Agnès Deyzieux : Comment es-tu devenu auteur de bande dessinée ? Est-ce plutôt par goût du dessin ou plutôt par envie de raconter et de développer des récits ?

Matthieu Bonhomme : J’aimais les histoires quand j’étais petit et j’ai pris progressivement goût au dessin ; enfant, je faisais des ateliers le mercredi. Quand je suis arrivé au lycée, j’ai pris conscience que mon orientation classique ne me convenait plus, j’avais des notes assez moyennes et j’étais triste à l’école. J’ai appris qu’il y avait des filières de dessin et je me suis donc orienté vers des écoles d’art. Plus j’apprenais le dessin, plus je m’amusais et plus j’étais heureux ! Progressivement, je me suis orienté vers la bande dessinée, et plus je travaillais la bande dessinée, plus je me rendais compte de l’importance de l’histoire. J’ai découvert en école d’art plein d’auteurs que je ne connaissais pas, des nouveaux comme des anciens. Parfois, je me rendais compte qu’un album, que j’avais a priori trouvé moche, me transportait à la lecture. Ce qui m’a plu en bande dessinée, c’est l’histoire et la façon de la raconter… Ensuite, j’ai rencontré quelques auteurs de bande dessinée confirmés qui m’ont donné de très bons conseils et qui m’ont accompagné.
Des conseils de scénario ?
Non, plutôt de dessin de bande dessinée. Je voyais comment ils réfléchissaient pour servir au mieux leurs histoires. Tout cela nourrissait l’intérêt que je développais pour ce métier. Je prenais conscience qu’on pouvait faire des livres et en vivre, de façon peut-être plus évidente à cette époque-là que maintenant. Ces auteurs m’ont aussi orienté vers des journaux pour me faire publier. Peu à peu, mes projets ont pris forme et j’ai pu publier des albums.
La lecture de Lucky Luke a bercé l’enfance de beaucoup d’entre nous. Étais-tu un fan quand tu étais petit ?
Oui, tout à fait ! Dans mon parcours, Lucky Luke m’a servi à prendre conscience de l’importance de l’histoire et du rôle du dessin dans la bande dessinée. D’abord, j’ai grandi avec Lucky Luke ; j’ai appris à lire et à dessiner avec ces albums. Quand je suis arrivé en école d’art, j’ai commencé par rejeter ces lectures « enfantines ». Et puis, un jour, j’ai découvert en librairie un bouquin consacré à l’art de Morris. Il y avait quelques dessins de commande que Morris avait réalisés hors bande dessinée, notamment des images de couvertures de livres ou de publicités. Tout à l’aquarelle, comme un « vrai » illustrateur réaliste, à la Norman Rockwell. Cela donnait l’impression qu’il savait tout faire ! Je me suis alors demandé pourquoi il dessinait comme ça dans Lucky Luke, pourquoi cela semblait si simple ? Pourquoi ne faisait-il pas comme Giraud, par exemple, à nous montrer dans chaque case à quel point il sait tout faire, à quel point il sait si bien dessiner ? Cela m’a fait beaucoup réfléchir : si Morris savait si bien dessiner et dessinait Lucky Luke ainsi, c’est bien parce qu’il l’avait choisi, et pour de bonnes raisons. Et si j’avais tant aimé Lucky Luke, c’est parce que Morris racontait si bien les histoires qu’il était resté gravé dans mon imaginaire et dans mes plaisirs de lecture.
Tu as réalisé, avec Lewis Trondheim, Texas Cowboy, un récit entre hommage et parodie du western. As-tu un goût particulier pour ce genre ?
Cela commence par la bande dessinée franco-belge parce que, quand j’étais petit, je ne regardais la télévision que très épisodiquement. Donc, ma culture western, je l’ai faite par la bande dessinée : Lucky Luke, Yakari, Buddy Longway, puis Comanche et Blueberry. Quand j’ai commencé à faire mes premiers albums, je ne me sentais pas du tout prêt à faire du western. À ce moment-là, je prenais conseil auprès de Christian Rossi et j’avais très peur de faire du sous Rossi ! Je voulais trouver mes marques ailleurs. Du coup, j’ai fait une série qui se passe au 18e siècle, Le Marquis d’Anaon, puis une autre au Moyen Âge. J’ai rencontré Lewis Trondheim il y a six ou sept ans ; j’ai fait un livre avec lui, cela s’est très bien passé. Il était drôle, il s’amusait à me provoquer, à me faire dessiner des trucs incroyables. Je me suis dit que c’est avec lui que j’arriverais à aller vers le western. Il était complètement décomplexé, il le faisait en s’amusant et du coup, ça m’a libéré !
Cette collaboration a si bien marché qu’on a fait un deuxième tome qui n’était pas prévu. Cette expérience m’a permis de me détendre avec le genre, de trouver mes marques. Une fois que le barrage avait cédé, je n’avais pas envie d’arrêter le flot ! C’est ainsi que j’ai eu le culot, ou l’arrogance, de proposer un Lucky Luke aux éditions Dargaud.
Avec cet album, tu inaugures un projet lancé par Dargaud dans le cadre des 70 ans du personnage. Quelle est la teneur, et à ton avis l’intérêt, de ce projet qui se tient à l’écart de la série officielle ?
Le premier intérêt est effectivement de se tenir à l’écart de la série mère ! Il y a des auteurs qui font très bien cette série principale. Moi, je ne me sens pas de dessiner à la façon de quelqu’un d’autre. Quand j’ai essayé de faire « à la manière de », j’ai trouvé cela raté. J’ai eu plusieurs fois des propositions de reprise. Même si cela paraissait très intéressant et représentait de gros contrats – un XIII ou un Blake et Mortimer, c’est énorme ! –, soit l’univers n’était pas le mien, soit il fallait dessiner à la façon de quelqu’un d’autre, et cela m’aurait rendu malheureux. Alors que Lucky Luke, pas du tout ! Puisque c’était du western, puisque c’était Lucky Luke. En plus, j’avais le droit d’amener mon point de vue sur le personnage, et j’avais des choses à dire : très amateur de la série, je n’ai pas toujours été d’accord avec certaines orientations. Le personnage que j’avais aimé étant petit avait beaucoup changé, la série avait vieilli… En proposant un Lucky Luke plus réaliste, de retour dans le western comme moi je l’avais aimé, à la John Ford, à la Howard Hawkes ou à la Clint Eastwood, j’ai eu l’impression de lui rechausser ses bottes ! Cela peut paraître un peu plus sombre, il y a un peu moins d’humour, mais c’est ainsi que je vois mon cowboy.
Comment ça s’est passé pour toi ? Est-ce l’éditeur qui t’a contacté ?
C’est plutôt moi qui ai initié le projet, mais cela date de quelques années. J’avais une relation de longue date avec les éditions Dargaud et ça m’est arrivé souvent de leur demander : « alors, Lucky Luke, il y a moyen de faire quelque chose ? » La réponse a été très longtemps : non, trop compliqué… Il y a deux ans, avec Pauline Mermet, mon éditrice, on a eu une discussion. On venait de la charger de s’occuper de l’anniversaire à venir des 70 ans du personnage, et elle réunissait des idées. Mon projet est venu trouver sa place. J’ai senti qu’il y avait un intérêt naissant. À peine rentré à mon atelier, j’ai envoyé deux dessins du personnage tel que je l’imaginais. Je n’ai pas rouvert d’album pour m’inspirer, je me suis appuyé sur mon personnage d’Esteban dont je trouvais depuis quelques albums qu’il avait des traits à la Lucky Luke. Je suis donc parti de mon Esteban et l’ai emmené vers ce réalisme et ce personnage adulte. J’ai fait un Lucky Luke à cheval, en couleurs, et un autre dessin avec une silhouette qui part à l’horizon dans le soleil couchant. J’ai envoyé cela à Dargaud et, après avoir fait son petit chemin, cela m’est revenu sous la forme d’un oui, qui a mis un peu de temps à s’installer après quelques étapes de validation. Après, il a fallu que je réfléchisse à ce que je voulais raconter ; une autre paire de manches !
La couverture est dramatique avec cette contre-plongée sur Lucky Luke de face prêt à dégainer, dans une ambiance nocturne, pluvieuse et tragique. Quant à la première planche, elle commence très fort, puisqu’on y voit Lucky Luke couché, face dans la boue, probablement mort, tué dans le dos. Et une voix crie : « J’ai détruit la légende, j’ai tué Lucky Luke ! ». Toi, ton projet n’est pas de tuer la légende mais de jouer avec. C’est ce que tu as voulu faire en accentuant cet aspect dramatique ?
Oui, j’affirme tout de suite que je vais faire un « vrai » western. Pour moi, Lucky Luke est un John Wayne ou un Clint Eastwood, un personnage emblématique de l’Ouest. J’ai appris pas mal de choses sur Morris, et pris conscience qu’il avait débuté sa carrière vers la fin du cinéma muet. Il a donc vu les premiers westerns en muet. Après, sont arrivés les premiers cowboys chantants, avec guitare et foulard en soie. Ensuite, les premiers westerns de l’âge d’or d’après-guerre… Morris a grandi avec tout cela et son Lucky Luke en est contemporain. Et pour moi, Lucky Luke y trouve parfaitement sa place, autant que ces grands acteurs que l’on connaît. La façon qu’a Morris de raconter le western est du grand art. Sa principale qualité est de faire des images très simples, schématiques, voire didactiques pour que l’histoire passe très vite, soit très lisible. Et puis parfois, il y a des fulgurances avec un plan à l’américaine ou un plan cinéma, où il est dans la citation. Une efficacité permanente entrecoupée de flashs où il montre qu’il a appris cette grammaire : des plans sur des chevaux qui galopent, sur Lucky Luke qui va dégainer, des gros plans sur les yeux…
Sur ma couverture, c’est cela que j’affirme ! Un cowboy solitaire, et comme il y a un contre-jour, on ne comprend pas tout de suite que c’est lui… Et la référence au titre L’Homme qui tua Liberty Valence de John Ford. À partir du moment où je me suis amusé avec la mort de Lucky Luke, le titre s’est vite imposé comme une référence au genre et à cette époque du cinéma américain.
Après cette mise en suspense de la première page, un flash-back voit Lucky Luke arriver dans la petite ville de Froggy Town… envahie de grenouilles qui sautillent de partout ! Ce n’est pas courant dans un western où, d’habitude, ce sont plutôt des vautours qui rôdent.
Ah, les grenouilles ! C’est sympa que tu me poses cette question ! Évidemment, quand on fait un western et qu’un cowboy arrive en ville, se pose la question du nom de cette ville. Ma ville s’appelle Froggy Town. Frog, c’est bien sûr la grenouille en anglais, mais Froggy, c’est aussi le surnom donné aux Français ! Or je voulais que les frères Bone, qui sont très inspirés par mes propres frères, soient français. On peut imaginer qu’ils soient arrivés par la Nouvelle-Orléans et qu’ils aient atterri là. J’ai ainsi joué sur ce double sens, et me suis amusé à mettre des grenouilles partout : dès qu’il y a une flaque, dès qu’ils balancent un seau d’eau, il y a des grenouilles ! Quand le vieux râle, il dit : « Batraciens ! » À mes yeux, le western en bande dessinée est franco-belge. Et je voulais assumer complètement cet héritage, ce qui explique ce côté un peu chauvin. Les Américains ont inventé le western et ont réalisé les plus beaux films et les plus beaux romans du genre ; mais son traitement en bande dessinée vient de chez nous, de Belgique, de Suisse et de France. C’est ce que j’ai lu dans mon enfance, et mon Lucky Luke est archi franco-belge pour le coup.
Ces fameux frères Bone sont des méchants qui vont s’avérer moins sombres que prévu, car tu leur as créé un passé et donné une dimension psychologique assez inattendue. Qu’est-ce qui t’a donné envie de créer cette espèce de psychodrame familial ?
Au départ, je voulais faire Lucky Luke à OK Corral, mais impossible car il existe déjà ! Mais j’ai gardé un personnage clé, qui sera Doc Wednesday, et qui est inspiré par Doc Holliday qui accompagne la gentille famille Earp dans Ok Corral. Mais moi, je ne les trouve pas si gentils, les Earp, plutôt un peu borderline. J’ai réfléchi sur cette fratrie, comment elle fonctionnait et j’ai gardé quelques caractéristiques. J’ai voulu garder cette histoire de frères avec ce jeu de chaises musicales entre eux : qui est vraiment qui ? Celui qui a l’étoile est-il véritablement le chef ? Ensuite, j’ai pensé incarner mes propres frères et m’amuser avec cela. J’aimais bien l’idée que ces frères Bone agissent pour une bonne raison, alors je les ai fait réagir comme mes frangins. Il faut savoir que j’ai trois frères, dont un est handicapé. Et donc, pourquoi les frères Bone en sont-ils là ? C’est parce qu’ils ont une façon de se comporter avec leur petit frère, de s’en occuper. Dans l’histoire, les parents sont out, ce sont donc les grands qui s’occupent du petit frère handicapé. Il y a là aussi une question toute personnelle que je me pose : quand mes parents ne seront plus là, il faudra que mes frères et moi nous nous occupions de notre petit frère. Enfin, on n’aura peut-être pas envie de piquer une diligence !
Lucky Luke va avoir dans cette histoire un ami qu’il rencontre assez rapidement : Doc Wednesday, un ancien fin tireur désormais ravagé par le tabac et l’alcool. Il va jouer un rôle très important ici ; il peut apparaître même comme un double de Lucky Luke qui aurait mal tourné. Pourquoi avoir voulu ne pas laisser le cowboy solitaire et lui adjoindre cet ami ?
Oui, pour moi, c’est vraiment le double inversé de Lucky Luke. Le thème du double revient souvent dans Lucky Luke. Dans l’un des premiers albums, il tue un homme derrière un miroir, qui a le même geste que lui. J’ai appris sur le tard que le dernier album inachevé de Morris développait une histoire de double. C’est donc un thème récurrent. Doc Wednesday a un point commun avec Lucky Luke : il a fait sa vie autour des armes à feu, et c’est ainsi qu’il a acquis sa réputation. Ce sont donc deux vedettes de l’Ouest ! L’un aurait tous les vices et l’autre aucun. Leur amitié va se lier autour du fait qu’ils se comprennent et que l’un cherche à prendre soin de l’autre. Je me suis demandé ce qui me plaisait le plus dans les albums de Lucky Luke et c’est justement ceux dans lequel Lucky Luke a un ami. Je pense à l’album Le Pied-Tendre, un chef-d’œuvre, mais aussi Le 20e de Cavalerie, Calamity Jane, et Des Barbelés sur la prairie. Le temps d’une relation d’amitié, Lucky Luke sort de sa carapace. On le découvre sensible, humain, touchant. Du coup, la première chose que j’ai notée, c’est : Lucky Luke aura un copain. Ensuite, j’ai développé ce personnage de Doc Wednesday qui sert mon intrigue et aura un rôle capital.
Le titre aurait pu être aussi Comment Lucky Luke dut arrêter de fumer ! Cette histoire de tabac introuvable court tout le long de l’album, Lucky Luke voyant toutes les occasions de fumer… tomber à l’eau ! Qu’est-ce qui a motivé cette trame secondaire ?
Quand j’ai eu l’autorisation de faire un Lucky Luke, j’ai assez vite demandé où était ma liberté. Je voulais tout de suite connaître le territoire que j’avais devant moi. La première question a été : est-ce que j’aurais le droit de faire fumer Lucky Luke ? La réponse a été un non catégorique, aucune cigarette au bec possible ! J’ai détourné cette contrainte et j’en ai fait mon sujet. Cette histoire de cigarette est une question importante. Quand j’étais petit, je lisais la série et, un jour, Lucky Luke s’arrête de fumer. Je n’ai pas compris. J’avais entendu un journaliste dire : « Lucky Luke est mort le jour où il a arrêté de fumer ». Plein de gens n’ont effectivement pas compris et ont rejeté ce brin de paille. Moi, j’avais bien une réponse marketing : la série devant être adaptée pour la télévision aux États-Unis, il fallait enlever la cigarette, et Morris avait accepté. Mais j’ai pensé qu’il n’avait pas de raison de faire de même dans les livres. Probablement voulait-il une cohérence ? Il a adhéré à cette idée d’un personnage pour la jeunesse qui ne peut être un mauvais exemple. Il a donc remplacé le mégot par ce brin de paille, a été récompensé pour cela et il en était très fier ; tant que ses ayant droit prolongent cette décision. Je n’ai donc pas eu le droit de le faire fumer. Mais pour moi comme pour le journaliste, il est mort le jour où il a arrêté de fumer. Cela résonne également dans le titre, L’Homme qui tua Lucky Luke.
Dans cet album, il y a véritablement tous les ingrédients du western, la ruée vers l’or, le poker, la bagarre au saloon, l’attaque de la diligence, la volonté d’en découdre avec les Indiens, le duel final…
Ça, ça vient de Lewis Trondheim. Quand on a commencé à travailler sur notre album Texas Cowboy, on a fait la liste de tout ce qu’on voulait voir dans un western ! On a passé trois jours ensemble, à un festival à Québec. Lewis notait tous les mots qui nous venaient : indien, diligence, chevaux, bottes, saloon… bref, on a fait une liste de 50 référents et il fallait qu’ils y soient tous. Je trouvais cela marrant comme démarche ! Dans le deuxième volume, on a mis ce qu’on n’avait pas pu mettre dans le premier, faute de place : chariot avec convoi de bestiaux, etc. Si jamais un jour, il y avait un troisième Texas Cowboy, la liste est déjà commencée ! Pour cet album, j’ai fait la même chose. Je me suis dit, il y aura : le duel, le saloon, la diligence, la jolie femme… Mais il faut savoir ensuite les mettre en scène.
Comment as-tu travaillé ton dessin ? As-tu cherché un style particulier pour cet album ?
Non, je n’ai rien fait en particulier ! Comme j’ai construit tout mon travail autour de cette école de bande dessinée franco-belge, dont l’essentiel vient de Morris, la cohérence était déjà là. Même pour la mise en couleurs, je fais souvent des grands aplats, je trouve cela très efficace, très lisible. Cela limite un peu les teintes et permet de bien séquencer l’album, de le rythmer visuellement et de bien différencier les ambiances. Pour la mise en scène, je dois beaucoup à Morris, à Franquin, à Peyo, à Tillieux, toute cette génération d’auteurs qui avait cette humilité de rester derrière leurs personnages, qui servaient au mieux leurs histoires, avec des plans simples et lisibles. Pour cet album, j’étais en fait sur mon territoire ! J’ai changé de toutes petites choses : un petit peu arrondi les sabots des chevaux, un peu stylisé leurs gueules, un peu allongé Lucky Luke dans un style semi-réaliste. Pour la mise en couleurs, par contre, il y a eu une longue réflexion. J’avais commencé à colorier les tout petits détails et ça ne fonctionnait pas. J’ai donc fait une mise en couleur plus schématique avec de grands aplats sur les cases, qui s’est avérée beaucoup mieux fonctionner.
Ton travail sur la couleur est très réussi, dans son aspect à la fois rétro et moderne. Il y a des ambiances très marquées et, par moments, tu n’hésites pas à rompre avec une tradition réaliste, en faisant par exemple une diligence violette, des arrière-plans jaune ou orange, à placer les personnages en silhouettes grisées…
La diligence violette ! Ce qui m’a amusé, c’est de me dire qu’à chaque fois que la femme serait là, tout deviendrait rose ! C’est le seul rôle féminin de l’histoire et je voulais une présence qui irradie : dès qu’elle arrive, elle envahit la pièce. Quand elle rentre dans le bureau du shérif, normalement rouge brique, tout devient rose. Ce sont des codes. Quand elle arrive la nuit avec sa robe violette, tout prend la teinte…
C’est un moyen quasi surréaliste qui produit un effet réaliste !
C’est quelque chose qu’avait compris Morris, très précurseur sur ce sujet. Il avait compris que la couleur peut s’appliquer avec une grande liberté. Ce n’est pas parce qu’il y a un arbre ou un ciel qu’il faut leur appliquer des couleurs réalistes. Une fois que Morris avait dessiné sa planche, qu’il mette un jaune, un rose ou un bleu, l’histoire ne bouge plus. Après, il raisonne comme un graphiste : premier plan sombre, arrière-plan clair, des couleurs complémentaires, des ambiances en priorité, des impacts visuels… Bizarrement, on pourrait penser que cela sème la confusion, mais non, au contraire ! C’est l’inverse qui se passe, ça éclaire, ça hiérarchise et c’est là qu’on lit mieux le dessin : quand les couleurs sont très simples, pas trop foncées. Quand on commence à faire des aquarelles ou des ombres, le trait devient un volume et tout se fond. La technique des grands aplats à la Morris permet beaucoup de choses. Limiter les teintes permet de tenir une cohérence sur quelques pages et de faire paraître très différente la séquence qui suit. Si je mets toute la palette des couleurs sur chaque séquence, cela semblera monochrome ou uniforme. Pour faire ressortir des choses, des nuits, des intérieurs, des extérieurs, des présences féminines qui irradient, il fallait jouer cette carte du graphisme.
Il y a une sortie conjointe de cet album couleurs avec un album noir et blanc. Est-ce que c’est compliqué, en tant dessinateur, de penser ces deux versions ?
Je ne me concentre pas du tout sur la couleur quand je fais mes pages. Mes autres albums m’ont appris que plus je m’occupe du noir et blanc, plus la couleur se mettra en place facilement. Si je commence à dessiner en me disant : « bon on verra à la couleur si ça sort », je suis perdu ! Parce que j’évacue un problème que je vais inévitablement retrouver plus tard. C’est vraiment au moment du noir et blanc que tout se règle. Et je dirais même au moment du scénario. Quand la séquence est bien menée, que les personnages jouent bien, les vraies décisions sont déjà prises, elles sont franches. Et du coup, on peut aller à fond sur le découpage : un gros plan, une grande case paysage, ainsi que sur le dessin, puis sur la couleur. L’album noir et blanc a ainsi parfaitement sa raison d’être.
Au final, tu as plutôt réalisé cet album dans le plaisir ou dans la pression ?
C’était vraiment un grand moment de plaisir, même s’il y a eu des moments de pression ! Au début, chercher les idées, mettre en place le scénario, puis attendre de savoir si mes idées étaient acceptées… Mais il y avait aussi beaucoup d’excitation, et de fierté. Ce Lucky Luke est mon premier scénario de western. Depuis le temps que j’attends cela, je suis super content !
Lucky Luke est reconnu immédiatement par les premiers habitants de la ville, les enfants lui courent derrière, c’est une légende de son vivant ! Doc Wednesday lui dit de faire attention à lui et à son image de héros. Est-ce une façon de dire que c’est compliqué de rester un héros de bande dessinée au regard du temps et des reprises ?
Oui, il me semble bien ! C’est dur d’être un personnage de bande dessinée vieillissant, mais c’est dur aussi d’être un auteur vieillissant ! Il y a bien cette réflexion sur le temps qui passe. Dans l’histoire de Lucky Luke, des chefs-d’œuvre se sont enchaînés pendant une période ; c’est d’autant plus dur de rester en haut. Jean Giraud parlait d’une crête : les auteurs progressent jusqu’à parvenir à une crête, dont ils n’ont pas conscience, et ensuite descendent sans s’en rendre compte. C’est une question qui me travaille. Il y a des moments où l’on progresse, surtout au début, puis on se met à décliner, à vieillir. C’est rare de voir des auteurs qui durent. Il y en a un qui m’épate toujours, c’est Sempé. C’est un très vieux monsieur, abîmé physiquement, et ce qu’il fait est toujours aussi frais, aussi beau. Il vient de sortir une affiche pour un film qui est magnifique (Le Bois dont les rêves sont faits). Peu d’auteurs vieillissent aussi bien. Lucky Luke a décliné aussi avec Morris. C’est normal, logique, mais il faut y faire attention, cultiver son plaisir, et cultiver des prises de risque. C’est une responsabilité en tant qu’auteur. Quand les gens voient Lucky Luke comme un héros, il ne peut pas se permettre de faire n’importe quoi, ni risquer de les décevoir. Je me sens moi aussi responsable de mes personnages. Esteban, je l’ai porté pendant cinq albums. Je réfléchis beaucoup à ce que je vais lui faire faire dans le prochain volume.
As-tu des projets en cours ou des envies ?
Un prochain Esteban justement ! J’ai plein d’envies mais je manque de temps pour faire un album. En général, j’ai besoin d’un an pour réaliser un album. C’est une durée assez normale pour un dessinateur réaliste. Pour ce Lucky Luke, c’était un peu plus long, je l’ai beaucoup anticipé. Il y a toute une partie de prise de notes et de rédaction qui a pris du temps au début…
Si je commence à avoir plus de cinq projets devant moi, ça fait beaucoup trop loin. Je suis embêté parce que j’aimerais bien faire un 3e Texas Cowboy, un 6e Marquis d’Anaon, un 6e Esteban et j’ai aussi un projet qui comporterait 3 volumes… Tout cela fait un sacré embouteillage et je suis obligé de faire des choix qui sont douloureux pour moi !
Vous n’avez pas eu envie de faire apparaître les Dalton ou même Rantanplan ?
Je les ai effectivement complètement évincés de l’histoire. Il y a d’ailleurs des albums sans les Dalton ou Rantanplan, mais on retient bien ces personnages car ils ont des personnalités très fortes. Je ne les ai pas dessinés car j’ai un dessin réaliste ici et que je voulais être cohérent avec cet univers. Or, ils sont très schématiques, et les transposer dans un univers réaliste, ça ne marche pas. Dans les films qu’il y a eus avec les Dalton, je trouve que cela ne marche pas du tout de les voir en vrais êtres humains dans des pyjamas rayés. Rantanplan, c’est une satire de Rintintin qui ne ressemble pas vraiment à un chien. Le dessiner comme un berger allemand réaliste, ça aurait été bizarre et incohérent. De plus, c’est un personnage qui me fait rire dans ses apparitions, mais qui ne m’amuse pas, lui. Ce qui est drôle, c’est la façon dont Jolly Jumper réagit avec lui. Mais au final, ce n’est pas un personnage que j’aime beaucoup. Jolly Jumper, par contre est un personnage que j’aime beaucoup, et à qui j’ai donné ici un petit rôle. Alors pourquoi je ne le fais pas parler ? Pour la même raison. Parce qu’on est dans le semi réalisme. En revanche Lucky Luke parle avec Jolly Jumper, ils communiquent ensemble à leur façon, mais là, je suis dans le crédible : le cowboy et sa monture, c’est une relation intime qu’on voit aussi dans les films. Il y a un film que j’adore, un western un peu tardif, assez mélancolique, avec Kirk Douglas, Seuls sont les indomptés. Au début, il met un chapeau sur la tête de son cheval et rigole avec lui : on a l’impression que c’est Jolly Jumper ! Ils doivent escalader une montagne, le cowboy lui parle comme à un copain. Bref, une relation tout à fait crédible.
À part vos frères, avez-vous mis d’autres personnages réels dans cette histoire ?
Non, et je tiens à dire que le vieux n’est pas mon père ! Je n’ai pas prévenu mes frères ni mes parents, mais mes frères se sont tous reconnus. Ils ont en plus un peu les mêmes prénoms. J’ai quand même prévenu mon père que ce n’était pas lui, mais il l’avait bien compris !
C’est un album qui est bien accueilli ?
Oui, j’ai beaucoup de chance ! Je savais qu’en écrivant Lucky Luke en énorme, il y aurait des gens que ça intéresserait. Après, la critique, je ne savais pas trop. Lorsque l’on s’attaque à des mythes, il y a toujours des puristes qui veulent surtout que rien ne change, même si ça a déjà changé en fait. Je savais que j’allais les entendre mais finalement je les entends moins que ce que je craignais ! Et j’entends aussi beaucoup de bonnes choses.
Le papier est épais et particulièrement agréable. C’est bien pour l’impression ?
C’est un papier offset, au grain légèrement au-dessus des albums habituels, donc un peu plus épais. On m’avait dit : c’est un papier dont il faut se méfier car il aspire un peu les couleurs à l’impression. Ton noir risque d’être un peu gris et du coup, par contraste, ça éteint l’ensemble du bouquin. J’ai donc fait particulièrement attention à insister sur les contrastes colorés. Et au final, à l’impression, les couleurs étaient les mêmes que sur mon écran ! L’ensemble est donc particulièrement contrasté, les couleurs sont vives, et cela ressemble exactement à ce que je voulais. C’était une très bonne surprise et je suis très content de la fabrication du bouquin !
Y a t-il une page que vous affectionnez particulièrement dans cet album ?
Oui ! Les pages de garde. Quand j’ai su que j’allais faire Lucky Luke, la première chose que j’avais en tête était de faire ces pages. Quand j’étais petit, je passais des heures à regarder les dessins de ces pages de garde de Morris, toutes les attitudes possibles de Lucky Luke quand il tire. Dans les albums de Morris, ce sont toujours les mêmes positions et la page de droite est le miroir de la page de gauche, ce qui fait qu’il tirait toujours en se faisant bien face, sauf qu’il était gaucher de ce côté-là de la page. J’ai donc repris ces positions à l’identique mais en le faisant toujours droitier, et j’en ai rajouté d’autres.
Avec la bagarre au saloon aussi, vous semblez bien vous être amusé ?
Oui, celle-là quand je l’ai vue arriver, je me suis dit : prends du temps. Au début, j’avais mis trop de personnages et j’ai dû en enlever. C’était marrant de faire une scène dans un saloon ! À un moment, j’ai crevé le plafond, car je place le regard trop haut… D’habitude, je fais très attention aux proportions d’une pièce… donc là, j’ai triché pour donner une plus grande profondeur. J’aime bien aussi être au niveau du personnage, avoir un regard à hauteur d’homme dans les scènes de discussion. Et parfois même ici me mettre au ras du sol : quand la diligence arrive, vu qu’on est dans un univers boueux, se mettre au ras du sol fonctionne très bien avec les éclaboussures. Kurosawa fait souvent cela dans ses films lorsqu’il pleut : il met la caméra au ras du sol et on voit les gouttes qui tombent devant nous, en rideau de pluie.
Avez-vous fait le tour de Lucky Luke avec cet album ? Y en aura-t-il un autre ?
Ce n’est pas à moi de dire ! Même si l’envie est présente et que j’ai des idées… C’était un défi de réaliser Lucky Luke, j’étais intimidé mais j’ai eu la chance de trouver cette brèche dans le scénario dans laquelle je me suis faufilé. Du coup, il faudrait que j’en trouve une autre, ou que je m’amuse avec autre chose dans la série. Le défi est finalement peut-être même un peu plus dur. L’avantage de cet album, c’est d’être une nouveauté, ce côté découverte lui donne de l’intérêt. Un deuxième, c’est toujours un peu plus difficile !
Un grand merci à Matthieu Bonhomme pour sa gentillesse et sa disponibilité.