Les représentations du sport au féminin

S’affranchir des difficultés

Les récits retenus pour ce corpus proposent diverses ramifications autour du thème du sport, mais nombre d’entre eux se retrouvent autour de ce point commun. Souvent, le personnage principal, en l’occurrence féminin, s’implique dans une pratique sportive pour s’extraire de conditions de vie difficiles.
Une situation sociale marquée par une certaine précarité est notamment une bonne raison pour ces filles et jeunes femmes de faire de l’entraînement et de la compétition un véritable projet de vie. Ainsi, dans le roman Angélique boxe de Richard Couaillet, Angélique vit dans les cités minières du Nord de la France. Depuis le décès de sa mère et l’internement de son père, elle s’investit dans ce sport de combat pour ne plus avoir à subir passivement les difficultés qui parsèment son existence, avec la ferme intention de « boxer la mort […] et boxer la vie ». De son côté, dans La Gazelle d’Hubert Ben Kemoun, la forme narrative épouse le rythme de la réflexion de Valérie au fil des kilomètres du marathon de Buenos Aires, au long desquels elle pense notamment à sa situation familiale, plus précisément à sa mère ouvrière sans emploi et à son père, qu’elle ne connaît pas. Le parallèle entre le récit et la course révèle un objectif commun pour l’athlète : assurer son avenir par le dépassement de soi et la victoire finale. De même, Point décisif de Florence Aubry relate l’histoire de Lilly, une joueuse de tennis dans l’entraînement de laquelle s’investit son père au chômage ; ou encore La Seule Chose qui compte vraiment de Nathalie Somers nous présente Lise, qui grandit sans père et qui vit avec une mère qui ne s’occupe pas d’elle. À son tour Bliss, l’héroïne de Shauna Cross, tente également de se libérer d’un environnement qui ne lui convient pas, elle qui vit dans une ville reculée du Texas, travaille au Bistrot du Groin et se voit affublée d’une mère férue de concours de beauté alors qu’elle aime se teindre les cheveux en bleu, écouter de la musique punk-rock et rêve d’aventures underground ! C’est alors qu’elle découvre le roller derby…
Dans un autre registre et dans une autre région du monde, la position de Farrukh illustre cette fois-ci l’opportunité que représente le sport pour une enfant face à une oppression qui lui est culturellement imposée. Son pays, l’Afghanistan, autorise de manière traditionnelle les familles qui n’ont pas de garçon à élever l’une de leur fille comme tel. Ce sont les Bacha Posh. Charlotte Erlih met donc ici en scène le/la jeune Farrukh qui s’épanouit grâce à sa passion pour l’aviron, et dont le rêve est de qualifier son équipe pour les Jeux Olympiques. Bien entendu, le récit se déroule au moment crucial de l’arrivée de sa puberté, l’obligeant à réintégrer sa condition féminine et à subir de nouveau toutes les restrictions et brimades qui y sont liées. Privée de la liberté dont jouissent les garçons, la jeune Afghane est automatiquement privée d’une quelconque pratique sportive et est exclue de l’équipe d’aviron.
Le sport peut également être un moyen de surpasser un handicap ou de mieux vivre avec. Tara, la boxeuse de Mon plus grand combat de Flo Jallier, commence l’entraînement à 7 ans malgré son asthme lui interdisant normalement toute activité sportive ; tandis qu’Elina, dans La Vitesse sur la peau de Fanny Chiarello, qui a perdu la parole à la suite du décès de sa mère dans un accident de voiture, se met à courir par hasard, trouvant là un moyen d’expression et de soulagement. Enfin, Jodi, l’athlète de Filer droit de Michael Coleman, est aveugle. Elle court avec Luke, un jeune délinquant qui, pour échapper à une condamnation pour vol et à un séjour en centre de détention, se voit contraint par le juge d’accompagner la jeune fille dans ses entraînements de course à pied. Si le thème principal de ce roman est la réinsertion et le droit à une seconde chance après un délit, le contexte choisit par l’auteur n’est pas anodin. Jodi, dont le rêve est de participer aux Jeux Olympiques de Londres, court avant tout « pour être aussi normale que possible. »

Sport et souffrance

Toutefois, ces romans n’ont pas pour seul objectif de démontrer les bienfaits du sport au féminin. Certains d’entre eux s’attachent aussi à pointer les difficultés inhérentes à une pratique parfois intensive. Les blessures, les attentes de l’entourage ou encore la pression de la compétition sont autant de facteurs à ne pas négliger.
Trois récits concernent justement les blessures et les conséquences sur la vie des athlètes. De nos propres ailes de Kinga Wyrzykowska, dont nous reparlerons plus loin, prend comme point de départ la blessure de Tina, l’une des joueuses de l’équipe de volley-ball, alors qu’elle célébrait leur victoire en Coupe de France. Cette dernière se voit ainsi privée d’une participation lors de la finale internationale. Flo Jallier, pour sa part, relate dans Mon plus grand combat la période suivant le premier KO subi par Tara. Après trois jours de coma, la boxeuse remet en question sa vie, dont chaque aspect tournait autour de la pratique de son sport. Elle croise notamment le chemin d’un homme de ménage philosophe, dont la rencontre l’invite à réfléchir à la tournure qu’elle souhaite donner à son existence. D’une autre manière, Bonnie, la protagoniste de Plongeon de haut vol, s’éloigne aussi de son sport à la suite d’une blessure. Bien que sans gravité, celle-ci entraîne un changement radical dans la manière qu’aura la jeune fille de considérer son investissement. Cette épreuve survenant au moment même où le passage de l’adolescence à l’âge adulte l’oblige à s’interroger réellement sur son avenir, Bonnie en profite pour s’aménager un temps hors du plongeoir et du bassin, dans le but de réévaluer ses priorités.
Dans La Seule Chose qui compte vraiment, Nathalie Somers s’intéresse au corps de l’athlète sous l’angle de l’adolescence. Championne de gymnastique, rêvant encore une fois du titre olympique, Lise voit son ambition se confronter aux changements corporels liés à son âge, alors qu’elle échoue à se qualifier pour le championnat de France. L’auteure pointe ici les difficultés à se remettre d’un tel échec et cherche avant tout à montrer à ses lectrices et lecteurs qu’il est toujours possible de rebondir dans un autre domaine – en l’occurrence l’escrime, sport grâce auquel Lise va retrouver confiance en elle.
Enfin, La Petite Communiste qui ne souriait jamais de Lola Lafon, Prix Femina 2014, est un roman hybride autour de l’icône de gymnastique Nadia Comaneci, championne olympique à quatorze ans en 1976 à Montréal, et est l’occasion, à travers l’exploit sportif, de faire le portrait de la Roumanie de l’époque. Mais une grande partie du roman se concentre aussi sur le formatage de l’athlète via les régimes alimentaires drastiques et les traitements hormonaux, dont l’un des objectifs est de retarder la puberté.
Au-delà des enjeux du sport liés au corps, les auteurs s’intéressent également à la pression psychologique à laquelle est soumise l’athlète. Cette problématique est souvent induite par la présence d’un entourage trop exigeant, comme le père de Tara qui, dans Mon plus grand combat, n’hésite pas à négliger le reste de sa famille pour faire de sa fille une championne, ou encore celui de la joueuse de tennis de Point décisif. Ce dernier, obsédé par la réussite de Lilly, en arrive à de tels extrêmes (empoisonnant par exemple les adversaires de sa fille) que la passion de la jeune fille pour ce sport se transforme vite en calvaire.
Certains entraîneurs ne sont pas non plus exempts de reproches. Le personnage de Jacky, l’entraîneur de Valérie dans La Gazelle, permet non seulement d’incarner les exigences extrêmes que peuvent exprimer les coachs à l’encontre de leurs athlètes, mais aussi d’aborder un fléau d’autant plus grave du milieu du sport amateur et professionnel : les agressions sexuelles, ou quand ces adultes référents profitent de leur pouvoir pour infliger des sévices à celles qui devraient être leurs protégées et qui dépendent d’eux pour réaliser leurs rêves.
Enfin, les difficultés rencontrées par ces sportives tiennent également à la question des performances. Par exemple, dans De nos propres ailes, Kinga Wyrzykowska met en scène le personnage de Gladys, remplaçante au sein de l’équipe de volley-ball, et sa difficulté à trouver sa place lorsqu’elle doit remplacer l’une des joueuses titulaires pour la finale. Dans 8 minutes de ma vie, Gilles Bornais choisit de construire son récit d’un point de vue introspectif pour aborder la question de la souffrance qu’implique le choix d’être une nageuse de haut niveau. Ainsi Alizée, dans la chambre d’appel, évoque tout un ensemble de difficultés auxquelles elle doit faire face pour exceller dans son sport : la dureté des entraînements, les blessures, le manque de motivation, la dépression face à la défaite ou encore la pression que l’on s’inflige à soi-même et celle de l’entourage.

Question de genres

Bourdieu, lorsqu’il s’intéresse au rapport entre sport et classes sociales, définit le sport comme étant un entraînement à la virilité, associant ainsi d’office la pratique sportive à la masculinité. Ce corpus s’oppose bien sûr à cette interprétation, et si le genre des personnages n’est en général pas mis en exergue dans la majorité des ouvrages, certains sont tout de même construits en partie selon cette dynamique. Bacha Posh, bien sûr, doit être cité dans cette partie, dans la mesure où il soumet aux lectrices et lecteurs une situation particulière dans un univers où filles et garçons ne sont pas égaux en droits et où un personnage reconnu comme féminin n’aurait pas été en mesure de vivre l’aventure sportive vécue par Farrukh.
Cette exception mise à part, quatre d’entre eux, sur les quatorze présentés, fonctionnent en effet sur cette dichotomie de genre dans un contexte occidental prétendument égalitaire. D’une part, les deux romans sur la boxe, Angélique boxe et Mon plus grand combat, placent leurs protagonistes dans un contexte masculin (entraîneurs, partenaires d’entraînement, pères présents dans la carrière sportive, amis). Nous retrouvons par exemple Angélique, seule fille de sa fratrie, qui utilise ses capacités pour se défendre contre les garçons à l’école. Tara, quant à elle, évolue aussi dans un milieu strictement masculin dont l’auteure du roman s’attache à montrer toute l’agressivité et la vulgarité.
D’autre part, deux textes, le roman Bliss. Métamorphose d’une fille ordinaire de Shauna Cross et le roman graphique Roller Girl de Victoria Jamieson, permettent de (re)découvrir un sport inventé par et pour les filles : le roller derby. Porté par des joueuses s’affranchissant des stéréotypes de genre qui régissent nos sociétés, ce sport fait office de combat féministe à lui tout seul. C’est ainsi que l’héroïne éponyme Bliss, en découvrant cette pratique et cet univers à part, parvient à affirmer sa véritable personnalité et à trouver sa place parmi un groupe qui lui ressemble et avec lequel elle partage les mêmes codes. De même, la jeune Agathe dans Roller Girl intègre un monde atypique qu’elle n’imaginait même pas. La nature du roman graphique permet de visualiser directement les joueuses qui se caractérisent par leurs tatouages, leurs piercings ou encore leurs cheveux (courts ou longs) colorés, et ainsi de donner à voir aux lectrices et aux lecteurs d’autres modèles de filles et de femmes que ceux qu’elles et ils ont l’habitude de voir à travers les divers médias. Par ailleurs, ces deux ouvrages mettent en avant une véritable solidarité qui fait la qualité de ce sport, lorsque les protagonistes commencent à se dépasser et à progresser au cours des entraînements, en se confrontant aux autres et en apprenant d’elles-mêmes.

Le sport féminin comme contexte

Pour finir, il faut noter l’importance que revêtent tout autant les romans qui utilisent le sport féminin comme un contexte à leur histoire. Sans aborder des problématiques de fond comme peuvent le faire les textes précédemment évoqués, ils permettent d’accorder une visibilité non négligeable aux sportives qui sont encore aujourd’hui souvent perdantes face au déséquilibre des traitements, tant médiatiques que financiers, octroyés aux versants masculins des sports.
Ainsi, nous avons déjà évoqué le roman De nos propres ailes de Kinga Wyrzykowska. Si l’enjeu sportif n’est ici pas inexistant, l’élément narratif principal concerne une enquête sur la disparition de la cagnotte mise en place pour permettre à la joueuse blessée d’accompagner son équipe lors de la finale. L’auteure évoque les tensions que créent cette situation et brosse, à travers cet événement, un portrait de l’adolescence en détaillant les différents types de personnalités des jeunes personnages.
Quant à Chasses Olympiques de Nicolas Cluzeau, pour finir, il s’agit d’un roman policier et historique dont les Jeux Olympiques de Stockholm en 1912 ne sont encore une fois qu’un élément contextuel, mettant en scène Sonia qui, bien que devant participer aux épreuves de natation dans son propre pays, saisit l’occasion de venger le meurtre de sa famille quinze ans auparavant.

Ce rapide panorama a permis de montrer la richesse des personnages de sportives en littérature, et plus particulièrement dans les récits édités à destination d’un public adolescent. Leur mise en avant participe ainsi à éclairer des athlètes souvent laissées dans l’ombre de leurs homologues masculins et à reconnaître des protagonistes abîmées par la vie, fonceuses ou en quête d’identité, auxquelles toute en chacune peut être en mesure de s’identifier.

Planche extraite de Roller Girl © 404 éditions

René Goscinny, au-delà du rire

Du 27 septembre 2017 au 4 mars 2018, le Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (MAHJ) présente une exposition consacrée à René Goscinny. « Comment, Goscinny, vous êtes juif ? » pourrait-on lui demander comme Louis de Funès à son chauffeur Salomon dans Rabbi Jacob. En effet, rien dans son œuvre ne laisse transparaître sa judaïté. Comme le remarque Paul Salmona, le directeur du MAHJ, « ce qui frappe précisément chez Goscinny c’est l’écart entre les origines, l’enfance, la jeunesse – profondément marquées par le cosmopolitisme juif et une existence véritablement diasporique – et une œuvre parfaitement laïque, emblématique de la France des Trente Glorieuses (…) Cette exposition retrace le parcours de celui dont l’œuvre est devenue universelle avec 500 000 000 exemplaires de livres et d’albums vendus dans le monde, traduits en 150 langues. » En voici quelques étapes…

Les mésaventures du petit René (1926-43)

René Goscinny est né à Paris, en 1926. Son père Stanislas, venu de Pologne, et sa mère Anna Beresniak, venue d’Ukraine, se marient en 1919. Stanislas Goscinny a rejoint la France, à la suite de son frère, pour terminer ses études de chimie ; Anna est la fille d’Abraham Beresniak, fondateur dans la capitale, avec son fils Léon, d’une imprimerie capable d’éditer en yiddish, hébreu, russe, polonais… (Le nom d’Astérix serait-il un hommage typographique à ce grand-père imprimeur ?) En 1928, la famille Goscinny s’installe à Buenos Aires. Son père polyglotte (il parle huit langues) a été envoyé en Argentine par la Jewish Colonization Association pour accueillir les juifs originaires d’Europe orientale. René suit ses études au Colegio francés où l’on enseigne la culture française classique. Dès août 1940, son père adhère au comité De Gaulle créé par un groupe de Français de Buenos Aires. À partir de 1941, René se lance dans la caricature : il croque dans ses carnets Mussolini, Hitler et Staline. La même année, à Paris, l’imprimerie Beresniak est aryanisée, c’est-à-dire confiée à un Français ayant prouvé qu’il n’est pas juif. En 1942, Léon et ses deux frères sont dénoncés, arrêtés par la police allemande, déportés et assassinés à Auschwitz. En décembre 1943, à quelques jours d’intervalle, René obtient son baccalauréat tandis que son père décède d’une hémorragie cérébrale, laissant sa famille dans une certaine précarité.

Ils sont fous ces Américains (1944-1951)

En 1944, pour aider sa mère qui a trouvé un emploi de secrétaire, René Goscinny travaille chez un comptable dans une fabrique de pneus puis comme dessinateur dans une agence de publicité. L’année suivante, ils partent à New York retrouver un frère d’Anna. Au cours des années qui suivent, entrecoupées par son service militaire, René cherche du travail comme dessinateur chez les éditeurs, dans les journaux ou les agences de presse. Durant cette période, il rencontre Harvey Kurtzman qui l’introduit dans un studio où des dessinateurs produisent des comics à la chaîne. Ce même Harvey Kurtzman qui, quelques années plus tard, révolutionne la bande dessinée américaine en créant le mythique magazine Mad. Basé sur la parodie, ce magazine influencera des générations de dessinateurs français de Pilote à Fluide glacial. En attendant, Harvey Kurtzman fait travailler son ami français comme illustrateur de livres pour enfants. Il dessinera quatre albums. En 1949, dans le Connecticut, Goscinny rencontre Jijé, dessinateur belge de Spirou et de Jerry Spring. En pleine Guerre froide, Jijé, inquiet de l’avancée du communisme et craignant un conflit mondial atomique, s’est installé aux États-Unis après un périple mémorable jusqu’au Mexique en compagnie de Franquin et Morris. On lira à ce sujet Gringos Locos de Yan et Schwartz chez Dupuis qui retrace cette traversée des États-Unis des trois dessinateurs dans une vieille Ford Hudson ! C’est donc grâce à Jijé que les futurs auteurs de Lucky Luke feront connaissance et pourront partager leur admiration pour John Ford. C’est également grâce à Jijé que René Goscinny rencontre Georges Troisfontaines, directeur de l’agence World Press qui travaille avec l’éditeur Dupuis. En 1951, Goscinny prend le bateau pour l’Europe et se rend dans les locaux de cette agence. Sur les conseils de Jean-Michel Charlier, futur auteur de Blueberry, il est engagé par Troisfontaines.

L’homme qui écrit plus vite que son ombre (1951-1958)

Couverture de l’édition originale, 1961 © éditions Albert René / Goscinny-Uderzo

Dans les bureaux de la World Press, Goscinny fait la connaissance d’Uderzo. Les deux hommes, l’un issu de la diaspora juive et l’autre de l’immigration italienne, sympathisent immédiatement et créent Oumpah-Pah, les aventures humoristiques d’un jeune indien de la tribu des Pieds plats. Leur bande dessinée, refusée par Spirou et les agences de presses américaines, ne sera publiée que des années plus tard dans le journal Tintin. Toujours dans les bureaux de la World Press, en 1954, Goscinny rencontre le jeune dessinateur Sempé, âgé d’une vingtaine d’années. Ensemble ils proposent une première version des Aventures du Petit Nicolas en bande dessinée au journal belge Moustique (ces planches sont rééditées pour la première fois cette année). Pour l’anecdote, Sempé trouva le nom de son personnage en voyant une publicité pour le célèbre marchand de vins sur un autobus ! À la demande du rédacteur en chef de Sud-Ouest, les aventures du Petit Nicolas et de sa chouette bande de copains seront publiées chaque semaine, le dimanche, sous la forme que nous connaissons, durant six ans avant de rejoindre Pilote. À cette époque, Goscinny, engagé par le journal Tintin, abandonne le dessin et travaille uniquement comme scénariste. Sa machine à écrire, une Royal Keystone visible à l’exposition, crépite jour et nuit pour fournir du grain à moudre à une dizaine de dessinateurs. Il écrit entre autres la série Spaghetti pour Attanasio, Strapontin pour Beck, un épisode de Jerry Spring pour Jijé, quelques gags pour Modeste et Pompon de Franquin… En 1956, Goscinny commence sa collaboration avec Morris qui jusque-là écrivait seul les scénarios de Lucky Luke. Des rails sur la prairie paraît dans Spirou et, à la fin de l’album, pour la première fois Lucky Luke s’éloigne vers le soleil couchant en fredonnant « I’m a poor lonesome cowboy… » En 1958, Morris qui se mord les doigts d’avoir tué les frères Dalton dans Hors-la-Loi demande à Goscinny de les ressusciter, ce qu’il fait dans Les Cousins Dalton où apparaissent ceux qu’il appellera « les quatre chevaliers de la bêtise : Joe, William, Jack et Averell ».

Jean-Jacques Sempé, Dessin pour Le Petit Nicolas fait du sport, 2014 © IMAV éditions / Goscinny–Sempé

Pilote, mâtin quel journal ! (1959-1973)

En 1959, Goscinny, Charlier, Uderzo et deux autres associés, lancent Pilote, le grand magazine illustré des jeunes. Le premier numéro contient les premières planches d’Astérix le Gaulois, imaginées en deux heures dans le HLM de Bobigny où Uderzo habitait. Auparavant les deux amis avaient eu l’idée d’adapter Le Roman de Renart, mais un projet concurrent les en empêcha. Astérix, lisible au deuxième degré par les parents, sort la bande dessinée du monde de l’enfance. La série devient un fait de société et s’affiche à la une de L’Express. Le journal Pilote représente, lui, une véritable révolution dans la presse jeunesse en associant bande dessinée et sujet d’actualité. Par des choix éclectiques et novateurs, cet hebdomadaire marquera l’histoire de la bande dessinée française. Dans ce premier numéro, on trouve des reportages sur la conquête spatiale, l’ascension de l’Everest et des conseils du footballeur Raymond Kopa, mais également Barbe Rouge et Les Aventures de Tanguy et Laverdure. Goscinny et Charlier devenus rédacteurs en chef recentreront le journal sur la bande dessinée. Ils ouvriront leurs portes à une nouvelle génération d’auteurs : Giraud, Cabu, Gotlib, Brétecher, Gébé, Reiser. René Goscinny possède le talent de repérer de jeunes auteurs dont il pressent le talent même si leur univers lui est incompréhensible. Il est capable d’aller contre ses goûts. Ainsi, lui, le petit juif au costume toujours impeccable accueillera Philippe Druillet, fils d’un collaborateur notoire, porteur de cuir et de bagues à tête de mort. En 1962, avec Tabary, il crée Les Aventures du calife Haroun el Poussah, d’abord pour le magazine Record puis pour Pilote sous le titre d’Iznogoud. En mai 1968, à la suite des événements, Goscinny est convoqué dans un café par une vingtaine de dessinateurs du journal, dont Giraud, Mandryka, Gotlib, Bretécher et Druillet, qui entendent faire évoluer leur statut. Il sortira de ce « procès quasi stalinien » profondément blessé et refusera à partir de ce moment de traiter directement avec les dessinateurs qu’il avait introduit dans le journal. En 1974, il quitte Pilote.

Walt Goscinny (1974-1977)

Du 4 octobre 2017 au 4 mars 2018, la Cinémathèque française rend également hommage à René Goscinny dans une exposition : Goscinny et le cinéma. Astérix, Lucky Luke et Cie. Du film Le Tracassin (1961) d’Alex Joffé dans lequel il écrit quelques gags pour Bourvil, en passant par Le Viager (1972) dont il est le scénariste jusqu’à La Ballade des Dalton (1978), l’œuvre audiovisuelle de René Goscinny se révèle particulièrement riche et protéiforme.
C’est Marcel Gotlib qui, connaissant son admiration pour le créateur de Blanche Neige et les Sept nains, lui donna cet affectueux surnom : Walt Goscinny. En effet, le panthéon cinématographique du père du Petit Nicolas est composé en premier lieu de Disney (pour lui le sommet de la perfection), puis de Laurel et Hardy (préfiguration du duo Astérix et Obélix) et de Buster Keaton. À propos de ce dernier, Goscinny racontait : « quand j’étais gosse et que j’avais de bonnes notes, mon père, pour me récompenser, m’emmenait voir Keaton. Et quand je n’étais pas sage, pour m’encourager, il m’emmenait encore voir Keaton. » Il faut ajouter une admiration sans borne pour le cinéma de John Ford et en particulier de « sa trilogie de la cavalerie » : Fort Apache, La Charge héroïque, Rio Grande. Admiration partagée avec Morris et qui nourrira Lucky Luke.
En avril 1974, le plus important studio de dessin animé de France et sans doute d’Europe ouvre ses portes : Les studios Idéfix. À sa tête, trois hommes : Georges Dargaud, Albert Uderzo et René Goscinny. Les deux auteurs qui n’ont pas apprécié l’adaptation, faite dans leur dos, d’Astérix le Gaulois (1967), entendent bien reprendre les rênes en mains. Ils embauchent à l’année (ce qui sera une erreur) une armée d’anciens collaborateurs de Georges Grimaud et s’installent dans de luxueux locaux. L’idée du premier film des studios vient d’Uderzo qui propose de transposer les douze travaux d’Hercule. Pierre Tchernia participe activement à l’écriture du scenario. Goscinny demande à la Chambre de commerce et d’industrie de Paris de créer une section cinéma d’animation en garantissant aux futurs étudiants du travail aux studios Idéfix. Cette section deviendra l’École de l’image Les Gobelins, aujourd’hui mondialement reconnue. Les 12 Travaux d’Astérix sortent en 1976 et connaissent un vif succès avec 9 millions de spectateurs. Durant de longs mois, le studio, faute de travail, tourne au ralenti jusqu’à la mise en chantier du prochain film : La Ballade des Dalton. Nourri de référence au western classique, le film rend également hommage à la comédie musicale américaine dans une légendaire scène de rêve due à l’absorption par les Dalton de champignons hallucinogènes. René Goscinny ne verra pas le film achevé. Faute d’activité et véritable gouffre financier, les studios Idéfix fermeront après ces deux films.

Le 5 novembre 1977, René Goscinny décède d’une crise cardiaque, chez son cardiologue après un test d’effort sur un vélo d’appartement. Son seul gag pas drôle ! Il avait 51 ans.
En 1978, le père du petit gaulois vif et teigneux reçoit, à titre posthume, un César d’honneur !

Autoportrait à la table à dessins, 1948 © Anne Goscinny / Institut René Goscinny.

Aborder la migration par la bande dessinée

Aborder la question migratoire par l’image permet de répondre à trois grandes questions :
Comment intéresser les élèves à l’actualité ? Comment les aider à développer des capacités d’analyse critique des images, plus particulièrement des images dessinées ? La bande dessinée de reportage est-elle un support attractif et efficace ?
Cela permet par ailleurs de mobiliser de nombreux points aux programmes et de mettre en œuvre de multiples compétences du socle commun. C’est ainsi que plusieurs actions menées par et avec les élèves du lycée professionnel Émile Zola d’Aix-en-Provence ont pu voir le jour autour de cette thématique au cours de mon année de stage, en 2016-2017.

Les programmes

Avant même de se lancer dans la construction effective d’activités pédagogiques, il était intéressant de se pencher sur les programmes de la 3e à la Terminale dans les disciplines de l’enseignement général : français, histoire/géographie et éducation morale et civique.
J’ai ainsi relevé tous les points d’entrée possibles concernant soit l’étude de l’image, soit la question migratoire.

En classe de 3e préparation professionnelle

Français : lire et comprendre des images fixes ou mobiles variées […] en fondant sa lecture sur quelques outils d’analyse simples.
Histoire : enjeux et conflits dans le monde après 1989 (nature des rivalités et des conflits dans le monde contemporain).
Géographie : l’Union européenne, un nouveau territoire de référence et d’appartenance ; la France et l’Europe dans le monde.

En classe de 2de

Français : la construction de l’information ; l’image.
Éducation morale et civique : égalité, différences, discrimination.
Géographie : les inégalités Nord / Sud.

En classe de 1re

Français : les philosophes des Lumières et le combat contre les injustices, la notion d’Humanisme ;
Géographie : les flux migratoires, les migrations internationales Nord / Sud.

En classe de Terminale

Français : identité, diversité (l’autre / la différence) ; différence de culture (doit-on renoncer à sa culture ?) ; transmission (qu’est-ce que je transmets de ma culture ?).
Géographie : l’Union Européenne et ses frontières ; l’espace Schengen.

Les compétences

Les compétences transversales, tirées du socle commun

• Des langages pour penser et communiquer : comprendre, s’exprimer en utilisant la langue française à l’oral et à l’écrit.
• Les méthodes et outils pour apprendre : coopération et réalisation de projets ; médias, démarches de recherche et de traitement de l’information (rôle de l’image).
• La formation de la personne et du citoyen : expression de la sensibilité et des opinions, respect des autres (lutter contre les préjugés et les stéréotypes, faire preuve d’empathie et de bienveillance).

Les compétences propres à l’éducation morale et civique

• Exercer sa citoyenneté dans la République française et l’Union européenne.
• Les enjeux moraux et civiques de la société de l’information (éthique, sens critique, travail en équipe).

Les compétences concernant l’éducation aux médias et à l’information

• Prélever l’information.
• Communiquer, échanger.
• Décrypter l’image, son langage, les émotions qu’elle suscite.
• Développer son esprit critique.
• S’informer, se documenter.

Bien que toutes ces compétences soient à développer par l’ensemble de l’équipe pédagogique, elles sont à mettre en perspective avec celles propres au professeur documentaliste, inscrites dans le Référentiel de compétences des enseignants de juillet 2013, où l’EMI représente la première de ses missions.

Les compétences propres au professeur documentaliste

Pour le professeur documentaliste, ce projet s’appuie en particulier sur la compétence D1 concernant la maîtrise des connaissances et des compétences propres à l’éducation aux médias et à l’information, et plus particulièrement :
• faciliter et mettre en œuvre des travaux disciplinaires ou interdisciplinaires qui font appel à la recherche et à la maîtrise de l’information ;
• accompagner la production d’un travail personnel d’un élève ou d’un groupe d’élèves et les aider dans leur accès à l’autonomie.

La compétence D4 mentionne également que le professeur documentaliste contribue à l’ouverture de l’établissement scolaire sur son environnement éducatif, culturel, ce qu’aborder une question de société et d’actualité permet tout particulièrement.

Nous ne pouvons ainsi que constater la transversalité d’un tel projet, riche, trouvant des portes d’entrée dans les programmes de chaque niveau et permettant de développer un grand nombre de compétences.

jungle © Un an à Calais, Loup Blaster. D. R.

Les activités pédagogiques

L’ensemble des activités proposées s’attache ainsi au traitement de la question migratoire, sujet très présent dans les médias, mais toutes ne convoquent pas l’image, car je souhaitais également explorer des approches plus directes et sensibles. Ainsi, avec un panel de propositions variées, les collègues de discipline peuvent choisir de s’impliquer dans celle qui leur conviendra le mieux. Par ailleurs, proposer du « clef en main » était une manière personnelle de palier au statut de stagiaire : il est parfois un peu long de développer des liens et des collaborations au sein d’une équipe, et construire un projet proposant de travailler autour de la bande dessinée et de la thématique des migrants me tenait tout particulièrement à cœur ; ce fut donc la solution choisie pour mobiliser le plus de personnes possible. Au final, trois professeurs de lettres/histoire/géographie se sont joints au professeur documentaliste pour faire vivre ce projet qui a débuté en janvier.

Tour d’horizon

Documentaire : Australie, la solution Pacifique
Ce documentaire, proposé par la plateforme Spicee et mêlant images vidéo et images animées, traite de la solution envisagée par le gouvernement australien face à l’arrivée des migrants : il les envoie sur de petites îles du Pacifique à des milliers de kilomètres de son territoire. La partie en images animées, réalisée par Lukas Schrank, a été primée au festival international de Melbourne en 2015. Elle met en relief le témoignage d’un réfugié à l’intérieur du camp de Manaus, d’où les journalistes sont exclus. Étude, avec une classe de Terminale, du choix du réalisateur de mélanger les deux genres d’images, et de la force qui se dégage ainsi du récit.

Exposition Un an à Calais
Cette exposition est un reportage dessiné de l’artiste Loup Blaster sur la situation des migrants à Calais. Un travail en amont a permis aux élèves d’être des acteurs pleinement impliqués comme commissaires de l’exposition, de découvrir les panneaux, de préparer des cartels, d’organiser l’accrochage, le vernissage, pour une visite guidée proposée à une classe de Terminale.

Panneau de l’exposition Un an à Calais © Loup Blaster. D. R.

Correspondance
Une correspondance est proposée avec des migrants volontaires du Centre d’accueil et d’orientation de Briançon (05). Une approche plus directe, concrète et sensible d’aborder ces chemins de vie.

Jeu Parcours de migrants
Il semblait intéressant et complémentaire d’inviter des acteurs informés sur la question migratoire et engagés aux côtés des demandeurs d’asile sur le territoire d’Aix-en-Provence. C’est l’objectif de l’intervention de la Cimade-Aix, autour d’un jeu qui permet de découvrir les raisons des migrations : de la demande de visa accordée ou non, à l’arrivée dans le pays d’accueil, il faut passer par la préfecture, l’Office français pour les réfugiés et apatrides (OFPRA), déposer une demande d’asile, qui sera acceptée ou refusée.

BD et migration : un parcours de lecture
• Sélection de bandes dessinées sur le thème de l’immigration, issue du fonds du CDI (cf. encadré).
• Étude de la bande dessinée L’Étrange de Jérôme Ruillier, avec une présentation de l’auteur et de son univers (retrouvez l’analyse de ce titre paru aux éditions L’Agrume dans le Cahier des livres du n°267 d’Intercdi, p. 51) : aborder la lecture d’image par des activités de manipulation pour reconstituer le scénario de planches, par exemple. Puis, si possible, organiser une rencontre avec l’auteur-illustrateur pour échanger autour de l’autre, de la différence, thèmes qui lui sont chers et qu’il développe dans ses œuvres. Un dossier a été déposé auprès de la DAAC, suite à l’appel à projets pour le « Soutien à la structuration du parcours artistique et culturel de l’élève ».

Une revue d’actualité dessinée : Groom
L’opportunité s’est présentée de travailler avec la classe de 3e prépa-professionnelle. Or nous ne disposions que d’une seule séance et la bande dessinée de Jérôme Ruillier semblait trop complexe pour être abordée avec eux en si peu de temps. J’ai donc choisi d’étudier deux planches tirées de la revue d’actualité dessinée Groom, qui présentait dans son numéro 3 un dossier sur les migrants. Les revues qui traitent entièrement d’actualité par la bande dessinée se sont développées ces dernières années, notamment avec l’arrivée il y a deux ans de La Revue dessinée, puis de sa petite sœur Topo pour les moins de 20 ans, et enfin Groom, l’équivalent pour les collégiens.

Zoom sur deux activités

Deux séances abordaient plus précisément le traitement de la question migratoire par l’image.

Exposition Un an à Calais de Loup Blaster
Cette exposition a été gracieusement mise à notre disposition par l’association Tous migrants de Briançon (05). Une convention a été signée avec l’établissement, incluant treize panneaux et un inventaire. Il était important que les élèves s’approprient l’exposition et s’impliquent pleinement dans le projet, en d’autres termes qu’ils soient acteurs de leur apprentissage. C’est ainsi une classe de 1re gestion-administration qui a joué les commissaires d’exposition.
Cinq séances de 2h ont été nécessaires, de la présentation du projet à la visite organisée pour une classe de Terminale. Elles se sont toutes déroulées au CDI, quatre avec le professeur de lettres/histoire, et une en présence des professeurs d’arts plastiques (1h) et d’anglais (1h).

Séance 1 – Présentation du projet
Introduction sur la notion d’actualité, et sur la manière dont s’informent les élèves, leurs connaissances du sujet des migrants, sous forme de brainstorming au tableau. Puis présentation du contexte de réalisation de l’exposition, de l’artiste Loup Blaster et première découverte des panneaux.

Séances 2 et 3 – Recherches et lecture d’images
Projection de « La jungle de Calais en 1 min » afin de remettre en contexte le projet et le travail du jour.
• Les recherches : le vocabulaire difficile et spécifique (exil, xénophobie, immigrants, réfugiés…) est relevé pour être explicité ; puis production de cartels, textes courts disposés à côté des panneaux d’exposition qui en mentionnent le titre ou précisent le sens d’un terme, ainsi que les noms des pays afin d’en réaliser les fiches d’identité (Soudan, Libye, Érythrée…).
• Lecture d’images dessinées : les élèves commencent l’exploration des panneaux dans leurs spécificités, les observent, les décrivent et les interprètent. Ils se succèdent par deux, présentent un panneau pour dire, dans un premier temps, ce qu’ils voient, c’est-à-dire proposer une description objective sans interprétation. C’est ce qu’on appelle la dénotation. Ils énumèrent toutes leurs observations, le décor, les personnages, les couleurs,
le montage…
Puis ils abordent la connotation, une interprétation de l’implicite, de ce que l’image leur suggère : le jeu des émotions, les impressions, les couleurs qui se dégagent de chaque panneau, ce que l’auteur donne à voir, ses intentions : les difficultés de vie, les doutes mais aussi la culture, le partage, l’espoir.
La présence du professeur d’arts est très appréciée, car il apporte son expertise en faisant des liens avec des notions abordées en cours, notamment sur la subjectivité de l’artiste, qui utilise le « je » comme pour un journal intime ou un journal de bord.

Séance 4 – Préparation J-7
Le travail est réparti entre quatre groupes pour finaliser la préparation. Les élèves sont libres de choisir leur atelier :
– l’accrochage de l’exposition sur les grilles du CDI ;
– la réalisation des invitations (sous Word) pour l’équipe de direction et la classe de Terminale GAA, ainsi que des affiches (sous Piktochart) pour communiquer les dates de l’exposition au sein de la cité scolaire ;
– la finalisation et l’installation des cartels et des fiches d’identité des pays ;
– l’écriture du fil conducteur de la visite.

Séance 5 – Jour J
– installation du buffet ;
– répétition du fil conducteur ;
– installation d’un arbre à mots, afin de recueillir un sentiment, une émotion, une image pour définir ce que les visiteurs retiennent de l’exposition ;
– accueil et visite de la classe de Terminale GAA.

Évaluation envisagée
Les critères sont l’investissement personnel que chaque élève mobilisera au service d’un projet collectif, la capacité à coopérer, à s’organiser dans le travail de groupe et à communiquer aussi bien à l’écrit dans les productions attendues qu’à l’oral lors des visites guidées. Toutes les productions seront évaluées sur le respect des critères de forme et de fond indiqués dans les consignes.

Bilan
La séance sur la lecture des panneaux a présenté des difficultés pour au moins deux raisons. L’ouverture du CDI, occasionnant une gêne mutuelle pour les élèves qui viennent sur leur temps libre comme pour la classe qui est dérangée par les va-et-vient incessants. D’autre part, deux heures sur l’interprétation des panneaux demandent une attention soutenue, or la capacité de concentration des élèves est faible. Cela souligne un point de vigilance à retenir dans l’organisation des tâches ; je pouvais tout à fait leur proposer en deuxième heure de finaliser les cartels et les fiches d’identité des pays.
L’intérêt de proposer à cette classe d’être commissaire d’exposition était de les intéresser à une question d’actualité bien sûr, et aussi de leur apprendre à s’investir et collaborer au profit d’un projet de groupe, projet qu’ils ont baptisé « Partir d’où l’on vient » afin de se l’approprier. Suivre une classe sur plusieurs séances était porteur, pour eux comme pour moi ; j’ai ainsi pu mieux les connaître, observer la manière dont ils s’engageaient et s’impliquaient dans le projet. Les échanges étaient nombreux, certes pas toujours en relation avec nos objectifs et il nous a fallu régulièrement les ramener à la tâche demandée, dans un brouhaha constant mais révélateur d’un enthousiasme et d’une énergie positive bien que parfois débordante. Bien sûr il aura fallu recadrer, mais ils ont participé à toutes les tâches, l’accrochage, la mise en place du buffet, de l’arbre à mots.
Cette action a été valorisante pour ces élèves du lycée professionnel qui souffrent d’un manque de reconnaissance par rapport à leurs camarades du lycée général. L’accueil des Terminales s’est fait avec professionnalisme, en présence du proviseur adjoint. Pour l’occasion, ils s’étaient entendus sur le port d’une chemise blanche et d’un pantalon sombre : ils étaient tous très élégants.
Il est difficile de mesurer précisément l’impact que cette exposition sous forme de bande dessinée de reportage a pu avoir en termes d’acquis. Mais il semble que leur attitude lors de la visite guidée peut être un indicateur. Ils se sont exprimés avec clarté, alors que la répétition avait été plus laborieuse ; ils ont peu consulté leurs notes, ce qui laisse supposer qu’ils ont mémorisé, donc intégré certaines notions et définitions spécifiques.

BD d’actualité : Sawa pas être facile

Il semblait pertinent de tester une approche de l’actualité par le biais d’une revue dessinée. Le n°3 de Groom propose un dossier sur les migrants, et notamment deux planches sur le parcours de jeunes Érythréens fuyant la dictature et le service militaire obligatoire pour traverser le Soudan et la Libye avant de s’embarquer sur la Méditerranée. Tout cela non sans une pointe d’humour, malgré la situation dramatique sous-jacente. Une distanciation que permet le dessin par rapport à une photo, plus réaliste et qui peut choquer.
Déroulement de la séance
La classe de 3e prépa-professionnelle est divisée en deux groupes. Le premier est venu au CDI, la séance a été difficile : en effet, le CDI doit rester ouvert (c’est une exigence de la direction), et il est difficile de mener à bien une séance dans ces conditions. On peut s’en accommoder, mais rarement s’en satisfaire… Je me suis donc déplacée dans une salle de classe pour la séance avec le second groupe.
Après une introduction et une présentation du contexte de la séance, les élèves forment des binômes auxquels sont distribuées deux planches de bande dessinée, découpées en bandes et qu’il leur faut reconstituer. Nous vérifions ensemble le scénario, retraçant le parcours des deux personnages, grâce aux mêmes planches imprimées au format A3 qu’ils viennent disposer au tableau, validées après échanges et discussions.
Puis ils sont interrogés : de quoi parle cette histoire, où se déroule-t-elle, afin de recueillir leurs premières impressions avant de les confirmer ou non par les réponses au questionnaire distribué dans un deuxième temps (retrouvez la fiche élève sur notre site www.intercdi.org).
Les élèves colorient sur une carte d’Afrique de l’Est le pays d’origine des deux personnages et nomment le continent afin de situer le contexte géographique, puis répondent aux différentes questions pour affiner leur compréhension de l’histoire.
Nous corrigeons ensemble le questionnaire avant de faire un bilan sur les éléments à retenir et de donner un titre personnel à la bande dessinée. Cette dernière activité me permet de vérifier l’acquisition par les élèves du contenu de la séance.

Deuxième planche de la bande dessinée Sawa pas être facile © Groom n°3 / Dupuis D. R.

Bilan
La séance avec le premier groupe a largement été perturbée par le contexte d’ouverture du CDI et par les allées et venues des élèves qui viennent réviser, et n’a ainsi pas permis d’aiguiser l’intérêt des élèves.
La séance avec le second groupe s’est en revanche déroulée avec beaucoup d’échanges, d’intérêt et de questions. Ceci pour plusieurs raisons : les élèves étaient moins nombreux, présentés par leur professeur comme appliqués et investis ; l’environnement clos de la salle de classe ; une meilleure contextualisation de ma part avec une introduction sur la Semaine de la presse, la manière dont les élèves s’informent, s’intéressent à l’actualité ; un changement de mon mode d’animation, fondé uniquement sur l’interaction.
Nous partons de la vision initiale des élèves sur les migrants : des gens sans papiers, qui viennent d’autres pays, qui sont pauvres. Nous verrons leur représentation s’élargir en fin de séance.
Plus de temps a été accordé à la reconstitution du scénario, favorisant les échanges sur sa compréhension. En quelques mots, ils expriment ce qu’ils ont compris du parcours des deux personnages.
Puis nous avons exploré ensemble le questionnaire, alors que le premier groupe y avait répondu individuellement, abordant les spécificités du genre de la bande dessinée plus en détail, guidés par des questions plus directives : comment peut-on comprendre ce récit alors qu’il n’y a pas de bulles ? Comment les émotions sont-elles évoquées ? Quel est le ressort comique de la dernière bande ?
Enfin, il leur est demandé de résumer en une phrase l’essentiel de cette histoire. Dans leurs propositions, ils associent finalement bien les causes de la migration et ses conséquences, c’est-à-dire la fuite et la mise en danger : on est en danger dans son propre pays, donc on fuit  ; mais en fuyant on se met également en danger. Nous observons ainsi une bonne compréhension et restitution du phénomène migratoire.
Cette expérience était très riche : les suivre dans leurs questionnements, les voir étudier l’image en profondeur, cherchant les signes qui font sens pour un bon enchaînement du scénario : les expressions des visages, les décors des différentes situations, les couleurs (nuit / jour), les émotions exprimées par les personnages… Autant d’indices qui leur ont permis de déduire, interpréter, construire, et surtout échanger, collaborer, discuter.
La reconstitution du scénario a bien fait appel aux trois composantes spécifiques de la bande dessinée (textuelle, iconique et plastique) que les élèves ont effectivement convoquées et utilisées pour résoudre cette situation problème.
Cette séance a ainsi atteint ses objectifs, au regard des trois critères fixés pour l’évaluation : la participation orale, l’écoute et le respect de la parole de l’autre ; la prise de notes dans le support ; la reconstitution du scénario réussie. Toutefois, une deuxième séance aurait été la bienvenue afin de réinvestir les acquis, consolider et enrichir cette exploration de la question migratoire en bande dessinée.

Propositions

Cette expérience d’aborder l’actualité par la bande dessinée est vraiment riche et gagnerait bien entendu à être affinée et approfondie. Elle n’est ici qu’une première expérience avec tout ce qu’elle comporte d’imperfections, de tatonnements, d’incertitudes mais aussi d’explorations, de belles découvertes et d’échanges.
L’envisager dans le Parcours d’éducation artistique et culturelle (PEAC) de l’élève serait une bonne opportunité de lui donner un peu plus de légitimité. Il semble qu’à bien des égards le projet autour de la bande dessinée présenté ici réponde aux exigences du PEAC. Nous avons trouvé des appuis dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture, ainsi que dans les programmes ; le PEAC prend corps dans les enseignements, autour de projets et de partenariats avec des acteurs et institutions de la vie artistique et culturelle (DRAAC, DAAC, musées, association, artistes, auteur…), ce que nous avons modestement mis en place avec la participation à l’appel à projet de la DAAC. Nous regrettons que notre dossier n’ait pas été sélectionné, il aurait permis la rencontre avec l’auteur-illustrateur Jérôme Ruillier. Néanmoins les élèves ont rencontré une œuvre, l’exposition, s’en appropriant les codes pour apprendre à exprimer des émotions, développer un jugement critique, un vocabulaire spécifique.
Un véritable partenariat avec le professeur d’arts plastiques nous permettrait d’investir la pratique de différentes techniques d’expression, en s’inscrivant dans une démarche de création et de réflexion, en construisant par exemple une carte en collage représentant le parcours de migrants.
Un autre prolongement possible serait d’inscrire ce projet dans le Parcours citoyen de l’élève. Car en choisissant d’explorer la question migratoire, c’est bien un enjeu citoyen qui se dessine : déconstruire les idées reçues, désamorcer les peurs et développer les compétences psycho-sociales de l’élève : l’empathie, la sensibilité, le vivre ensemble et l’ouverture sur le monde. L’occasion pour les élèves d’exercer un engagement citoyen au sein de l’établissement en organisant, pendant l’exposition, une journée d’actions et de sensibilisation à l’intention de leurs camarades.

Pour repenser l’éducation aux médias et à l’information

Cependant, face à ce foisonnement de possibilités, il s’avère que sur le terrain des pratiques, et en particulier dans le cadre de l’École, l’EMI peine à s’installer dans des démarches pérennes, généralisées et denses comme le promet le projet lui-même. Bien sûr, de nombreux enseignants se sont saisis du domaine et ont trouvé des moyens efficaces et originaux de faire de l’éducation aux médias et à l’information. Mais ces cas-là ne se sont pas généralisés et restent marginaux alors même que l’EMI occupe maintenant une place dans les programmes scolaires dès le cycle 1. Ma position de formatrice de futurs enseignants du premier degré, mais aussi ponctuellement du second degré toutes disciplines confondues, me permet de constater à quel point l’EMI est encore un champ obscur pour ceux qui doivent l’appliquer.

À de très (trop) rares exceptions près, les enseignants en formation ne savent pas ce qu’est l’éducation aux médias et à l’information. Pour ceux et celles qui le savent, ils en ont une vision parfois caricaturale ou du moins limitée à des concepts flous à partir desquels il leur est bien difficile de construire des séquences pédagogiques solides. Loin de moi l’idée d’incriminer ici le corps enseignant. Au contraire, cette méconnaissance d’un champ pourtant officiellement inscrit aux programmes tient en grande partie à l’absence de formation concrète proposée aux étudiants. La formation à laquelle ils ont accès est assez représentative des mises en œuvre observées sur le terrain, c’est-à-dire des conceptions parcellaires d’un projet pourtant d’une extrême richesse. Les futurs professeurs documentalistes restent largement favorisés dans cette formation à l’EMI, et pour cause ils en sont « les maîtres d’œuvre » à l’École. Or de quoi est-il question derrière cette « culture de l’information et des médias » dont on leur demande d’assurer l’acquisition par tous les élèves ?
Ceux pour qui l’EMI n’est pas une totale découverte fortuite s’attellent à défendre l’idée selon laquelle elle a pour objectif d’inculquer un esprit critique, et cela, en particulier par l’apprentissage de la recherche d’information fiable. Il n’est évidemment pas question de revenir sur le bien-fondé de cette représentation, dont on sait qu’elle est structurante de toute démarche d’éducation à l’information. Mais est-elle suffisante pour penser une « culture de l’information et des médias » ? J’aimerais, dans cet article, m’attarder sur « les grands oubliés » de l’éducation aux médias et à l’information.
Pour cela, rappelons brièvement le mouvement ayant conduit à l’instauration d’une éducation aux médias et à l’information dans les programmes, ce qui devrait nous éclairer sur les choix thématiques qui se sont dès lors opérés. Ceci étant revu, intéressons-nous en quelques points aux démarches à mettre en place pour une éducation aux médias et à l’information qui peut traiter de tous les contenus et de tous les dispositifs médiatiques en veillant à laisser l’élève toujours au centre de ses apprentissages.

D’où vient l’EMI ?

Aujourd’hui, l’EMI conserve le caractère transversal qui caractérise les choix stratégiques faits pour l’éducation aux médias dès son apparition dans le paysage institutionnel français au début des années 1980. Elle est associée à la fois aux Enseignements Pratiques Interdisciplinaires (EPI) issus de la réforme des collèges, aux Enseignements Moraux et Civiques (EMC) valorisés par le plan du parcours citoyen, et reste un élément à mettre en place au sein des disciplines par les enseignants, avec ou sans la collaboration des professeurs documentalistes. Depuis l’apparition de leurs fonctions dans les établissements scolaires, mais aussi dans les autres lieux éducatifs que sont les bibliothèques, les centres culturels, etc., les professeurs documentalistes et autres professionnels de la documentation travaillent cette information sur les différents supports qui la conditionnent. Initialement sur le document imprimé, les mutations numériques ont conduit chacun de ces professionnels à intégrer une réflexion plus large sur les médias. Aujourd’hui explicitement identifiés pour leur rôle en EMI, c’est bien dans une perspective globale qu’ils doivent appréhender l’information. Mais cela suffit-il à faire entrer les médias dans l’école, et suivant quels enjeux ?
Nous savons que l’institutionnalisation de l’EMI tient à un double mouvement : celui de la réforme de l’éducation allant vers le sens d’acquisition de compétences transversales et socialement inscrites, par notamment les « éducations à » ; et celui d’une réaction à une situation sociale et politique complexe autour d’événements tragiques conduisant à la réaffirmation du républicanisme éducatif, par le renforcement d’une éducation à la citoyenneté notamment. L’EMI s’est donc faite porteuse des ambitions citoyennes de l’éducation scolaire, tout comme l’était historiquement l’éducation aux médias depuis son apparition (Loicq, 2011 ; Bevort, Gonnet, 2001*). Les enjeux de cette EMI sont alors essentiellement portés sur les usages « raisonnés et raisonnables » des médias numériques, notamment les réseaux sociaux numériques. Elle propose à la fois d’accompagner à une pratique citoyenne active (dont les médias sont dits être garants) et protéger contre les dérives possibles par ces moyens de communication (dont ils sont accusés d’être la cause). L’objectif de cet article n’est pas de revenir sur les (in)fondés des postulats de ces orientations politiques, mais bien de souligner les éléments manquants pour une approche riche et complète de l’EMI à l’école.
À l’heure où les politiques éducatives françaises font la part belle à l’accompagnement éducatif des pratiques médiatiques des jeunes sous cette appellation d’EMI (qui n’est par ailleurs pas sans poser problème – Loicq, Serres, 2015), il semble toujours nécessaire de faire un petit détour historique pour en comprendre les enjeux. À la rencontre de deux champs historiquement distincts (éducation aux médias et éducation à l’information – Serres, 2010), l’EMI se présente comme champ homogène alors que ce rapprochement ne va pas de soi.
L’éducation aux médias est un mouvement apparu simultanément ou presque aux médias eux-mêmes. En effet, l’apparition de chaque forme médiatique (certains remonteraient même jusqu’à l’écriture – voir Platon, 427-347 av. J.-C.) fait naître de nombreuses préoccupations éducatives chez ceux en charge des accompagnements pédagogiques des jeunes. Ces préoccupations sont largement portées par trois fonctions des médias que sont :

• La possibilité via les dispositifs médiatiques et au sein même des contenus qu’ils produisent d’être en contact avec le monde extérieur étendu (plus loin dans le temps et l’espace). On parle ici d’un « élargissement de l’horizon expérientiel de l’individu » (Mattelart, 2008 : 20) invitant à savoir se repérer au sein de cet environnement (savoir se repérer dans le flot continu d’informations, connaître et comprendre les sources, catégoriser les types de contenus, etc.).
• Se repérer au sein de cet environnement médiatique (Rieffel, 2005) signifie également avoir conscience du caractère construit de tout contenu médiatique. Si les fictions audiovisuelles ne jouent pas sur l’ambiguïté de leur genre puisqu’elles sont explicitement des narrations construites, les informations d’actualité par exemple (sous leurs diverses formes écrites, radiophoniques ou audiovisuelles) sont plus équivoques alors même qu’elles empruntent les mêmes logiques narratives (Lochard, Boyer, 1998). Aussi, c’est bien autour de la question du sens, et plus précisément des façons de « faire sens » que se structure cet environnement médiatique.
• La construction d’un environnement communicationnel médiatique et médiatisé dictant les conditions de citoyenneté qui, par extension, questionnent la capacité des individus à s’émanciper et à participer pleinement à la vie des sociétés modernes (Granjon et al., 2011). Cette idée a pu être portée par l’idée d’empowerment (souvent traduit « capacitation »). Ces deux caractéristiques de l’environnement médiatique dans lequel nous sommes immergés sont à l’origine du mouvement prônant la nécessité de développer un esprit critique.
Parallèlement à cela, l’éducation à l’information connaît également une ascension importante dans les préoccupations éducatives, autour du document comme objet et outil majeur du rapport au savoir. Cette éducation à l’information est aussi forte d’une histoire propre (Juanals, 2003) et est de surcroît associée à des professions prenant également une place de plus en plus importante dans les cadres éducatifs. L’évolution d’une « pédagogie du document » vers une « culture informationnelle » (Cordier, Loicq, 2016 ; Lehmans, 2007) montre un détachement progressif de « l’objet » et de la démarche procédurale circonscrite à un lieu (de stockage et d’accès au dit document) vers une autonomie intellectuelle face à l’information dont on sait qu’elle déborde largement les lieux de culture pour s’inscrire dans les pratiques courantes.
En effet, si le document est fondateur de l’éducation à l’information, celui-ci prend de plus en plus place dans un système organisé par les industries médiatiques. Il change alors progressivement de forme, puis de nature et n’est plus seulement cet objet que l’on cherche, mais devient protéiforme et manipulable à souhait par ceux qui le produisent, bien sûr, mais aussi par ceux qui le consomment. L’information devient alors véritablement un objet social dont il est temps de se saisir et qu’il est indispensable de comprendre dans son environnement, dans cet écosystème informationnel conditionné dans un environnement médiatique. À l’heure du passage généralisé à des formats numériques, les frontières se complexifient entre les différents usagers de ces documents et entre les documents eux-mêmes qui mutent, changent de formats et de formes (Le Crosnier, 2010). Dès lors, il apparaît indispensable d’approcher ces documents dans l’environnement médiatique qui les structure, les hiérarchise, les évalue et leur donne sens. L’éducation à l’information ne peut alors faire l’économie d’une connaissance des médias. Le professionnel en charge d’accompagner cette « maîtrise de l’information » est finalement sommé de participer à une « culture de l’information » plus englobante et moins procédurale tant les pratiques médiatiques induisent une multitude d’accès, de traitement et de production de ces dits documents.

Où va l’EMI ?

L’éducation aux médias qui s’est développée autour des médias comme objets d’étude, mais aussi comme outils, aborde également le traitement de l’information. De fait, l’information est l’unité de sens présente dans tous les contenus médiatiques. Par définition, informer (informare – donner une forme) est l’objectif originel des médias. Mais rapidement les projets d’éducation aux médias ont adopté une approche simplifiée de l’information : celle construite par un genre se définissant lui-même comme tel. L’information d’actualité, les « news », le journalisme, sont autant de mises en formes de l’information (au sens large) pour une approche éducative réduisant cette information à un genre.
Or il apparaît important de décloisonner la notion d’information du genre médiatique qui la construit comme tel. En effet, la fonction informative se trouve inhérente à tout genre médiatique puisqu’elle contribue à construire le sens du monde. Les séries télévisées, les jeux vidéo, les mangas, la télé-réalité, les magazines thématiques, les antennes de radio libres, les expositions, etc. contribuent, au même titre que l’information d’actualité, à informer le monde, à lui donner une forme « compréhensible », à produire un sens. En cela, tous ces contenus sont des objets d’études en éducation aux médias et à l’information.
Pour résumer, nous pourrions dire que l’éducation aux médias s’est spécialisée sur la forme la plus médiatique de l’information, la « news », alors que l’éducation à l’information s’est construite autour de sa forme la plus matérielle, le document.
Mais l’enjeu éducatif n’est-il pas le même ? Ne s’agit-il pas, in fine, de développer des outils de compréhension du monde à travers la façon dont les médias le structurent ?
Nous comprenons alors la nécessité, d’une part, de s’affranchir de la dichotomie artificielle information/médias, car l’information est bien inscrite dans un environnement médiatique et les médias sont dans tous les cas porteurs d’information. D’autre part, il nous apparaît nécessaire de remettre cette notion du « sens » au cœur du projet de l’EMI pour se libérer d’une approche trop souvent instrumentale, techniciste et manipulatoire visant à former à l’utilisation d’outils ou à des démarches procédurales.
Il est bien question ici d’aller au cœur de ce que les environnements médiatiques permettent : construire symboliquement le monde qui nous entoure et ainsi conditionner nos capacités d’agir en son sein. Loin d’être portée par des idées déterministes, il semble que la capacité d’agir des individus, qui modèle à son tour le fonctionnement même des médias, est inscrite dans cette démarche. L’éducation aux médias et à l’information vise donc avant tout à une prise de conscience réflexive sur nos propres pratiques, conduisant à l’analyse du rôle et de la place des médias dans nos vies quotidiennes.

Pour une EMI riche et complète

Si l’éducation aux médias et à l’information répond à des enjeux majeurs de nos sociétés modernes, c’est bien parce que les médias se sont installés dans nos quotidiens comme « prolongement des sens humains », parce qu’ils permettent de voir plus loin (dans le temps et l’espace). Cette extension possible des expériences du monde devient « problématique » dès lors qu’elle se donne comme « naturelle » alors qu’elle structure (et donc, discrimine et donne du sens). Pour le dire autrement, la catégorisation du monde ne se fait plus par la perception individuelle, mais est en partie construite par des industries médiatiques. Les contenus et dispositifs médiatiques nous permettant de nous connecter au monde et de le découvrir présentent celui-ci selon un point de vue, avec un angle donné et une catégorisation qui les chargent de sens. C’est bien là tout l’enjeu de l’éducation aux médias et à l’information que de rendre visible l’invisible en dévoilant la « non-transparence » des médias (Masterman, 1985, Masterman et Mariet, 1994). La compréhension est plus largement applicable à l’ensemble des contenus médiatiques entendus comme discours. Comprendre le sens d’un message publicitaire, c’est à la fois savoir lire une histoire (scénarisée selon les critères et conditions publicitaires), savoir interpréter une intention commerciale (la belle histoire vise à faire connaître ou faire acheter), savoir décrypter les valeurs sous-jacentes et comprendre leurs impacts sur la société, le/les groupe(s) au(x)quel(s) je me sens appartenir, et sur moi-même. Ce double mouvement allant du sens le plus évident du message
à ses sous-entendus est en parallèle inversé de la réflexion allant du macro sociétal au micro individuel. Pour cela, l’EMI doit s’atteler à plusieurs étapes indispensables pour travailler avec les élèves :
• Observer. L’observation est la première étape pour « dénaturaliser » l’environnement médiatique dans lequel nous sommes plongés et qui a tendance à s’invisibiliser, se naturaliser même. Elle concerne le micro comme le macro, questionnant à la fois des usages et contenus singuliers (un texto par exemple) et des organisations internationales (GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft pour ne citer qu’elles).
• Discuter. Échanger au sujet de ses pratiques, mais aussi de ses ressentis, émotions, craintes, attentes, permet de mieux saisir sa place au sein de cet environnement et de comprendre l’articulation qui se fait entre les usagers, les dispositifs et les contenus. Cela permet également d’accompagner la réflexivité pour conduire à des usages « en conscience » (plutôt que « raisonnés »).
• Comprendre. À partir des pratiques effectives des élèves, il s’agit alors de comprendre le circuit établi entre l’individu et les industries culturelles en partant du micro (je constate et comprends mes pratiques) pour aller vers le macro (je constate et comprends comment fonctionnent les industries médiatiques). Comprendre cet environnement à partir de ce qui a du sens pour moi en tant qu’usager encourage à la réflexivité et à la curiosité.
• Créer. Il ne s’agit pas ici de développer des pratiques artistiques ou de former à la créativité (si tant est que cela soit possible), mais bien d’encourager à ne plus être seulement le dernier maillon (récepteur) de la chaîne de la culture, et d’y occuper une place active à partir de ses propres pratiques. Créer, c’est d’abord observer, discuter et comprendre ses usages dès lors que ceux-ci permettent de produire des contenus qui rejoindront le grand bouillon de culture médiatique.
• Critiquer. Si les élèves sont déjà pour la plupart créateurs de contenus (de divers degrés de complexité et de différentes natures), et si cette participation médiatique est proprement articulée aux étapes précédentes (d’observation : qu’est-ce que je produis ? ; de discussion : qu’est-ce que ça m’apporte et qu’est-ce que ça fait à celui qui le reçoit ? ; de compréhension : à qui cela profite-t-il, comment cela vient-il prendre place dans l’environnement médiatique ?), alors ces créations se soumettent d’elles-mêmes à la critique, c’est-à-dire qu’elles sont jugées à l’aune de leurs mérites et leurs défauts.
Ces différentes étapes s’appliquent à absolument tous les contenus et dispositifs médiatiques : d’une chaîne Youtube à un soap opéra brésilien ; d’un blog amateur à une émission radio ; d’un magazine spécialisé à une application pour courir ; d’un moteur de recherche à un site de stockage de données, etc.
C’est bien de la diversité des pratiques que se nourrit l’EMI et c’est par elle qu’elle doit se penser. Cependant, cette diversité des pratiques n’est pas nécessairement liée à une consommation de contenus médiatiques diversifiés. On sait par exemple qu’il est nécessaire de distinguer le pluralisme « consommé » du pluralisme « offert », tant ce premier est bien moins important que ce dernier. Les études les plus récentes montrent en effet que la consommation d’informations sur Internet est plutôt redondante du fait notamment de pratiques informationnelles non diversifiées (Rebillard, 2012). De même, il apparaît que parmi la multitude de contenus culturels accessibles en ligne et la diversité de genres et de formats, ce sont souvent les plus « mainstream » qui sont les plus consommés, et que cette diversité offerte n’est encore une fois pas représentative de la moindre diversité consommée (Cicchelli et Octobre, 2017). Avoir une pratique plurielle des médias ne signifie pas nécessairement que nous sommes confrontés à une pluralité de sens, à diverses façons de représenter le monde.

L’environnement médiatique recèle encore bien des mystères pour qui souhaite l’explorer. Cette acculturation à l’environnement médiatique mériterait d’être l’objectif poursuivi par l’éducation aux médias et à l’information, qui ne peut se limiter à des démarches procédurales ou à des interrogations éthiques. La combinaison des capacités d’observation, de compréhension et de création est garante d’une prise en main complète des possibilités offertes par cet environnement.

 

Appel à contribution : Pratiques participatives

Le concept moderne de démocratie participative agite plus que jamais le débat politique et citoyen. La rencontre de l’insuffisance de la démocratie représentative et de la démocratisation des technologies du numérique invite à repenser profondément les moyens de participation de tous à l’intérêt général, l’accroissement du pouvoir d’agir – l’empowerment –, l’autonomisation et l’engagement de chacun au collectif, la formation d’un contre-pouvoir nécessaire à la société démocratique. Il s’agit de redonner au citoyen un rôle et un pouvoir d’acteur de la vie publique en faisant « tomber les murs ». Selon John Dewey, cette nécessité s’appuie sur une « citoyenneté active et informée » et sur la « formation d’un public actif, capable de déployer une capacité d’enquête et de rechercher lui-même une solution adaptée à ses problèmes »*. En ce sens, la participation citoyenne est notamment intrinsèquement liée à l’accès à l’information, et à la capacité d’en exercer une lecture critique (cf. dossier spécial sur la pensée critique in InterCDI n°268-69). Et nous touchons là du doigt le rôle, essentiel, du professeur documentaliste, et la résonance évidente de ces questions au cœur de ses pratiques ! Il n’y a d’ailleurs qu’à relire à cette lumière la circulaire de missions 2017, qui replace le professeur documentaliste au cœur de « l’équipe pédagogique » dont il partage les « missions communes » et anime les « co-enseignements ». Ses missions spécifiques en font par ailleurs un « acteur de l’ouverture de l’établissement sur son environnement éducatif, culturel et professionnel (…) en lien avec les dispositifs pédagogiques et éducatifs mis en place dans l’établissement, dans et hors du CDI ». Le professeur documentaliste se trouve ainsi posé en véritable maître d’œuvre d’une « pédagogie favorisant l’autonomie, l’initiative et le travail collaboratif des élèves, autant que la personnalisation des apprentissages, l’interdisciplinarité et l’usage des technologies de l’information et de la communication » dont le but est de « rendre l’élève acteur de ses apprentissages ». Et il s’agit bien là, à l’échelle de l’École, de la formation du futur citoyen au collectif, à une participation et une action démocratique éclairées. Il nous semble donc intéressant d’aller explorer et de nous interroger sur les pratiques participatives des lieux de formation et d’information, notamment vos CDI, qui recèlent souvent des trésors de créativité !
En effet, dans une dynamique collaborative, la posture de l’enseignant comme unique interface du savoir est abolie, et le CDI, lieu particulier au sein de l’établissement, espace tout à la fois d’enseignement, de culture, de documentation, d’information, d’ouverture, semble tout indiqué pour accueillir et nourrir la mise en oeuvre d’une pédagogie coopérative.
Les pratiques participatives peuvent revêtir des visages multiples et variés, reflets d’une pédagogie repensée au prisme de l’implication d’acteurs multiples : élèves, enseignants, équipe pédagogique au sens plus large, mais aussi parents, partenaires extérieurs… Clubs CDI, participation à la politique d’achat du fonds, projets pédagogiques transversaux et/ou hors les murs, partenariats locaux, apprentissages connectés, communs de la connaissance (cf. dossier InterCDI n°261), mutualisation des ressources et actions, médias sociaux, écriture de textes collaboratifs grâce entre autres à Framapad, logiciel en licence libre, et pourquoi pas même BiblioRemix, expérience de reconfiguration collaborative des locaux… un terreau d’une fertilité qui n’a pour limite que votre imagination ! Et InterCDI se propose, à l’occasion de son dossier spécial de rentrée, de vous ouvrir ses colonnes pour un Lab que nous espérons riche de vos expériences engagées !

Un salon de thé vintage au CDI

Un espace d’histoire et de souvenirs

Le CDI du collège Jean Macé ne m’était pas inconnu. De taille réduite, il offre un espace agréable, chaleureux et propice à la convivialité. Et surtout rempli de souvenirs. En me plaçant légèrement à gauche du pilier central, je me retrouve à mon ancienne place du cours de français. Donc pour moi, entrer au CDI équivaut à un voyage direct en 1985 ! Et il ne m’en faut jamais beaucoup pour que l’ambiance devienne réalité… D’autant que le travail avait déjà commencé dans mon ancien collège : j’y avais récupéré, pour le CDI, des tables en formica vintage à souhait, quelques chaises du même acabit et deux ou trois babioles pour créer un petit espace rétro. Le projet n’a donc pas mis longtemps à germer : le CDI du collège Jean Macé sera vintage ! Une bonne partie du collège datant des années 50-60, l’idée semblait cohérente.
L’idée chemin faisant, je me rappelai avoir également créé, dans mes jeunes années, un petit salon de thé au CDI. Et si on renouvelait l’expérience ?

Tout commence par un mail

Avant toute chose, il s’agissait de prendre contact avec mon futur chef d’établissement. Arriver comme une fleur et demander directement à transformer le CDI en brocante vintage aurait pu paraître quelque peu déplacé et précipité… mais l’idée était tentante de proposer un espace qui pouvait fonctionner dès la rentrée. Il ne m’a donc pas fallu longtemps pour effectuer la demande officielle. La réponse a été immédiate : « Vous avez carte blanche ».
Alors là, temps d’arrêt. Les idées se bousculent dans mon esprit. La principale ne me connaît pas encore, et pense peut-être que je vais arriver avec deux ou trois tasses à fleurs. C’est ignorer ma boulimie de chines en tous genres, et mon goût immodéré pour l’accumulation. Mon ancien chef d’établissement ne lui a sans doute encore rien dit sur mon « léger » grain de folie et mes projets plus farfelus les uns que les autres ! Un défilé de mode des profs ou une vente de courges au CDI, c’est pourtant assez classique, non ? N’empêche qu’avec ce feu vert, il ne m’a pas fallu longtemps pour prendre possession des lieux…

Le temps de l’installation

Pour le chineur que je suis commence alors une folle épopée. Courir les brocantes, les ressourceries, les greniers, les vide-greniers. Transformer sa terrasse en atelier de nettoyage et de désinfection en tous genres. Aménager son allée principale en ruelle napolitaine en accrochant linges et peluches pour le séchage. Et tout emporter au fur et à mesure au collège, en prenant soin de ne pas oublier la date fatidique de fermeture des lieux pour les vacances. Pour un peu, je les aurais oubliées, celles-là !
Au fur et à mesure, le salon de thé vintage s’installe. Les tables en formica prennent place, prêtes à accueillir les élèves quelques semaines plus tard. La vaisselle en plastique est de sortie, les jeux de société vintage ornent les étagères, et le plafond devient mon terrain de jeu favori pour y accrocher des compositions savantes d’abat-jour bien ringards et de globes orange d’une autre époque.
Au fur et à mesure, ce petit monde prend vie, et c’est toute une ambiance qui est ainsi créée. Bientôt, il ne reste plus qu’une seule chose… attendre la rentrée !

Et la rentrée arrive

Dès les premiers jours de la rentrée, la surprise est totale, et beaucoup d’élèves sont désarçonnés. À leur entrée dans le CDI, Casimir accueille les « visiteurs ». Il deviendra très vite la mascotte du lieu, devenant la véritable idole des enfants. On peut s’asseoir sur des fauteuils ornés de napperons au crochet, comme chez mamie ! Allez, pour le plaisir, un petit florilège des remarques entendues :
« Pourquoi y’a des lampes de chevet au plafond ? » ; « On dirait trop chez ma grand-mère ! » ; « Oh, M’sieur, c’est trop ringard chez vous ! » ; « Mais c’est quoi ça ? » en montrant l’électrophone…
Il faut dire que du casque à bigoudis au ventilateur en plastique, beaucoup d’objets ont de quoi déconcerter nos petites têtes blondes ! Quelques explications s’imposent.

Le temps des pourquoi ?

Passée la surprise, il s’agissait de commencer le travail de fond en expliquant aux élèves les véritables raisons de la mise en place de ce décor. Tout d’abord, le vintage, c’est tendance ! On ne dit plus « vieille ou vieux », on dit vintage. C’est tout de suite moins stressant… Le décalé, le ringard, le old school sont à la mode, et les magasins de déco sortent des nouvelles collections s’inspirant des différents courants décoratifs des années 60 et 70. Et puis, dans le souci d’une démarche d’Éducation au développement durable, il paraissait important d’insister sur le côté Récup, sur la deuxième vie donnée aux objets après un passage par la case déchetterie.
Et le CDI, eh bien, c’est un endroit dans lequel on vient se détendre, lire, et parfois se couper du reste du collège. Lorsqu’on en a assez du bruit, de l’agitation, des cours, pourquoi ne pas venir se détendre chez mémé ? En arrivant au CDI, on y trouve la chaleur d’un mobilier vintage, dans lequel chaque objet semble nous parler. On s’installe confortablement dans un fauteuil, à côté d’une peluche réconfortante, véritables madeleines de Proust… Et on sirote un bon thé, bien entendu.

« Du thé ? Nan mais, du vrai ? »

Eh bien oui, au CDI on ne se contente pas de jouer à la dînette. Le salon de thé sert… du thé ! À condition néanmoins d’en respecter les règles : le calme est nécessaire et le salon de thé est réservé aux lecteurs et à ceux qui souhaitent réviser en silence.
Au début de chaque heure, le rituel est le même : pour accéder au salon de thé, on dépose ses affaires à l’entrée, l’idée étant d’oublier l’univers du scolaire pour plonger dans une autre ambiance. Un élève volontaire se charge ensuite de prendre les commandes et de préparer les gobelets. Le reste sera effectué par les professeurs documentalistes.
Force est de constater que le calme de ce lieu est apprécié et que les élèves jouent le jeu. Il n’est pas rare de voir des grands costauds de 3e plongés dans un livre, en train de siroter une tisane citron-miel !

Et pour les professeurs documentalistes ?

Je vous entends penser depuis mon ordinateur : « Mais ça prend un temps fou, non ? ! ». Finalement, avec un minimum d’organisation et d’aide des élèves, ça ne prend pas tant de temps que ça. Il faut dire toutefois que nous sommes deux cette année au CDI, ce qui offre de la liberté pour ce type d’actions. Et puis le bénéfice en termes d’incitation à la lecture vaut vraiment le coup.
Lieu de socialisation, d’apprentissage des règles de vie en société, le salon de thé est un lieu beaucoup plus pédagogique qu’il n’y paraît au premier abord. Les enfants apprennent à s’y comporter « comme des grands », dans un vrai salon de thé. Sans musique d’ambiance assourdissante. Dans le calme et la lecture. Et puis, ils y découvrent de nouvelles saveurs : thé vert, noir, rooïbos, tisane… une éducation au goût, et au choix. Ce qui est proposé, c’est une autre façon d’apprendre, dans un espace-temps différent.
Un voyage dans le temps, dans les saveurs, dans les livres… Un bonheur de chaque instant.

Une journée sous le signe d’Harry Potter

14 octobre 2016 : sortie nationale d’Harry Potter et l’enfant maudit. Dès 8h, les premiers élèves me demandent déjà si le roman est arrivé au CDI. J’attends la récréation de 10h pour filer en douce, direction la Librairie des écoles, où j’ai réservé deux exemplaires. En plus des deux précieux ouvrages, la libraire m’offre une affiche, un carton publicitaire et des marque-pages aux couleurs du livre. Je me hâte pour rentrer au collège à pieds avec mon précieux chargement. Sur le trottoir d’en face, une classe de primaire me regarde passer. Un élève crie : « Elle a Harry Potter ! ».

La sonnerie retentit au moment où je franchis les portes de l’établissement. Les élèves rentrent en cours, certains à regret, ils auraient bien aimé être les premiers à feuilleter le fameux tome 8 ! Les heureux élus qui n’ont pas cours à cette heure-ci se pressent pour admirer les ouvrages, mais aussi l’exposition présente au CDI. Les élèves ont été tellement nombreux à vouloir emprunter le dernier Harry Potter que c’est le sort qui tranchera : une boîte – sorte de « coupe de feu » – est à leur disposition pour déposer nom et classe sur un papier en espérant un sort favorable. Le tirage au sort n’aura lieu que mardi, veille des vacances et date de la journée à thème « Poudlard au collège ». En attendant, les élèves peuvent s’attrouper pour commencer à lire le livre sur place. Dans l’après-midi, je le mets dans les mains d’une fan avérée. Elle ouvre de grands yeux et fond en larmes…

Cela fait plusieurs semaines que nous préparons l’événement au CDI. Une autre élève, fan enthousiaste elle aussi et collectionneuse d’objets à thèmes, a quasiment vidé sa chambre pour permettre la mise en place de l’exposition au CDI : baguettes magiques officielles, livres et affiche sur les films, mais aussi bézoard, potions de Rogue, bonbons de Bertie Crochue, plume à papote, choixpeau magique, peluches de chouettes… Sous une nuée de clés ailées, on pourrait presque se croire aux studios de Londres !
La classe ULIS a également travaillé dur pour nous permettre d’exposer des répliques du vif d’or ou une maquette en carton du château de Poudlard.

Car la mise en place de cette journée magique a nécessité une collaboration intensive avec tous les acteurs de l’établissement. Les élèves bien sûr – nombreux à prêter des objets mais aussi à venir colorier des blasons de Poudlard, découper des fanions aux couleurs des quatre maisons ou encore coller une gigantesque bannière destinée à être affichée dans le hall –, mais aussi les professeurs – une enseignante d’anglais a proposé à sa classe de 4e de profiter des heures d’AP pour jouer les premières scènes de la pièce ; en mathématiques, le signe des reliques de la mort servira de base à un problème de géométrie… –, les agents – le menu sorcier préparé tout spécialement par la restauration scolaire, mais aussi une décoration du hall magique par notre agent d’accueil !

Arrive enfin le jour J. Drapée dans ma cape Serdaigle, je fais un dernier petit tour d’inspection. Quelques élèves sont restés tard hier soir pour finaliser les dernières décorations : une bannière géante « bienvenue à Poudlard » se déploie dans le hall ; sur les portes des salles de classe, des noms de matières magiques ont remplacé les matières habituelles (mathématiques est devenu « arithmancie », SVT « botanique », latin « étude des runes »…), les colonnes du hall, parées de papier peint en brique, arborent la mention « 9 3/4 », des affichages mentionnent « Have you seen this wizard ? » ou « all quidditch matches are hereby cancelled »… Plusieurs collègues sont venus déguisés. Parmi les élèves, quelques chapeaux de sorcier, quelques capes noires et cravates, mais surtout des coloris inhabituels comme ce pantalon jaune résolument Poufsouffle. Les élèves ont tous passé un test de répartition, en cours de français pour les 6e-5e et en cours d’anglais pour les 4e-3e : ils avaient pour mission d’arborer au moins un vêtement de la couleur de leur maison.

Pendant la récréation, le CDI est plein à craquer : c’est la représentation des premières scènes d’Harry Potter and the cursed child par les élèves de 4e. La pièce est jouée en anglais, les 6e ne comprennent pas tout mais leurs commentaires – « Tu te rends compte ? Le fils d’Harry Potter est à Serpentard ! » – me rassurent. Puis vient le clou de la journée : le repas de midi ! Au menu : pâté en croûte de Hagrid, yeux œuf en gelée, soupe à la citrouille ; puis saucisses d’hippogriffe grillées et ses pommes sauteuses, ou cuisse de poulet sauce bièraubeurre accompagnée de ses petits légumes de Poudlard ; fromage (cheddar, of course !) ; en dessert un beignet à la fraise de Mrs Weasley ou un pudding de pain vanillé au chocolat, avec une dégustation possible de jelly. Plus tôt dans la journée, j’ai accompagné une équipe d’élèves pour assurer la décoration : les tables sont recouvertes de nappes aux couleurs des quatre maisons – vert, jaune, bleu, rouge – et les vitres sont recouvertes de blasons consciencieusement coloriés et découpés. Des quizz sont distribués : les plus grands connaisseurs du monde d’Harry Potter se verront offrir des lots !

Au final, une bien belle journée qui a permis de faire exploser les taux d’emprunts au CDI – dans un collège classé REP, ce n’est pas rien ! – mais aussi de souder toute une équipe, tout un collège, autour d’un même projet. Des fans d’Harry Potter de la première heure sont devenus adultes, et enseignants, et ont montré autant d’enthousiasme, autant d’étoiles dans les yeux que leurs élèves eux-mêmes. Merci, Harry Potter, pour cette journée magique !

Une graine au vent

Dans cet édito, je souhaite avant tout rendre hommage à notre amie Odile Bonneel, dont nous venons tout juste d’apprendre la disparition. Documentaliste au collège Renaud-Barrault d’Avesnelles (59), elle était une plume présente dans les pages d’InterCDI depuis de nombreuses années, et un soutien toujours optimiste et bienveillant. Fidèle à la revue, Odile nous livrait sa passion pour la poésie au fil de ses chroniques régulières du Cahier des livres et ne manquait jamais de nous faire partager de belles découvertes rares et curieuses. Je pense notamment à l’une de ses analyses, parue dans le numéro 241, qu’elle avait intitulée de l’injonction de Flaubert : « Lire pour vivre ». De texte en texte, elle nous embarquait dans un monde où les mots et les émotions ne font qu’un, et nous rendait compte, généreusement, des nombreux et riches projets menés avec ses élèves, comme dans « Et Bonjour Monsieur Pierre ! » paru dans le numéro spécial Culture et médiations (InterCDI n° 226) : le récit d’un projet éducatif et artistique en classes de 6e et 5e SEGPA autour de l’œuvre de Pierre Coran. « Alice au pays des livres », publié dans le n° 260, nous entraîne dans les dédales du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, une édition 2015 baignée par une actualité forte : le contexte douloureux de l’après 13 novembre 2015, sinistre écho de l’après Charlie. Cet article, l’un de ses derniers, dévoile toute la passion d’Odile pour les livres, la création, et la transmission… Au revoir Odile, ta plume et ton enthousiasme poétique nous manqueront. À nous, à nos lecteurs, à tous tes amis, dont certains ont tenu à te dire ici quelques mots, que vous trouverez dans le Cahier des livres, page 63.
Pour débuter cette année, petit clin d’œil à l’article de Yannick Denoix, « Un salon de thé vintage au CDI ». Un compte rendu que j’affectionne particulièrement tant il fait écho à la diversité et à l’ingéniosité dont nous devons faire preuve à chaque instant. Que faire ? Comment transformer le CDI en un lieu où donner le goût de la découverte, le goût de la création et de l’inventivité ? Un lieu où les souvenirs sont dans tous les coins, où un petit goût de vintage, de rétro qui fleure bon la nostalgie invite à la convivialité. Qui d’entre nous n’a pas rêvé exercer dans un lieu suscitant toutes ces émotions ? Merci Yannick pour ce moment de vie et de bonheur, merci pour cet enthousiasme qui réchauffe le cœur ! À lire, du courage pour toutes celles et ceux qui souhaiteraient redonner un coup de « jeune » à leurs espaces !
Toutefois, après avoir réinvesti l’espace, il va tout de même falloir s’attacher à retrouver une note plus sérieuse. Pas de problème ! L’Ouverture culturelle sur l’Histoire des mathématiques et le compte rendu d’expérience « Aborder la migration par la bande dessinée » apporteront de quoi constituer un fonds de références solide pour appréhender l’apprentissage des mathématiques en se bâtissant une véritable culture scientifique (n’oubliez pas la semaine des mathématiques du 12 au 18 mars 2018 !) ou aborder la question, complexe, sensible, mais essentielle, d’un point d’actualité…
Un numéro riche en idées qui seront autant d’occasions d’innover dans nos pratiques, de collaborer ou d’être à l’initiative de projets. Un numéro qui aurait certainement plu à l’œil aiguisé d’Odile Bonneel, notre chère auteure.

Deux notes du bout du monde

Deux notes signées par le Vice-recteur de la Nouvelle-Calédonie Jean-Charles Ringard-Flament, en août 2017, ont le grand mérite de clarifier un certain nombre de points objets, en Métropole, d’interprétations abusives et discordantes de la part de chefs d’établissement et d’IPR .

Elles sont consultables sur le site du Vice-rectorat à l’adresse suivante :  http://documentation.ac-noumea.nc/spip.php?article441

On y trouvera une définition claire des heures d’enseignement d’un professeur documentaliste :
elles correspondent « aux heures d’intervention pédagogique devant élèves telles qu’elles résultent de la mise en œuvre des horaires d’enseignement définis pour chaque cycle. »
« Dans ce cadre les heures d’enseignement des professeurs documentalistes peuvent notamment être constituées :
– en collège, par des heures d’accompagnement personnalisé et des heures d’enseignements pratiques interdisciplinaires…
– en lycée, par des heures d’accompagnement personnalisé et des heures de travaux personnels encadrés.
Toutes les heures d’enseignement des professeurs documentalistes sont prises en compte de manière équivalente dans le décompte des obligations de service, quel que soit l’effectif du groupe d’élèves concerné. Il en est de même pour les heures d’enseignement qui seraient assurées en co-animation pédagogique avec des professeurs d’autres disciplines que la documentation… »

Concernant l’accès des élèves au CDI et le « décompte de 2 heures », la note du Vice-recteur de Nouvelle-Calédonie propose des solutions alternatives :
– Une récupération d’heures au bénéfice du professeur documentaliste en fin d’année scolaire [ou autre période].
– Une attribution d’IMP (indemnité pour mission particulière, cf. BO n°18 du 30 avril 2015) à défaut de pouvoir bénéficier d’heures supplémentaires.
– Un(e) aide-documentaliste (AED) [personnel stable et formé, affecté au CDI, en complément].

Ces éléments de bon sens sont de nature à faire évoluer la situation dans les autres académies, en France métropolitaine et outre-mer. Aux professeurs documentalistes, aux chefs d’établissement, aux IPR EVS de s’en saisir.

Des couleurs et des signes

En fin d’année, les stratégies de chacun pour fendre la morosité de l’entrée dans l’hiver se multiplient : les épices d’un thé aussi brûlant que parfumé, une bougie aux délicieux effluves d’écorces d’orange, et la douceur d’un plaid sont assurément les préférées de la Rédaction d’InterCDI ! Et quand la nuit s’invite dans notre quotidien à la faveur de journées diablement raccourcies, quelle joie que de voir les villes se parer du scintillement de mille lumières aux couleurs plus pétillantes qu’une guirlande de led dans une bouteille de menthe à l’eau ! Au-delà de l’enthousiasme poétique, réveillant nos instincts les plus primitifs ces lumières deviennent un guide à travers une obscurité qu’elles fragmentent et nous permettent ainsi d’appréhender, de comprendre en faisant apparaître des lignes conductrices familières. Et c’est bien cette idée, certes métaphorique, qui nous conduit aujourd’hui à vous proposer enfin une revue « tout quadri », comme on dit dans le jargon ! Autrement dit, InterCDI, au creux de l’hiver, finit sa mue pour s’habiller entièrement en couleurs : un choix esthétique, inutile de le nier, mais que nous espérons aussi porteur de souffle et de sens, faisant de la couleur un guide vous offrant un confort et un plaisir de lecture accrus. La fiche InterCDI de ce numéro nous proposant une série de conseils de base destinés aux élèves dyslexiques, et l’article de Tiphanie Jourdain sur la naissance de collections qui leur sont adaptées en littérature de jeunesse, montrent à quel point la mise en forme doit être une aide, un soutien à la lecture, et si c’est vrai pour toutes les publications, son importance devient essentielle dans ce contexte de trouble : trouver les moyens de favoriser le confort de lecture pour offrir au lecteur, à tout lecteur, un espace de plaisir… un mot d’ordre qui vous semble peut-être familier ? Vous trouverez dans ce numéro des articles qui pourront nourrir cette mission, essentielle, d’incitation à la lecture et de passeur culturel qu’endosse le professeur documentaliste : le Thèmalire d’Hélène Zaremba sur la glace ; la rencontre d’Agnès Deyzieux avec Matthieu Bonhomme, « l’Homme qui tua Lucky Luke » ; ou encore le Gros plan de Jean-Marc David sur le retour des Cahiers de la bande dessinée.
Philippe Chavernac nous propose pour sa part une réflexion sur la construction d’un Environnement Personnel d’Information, indispensable outil individuel et collectif face au développement de la société d’information, et dont la prérogative repose naturellement sur l’expertise du professeur documentaliste dans les établissements. Une question de la gestion de l’information qu’Olivier Le Deuff, sous un angle – et un ton ! – un peu différent, soulève également dans son article « le professeur documentaliste aux frontières du réel » (clin d’œil que les moins de 20 ans ne pourront pas connaître comme dit la chanson !).
Enfin, comme à chaque numéro, vous trouverez dans l’Ouverture culturelle élaborée par Gabriel Giacomotto et Claudine Chassaniol un ensemble de ressources à mobiliser pour alimenter une réflexion historique et politique sur l’anarchisme et l’autogestion. De quoi faire souffler un vent maraud cher à Brassens sur nos CDI !
« Un seul ton n’est qu’une couleur ; deux tons c’est un accord, c’est la vie. » C’est ainsi en faisant résonner cette phrase d’Henri Matisse que toute l’équipe d’InterCDI vous souhaite de joyeuses et chatoyantes fêtes de fin d’année !