Ce livre paraît au moment où une fantastique poussée écologique touche le monde anglo-saxon avec la naissance en 1961 du World Wildlife Fund, ou Fonds Mondial pour la Nature2, et de Greenpeace en 19703 qui deviennent rapidement de très puissantes organisations mondiales s’opposant aux essais nucléaires et défendant la diversité des espèces. Déjà, un Français, René Dubos, grand scientifique peu connu dans notre pays mais considéré par les penseurs américains comme l’un des pères de l’écologie, doutait publiquement d’une société humaine en constante expansion avec le développement exponentiel de villes de plus en plus gigantesques4 et 5. Il obtint le prix Pulitzer en 1969 et participa à la rédaction du rapport qui permit la création de la Première Conférence Internationale sur l’Environnement humain de Stockholm intitulée « Nous n’avons qu’une terre » (1972)6.
Parcours
L’originalité de la pensée d’Ernst Friedrich Schumacher transparaît dans son parcours exceptionnel. Il naît à Bonn dans une famille aisée allemande, son père est Professeur d’université. Jeune homme, il rejoint la London School of Economics and Political Science, puis devient banquier. Il est interné en Angleterre lors de la déclaration de guerre entre les alliés français et anglais et l’Allemagne nazie. En 1943, il se rallie aux idées de John Maynard Keynes, le père du New Deal. En 1945, il participe à la Commission de contrôle alliée chargée de remettre en marche l’économie allemande. Puis il rejoint le National Coal Board (autorité britannique du charbon), dont il est l’un des dirigeants de 1950 à 1970. C’est donc en tant qu’économiste qu’il propose un autre modèle de développement pour l’humanité, d’où le succès immédiat de son livre et la reprise de son titre comme un slogan défiant l’orthodoxie économique productiviste tant libérale que marxiste. N’oublions pas qu’en 1970/1980, l’URSS se réclamant du marxisme scientifique était très puissante, entraînant dans son sillage de nombreux pays de l’Europe de l’Est, de l’Asie et de l’Afrique, sans compter Cuba en Amérique.
Une introduction, des citations
Le livre de E. F. Schumacher est divisé en quatre parties, un épilogue et un recueil de notes et de références.
Le livre ne comporte pas de véritable introduction, hormis trois citations dont la première est extraite du Petit Prince de Saint-Exupéry : « Il y avait des graines terribles sur la planète du petit prince… les graines de baobabs. Le sol de la planète en était infesté. Or un baobab, si l’on s’y prend trop tard, on ne peut s’en débarrasser. Il encombre toute la planète. Il la perfore de ses racines. Et si la planète est trop petite, et si les baobabs sont trop nombreux, ils la font éclater. » L’allusion à l’Homme est évidente.La deuxième citation est tirée du livre de l’historien anglais Richard Henry Tawney Religion and the Rise of Capitalism (Religion et développement du capitalisme) : « Cependant pour être de bons domestiques, les ambitions économiques n’en sont pas moins de mauvais maîtres. » Le troisième extrait, « nous renoncerons difficilement à la pelle [mécanique] qui présente, après tout, de nombreux avantages. Mais nous avons besoin de critères plus nobles et plus objectifs pour en faire un bon usage », provient du livre d’Aldo Leopold, philosophe américain, A Sand Country Almanac (Almanach d’un comté des sables).
Le fait que E.F. Schumacher reprenne Le Petit Prince souligne la dimension philosophique de l’ouvrage de Saint-Exupéry, trop souvent présenté comme un conte pour enfant. Les trois citations s’interpénètrent, la première faisant allusion à la surpopulation et à ses dangers, la deuxième et la troisième dénonçant tant le pouvoir excessif de l’économie sur l’homme que celui des outils mécanisés. Nous avons à faire à une véritable introduction originale et singulière.
Le monde moderne
La production
Dans la première partie, l’auteur pose le problème de la production. Cette dernière est au cœur de la pensée et des actes de la civilisation « occidentale » devenue mondiale. L’homme moderne occidental ne se conçoit plus comme partie intégrante de la nature, pensant la dominer et l’exploiter grâce à ses technologies et à la puissance de ses outils. Toutefois, Ernst Friedrich Schumacher note que ce pouvoir en apparence illimité repose sur l’illusion d’avoir résolu le problème de la production. Or les économistes font une erreur fondamentale en confondant le revenu et le capital. Car le capital est irremplaçable : l’homme ne l’a pas fabriqué, il l’a trouvé et ne peut rien faire sans. Nous faisons un usage alarmant des grandes richesses de ce capital qu’est la nature, et nous l’avons entamé bien plus que de raison. Selon notre auteur, l’humanité court au suicide.
Le capital naturel, en particulier les ressources en combustibles fossiles, ne se renouvelle pas et, pourtant, nous l’exploitons comme un revenu. Pour éviter cette perte, il faudrait créer un fonds de financement des modes de production aidant à la production sans énergie fossile.
Nos rythmes de vie et de consommation soutenus s’accélèrent. Nous pensons toujours en termes de croissance et de puissance technologique. Pouvons-nous croire en une croissance démultipliée dans le temps ? Une fois les énergies fossiles disparues, ce sera pour toujours. L’énergie des chutes d’eau et du vent peut se substituer à petite échelle mais, au niveau mondial, la question est autrement complexe.
De plus, l’exploitation de cette énergie fossile engendre une pollution qui détruit la vie. La production permettait d’accepter de sacrifier une petite partie du capital naturel avant le second conflit mondial, mais depuis, avec l’accélération d’une industrialisation de plus en plus prégnante, la pollution devient d’autant plus visible et angoissante. En 1974, en dépit du peu d’importance du parc des centrales nucléaires, Schumacher s’inquiétait déjà de la durée de vie des déchets de cette industrie – 25 000 ans.
Schumacher propose que nous parlions du futur, pour agir concrètement dans notre présent. Car si nous entrons dans « la société du savoir », il nous faut apprendre à vivre en paix, non seulement avec les autres hommes, mais aussi avec la nature.
Paix et pérennité
Comment obtenir la paix ? D’après l’orthodoxie économique la plus répandue, la paix a pour fondement la prospérité universelle. Évoquant ce dogme, Schumacher dénonce une croyance erronée selon laquelle l’opulence n’implique nul effort ; au contraire, elle attire la prospérité. Aux pauvres de se conduire de façon rationnelle et aux riches d’aider les pauvres, et le problème de la paix sera résolu.
Citant Gandhi, l’auteur constate que dans ce rêve d’un système parfait, il n’est nul besoin d’être bon. Cette critique via la philosophie orientale introduit l’éthique dans le débat économique. Déjà, en 1962, Albert Schweitzer, connu comme le pasteur, l’organiste, l’écrivain, le médecin et le fondateur de l’hôpital africain de Lambaréné, s’était éloigné de la pensée occidentale, acceptant la venue des familles, voire des animaux dans son hôpital, en faisant référence dans ses écrits à la pensée indienne7.
Schumacher reformule la pensée économique qui sous-tend notre société occidentale :
– la prospérité universelle est possible ;
– elle est possible si l’on opte pour la pensée matérialiste ayant pour maxime « enrichissez-vous » ;
– elle conduit à la paix.
Les économistes courant après la croissance, qui pourrait dire ouvertement « halte ! nous en avons assez » ? D’après les prévisions de l’époque (1973), la consommation d’énergie devait passer de 7,9 milliards de tonnes d’équivalent charbon à 21,7 milliards en 2000. La disparité entre les pays pauvres et les pays riches, les seconds dépouillant les premiers de leurs richesses, est soulignée par Schumacher ; il analyse également que, la consommation d’énergie s’accroissant de façon exponentielle, les pollutions thermiques et nucléaires deviendront rapidement insupportables à notre environnement. Pourtant, la théorie de Keynes relative à la croissance et à la consommation pousse à l’égoïsme qui a toujours été combattu par les religions et la sagesse. Selon Schumacher, l’accession à la prospérité universelle par la poursuite des richesses sans référence aux questions spirituelles est une erreur. Il faut créer une économie « durable » (remarquons la modernité du mot), l’humanité devant réduire ses besoins pour diminuer les tensions et les risques de guerre.
Pour répondre à ses besoins réels, l’homme doit réfléchir à plusieurs paramètres :
- les équipements doivent être bon marché pour être accessibles à tous ;
- les équipements doivent être utilisables sur une échelle réduite ;
- les équipements doivent être compatibles avec la créativité humaine.
Comme Aldous Huxley8, Schumacher dénonce les messages publicitaires qui poussent à la consommation effrénée. Il met aussi en cause le chômage structurel toujours plus important, générant des situations de crise. Pour éviter la guerre, l’homme doit s’élever au-dessus de l’accumulation de biens, car l’être humain a des besoins infinis que seule la sagesse peut combler pour bannir l’envie et la cupidité.
Le rôle de l’économie
Les économistes devraient dire et expliquer comment surmonter les dangers évoqués précédemment. La question de la pertinence des réponses des économistes à la crise de nos sociétés se pose alors. L’auteur relate les réticences des grands universitaires anglais du xixe siècle à admettre l’introduction d’une science (l’économie) qui aurait dû rester à sa place. Aujourd’hui, lorsqu’un économiste dit d’un acte qu’il est « non-économique », il désigne cette action comme malsaine. Or selon les économistes, « n’est pas économique ce qui ne rapporte pas un profit suffisant en termes d’argent ». Mais, en voulant camoufler la dureté et la violence de ce concept, les économistes et les médias créent la confusion. Vingt ans plus tard, deux auteurs français reprendront cette pensée et en feront le titre d’un bel ouvrage : La société de confusion9. Or la confusion ne peut être de mise. L’action ne peut se cantonner à l’économie ; l’éthique, l’esthétique, l’affectif sont aussi des critères de choix pertinents. De fait, l’économiste ne peut juger qu’à partir d’une vision fragmentaire et étroite liée à la rentabilité financière, et ne peut ainsi comprendre l’intérêt général. Le poids accordé au court terme implique l’oubli du long terme. Le marché devient le vecteur de la non-responsabilité des acteurs économiques, car dire que tout a un prix, c’est admettre que l’argent est la valeur suprême en enfermant l’humanité dans une vision trop restreinte des réalités. La science économique est tentée d’usurper les autres, nous dit Schumacher.
Pour dépasser l’économique qui étudie les actes des hommes, E. F. Schumacher propose le concept de méta-économie, qui analyse les interactions entre les hommes et leur environnement. Le marché ne peut continuer à ignorer que l’homme dépend de son environnement naturel. Dès lors, il faut cesser de comptabiliser pour juger, c’est-à-dire qu’il faut introduire dans l’économie la dimension éthique. Quelle pensée moderne et remarquable ! 40 ans plus tard, il est courant de citer « la responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise10 ».
Schumacher nie à l’économie toute scientificité car elle ne fait pas la différence entre ce que l’homme produit et les « cadeaux de Dieu » (la nature.) Nous retrouvons ici ce qui différencie les auteurs français et anglo-saxons. Les premiers se réfèrent à la raison et les seconds, bien souvent, à la religion ; il suffit pour le comprendre de se souvenir que le grand Norbert Wiener, le père des Sciences de l’Information et de la Communication, brillant mathématicien, faisait souvent référence à la Bible dans son ouvrage Cybernétique et société11.
E.F. Schumacher introduit une première distinction entre les biens : les matières premières et les produits dérivés. Au sein des matières premières, il propose une seconde distinction qu’il estime essentielle : la différence entre les matières premières non renouvelables et celles qui le sont. Quant aux produits dérivés ils se découplent classiquement entre produits manufacturés et services.
Pour Schumacher, la faille profonde de l’économie tient à tout évaluer à l’aune des produits manufacturés, alors que la méta-économie prend en compte les dons de la nature et leur non-renouvellement. Aujourd’hui, si le concept de développement durable rallie plus ou moins la sphère éducative, l’économie a toujours autant de mal à l’intégrer pleinement.
Le système d’économie bouddhiste
L’auteur admire les sociétés bouddhistes où la santé spirituelle et le bien-être matériel sont harmonieusement conjugués. Ainsi dans l’économie bouddhiste, le travail permet de développer ses facultés, de dominer son égocentrisme en participant à une tâche commune, et de produire des biens et des services permettant une existence décente. Mais l’auteur déplore que les pays en voie de développement oublient leurs vertus spirituelles au profit d’une vision économique occidentale. La preuve, aujourd’hui, si tous les humains vivaient comme les Américains, dix Terres devraient être consommées, quand vivre comme les Indiens, permettrait à l’humanité de consommer 0,4 Terre. Mais combien de temps l’Inde pourra-t-elle préserver « cette vertu » ?
Schumacher reprend les idées de Gandhi sur la différence capitale qui existe entre l’industriel et l’artisan : seul ce dernier porte en lui la connaissance intime du savoir corporel, lié à la transformation de la matière en biens matériels. Citant les principes bouddhistes, l’auteur précise que le bouddhisme n’est pas opposé au bien-être matériel, mais il l’est à l’attachement à la richesse matérielle. E. F. Schumacher atteint ici le cœur de son raisonnement, l’économiste occidental ou occidentalisé estime que « plus l’homme consomme, mieux il vit », là où l’économiste bouddhiste pense que l’objectif est d’obtenir le maximum de satisfaction matérielle en consommant le moins possible. Sur le long terme, il est évident que l’économie bouddhiste serait meilleure gestionnaire de notre monde que l’économie occidentale.
Le fractionnement des États
Schumacher donne l’exemple de la Suisse et de l’Autriche, petites entités riches, productives, où il fait bon de vivre. L’auteur remarque que les deux besoins de l’homme, la liberté et l’ordre, sont compatibles si cette liberté s’exerce dans de petites unités et que l’ordre sévit dans des unités plus grandes, plus globales. Cette dualité permet à l’auteur de faire preuve de flexibilité dans son approche. Il montre concrètement comment l’homme peut, tout à la fois, se montrer fraternel dans une petite unité et raciste ou nationaliste à une échelle plus grande.
Schumacher s’interroge ainsi sur la taille idéale de la ville, et pense à un maximum de 500 000 habitants. Il met en cause les gigantesques moyens de transport et de communication qui coupent l’homme de ses attaches et le transforment en « errant », dénonçant « l’idolâtrie du gigantisme ». En effet, l’auteur constate que les projets les mieux acceptés par les décideurs sont les projets qui génèrent le plus de financements, bouleversant et détruisant le plus sûrement possible les petites structures humaines jusqu’ici solidement établies et créatrices de liens sociaux harmonieux.
L’éducation en Occident
Cette première partie, essentielle, a porté le livre et lui a offert sa notoriété. La suite est intéressante, mais à mon sens moins fondamentale. Toutefois, la partie consacrée à la remise en cause de l’éducation dans les sociétés occidentales mérite qu’on s’y attarde. La crise permanente de nos sociétés serait due, selon Schumacher, au système éducatif, les Occidentaux croyant que « l’éducation est la clef de tout ». Pourquoi les scientifiques affirment-ils que la « science est neutre » ? Comment peuvent-ils dire que l’usage bon ou mauvais de leurs découvertes ne dépend pas d’eux ? De ces interrogations, Schumacher déduit que l’éducation ne devrait pas être limitée à la transmission d’un savoir-faire, mais à celle des valeurs. Loin d’être des affirmations dogmatiques, elles permettent de penser et de comprendre le monde.
La jeunesse correspond à l’âge des héritages éducatifs et culturels. Ensuite, c’est à nous de faire le tri. Le reproche, que Schumacher adresse à l’éducation occidentale, n’est pas celui de la spécialisation, ni celui de la dichotomie entre « sciences » et « humanité », mais le fait que l’éducation n’apporte pas d’horizons métaphysiques permettant de mettre en perspective les savoirs acquis et d’ordonnancer un monde fluide et complexe. L’homme complet ne doit pas tout connaître, ni tout savoir, mais il doit pouvoir se comporter avec discernement grâce à l’éducation reçue. L’auteur conseille de revenir à des notions éducatives fondamentales comme la vertu, l’amour et la tempérance. Est-ce que l’éducation apprend toujours à connaître les sept péchés capitaux et les quatre vertus cardinales ? L’éducation ne dépend pas de l’organisation, de l’administration ou de l’investissement financier. Elle souffre d’un manque tragique de métaphysique, car nos convictions sont les victimes d’un désordre général devenu cet immense désordre éducatif qui détruit nos sociétés ! Après plus de quarante années d’enseignement, puis-je dire le contraire ? Non ! Le phénomène « djihadiste » de jeunes hommes et jeunes femmes passés par le filtre de l’école républicaine française ou d’autres écoles occidentales, belges, allemandes, espagnoles, anglaises, américaines, n’apporte-t-il pas la confirmation tragique de cette vision négative de l’éducation telle que l’a conçue l’Occident ?
Le chapitre VII revient sur la notion de Terre, et cette séparation voulue entre l’homme et la nature. Schumacher condamne la vision intellectuelle d’une humanité et des humains séparés de la nature. Il dénonce la cruauté des hommes envers les animaux. Vision prémonitoire que les courageux militants de l’association L. 214 divulguent à travers les images prises clandestinement dans nos abattoirs industriels12. De même l’application des principes industriels à la culture détruit la terre au lieu de la féconder. La disparition de nos batraciens et de nos abeilles confirme, encore une fois, l’intérêt de la relecture du livre de Schumacher.
Ensuite, Schumacher mène une réflexion sur le sens du travail et de la technologie, comparant le stress permanent de nos sociétés hautement techniques où les loisirs séparés du travail n’apportent pas la sérénité, contrairement à ce qui se passe dans les civilisations moins techniques où les gens ont le temps d’échanger, comme en Birmanie (actuel Myanmar).
L’emploi d’une technique de plus en plus prégnante au service d’une société sans autre but que la production et la consommation nous mène à notre perte. Schumacher lance un cri d’alarme et demande une réorientation sociétale, car l’homme moderne a construit une société qui viole la nature et mutile l’homme. La science et la technique ne peuvent répondre à la soif de l’humanité qui doit chercher la réponse ultime dans la sagesse, la tempérance et la sobriété.
Comme l’ouvrage de Norbert Wiener, l’ingénieur mathématicien, celui d’Ernst Friedrich Schumacher, l’économiste, relève d’une haute spiritualité. Small is beautiful a marqué un virage, une époque, celle des années 1970, où les intellectuels prennent enfin conscience des limites de la science et des techniques ainsi que de la vulnérabilité d’une humanité détruisant sa propre planète13.