j’aime beaucoup. Jolly Jumper, par contre est un personnage que j’aime beaucoup, et à qui j’ai donné ici un petit rôle. Alors pourquoi je ne le fais pas parler ? Pour la même raison. Parce qu’on est dans le semi réalisme. En revanche Lucky Luke parle avec Jolly Jumper, ils communiquent ensemble à leur façon, mais là, je suis dans le crédible : le cowboy et sa monture, c’est une relation intime qu’on voit aussi dans les films. Il y a un film que j’adore, un western un peu tardif, assez mélancolique, avec Kirk Douglas, Seuls sont les indomptés. Au début, il met un chapeau sur la tête de son cheval et rigole avec lui : on a l’impression que c’est Jolly Jumper ! Ils doivent escalader une montagne, le cowboy lui parle comme à un copain. Bref, une relation tout à fait crédible.
À part vos frères, avez-vous mis d’autres personnages réels dans cette histoire ?
Non, et je tiens à dire que le vieux n’est pas mon père ! Je n’ai pas prévenu mes frères ni mes parents, mais mes frères se sont tous reconnus. Ils ont en plus un peu les mêmes prénoms. J’ai quand même prévenu mon père que ce n’était pas lui, mais il l’avait bien compris !
C’est un album qui est bien accueilli ?
Oui, j’ai beaucoup de chance ! Je savais qu’en écrivant Lucky Luke en énorme, il y aurait des gens que ça intéresserait. Après, la critique, je ne savais pas trop. Lorsque l’on s’attaque à des mythes, il y a toujours des puristes qui veulent surtout que rien ne change, même si ça a déjà changé en fait. Je savais que j’allais les entendre mais finalement je les entends moins que ce que je craignais ! Et j’entends aussi beaucoup de bonnes choses.
Le papier est épais et particulièrement agréable. C’est bien pour l’impression ?
C’est un papier offset, au grain légèrement au-dessus des albums habituels, donc un peu plus épais. On m’avait dit : c’est un papier dont il faut se méfier car il aspire un peu les couleurs à l’impression. Ton noir risque d’être un peu gris et du coup, par contraste, ça éteint l’ensemble du bouquin. J’ai donc fait particulièrement attention à insister sur les contrastes colorés. Et au final, à l’impression, les couleurs étaient les mêmes que sur mon écran ! L’ensemble est donc particulièrement contrasté, les couleurs sont vives, et cela ressemble exactement à ce que je voulais. C’était une très bonne surprise et je suis très content de la fabrication du bouquin !
Y a t-il une page que vous affectionnez particulièrement dans cet album ?
Oui ! Les pages de garde. Quand j’ai su que j’allais faire Lucky Luke, la première chose que j’avais en tête était de faire ces pages. Quand j’étais petit, je passais des heures à regarder les dessins de ces pages de garde de Morris, toutes les attitudes possibles de Lucky Luke quand il tire. Dans les albums de Morris, ce sont toujours les mêmes positions et la page de droite est le miroir de la page de gauche, ce qui fait qu’il tirait toujours en se faisant bien face, sauf qu’il était gaucher de ce côté-là de la page. J’ai donc repris ces positions à l’identique mais en le faisant toujours droitier, et j’en ai rajouté d’autres.
Avec la bagarre au saloon aussi, vous semblez bien vous être amusé ?
Oui, celle-là quand je l’ai vue arriver, je me suis dit : prends du temps. Au début, j’avais mis trop de personnages et j’ai dû en enlever. C’était marrant de faire une scène dans un saloon ! À un moment, j’ai crevé le plafond, car je place le regard trop haut… D’habitude, je fais très attention aux proportions d’une pièce… donc là, j’ai triché pour donner une plus grande profondeur. J’aime bien aussi être au niveau du personnage, avoir un regard à hauteur d’homme dans les scènes de discussion. Et parfois même ici me mettre au ras du sol : quand la diligence arrive, vu qu’on est dans un univers boueux, se mettre au ras du sol fonctionne très bien avec les éclaboussures. Kurosawa fait souvent cela dans ses films lorsqu’il pleut : il met la caméra au ras du sol et on voit les gouttes qui tombent devant nous, en rideau de pluie.
Avez-vous fait le tour de Lucky Luke avec cet album ? Y en aura-t-il un autre ?
Ce n’est pas à moi de dire ! Même si l’envie est présente et que j’ai des idées… C’était un défi de réaliser Lucky Luke, j’étais intimidé mais j’ai eu la chance de trouver cette brèche dans le scénario dans laquelle je me suis faufilé. Du coup, il faudrait que j’en trouve une autre, ou que je m’amuse avec autre chose dans la série. Le défi est finalement peut-être même un peu plus dur. L’avantage de cet album, c’est d’être une nouveauté, ce côté découverte lui donne de l’intérêt. Un deuxième, c’est toujours un peu plus difficile !
Un grand merci à Matthieu Bonhomme pour sa gentillesse et sa disponibilité.
Enfants dyslexiques
Qu’est-ce que la dyslexie ?
La dyslexie a été pour la première fois décrite par l’ophtalmologiste allemand Oswald Berkhan en 1881. Cependant, ce n’est qu’en 1991 que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) reconnaît la spécificité de ce trouble du développement des acquisitions scolaires et le classe parmi les handicaps. Selon l’OMS, la dyslexie est donc un trouble spécifique de la lecture ; il s’agit également d’un trouble persistant de l’acquisition du langage écrit. Ainsi, la dyslexie se traduit par une grande difficulté à lire, à écrire et à assimiler l’orthographe, pour les enfants et adolescents (8 – 15 ans). La dyslexie se manifeste aussi régulièrement par :
- un retard évident dans l’apprentissage de la lecture et l’écriture,
- un trouble de l’attention, de la concentration et de la compréhension,
- une difficulté à faire la différence entre des mots graphiquement proches,
- une difficulté à faire la différence entre des lettres graphiquement proches,
- une difficulté à épeler des mots inconnus ainsi que des mots trop longs,
- une difficulté à apprendre et à assimiler des langues étrangères,
- des problèmes de motricité, de mémoire et de coordination.
La dyslexie est souvent diagnostiquée deux ans après le début de l’apprentissage de la lecture, c’est-à-dire en classe de CE2 ; un bilan orthophonique est alors préconisé pour confirmer le diagnostic. Ce trouble toucherait aujourd’hui entre 8 et 10 % des enfants (mais 3 fois plus les garçons que les filles), selon l’OMS, et concernerait tous les milieux socioculturels.
La dyslexie a des répercussions sur la scolarité d’un enfant : mauvaise tenue des cahiers scolaires (incomplets, illisibles, incompréhensibles), difficultés d’apprentissage dans de nombreuses matières, problèmes de compréhension, résultats scolaires en dessous des efforts fournis… Mais ce trouble a également des conséquences psychologiques telles que la difficulté à gérer des situations où il est nécessaire de lire ou écrire, et une baisse de l’estime de soi.
Dyslexie et lecture
Du fait de ces difficultés, lire est souvent vécu comme un acte éprouvant et fatiguant pour un dyslexique. En effet, sa lecture est souvent fausse, hachurée et lente. À titre comparatif, alors qu’un enfant de CM2 non dyslexique lit 120 à 130 mots par minute, un enfant dyslexique ne lira lui que 40 à 60 mots par minute. L’enfant dyslexique peut alors finir par renoncer, et opter pour des stratégies d’évitements dès lors qu’il est confronté à une situation dans laquelle il doit lire.
De la même manière, les adultes, et en particulier les enseignants, peuvent parfois être tentés, pour ne pas mettre l’élève dyslexique en difficulté, de ne pas le faire lire en classe ou, pour les parents, à la maison. Un choix que les spécialistes de la question n’encouragent pas, d’autant plus qu’il existe aujourd’hui de nombreuses techniques et astuces pour aider un enfant dyslexique à lire plus facilement et à y trouver du plaisir : s’aider d’une règle pour suivre le texte, jouer sur les couleurs pour distinguer les syllabes, adapter la taille et le choix de la police de caractère, ne pas souligner les erreurs de manière insistante, ne pas bousculer l’enfant, être positif…
Les éditeurs et la dyslexie
De façon presque unanime les parents, enseignants, libraires, bibliothécaires, orthophonistes… constataient il y a encore peu de temps un manque criant de livres adaptés aux dyslexiques. Il fallait faire avec les moyens du bord en privilégiant parfois des lectures plus courtes (parfois plus enfantines aussi) ou des livres audio. Il existait bien quelques titres adaptés aux dyslexiques chez certains éditeurs (La Plume de l’Argilète ou Delie les mots), malheureusement peu nombreux et largement méconnus du grand public.
Cependant, depuis deux ans, une petite révolution s’opère dans le paysage éditorial de la littérature jeunesse française. Constatant un réel besoin, quelques éditeurs plus connus ont vu dans le créneau des livres pour dyslexiques un nouveau marché. Depuis fin 2015, plusieurs collections sont nées : Dys chez Castelmore, Colibri chez Belin, Dyscool chez Nathan et Flash Fiction chez Rageot.
Interrogés sur les motivations qui les ont poussés à se lancer sur le créneau, les éditeurs revendiquent tous le désir de faire découvrir la « lecture plaisir » à tous les enfants. Ainsi Jennifer Bentini, présidente de La Plume de l’Argilète (association de professionnels de la santé, spécialisée en édition adaptée) explique : « Nous avons fait en 2013 le constat d’un vide dans les livres adaptés aux lecteurs dyslexiques. Alors qu’on trouve profusion de nouvelles publications chaque année pour le grand public, on a tendance à oublier les lecteurs qui ne peuvent pas découvrir aussi facilement que les autres les attraits de la lecture. Créer une collection pour les DYS, c’est permettre à des personnes pour qui la lecture est souvent une épreuve de lire pour le plaisir. »
Si on ne peut nier le but économique lié à l’émergence de ces nouvelles collections (qui concerneraient potentiellement 8 à 10 % des jeunes lecteurs), on se réjouit tout de même de ce réveil éditorial. Ainsi, alors que les enfants dyslexiques n’avaient encore accès il y a peu qu’à un choix très restreint de titres, l’émergence de ces nouvelles collections devrait rapidement étoffer le catalogue.
Des collections élaborées avec des spécialistes du langage
Publier des romans adaptés aux dyslexiques ne s’improvise pas. Les éditeurs ont tous fait appel à des spécialistes du langage pour établir les spécificités de ces nouvelles collections. Ainsi la collection Dys chez Castelmore est née d’une collaboration avec l’association La Plume de l’Argilète, comme le raconte Jennifer Bentini : « Nous nous sommes rencontrés sur le salon du livre de Bruxelles en 2015. L’entente et l’intérêt commun autour de l’adaptation DYS ont été immédiats. Deux mois plus tard, le partenariat se nouait, Castelmore choisissant de nous faire confiance pour l’adaptation de certains de ses ouvrages. »
Les éditions Belin ont sollicité l’aide des chercheurs de l’Université Toulouse-Jean Jaurès, spécialistes des sciences du langage ; une petite équipe de quatre personnes s’est ainsi formée autour de ce projet lancé par Marie Mazas, directrice de collections aux éditions Belin. Ensemble, ils ont élaboré deux outils à destination des auteurs : une Charte de « contribution scientifique et pédagogique à la collection Colibri, l’amie des dys » et une boîte de mots.
Chez Rageot, c’est une orthophoniste au centre Paris Santé Réussite, également professeure à l’Université de Médecine Pierre et Marie Curie, Monique Touzin, qui a été sollicitée par Hélène Daveau, la directrice de la collection Flash Fiction : « Elle est majoritairement intervenue au moment du travail sur le manuscrit, notamment concernant les questions de lexique et d’implicites. À certaines étapes, elle testait le manuscrit avec un de ses patients […]. Nous l’avons aussi consultée sur la définition de la tranche d’âge des textes, l’élaboration de la maquette, de la teinte du papier… etc. ».
Quant à Nathan et sa collection Dyscool, elle repose sur un partenariat noué avec MOBiDYS, une jeune start-up nantaise créée par deux femmes : Nathalie Chappey (orthophoniste) et Marion Bertaut (spécialiste du numérique).

Quelles spécificités ?
La collaboration avec des spécialistes du langage et de la dyslexie a permis aux éditeurs de faire émerger les spécificités de leur future collection. Du fait des difficultés rencontrées par les dyslexiques, il fallait nécessairement que les textes, tout comme leur mise en page, soient adaptés. Chaque éditeur s’est alors distingué par le choix de ses titres, de la collaboration nouée avec les auteurs, de la structuration et de la composition des ouvrages.
Le choix des titres et la collaboration avec les auteurs
Selon les collections, les éditeurs ont fait le choix de publier pour certains des romans inédits et spécifiquement conçus pour les dyslexiques, comme Belin et Rageot, tandis que d’autres, comme Castelmore et Nathan, ont privilégié le positionnement inverse : adapter leurs romans « best-seller » dans une version DYS. « Les romans de la collection n’ont pas été spécialement écrits pour la collection, nous souhaitons au contraire proposer aux lecteurs qui ont des difficultés de lecture les mêmes auteurs, les mêmes univers, les mêmes livres que ceux proposés à leurs amis ayant plus de facilités » explique ainsi Bleuenn Jaffres des éditions Castelmore. Un choix également revendiqué par Mathilde Bonte-Joseph pour la collection Dyscool : « Notre démarche est inclusive : il n’est pas question de leur proposer uniquement des textes spécifiquement créés pour eux. Notre ambition est de rendre nos meilleurs textes accessibles au plus grand nombre, quelles que soient leurs difficultés. »
Le rôle des auteurs dans la construction de ces nouvelles collections est dès lors très différent. Belin a sans doute été le plus encadrant avec sa charte d’écriture et sa boîte de mots remises à chaque auteur. Ces derniers ont rédigé leurs textes en fonction, avant d’être corrigés par les chercheurs du projet. Hélène Daveau, éditrice chez Rageot, revendique aussi une collaboration étroite avec les auteurs : « Nous nous sommes d’abord mis d’accord sur la base du texte : l’histoire racontée, la structure, les héros […]. Ensuite a commencé un travail de plus longue haleine : nous avons relu les textes plusieurs fois avec à l’esprit les potentielles difficultés de déchiffrage ou de compréhension qu’ils pouvaient poser […] Les auteurs se sont prêtés à cet exercice avec beaucoup d’envie et de disponibilité. »
Pour Castelmore et Nathan, le positionnement était dès l’origine différent. Les modifications opérées semblent moins conséquentes, même si chez Castelmore on explique que l’adaptation DYS a nécessité quelques réécritures, simplifications et redécoupages du texte.
Dans tous les cas, les auteurs peuvent se féliciter, à travers ces collections, de toucher ainsi un nouveau lectorat.
Une mise en page particulière
Modifier le fond, oui, mais aussi la forme. Les collections pour enfants dyslexiques se caractérisent aussi par une mise en page très différente des ouvrages habituels, afin que que le confort de lecture soit maximum. Là encore, ce sont les spécialistes du langage et de la dyslexie qui ont aidé les éditeurs à élaborer leurs chartes graphiques qui ont toutes des constantes : un papier dans des tons plus « beige » (pour limiter les contrastes et le stress visuel), une typographie sans empattement (Verdana, Dyslexie…), de gros caractères, un interlignage et un espacement des mots importants, et enfin des paragraphes et phrases plus courts pour respecter la durée de concentration des dyslexiques. « Nous avons essayé de travailler tous ces facteurs, de manière à ce que l’expérience de lecture soit la plus confortable possible » commente ainsi Hélène Daveau (Rageot).
Les romans sont aussi souvent accompagnés d’illustrations. Là encore, il a fallu réfléchir à leur place (bien séparée du texte) et à leur rôle. Ainsi, chez Rageot, les illustrations ne sont pas seulement un plus, elles viennent aussi éclairer le texte.
Avec Dyscool, Nathan propose une offre différente puisque les ouvrages ont tous été conçus d’abord pour un format numérique. Aux spécificités développées pour une impression papier, l’éditeur a donc pu intégrer des fonctionnalités 100 % numériques, comme une aide visuelle ou audio sur demande, une définition des mots accessible en ligne, la colorisation des phonèmes ou des syllabes, une fenêtre de lecture dynamique, un marque ligne et un réglage du contraste adaptable à tous.
Contraintes de longueur
Au-delà de l’adaptation de la forme et du fond, les éditeurs expliquent aussi qu’ils sont tout de même obligés de proposer des textes plus courts : « À tranche d’âge équivalente, ils sont plus courts que la majorité des ouvrages que l’on trouve en librairie », explique Hélène Daveau, dont la collection Flash Fiction qui se destine au 8-12 ans ne comporte pas de titres dépassant les 100 pages. La raison ? Les difficultés des dyslexiques à cet âge les empêchent de lire des romans plus longs.
Chez Castelmore aussi on évoque ce souci, même s’il est plus pragmatique : « on évite les livres trop longs en version classique, car la version en DYS est encore plus longue et le livre plus épais. Cela pourrait décourager les lecteurs et donnerait un prix de vente trop élevé ».
Premiers bilans et perspectives d’évolution
Si les professionnels du livre, les enseignants, les orthophonistes et les parents saluent unanimement l’émergence de ces nouvelles collections, il est encore trop tôt pour faire un bilan du réel impact de ces lectures adaptées sur les troubles des enfants DYS. Chez Nathan, Nathalie Chappey est la seule à noter déjà quelques résultats : « Les enfants arrivent à se concentrer sur le sens de l’histoire. En quelques séances de travail, ils progressent et montrent leur désir de continuer à lire. Ils lisent avec un meilleur rythme. Le nombre d’erreurs baisse sensiblement. Et surtout, ils finissent le livre sans contrainte ». Un constat à relativiser et qui ne pourra finalement se faire qu’avec le temps et le développement de nouveaux titres. Et cela semble bien parti car, pour l’heure, les éditeurs semblent plutôt satisfaits des résultats économiques de ces collections et envisagent de développer leur catalogue.
Et le professeur documentaliste ?
Acheter et promouvoir
L’une des missions du professeur documentaliste est d’acquérir un fonds qui soit en adéquation avec les besoins des élèves et de l’équipe pédagogique. Dès lors, ces nouvelles collections semblent avoir toute leur place au sein des CDI. Si les romans de la collection Colibri semblent plutôt destinés à un niveau primaire (tant par la taille des ouvrages que par leurs thèmes), quelques titres pourront être sélectionnés dans la collection Flash Fiction, pour des élèves de 6e notamment. Les romans DYS de Castelmore sont eux clairement à destination des ados. Quant à Dyscool chez Nathan, les premiers titres au format papier viennent de sortir ; ainsi, si le CDI ne possède pas de tablettes numériques, cela offre une bonne alternative.
Une fois ces livres achetés, on pourra informer l’équipe enseignante et notamment les professeurs de français, très demandeurs, des spécificités de ces collections. Nul doute que les ouvrages devraient recevoir un bon accueil de leur part, mais aussi de la part des élèves DYS qui auront plaisir à avoir entre les mains un livre adapté à leurs besoins !