Pratiques participatives, l’école démocratique au collège ?

Un CDI de collège, c’est un peu l’école démocratique pour tous

Les écoles démocratiques, qui proposent le modèle d’une pédagogie alternative libre, sans cours ou programme préconçus, sont très médiatiques et attirent les familles. Elles y voient la possibilité pour leur enfant d’être « respecté » dans son identité et son rythme « naturel » d’apprentissage. Avouons que chacun d’entre nous a un jour regardé d’un œil envieux ces atmosphères paisibles de travail, où chaque enfant vaque à ses occupations. Une sorte de famille nombreuse joyeuse et active, sans les conflits de fratrie ! Un œil de professeur documentaliste ne pourra s’empêcher de déceler dans les reportages consacrés à ces écoles des ressemblances avec le fonctionnement de certains CDI : les élèves choisissent leurs activités librement ; ils sont actifs dans ces activités ; ils collaborent entre eux, et avec des adultes avec lesquels ils ne sont pas systématiquement en situation de hiérarchie ; ils ont droit d’émettre des idées, de proposer et d’animer des activités…
Peut-on pour autant dire des CDI qu’ils sont des graines d’écoles démocratiques au sein de l’école classique ? À lire le mot d’ordre de la Communauté Européenne pour l’Éducation Démocratique (EUDEC), on pourrait le croire : « Les jeunes devraient pouvoir choisir ce qu’ils font, quand, où, comment et avec qui, du moment que leurs décisions ne transgressent pas la liberté des autres de faire de même. Ils devraient aussi jouir d’une part égale du pouvoir de décision sur le fonctionnement de leur organisation, notamment sur le règlement intérieur et son application, participant ainsi à y instaurer un cadre de liberté, confiance, sécurité et respect.1 »
La question se pose avec d’autant plus de pertinence que, ces derniers temps, les CDI sont sollicités pour proposer des coins/espaces/ateliers participatifs et collaboratifs, le plus souvent sur un mode facultatif. L’accent est mis sur ces modes de fonctionnement (remixons les CDI, design thinking, espaces autonomes). Et l’on peut se demander si c’est une évolution incontournable parce qu’à la mode, ou nécessaire parce que positive.

Un CDI assurément collaboratif…

J’aime l’idée que les élèves soient autonomes, libres et responsables. Et cela tombe bien, ils apprécient aussi. Au fil des années, j’ai donc progressivement mis en place dans mon CDI d’exercice un fonctionnement collaboratif et autonome, proposé à tous les usagers. Ceux-ci peuvent cependant faire le choix de l’ignorer en restant des usagers passifs, en demandant de l’aide ou en ne saisissant pas les opportunités facultatives proposées. Mais cela convient au plus grand nombre, et à une grande variété d’élèves : ceux qui aiment qu’on leur fiche la paix, ceux qui ont besoin de valorisation en rendant des services, ceux qui ont le goût de se débrouiller seuls. En cas de besoin, ils demandent assez spontanément à un élève plutôt qu’à moi. J’encourage ce type de collaboration, en demandant à un élève de 6e de montrer à un 3e le fonctionnement de tel espace, ou en créant des binômes de jeux entre deux élèves qui ne se connaissent pas. Je vois les effets positifs de ce fonctionnement dans le décalage d’attitude entre les élèves initiés depuis la 6e lors des séances nombreuses d’explication, et ceux qui arrivent en 4e. Il y a chez ces derniers une sous-utilisation du lieu, et une utilisation passive. Ils sont parfois revendicateurs, et agissent comme des consommateurs en droit d’exiger ceci ou cela. Cela dénote avec l’attitude des autres élèves, qui vont davantage demander ou suggérer.
Symboliquement, j’ai depuis toujours préféré le bureau central au bureau de surveillance à l’entrée. Il est devenu officiellement « bureau collaboratif » l’an dernier. Il concentre, pour les mettre en valeur, les activités à partager (numériques, ludiques, d’aide et d’entraide). Des chaises tout autour invitent les élèves à s’installer à mes côtés.
J’ai choisi une posture d’accompagnant et d’organiseur. L’espace leur appartient, j’en suis juste la gardienne et la superviseuse. Le prêt est ainsi totalement autonome, avec une table rassemblant tout le matériel nécessaire. Une boîte à lettres à la vie scolaire permet de rendre les livres à un autre endroit que le CDI, et ce sont des élèves volontaires qui la vident aux récréations. La plate-forme de recherche Esidoc est utilisée comme un outil d’autonomisation et de collaboration : pour la remédiation ou l’approfondissement, avec des jeux de révision, des vidéos ; pour les activités collaboratives ou autonomes, avec des sites et des informations ; pour proposer des achats ; pour réserver des livres ; pour consulter le planning du CDI, et communiquer avec le professeur documentaliste via l’adresse email communiquée. Des espaces autonomes sont proposés sur les heures d’étude : guitare en libre accès pour les joueurs auditionnés ; espace autonome de méditation/relaxation (avec possibilité de réserver) ; espace « jeux de stratégie » accessible en fin d’heure d’étude.
Les élèves sont associés à la réflexion sur les espaces et le fonctionnement du CDI. Une enquête annuelle permet de recueillir les avis, positifs et négatifs. Ayant lu beaucoup d’articles sur des expériences de design thinking, j’ai organisé l’an dernier une réunion avec des élèves volontaires, intitulée « chantier de réflexion collective ». Avec une dizaine d’élèves, nous avons utilisé les fameux post-it pour lister ce qui allait, ce qui n’allait pas, et nos idées. Les semaines suivantes, à chaque heure d’étude, les élèves étaient sollicités pour donner leur avis, ce qui a permis de mobiliser davantage d’usagers. Nous avons testé certaines propositions pendant plusieurs semaines, et un suivi a été réalisé.
À côté de ces usages proposés à tous, pour des besoins scolaires ou personnels, il y a des activités proposées sur la base du volontariat, sur les temps du midi (les clubs) ou sur les heures d’étude (ce qui permet aux externes de s’impliquer). Au premier rang de ces activités périscolaires, donc facultatives, on trouve les aides CDI (« Z ») : ils aident à ranger (maîtrise des classements), à faire des sélections de livres (esidoc) et rendent des petits services. Les coachs numériques, eux, sont initiés au maniement du matériel et des logiciels (liseuses, tablettes, scanner, padlet, publication sur le site du collège…). L’organisation du groupe reproduit un fonctionnement assez « naturel ». Le cadre est moins carré que les expériences d’experts numériques qu’on peut voir. C’est un peu « comme à la maison », on décide ensemble, on réfléchit ensemble, on adapte les règles ensemble.
Deux clubs proposés le midi complètent la palette des activités, l’un réservé à la lecture, et l’autre aux jeux (de stratégie, de lettres). Dans le cadre de ces clubs, les habitués acceptent facilement de prendre le rôle d’encadrant pour me seconder, et il est très facile de trouver des volontaires pour aider à ranger les armoires. Il arrive que des élèves demandent à pouvoir proposer d’autres activités de type club, qu’ils gèrent alors de A à Z. La pièce du CDI qui accueille les clubs leur est dans ce cas réservée.

Pour que tous ces dispositifs soient compris et investis par les élèves, cela nécessite une signalétique claire et explicite, ainsi que des séances approfondies de découverte des espaces, des règles et des activités proposées. Il faut donner les clés aux nouveaux élèves : les 6e, mais aussi les 4e qui arrivent, ou tout nouvel élève. La visite est également faite à tout nouveau personnel de la vie scolaire, pour qu’il appréhende le fonctionnement du CDI, et la manière dont il s’articule avec l’offre elle aussi variée proposée par la vie scolaire. Dans le cadre des séances dirigées au CDI, certaines habitudes systématiques permettent de faire vivre un mode de travail autonome et collaboratif y compris dans le cadre des enseignements obligatoires – dans la limite du raisonnable selon le travail demandé par l’enseignant - : tirage au sort avec galets et dés à jouer, organisation avec un élève pilote à l’ordinateur, utilisation de quatre couleurs pour les activités de réflexion individuelles et en groupe2, guides de recherche semi-guidés.


… avec des bénéfices évidents,

Ces activités apportent un plus :
• pour les élèves participants : responsabilisation, engagement, implication, plaisir ;
• pour tous les usagers, même simples visiteurs : autonomie et liberté ;
• pour l’adulte : sentiment d’être moins isolé dans la prise de décision concernant le lieu, et satisfaction d’œuvrer pour l’épanouissement des élèves ;
• pour la relation avec les élèves : du respect mais moins de distance qu’avec un enseignant de discipline. On est davantage un référent et un gestionnaire qu’un supérieur hiérarchique qui imposerait son système.
Je me suis tout à fait retrouvée dans un témoignage sur l’excellent site Remixonsdoc des collègues de Toulouse : « Les « événements du midi » favorisent les relations interpersonnelles et les émotions, montrent les bienfaits du partage, favorisent le développement de l’estime de soi. Ils donnent aussi une place aux goûts et aux passions individuelles. »3

Mais pas tout à fait comme à l’école démocratique !

Si je valorise chez les élèves un fonctionnement responsable, autonome et participatif, je ne respecte finalement pas les principes de l’école démocratique à la lettre. J’ai effectivement « faussé » le fonctionnement d’un CDI naturel, de différentes manières.
Tout d’abord, les règles de vie ne sont pas décidées en collaboration, même si les élèves peuvent proposer des modifications. Lors des enquêtes menées auprès des élèves chaque année, leurs demandes sont de pouvoir parler à plus de deux, faire leur travail scolaire, dessiner, dormir, téléphoner. C’est de bonne guerre de leur part de tenter le coup, mais j’estime ne pas avoir à réunir de réunions d’élèves pour arbitrer ces propositions. Pour autant, il n’est pas question de faire preuve d’abus de pouvoir, les règles sont réduites au maximum et mettent à égalité les adultes et les élèves. Les règles de vie s’affichent cette année en couleur et officialisent l’entraide et le partage.
Afin de préserver le calme tout en permettant beaucoup d’activités différentes, beaucoup d’autonomie et des déplacements forcément nombreux, les règles d’organisation sont assez strictes et leur application sans concession ni exception : obligation de s’occuper (ou de demander à l’être), interdiction d’être plus de deux élèves sur une activité (sauf sur la table collective), interdiction de déplacer une chaise, interdiction d’aller aux ordinateurs sans autorisation.
Je n’ai pas non plus conservé l’idée d’une co-gestion à égalité des activités. L’expérience a montré que la cooptation entre élèves est fort utile du point de vue de la socialisation, mais nettement moins de celui de l’efficacité… Je conserve donc ce système pour certaines activités (découverte de l’espace jeu, guitare, liseuse…) mais pas pour celles qui demandent à être effectuées précisément (rangement, saisie des carnets). Il peut y avoir initiation par un élève, mais au bout du compte, c’est l’adulte qui vérifie et valide la compétence, donnant ainsi à l’élève formé le droit et la qualification pour montrer à d’autres.
Enfin, et c’est peut-être le point qui soulève le plus de questions, j’ai faussé un fonctionnement naturel en proposant des activités. C’est contraire aux principes de l’école démocratique, où l’idée est de ne rien imposer. Si l’on voulait essayer de reproduire les conditions préconisées par les écoles démocratiques, il faudrait ne rien proposer sur les heures d’étude, ne rien proposer comme club, ouvrir simplement la pièce et attendre que les élèves demandent une activité. J’ai vécu quelques situations qui peuvent nous mettre sur la piste de cette uchronie. Le club relaxation existe depuis 10 ans, et il manque de place pour accueillir les élèves tant la demande est forte. On a imaginé, avec la collègue responsable du club, un espace autonome de relaxation/méditation au CDI depuis cette année. Il ne désemplit pas. Pourtant, aucun élève n’avait eu l’idée d’en faire la demande. L’an dernier, un collègue de sciences physiques a proposé des énigmes scientifiques au CDI. À notre grand étonnement, cela a eu un succès fou ! Beaucoup d’élèves avaient pris l’habitude de cogiter, demander des indices, proposer des solutions, et venaient assister nombreux aux démonstrations de la réponse. Lorsque le collègue a muté en lycée, personne n’a fait de remarque, ou appelé de ses vœux la poursuite de cette activité…
De même, la lecture loisir, on le sait, a du mal à évoluer sans sollicitations. Je parle souvent du pouvoir de la gestion de l’espace, en disant que « la pédagogie passe aussi par la place des chaises » : mettez un siège devant un bac de magazines, d’albums, et ils seront lus ; enlevez le siège, vous pouvez arrêter les achats. La plupart des élèves lisent ce qui est à bout de bras et n’iront pas chercher un titre pour aller s’installer ailleurs. Loin des yeux…
Mais même en étant force de proposition, toutes les activités sont-elles possibles dès lors qu’elles se basent sur le volontariat ? Lesquelles « prennent » et lesquelles n’ont pas de public ? À quels élèves profite réellement ce système participatif et collaboratif ?

Les limites du volontariat

Quand je propose les Z, les coachs numériques, les siestes contées, l’espace relaxation en autonomie, les clubs, je me fais plaisir, et les élèves sont ravis. Mais qui sont ces élèves ravis ? Sont-ils nombreux ? Les raisons de leur ravissement rejoignent-elles mes objectifs pédagogiques (lecture, info-doc, EMI, ouverture culturelle, avec TOUS les élèves) ? Brisons tout de suite le suspens : très peu participent, de moins en moins au fil des années, et leur ravissement n’est pas toujours en adéquation avec le mien.
Prenons l’exemple du club lecture. Pendant longtemps, quatre clubs lecture vivaient au CDI. Puis les élèves se sont faits de plus en plus rares, et j’ai dû inventer une formule libre où les élèves viennent faire l’activité qu’ils souhaitent, du moment que cela a un rapport avec un livre (exposé, vidéo, rangement…). Ce sont rarement les mêmes, et peu de projets aboutissent. Je me rassure sur mon éventuelle responsabilité dans ce tarissement en voyant mes collègues se désoler de ne plus avoir d’élèves au club math, au club magie, au jardinage, à la chorale…
Ne perdons pas de vue que ces activités facultatives s’adressent aux élèves qui viennent au CDI, d’une part, et, parmi ces usagers (qui ne sont donc pas la totalité des élèves d’un établissement), aux volontaires. Il faut être très clair sur la nature et les conditions de ce volontariat, et ne pas se voiler la face. Le volontariat, ce n’est pas très démocratique. Tout d’abord, ces activités s’adressent aux élèves qui sont tentés. On pourrait parler de « volontariat culturel », de curiosité. Il n’est pas donné à tout le monde de se dire : « Tiens, si j’allais découvrir des choses nouvelles ? ». C’est une initiative très dépendante des habitudes culturelles familiales. Ensuite, il faut que les élèves soient disponibles matériellement. On peut donc oublier les externes, habitués à libérer le terrain par manque de surveillants et de salles d’étude. Exit aussi les élèves qui préfèrent faire leur travail au collège pour s’avancer, ce qui n’est pas vraiment critiquable. Exit enfin les élèves suivis dans des dispositifs type « devoirs faits » ou soutien. On peut aussi éliminer de nos listes les élèves hyper-occupés, qui ont AS le lundi, chorale le mardi, soutien en math le jeudi, et préfèrent jouer au ping-pong que venir au club lecture sur le seul midi qui leur reste. Mais d’un point de vue démocratique, ces élèves-là n’ont pas besoin de nous, on est juste parfois un peu frustrés de ne pas les voir assez pour nous aider à dynamiser notre fonctionnement.
Il faut aussi oublier les élèves « indépendants », ceux qui veulent TOUT faire seuls sans contrainte, et parfois en dehors de l’école. Les lecteurs me l’ont dit très clairement dans la dernière enquête : ils ne veulent pas du cadre contraignant d’un club ou d’une animation lecture. Exit donc le club lecture à la rentrée, ou profit d’un CDI juste ouvert le midi.
Par ailleurs, la collaboration volontaire a ses limites. En effet, il n’est pas certain que ce soit une bonne chose au niveau pédagogique de prévoir par exemple que des élèves « experts » aident systématiquement les élèves à notre place : ils n’ont inévitablement pas le même niveau de compétence que le nôtre. Souvent, en essayant d’aider, ils se rendent compte qu’ils ne savent pas bien faire eux-mêmes. De plus, ils ne sauront pas aider, ils feront à la place, parce qu’aider, cela s’apprend. Un « aide-doc » va chercher à la place d’un autre élève, il n’aura pas la même démarche que le professeur documentaliste qui va repérer les erreurs, les souligner et les corriger, ou qu’un élève qui va tâtonner pour y arriver par lui-même. Si au hasard de leur vie scolaire, leurs compétences leur permettent d’aider un camarade, ils sauront s’en servir, mais cela ne doit pas être l’objectif.
Enfin, il faut aussi se demander si l’on n’est pas en train de se servir des élèves, au lieu de leur rendre service. Les Z n’ont pas à assurer le rangement du CDI, et les coachs n’ont pas à remplacer une formation informatique ou numérique de tous les élèves. Cette réflexion m’a amenée à faire évoluer ces deux projets à la rentrée prochaine, pour prendre la forme de missions plus utiles aux élèves. Il me semble plus pertinent de créer une équipe d’animateur du CDI que des « rangeurs » d’étagères, et de former des journalistes (papier, télé, radio ?) plutôt que des techniciens informatiques. Je préfère faire mon métier de professeur documentaliste, plutôt que d’essayer de pallier les manques de formation informatique et numérique.

Intégrer des éléments participatifs, collaboratifs dans les cours obligatoires ?

Nos objectifs d’apprentissages concernent l’EMI, l’info-doc, l’ouverture à la culture et l’incitation à la lecture. Et nous devons toucher tous les élèves, qu’ils soient volontaires ou réfractaires, qu’ils soient initiés familialement ou pas, qu’ils aient des heures d’étude ou pas.
Ne faut-il pas dès lors imaginer introduire du participatif, de la collaboration, dans les projets pédagogiques obligatoires, ceux qui s’adressent à tous dans le cadre de l’enseignement ? On peut le faire dans l’organisation du travail des élèves (travail en équipe, liberté d’organisation, référent désigné…), dans les outils utilisés (outils numériques collaboratifs), dans la restitution du travail (liberté de choix du support, co-évaluation, présence discrète des adultes…). Tous ces moyens font l’objet de publications nombreuses. Leur point commun, c’est d’être très intéressants du point de vue de la pédagogie, mais malheureusement moins du côté de la gestion du temps. Or, la problématique du manque de temps n’est pas à négliger. Elle aboutit souvent à faire manquer l’un des objectifs : celui de l’apprentissage de la méthode, ou celui du contenu d’enseignement. La collaboration est un objet d’apprentissage en soi. La solliciter aboutit souvent à une surcharge cognitive pour les élèves, qui puiseront des bénéfices comportementaux et sociaux à ce mode de travail, peut-être au détriment des savoirs acquis. Il faut donc en avoir conscience pour adapter les objectifs et la difficulté de la tâche finale demandée. André Tricot, dans ses nombreux travaux, parle des quatre niveaux d’engagement dans la tâche, de charge et surcharge cognitive.
Depuis la réforme du collège, les heures-CDI ont été diminuées des deux-tiers dans mon collège. J’ai donc considérablement adapté ma manière de travailler avec les classes. On l’a vu, une activité qui laisse la part belle au collaboratif prend aussi beaucoup de temps, et le contenu des savoirs mobilisés ne doit pas rajouter une difficulté aux élèves. J’avais pris l’habitude de prendre comme sujets d’exposés des contenus simples : le CDI, des événements vécus par les élèves, un livre lu, un auteur connu… L’idée était de privilégier l’apprentissage des outils de recherche, des outils de mise en forme, de l’autonomie et du travail en équipe. Aucun collègue de discipline ne pourrait y trouver son compte en l’état, le projet est stérile ou presque en termes d’acquisitions de nouvelles connaissances. Si on demande aux élèves de découvrir un sujet nouveau, qu’ils doivent maîtriser et comprendre, il faut que la méthode demandée ne soit pas nouvelle ni difficile.
Il s’agit donc aujourd’hui de trouver d’autres manières de travailler avec les collègues, pour que les projets auparavant initiés par le professeur documentaliste seul puissent se retrouver dans le cadre des enseignements de discipline. C’est une réflexion à mener en équipe, en ayant conscience qu’être collaboratif peut s’apprendre par l’expérience, bien sûr, à la condition de vivre beaucoup d’expériences répétées, souvent ratées et non abouties, ou alors que cela peut s’enseigner de manière progressive et concertée. Ainsi, on ne peut pas mettre sans préparation une classe en autonomie, en exigeant une organisation en équipe, une démarche laissée à leur appréciation, l’usage d’un brouillon collaboratif en ligne type framapad, une mise en forme de leurs recherches avec un autre outil collaboratif numérique ou l’organisation d’un oral. Cela semble évident, et pourtant, le seul fait de leur demander de réaliser ce travail très souvent sur leurs heures de liberté est significatif d’une méconnaissance des difficultés induites par toutes les étapes de ces missions éminemment complexes, mais potentiellement fécondes pour les élèves.

On lit que les temps ont changé, que les élèves ont besoin de travailler d’une autre manière, plus libre, plus collaborative. Je ne peux qu’adhérer à ce souhait, ayant dans ma pratique pu observer les multiples intérêts de ces modes de fonctionnement. Mais il faut à mon avis éviter que le corollaire n’en soit le volontariat.
Certains collègues éprouvent aujourd’hui des difficultés à continuer leurs missions obligatoires à destination de tous les élèves. Restons vigilants pour que le fonctionnement d’un CDI « moderne » et « démocratique » (il paraît qu’il faut dire innovant) respecte l’équilibre de ses missions, et que le « facultatif » ne vienne pas au détriment de la formation de tous les élèves.

 

L’élève médiateur, un levier pour la participation et la motivation

Faire participer les lycéens, les amener à être des citoyens actifs au sein de l’établissement et de ses institutions est un défi dans le lycée où j’enseigne. Quand je suis arrivée, il y a presque dix ans, la MDL avait été fermée, faute d’avoir trouvé un fonctionnement, malgré les efforts conjoints de la vie scolaire et de la direction. Depuis, elle a été réouverte après avoir entièrement été réaménagée, mais les élèves continuent à avoir du mal à se sentir responsables du lieu et la cotisation très modeste demandée en début d’année pour en bénéficier est vécue comme un obstacle insurmontable par de nombreux élèves. Rendre l’élève acteur de ses apprentissages est dans ce contexte bien difficile, car leur adhésion aux projets culturels est souvent liée uniquement à l’espoir, ou à la menace, d’une note. Le projet d’établissement, comme le projet documentaire en cours, place la participation de l’élève au cœur du projet pédagogique. Dans ce contexte, nous avons multiplié les actions visant à responsabiliser l’élève et à l’autonomiser en le plaçant dans la position de médiateur avec des résultats évidemment divers. Nous avons repéré plusieurs dispositifs favorisant cette position de médiateurs chez les élèves comme la participation annuelle au salon du livre policier de la ville, à la semaine culturelle organisée au sein du lycée, à des projets européens, ou des usages particuliers du lieu, délégués CDI et mise en place progressive d’un espace de fabrication numérique basée sur un club de programmation. Les modalités de médiation varient selon les projets, les élèves devenant médiateurs pour leurs pairs, pour des élèves extérieurs à l’établissement ou pour le grand public, en fonction des contextes. Cette position proposée aux élèves est évidemment plus ou moins investie, mais les résultats demeurent encourageants en termes d’implication des élèves, de participation à la vie du CDI et devient même dans certain cas un outil pour le raccrochage scolaire.

Délégués CDI

Au cours de ces dix dernières années, nous avons mené de nombreuses expérimentations avec des résultats plus ou moins probants. Parmi les différents projets menés, c’est finalement le plus simple qui a eu le plus de répercussions en termes d’implication des élèves, bien au-delà de nos attentes. En effet, bien que nous soyons deux professeurs-documentalistes, les horaires étendus du lycée et notre implication pédagogique font que nous ne pouvons pas toujours ouvrir le CDI aux élèves soit de manière régulière (aux récréations, à la pause méridienne) soit de façon exceptionnelle quand nos projets nous amènent à travailler en co-animation en classe notamment. L’importance d’horaires d’ouverture réguliers et bien observés est indubitable pour une bonne fréquentation des lieux mais nous ne voulions pas nous priver de travailler hors les murs du CDI, ce qui a aussi des effets pédagogiques pertinents.
Nous avons donc proposé à la direction une variante des dispositifs de délégués CDI courants dans les collèges permettant d’ouvrir le CDI en dehors de la présence des professeurs documentalistes. Il y a eu quelques trépidations mais un test a été accepté avec des Terminales. Il s’agissait de proposer à des élèves, fréquentant régulièrement le CDI et respectueux de son fonctionnement, de se former pendant une heure avec nous, de signer une charte et en échange de pouvoir se faire ouvrir le CDI en notre absence avec au maximum trois autres élèves de leur choix. Cette organisation est rendue possible par la proximité immédiate de la loge et par l’équipement des deux portes du CDI en barre anti-panique. Une fois que les élèves se sont enregistrés dans un cahier à la loge, la porte leur est ouverte sur présentation de la carte de délégué de l’un d’entre eux, puis refermée derrière eux. De cette manière, le délégué n’est responsable que des trois élèves qu’il a choisis. La formation consiste en un rappel des règles de fonctionnement du CDI, de l’explication du fonctionnement de CDIstat et de l’emprunt et du retour de documents via BCDI. Un compte spécifique a été créé ne permettant que ces opérations. A la fin de l’heure, le délégué signe une charte où il s’engage à respecter le fonctionnement normal du CDI et il est pris en photo pour l’élaboration de la carte. Au départ, conçue comme un moyen pour la loge d’identifier les élèves délégués du CDI, cette carte s’est avérée essentielle dans l’implication des délégués qui y voient une reconnaissance. Certains anciens élèves, maintenant dans le supérieur, ont fièrement conservé cette carte de délégué CDI…
Mis en place pour répondre à un besoin pratique d’ouverture du CDI, ce dispositif a eu des répercussions inattendues. Dès le départ, il a très bien fonctionné avec un grand respect des élèves sélectionnés, ce qui a rassuré et la direction et le personnel de la loge. Le dispositif, limité originellement à une dizaine d’élèves de Terminale, a ainsi pu rapidement être étendu et a incorporé des Première.
Il compte maintenant une trentaine d’élèves chaque année qui comprend des élèves identifiés par nos soins en fin de Seconde et des demandes au cours de l’année d’élèves souhaitant entrer dans le dispositif. Dans la mesure du possible, dans cet établissement de huit cents élèves, nous essayons d’avoir deux délégués par classe de Première et Terminale, de préférence ne faisant pas partie du même cercle amical. Les élèves délégués une année demandent systématiquement leur prolongation les années suivantes, que ce soit en Terminale ou jusqu’en BTS, montrant l’appropriation du système. Le premier effet constaté, outre de faciliter l’accès au CDI, a été une augmentation importante de la fréquentation des élèves de Terminale, jusque là peu présents en accueil libre. Un deuxième effet a été un investissement de certains délégués dans la vie du CDI. Plusieurs groupes d’élèves nous ont proposé spontanément de réaliser des expositions et des actions : exposition sur les attentats du Bataclan, collecte de fournitures scolaires pour Haïti, aide au rangement des livres, au montage d’expositions…
D’autres ont pris à cœur leur rôle de délégué en jouant les médiateurs, aussi bien pour faire respecter les règles de vie du CDI par leurs pairs alors que nous sommes présents qu’en intervenant auprès d’élèves lorsque des difficultés surviennent, notamment autour de l’usage du téléphone portable. Enfin, la plupart des délégués prend rapidement l’habitude de proposer à des élèves en-dehors de leur cercle de venir avec eux lorsqu’il leur reste des places, parfois à notre demande pour des secondes fréquentant régulièrement le CDI et souhaitant rester alors que nous fermons, parfois de leur propre initiative lorsqu’ils sont à l’aise dans leur rôle de médiateur. Cela a ainsi créé des réseaux informels interclasses et/ou inter-niveaux lorsque des intérêts communs apparaissaient lors de ces séances, comme le dessin manga ou le jeu vidéo. Nous encourageons évidemment ces initiatives qui mettent en valeur les élèves médiateurs, notamment en leur proposant des ouvrages, des activités et en les amenant à co-animer des ateliers sur leurs intérêts lors de la semaine culturelle de l’établissement.
Cette reconnaissance par les pairs comme par les professeurs-documentalistes d’un statut particulier de médiateur est un élément important pour certains de ces élèves et contribue à leur assiduité dans l’établissement tout au long de l’année. En effet, un dernier effet induit par ce dispositif que nous avons pu constater est d’aider des élèves en raccrochage scolaire. Nous accueillons, sur demande de la vie scolaire et selon un emploi du temps fixé en commun, certains élèves en difficulté avec le système solaire en leur offrant la possibilité de venir au CDI, le temps de reprendre l’habitude de venir régulièrement au lycée. Le CDI joue alors le rôle d’un lieu de transition pendant une durée plus ou moins longue, et nous les accompagnons le temps de réfléchir à leur orientation, de rattraper les cours et de reprendre des habitudes scolaires en travaillant sur le lire-écrire. Nous proposons systématiquement à ces élèves d’être délégué CDI à l’issu de cette période car le lieu devient pour eux un point d’ancrage nécessaire alors qu’ils reprennent les cours, et parfois un refuge lorsque les difficultés surviennent à nouveau. Leur familiarité avec le CDI leur permet d’assumer progressivement un rôle de médiateur et nous les encourageons en leur demandant au fur et à mesure, en restant attentif à leurs réactions, des petits services : assurer le rôle de délégué CDI le temps pour l’un d’entre nous de réaliser des photocopies, assurer l’accueil des élèves pendant que nous faisons cours, faire les retours d’emprunt… Lorsqu’ils ne changent pas d’établissement, ils sont volontaires l’année suivante pour être délégué CDI et leur position de médiateur semble leur permettre une meilleure intégration dans la classe et une meilleure assiduité. Il ne s’agit que d’un ou deux élèves par an dans ce cas particulier mais d’autres délégués profitent aussi de cette sociabilisation induite par la possibilité d’ouvrir le CDI à leurs pairs.
Il faut cependant nuancer ces résultats car il convient de mentionner que de rares élèves, pourtant très présents au CDI, refusent la proposition, ne souhaitant pas endosser la responsabilité de délégué CDI. D’autres élèves délégués CDI ne l’acceptent que pour eux et leurs amis proches et ne s’investissent pas plus. Dans tous les cas, le dispositif n’a pas connu en quatre ans d’existence de dysfonctionnement, et il est exceptionnel de devoir intervenir auprès de ces élèves pour rappeler l’une ou l’autre des règles de fonctionnement du CDI lorsque nous sommes présents. La proposition d’être délégué CDI semble être généralement vécue comme un privilège et une reconnaissance par les élèves au-delà de l’intérêt de bénéficier du lieu en notre absence. Le rôle de médiateur des délégués CDI, quel que soit le degré d’investissement de l’élève, renforce leur appropriation du lieu et par extension du lycée.

Os court  et oscar

Positionner l’élève comme médiateur ne fonctionne pas seulement dans le cas de relation individuelle comme avec les délégués CDI mais aussi dans le cadre de groupes pédagogiques pour les impliquer dans des projets culturels. En effet, nous sommes très investis dans l’accompagnement personnalisé en Seconde, en travaillant seuls avec un groupe de chacune des sept classes. Nous participons aussi régulièrement en co-animation en AP en Première, en fonction des projets menés. Un des points forts de l’année est le salon PolarLens fin mars, lors duquel nous accueillons au lycée un auteur et pour lequel nous proposons des expositions et des interventions en fonction du thème fédérateur, depuis maintenant quatre ans. Chaque projet proposé aux élèves le positionne comme médiateur soit pour le grand public qui vient au salon, soit pour les élèves de primaire de la ville qui y participent.
Ainsi, l’an dernier, un partenariat avec la médiathèque locale a amené un groupe à créer des outils de médiation numérique autour de l’album choisi dans le cadre du PEAC des écoles primaires de la ville, Os Court de J.-L. Fromental et J. Jolivet. Les élèves étaient chargés de créer des programmes sous Scratch permettant aux primaires de mieux comprendre le déroulement de cette enquête sur un voleur d’os dans une ville de squelettes pour en saisir le dénouement. Grâce au matériel disponible dans notre fablab enconstruction, ils ont pu utiliser des cartes makey-makey qui permettent par simple contact sur des matériaux conducteurs de déclencher des actions dans un programme. Le but était de réaliser un squelette interactif permettant au fur et à mesure de la lecture d’identifier les os volés pour comprendre que le voleur tentait de reconstituer un squelette entier. Sur le même principe, une variante squelette du Dr Maboul permettait de se placer du côté du voleur. Les élèves de Seconde ont eu ainsi à comprendre l’album, le scénariser, réaliser un programme de jeu pour chacun des deux outils, concevoir le produit final puis lors d’une visite au FabLab des Mines de Douai le réaliser. Le projet était complexe, demandait de nombreuses compétences et les élèves ont eu du mal à s’imaginer le résultat attendu. La visite de la directrice de la médiathèque a été un tournant conférant une réalité au projet, montrant qu’il suscitait une attente. A partir de là, deux conséquences sont apparues : certains élèves peu désireux de travailler ont baissé les bras alors que les autres, conscients qu’ils allaient réellement devoir présenter leurs outils de médiation à une dizaine de classes pendant deux jours, se sont investis dans la finalisation des outils. Le programme a été terminé par un élève en partie sur son temps personnel, d’autres ont commencé à câbler le squelette et le Dr Maboul en cours. L’appel à volontaires pour présenter pendant une demi-journée ce travail et faire la médiation auprès des scolaires à recueilli un accueil mitigé malgré l’insistance de la directrice de la médiathèque. En effet, les élèves ont eu peur de se lancer en public et il a fallu rassurer.
Les élèves qui ont participé au final n’étaient pas forcément les plus investis dans la réalisation mais ceux qui disposaient d’un réseau amical plus construit, avec une inscription en duo ou trio. Des conversations un an après avec ces élèves montrent bien le ressenti autour de cette position de médiateur : une très grande angoisse face à la responsabilité et la nécessité de se mettre en avant, et une satisfaction à l’avoir surmontée. Il est à noter que plusieurs d’entre eux sont maintenant délégués CDI.

Bibliobornes

Un autre exemple de ce ressenti a pu être constaté lors d’un projet en Première STMG où, toujours pour le salon PolarLens, il leur a été proposé de se constituer en mini-entreprise pour réaliser une borne interactive présentant des nouvelles de l’auteur invité au lycée, Jérôme Leroy. Cette activité a eu lieu en co-animation en AP avec un professeur d’éco-droit et un de français pour chacune des deux classes concernées. Chaque demi-classe devait concevoir une borne interactive à partir d’un cahier des charges qui leur donnait le public, l’usage, les dimensions maximales, le phasage du projet et la date de livraison pour le salon. Cette année-là, c’était un public particulièrement difficile et la mise au travail a été longue, les élèves ne croyant notamment pas à la réalité du projet et des sorties prévues dans ce cadre. Heureusement, dès les premières séances, quelques élèves se sont appropriés l’activité dans chacun des groupes, sauf un qui a été retiré du dispositif suite à un refus concerté de participer. Dans un autre groupe, il a fallu faire signer un « contrat de travail scolaire à durée déterminée » sur la base d’un CDD pour parvenir à engager leur responsabilité. Une fois cette première phase passée, et une fois les rôles répartis, un tiers de chaque groupe s’est pleinement investi dans le travail, tandis que les autres suivaient

L’auteur jérôme Leroy nous a fait l’honneur de tester l’une des bibliobornes !

le mouvement. Il est à noter que ce ne sont pas, là encore, les meilleurs élèves qui se sont investis les premiers mais plutôt des élèves en difficulté qui ont adopté là une position de leader positif. La phase de réalisation des maquettes a été la plus intéressante, avec les problèmes d’échelle, de faisabilité et d’ergonomie à résoudre par les élèves. Faute de temps, les plans définitifs n’ont pas été réalisés par les élèves mais ceux qui étaient investis dans le projet ont eu plaisir à aller au FabLab des Mines de Douai pour les produire. Dans ce contexte particulier, ils se sont remarquablement bien tenus et certains se sont même révélés, une fois la scie sauteuse ou le cutter en main. Par la suite certains sont même venus sur leur temps de permanence aider aux finitions, ponçage, montage, mise en place du câblage… Il faut noter qu’habituellement, les élèves de STMG fréquentent très peu le CDI, préférant la permanence, la MDL et, les jours de beau temps, sortir du lycée dès qu’ils ont un moment de liberté. Les trois bibliobornes ainsi réalisées ont ainsi été livrées à temps pour le salon et ont très bien résisté aux visiteurs, en l’absence de surveillance et de médiation particulière. Elles ont été réutilisés pour d’autres projets depuis. Deux éléments viennent valider cette volonté de positionner les élèves comme médiateurs, d’une part le constat d’un des professeurs d’éco-droit d’une reconnaissance de l’intérêt de l’AP et d’une plus grande crédibilité après ce projet et d’autre part le fait qu’un autre groupe de ces élèves, par un concours de circonstances, a attendu patiemment un vendredi trois heures en permanence avant leur rencontre avec l’auteur, ce qui peut être considéré comme un exploit au vu des problèmes d’absentéisme que posait cette classe… Une dizaine d’élèves ont ainsi été mis à l’honneur pour leur implication dans le projet, dont certains avaient par ailleurs des conseils de discipline à leur actif. Certains m’ont demandé à la rentrée suivante pourquoi on ne refaisait pas un nouveau projet avec eux…. Ce bilan positif ne doit pas cacher les difficultés rencontrées, l’énergie consommée à porter le projet ni le fait qu’une grande partie des élèves a eu un comportement passif. Enfin les améliorations constatées dans les comportements n’ont malheureusement pas tenu dans le temps.

 

Ces expériences, sélectionnées parmi d’autres actions culturelles réalisées, montrent bien comment la position de médiateur peut être un levier de participation et d’implication des élèves tout en montrant les limites de l’exercice. La première difficulté est probablement la quantité d’énergie à mettre en œuvre et l’optimisme dont il faut faire preuve pour s’engager auprès des partenaires pour des élèves que nous ne connaissons souvent pas encore lorsque nous proposons des actions. Comme pour tout projet culturel, il faut pouvoir encadrer le projet à chaque étape autant pour respecter des délais que pour rassurer les élèves. L’accompagnement est vital pour permettre aux lycéens de s’approprier la position de médiateur en laissant suffisamment de liberté dans la réalisation d’une médiation dont la finalité a été construite en amont. La difficulté est de rendre réelle aux yeux des élèves, dès le début de l’activité, l’action de médiation auprès du public choisi. En fin de projet, il est important d’accepter les maladresses des productions d’élèves et les déviations de l’idée initiale, car il ne peut y avoir d’appropriation sans transformation, ni de médiation à partir d’un support trop étranger. La richesse de ces projets vient justement de leur adaptation par les élèves quand on a obtenu leur participation active. Malgré tout l’intérêt des projets proposés, leur ancrage dans le réel, l’enthousiasme que nous y mettons, il faut garder à l’esprit que la position de médiateur ne sera pas prise par tous, ni par tous de la même façon. Mais si des élèves ont été amenés à s’investir, qu’ils se sont sentis valorisés, n’est-ce pas l’essentiel surtout pour ceux qui habituellement ont du mal à être scolaires ?

Les TraAm documentation, lieux de pratiques participatives

Des pratiques participatives à plusieurs niveaux

Au niveau national, des relations de confiance entre les expertes et les référents académiques

Chaque année, les TraAM documentation comportent des groupes d’académies nouvelles et d’autres plus expérimentées. La réunion entre les expertes et les référents des groupes académiques en début d’année scolaire est importante pour souder l’équipe et expliciter les attendus. Ensuite, de nombreux échanges ont lieu par mail, visio-conférence et téléphone. Les expertes et référents expérimentés sont attentifs à créer un climat détendu et confiant tout au long de l’année, ce qui s’avère essentiel pour la réussite du projet, afin que chacun ose partager ses difficultés, interrogations, déceptions, idées de développement. Cette relation de confiance entre les différents coordonnateurs se traduit par la liberté offerte aux référents et membres des groupes académiques de proposer de nouvelles façons de fonctionner. C’est en cela que les TraAM peuvent être véritablement considérés comme une pratique participative, dans le sens où les membres peuvent influer sur l’organisation du dispositif. A titre d’exemple, cette année P. Chambaud (référente TraAM Documentation pour la Guyane) et L. Lemoine (référente TraAM Documentation pour Nancy-Metz) ont pu réaliser une enquête auprès de différents référents et experts des autres TraAM au sujet de la collaboration interacadémique, et publier un document proposant des pistes d’amélioration quant à son organisation : « 1001 façons de constituer une équipe interacadémique »1.
Selon la thématique de l’année, nous proposons également des projets ouverts aux professeurs documentalistes qui ne participent pas officiellement aux TraAM. Cette année, l’initiative #ouvronsnosCDI2 – inspiré de #ouvronsnosclasses de Prim à Bord – a été impulsé par Caroline Soubic et Géraldine Mocquais (Nice) ainsi que par Caroline Vernay (Orléans-Tours). Elle permet de partager sur Twitter ou Instagram son expérience de réaménagement d’espaces info-documentaires. L’objectif est de créer une banque d’images collaborative pour enrichir les réflexions de chacun sur ce sujet.
Enfin, il est possible de suivre l’avancée des TraAM Documentation tout au long de l’année grâce aux publications régulières sur Eduscol Documentation, mais également sur Twitter grâce au hashtag #TraAMDOC.

Au niveau inter-académique, des équipes qui mutualisent et/ou co-construisent

Au premier trimestre, chaque membre des TraAM Documentation est associé à des membres d’autres académies pour former des équipes de 2 à 6 membres. Chaque équipe est incitée à réaliser une production commune de son choix, pour développer une réelle collaboration. Mais c’est à ce niveau (équipes inter-académiques) que les pratiques collaboratives et participatives sont les plus difficiles à réaliser, pour de multiples raisons : décalage de calendrier, projets et objectifs finalement trop éloignés les uns des autres, manque de communication, manque de temps.
Ad minima, chacun informe les autres membres de son équipe de l’avancée de son projet. Le plus souvent, les collaborations consistent en une mutualisation des ressources théoriques, outils numériques utilisés et partages de réflexions, généralement riches et appréciés des participants. Ce type d’échanges peut conduire à une petite production commune pour rendre lisibles ces mutualisations. Dans le meilleur des cas, on assiste dans les équipes à de véritables co-constructions d’envergure : un scénario écrit à plusieurs mains et testé dans différents établissements, des projets impliquant des communications entre les élèves de plusieurs établissements, des «guides pratiques » détaillés ou des articles réflexifs poussés, etc.
La qualité des collaborations inter-académiques dépend de nombreux facteurs. Elles sont plus ou moins facilitées selon la thématique de l’année, la priorité donnée au travail dans l’académie, de l’intérêt pour la production commune que chaque équipe décide de créer, de la présence d’un membre moteur dans l’équipe… En fonction de ces facteurs, ces collaborations peuvent être vécues comme chronophages et superflues par certains, tandis que d’autres vont considérer qu’il s’agit-là du plus grand intérêt des TraAM Documentation.

Au niveau académique, des échanges internes efficaces et une recherche d’ouverture

Si les collaborations inter-académiques s’avèrent quelques fois difficiles, le travail mené au sein des groupes académiques est toujours efficace. Ces échanges permettent le développement des compétences professionnelles de chaque membre car il s’agit généralement d’un groupe moteur en documentation au sein de chaque académie.
A Nancy-Metz, nous sommes attentifs depuis la création du groupe TraAM Documentation à développer des liens avec d’autres dispositifs académiques : le groupe comporte des chargés de mission de la DANE (Délégation Académique au Numérique Éducatif ), un membre du CLEMI (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information), et des intervenants en formation continue. Nous tentons chaque année d’impulser des collaborations avec ces différents services en fonction de la thématique annuelle. A titre d’exemple, cette année, nous avons créé une présentation interactive3 explicitant les différentes réflexions et ressource du groupe sur le thème des espaces participatifs actuels (fablabs, makerspaces, tiers-lieux…) ainsi que sur la méthode du Design Thinking. Cette présentation a été intégrée au parcours M@gistère « Vers des 3C solidaires », ouvert à l’inscription pour tous les professeurs-documentalistes de l’académie. De même, le groupe TraAM Documentation a été à l’initiative d’une rencontre de tous les enseignants impliqués dans les différents TraAM de l’académie, rencontre organisée par la DANE et reconduite les années suivantes.
Mais c’est le manque de temps des membres du groupe TraAM Documentation de Nancy-Metz  qui est la plus grande difficulté de ce mode de fonctionnement : en effet, la plupart d’entre nous étant impliqués dans d’autres dispositifs académiques, nous ne pouvons donner plus d’ampleur aux projets TraAM ou développer les collaborations extérieures, ce qui peut engendrer une certaine frustration.

Freins et leviers

On retrouve dans les TraAM Documentation les mêmes avantages et inconvénients que dans d’autres pratiques participatives ou collaboratives, mais les plus-values sont réelles en termes de motivation, de créativité, d’échanges et d’ouverture professionnels.

Des difficultés d’organisation 

Les principaux inconvénients sont surtout prégnants dans la collaboration inter-académique, même si on peut les retrouver dans une moindre mesure à d’autres niveaux : la liberté offerte par les TraAM Documentation amène par moment un fonctionnement flou et fluctuant, qui peut déstabiliser les nouveaux membres et les nouveaux référents. La première participation peut être difficile, on ne comprend pas immédiatement ce que l’on vient d’intégrer et comment y trouver sa place, alors même qu’il faut s’adapter au rythme de travail soutenu tout au long de l’année. L’implication, les projets, les objectifs et le calendrier de chacun sont souvent très différents, ce qui peut nuire fortement aux différentes collaborations. Cela aboutit parfois à quelques collaborations artificielles, peu porteuses de sens.
Les non-participants peuvent également avoir des difficultés à s’approprier les résultats des travaux car les TraAM Documentation impliquent une cinquantaine de personnes, qui publient des productions variées tout au long de l’année, sur différents canaux de diffusion. Il est parfois compliqué de s’y retrouver quand on ne fait pas partie du dispositif.

Un fonctionnement néanmoins efficace

Malgré ces éléments à prendre en compte, la très grande majorité des participants y voit beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients : la confiance et la grande liberté d’action des TraAM est une réelle plus-value. Ce climat particulier est source de grande motivation et de créativité. Nous ne savons jamais à l’avance quel sera le point fort des TraAM Documentation : les projets en établissements, les collaborations intra ou inter-académiques, le travail entre experts et référents, ou la diffusion des travaux… C’est différent chaque année. Nous sommes dans un partage d’expérimentations qui peuvent prendre des directions imprévues au fur à et mesure des échanges et de l’avancée des travaux.
La nécessité d’expérimenter concrètement nos projets au sein de nos établissements est très efficace : on retrouve le principe du « learning by doing », renforcé par les échanges avec les autres membres sur nos projets. En effet, ces discussions et productions nous poussent à intellectualiser nos pratiques, à rechercher des ressources théoriques, à expliciter nos choix pour que les autres comprennent nos objectifs et questionnements. Le partage de réflexions autour d’une thématique commune est indéniablement un point fort des TraAM Documentation.

Une ouverture professionnelle

De façon plus générale, les TraAM Documentation permettent l’ouverture de chacun car nous intégrons un réseau, voire des réseaux, avec toute la richesse que cela implique. C’est en cela que nous pouvons faire un parallèle avec la notion de communauté que l’on retrouve dans d’autres pratiques participatives : les TraAM sont basés sur l’implication et la créativité de ses membres. Grâce à ceux-ci, nous nous rapprochons de nombreux professeurs-documentalistes passionnés, qui sont des sources de soutien, d’émulation et de motivation. Et nous pouvons les rencontrer ou les solliciter à d’autres occasions et dans d’autres dispositifs.
Cela permet également de mieux connaître les orientations, le fonctionnement, les personnes et les ressources des services liés aux TraAM (DNE –  direction du numérique pour l’éducation -, formation continue, salons éducatifs, partenaires de l’Éducation Nationale…) : toutes ces informations donnent plus de cohérence à nos projets. Enfin, et ce n’est pas négligeable, cela nous fait sortir de notre CDI. C’est une ouverture importante qui contribue au maintien de notre motivation pour notre métier.

Etudes et d’expérimentations du groupe Nancy-Metz

Les TraAM 2016-2017 : « Créativité et coopération en documentation »

La thématique des TraAM 2016-2017 « Créativité et coopération en documentation » a initié le travail collectif autour des pratiques participatives du groupe de Nancy-Metz. Nous avons cherché à développer l’engagement, l’expression, la confiance en soi, l’empathie, et l’ouverture d’esprit chez les élèves, via des expérimentations concrètes.
Une des pistes de travail concernait la diversification des productions proposées aux élèves à travers la création d’anaglyphes pour un festival de BD. L’une d’entre nous a travaillé sur la coopération dans un projet de construction d’un jeu de société impliquant de nombreuses classes et de nombreux adultes de son lycée. L’organisation des média scolaires en groupe collaboratif et/ou coopératif a également été interrogée, notamment à la manière d’une micro-société. Enfin, l’implication des élèves dans la vie du CDI et des espaces de vie scolaire a permis de se questionner sur les pratiques participatives que l’on pouvait mettre en place dans les établissements au quotidien : pour la restructuration d’un espace du CDI en lycée, la professeure documentaliste a utilisé la démarche des Biblio-remix afin d’impliquer les élèves dans ce réaménagement, et dans un collège une bibliothèque solidaire et un club « assistants CDI » ont été développés.
Le groupe a publié les expérimentations de chacun, mais également les échanges interacadémiques sous la forme d’articles réflexifs, car les réflexions partagées sur les thèmes de la créativité et de la coopération/collaboration ont été particulièrement riches cette année4.

Les TraAM 2017-2018 : « repenser l’espace existant du CDI pour répondre aux besoins des usagers »

Pour faire le lien avec nos travaux de l’année précédente et en amont de la mise en œuvre de nos projets personnels, nous nous sommes interrogés sur les points communs des différents espaces créatifs et participatifs existants : fablabs, makerspaces, tiers-lieux…. Nous avons cherché à identifier des objectifs, valeurs et démarches communes, et avons publié un article à ce sujet sur le site académique de la Documentation de Nancy-Metz5.
Le Design Thinking, qui permet d’impliquer les usagers dans toutes les étapes d’un projet, est la méthode proposée dans la thématique de l’année pour repenser les espaces existants du CDI. Cette méthode a l’avantage de permettre de réellement prendre en compte l’expression des besoins, envies, idées de la communauté éducative dans la redéfinition des espaces info-documentaires.
Chaque membre du groupe de Nancy-Metz a utilisé le Design Thinking tout en l’adaptant à son projet, pour permettre aux élèves d’imaginer un CDI idéal, redessiner le plan d’un futur 3C en vue d’un regroupement de deux collèges, réaménager des « bulles » existantes pour en faire des espaces multi-usages, imaginer de nouveaux espaces physiques, réaménager des espaces existants, interroger le rôle et l’équipement numérique dans l’établissement, réfléchir sur la complémentarité des différents espaces de vie scolaire. Le compte-rendu de ces expérimentations est disponible sous forme d’une présentation interactive sur le site académique de la Documentation de Nancy-Metz6.
Cette redéfinition des espaces en utilisant la méthode du Design Thinking a été particulièrement intéressante : nos travaux nous amènent à nous questionner sur le rôle à venir de nos CDI, mais interrogent également celui des autres espaces de vie scolaire, ainsi que l’aménagement de tous les espaces de l’établissement pour favoriser la créativité, la collaboration et l’engagement des élèves dans leurs apprentissages et dans leur quotidien scolaire. On retrouve ce questionnement dans les TraAM arts plastiques 2017-2018, dans les dispositifs nationaux Archiclasse7 ou #ouvronsnosclasses de Prim à Bord, ou encore dans des démarches partagées comme l’aménagement flexible en maternelle et primaire ou les biblio-remix.
Ces travaux interrogent aussi nos pratiques en tant que communauté éducative : la plupart d’entre nous n’a pas eu de difficulté à mobiliser les élèves, mais les autres membres de cette communauté ont été peu impliqués. De plus, les élèves ont majoritairement évoqué des besoins et envies qui dépassaient le strict cadre du CDI et de ses missions actuelles.
Afin que l’expression des élèves dans les collèges et lycées soit vraiment prise en compte et suivie d’effets concrets, il nous importera dans les années à venir de réfléchir à la sensibilisation de tous les acteurs des établissements scolaires à l’idée de communauté, et par là même de Communs, pour que tous agissent en fonction.

Le partage des savoirs, tendre vers la réciprocité

Chaque année, l’accent est mis sur un thème car je considère qu’il faut se donner le temps de faire les choses correctement pour ancrer les apprentissages de façon durable chez les élèves. Le thème cette année est la biodiversité, car il semble cohérent avec l’idée des Communs et les valeurs de l’établissement dans lequel j’évolue : un collège de 420 élèves situé dans le Tarn et Garonne. Retour d’expérience sur une année de bio-partage !

Saisir les opportunités qui se présentent à nous

Nous entendons, par événement, « tout fait d’une importance notable pour un individu ou une communauté humaine qui s’insère dans la durée » conformément à la définition du Cnrtl2. Quelques exemples concrets illustrent comment des savoirs partagés par les élèves ont contribué à construire le CDI tel qu’il est aujourd’hui.

Ecosia au CDI

Alors que je venais tout juste d’afficher le thème de l’année au CDI, un élève de 5e m’interpelle sur ma connaissance du moteur de recherche Ecosia, lequel reverse une partie de l’argent récolté grâce aux publicités à des associations ou organismes qui plantent des arbres partout dans le monde : « Il faudrait le mettre sur les ordinateurs du CDI ! ». Il n’en fallait pas plus que son apostrophe pour lui voir confier l’installation sur la page d’accueil du navigateur du CDI et la création d’une affiche pour expliquer la démarche d’Ecosia aux élèves. Il fut également chargé de présenter le moteur de recherche aux élèves qui se poseraient des questions en voyant apparaître sous leurs yeux un écran inhabituel.
D’abord interloqués, les autres élèves s’habituent petit à petit à ce nouvel outil. Ils transmettent ensuite à leur tour les connaissances qu’ils ont apprises, et certains affirment fièrement avoir incité leurs parents à l’utiliser. Les discussions autour des avantages et des inconvénients des moteurs de recherche, des algorithmes permettant d’afficher les résultats, sont ouvertes ! Et c’est ainsi que l’idée d’un élève lancée à la volée a permis d’induire une prise de conscience que chacun peut s’engager en faisant des choix réfléchis.

La cabane de lecture

Le lundi entre 13 h et 14 h, trente élèves de 6e, volontaires, rejoignent le CDI pour un atelier mené avec une professeure de français. L’objectif de départ est volontairement large : lire et écrire. Nous proposons la lecture de la nouvelle de Jean Giono « L’Homme qui plantait des arbres », puis, laissons libre cours à l’imagination des élèves. Certains adaptent la nouvelle en album, d’autres effectuent un montage vidéo, d’autres encore réalisent un décor en 3D. Au fil des semaines, les objectifs glissent. Notre atelier devient un espace où l’on discute, on échange et on fabrique. Fleurs en origamis ou décors en 3D façon pop-up pour illustrer nos lectures, arbres de la connaissance en papier pour fixer des savoirs grammaticaux… L’idée émerge alors de créer une cabane de lecture dans le CDI. Il faut donc trouver les matériaux (du carton à recycler), trouver son emplacement dans l’espace CDI, faire en sorte qu’elle tienne un certain temps sans tomber. Il faut aussi la décorer. Des élèves ramènent des cartons, d’autres du tissu pour faire de beaux tapis de sol. On s’y met à tous pour construire les fondations. C’est notre œuvre commune ! Chose extraordinaire, les élèves, de la 6e à la 3e, qui n’ont pas participé au projet de construction au départ adoptent et s’approprient tout autant la cabane. Ils dessinent à l’intérieur, écrivent des citations et aiment s’y retrouver pour lire ou faire des jeux de société. Lorsque nous demandons aux élèves ce qu’ils ont appris au cours de cet atelier et ce qu’ils ont apprécié, leurs réponses se répondent : « on a appris à recycler », « à fabriquer et décorer la cabane » ; « on a appris à travailler en équipe », « à se répartir les tâches » et « on s’entraide ». « On a beaucoup travaillé mais en parlant, en s’amusant et en faisant les activités qu’on voulait ». Ce qui ressort nettement c’est que les élèves ont co-construit l’espace CDI, qu’ils ont échangé des savoirs pour atteindre les objectifs qu’ils s’étaient fixés. On constate que les groupes se forment, pas seulement par affinités, mais surtout par souci d’aboutir, de réaliser concrètement quelque chose qui est amené à durer.
Aujourd’hui se pose la question de la pérennité de cette cabane. Allons-nous la détruire au mois de juin pour construire quelque chose de nouveau l’année prochaine ? Allons-nous la maintenir ? Nous allons imaginer des solutions pour décider ensemble de son avenir. En attendant, le projet lecture-écriture évolue encore. Certains élèves ont décidé de rejoindre la cour de récréation et ont quitté l’aventure. D’autres ont choisi d’évoluer vers des discussions plus philosophiques liées à la place de l’être humain dans la nature. Chaque lundi, ils se réunissent autour de la cabane, forment un cercle et proposent de courtes lectures sur lesquelles ils réagissent à partir de questions posées par le professeur ou les camarades. D’autres, enfin, ont décidé de créer un jeu vidéo sur le thème de la biodiversité. Ils ont organisé seuls leur petite communauté en se répartissant les tâches : le spécialiste du codage, le spécialiste du moteur de jeu, Unity, qui leur permet de créer l’univers dans lequel ils souhaitent développer le jeu, le spécialiste du dessin 3D sur PC pour imaginer un logo (il utilise le logiciel 3D Slash3), et les scénaristes. Pour aller encore plus loin dans leur démarche, ils n’ont pas hésité à demander de l’aide à un élève de 5e qui connaissait déjà bien Unity.

Partager des savoirs

Lors des premières séances d’EMI avec les élèves de 6e, nous avons décidé de partager des photos, textes ou sons, témoins de la biodiversité autour de nous. Après avoir réfléchi à l’outil du web qui allait nous permettre de réaliser cet objectif dans les meilleures conditions, il fallait passer à l’action : observer la nature autour de nous, prendre des photos, enregistrer des sons et les partager sur un Padlet4 prévu à cet effet. Nous avons commencé par expliquer la procédure d’insertion de documents sur Padlet en utilisant le site Pixabay5. Les licences Creative Commons6 étaient ainsi abordées. Puis naturellement, les élèves ont émis le souhait d’introduire des photos de leurs animaux de compagnie, puis ce sont les fleurs de leur jardin, les images de leurs vacances (uniquement des paysages, aucun être humain), leur environnement proche, qui ont été pris en photo et partagés. Après une interruption pendant les mois d’hiver où la nature se repose, le printemps est à nouveau l’occasion d’alimenter notre base. Je constate, lorsque j’évalue oralement et collectivement ce dont les élèves se souviennent à la fin de leur année, que les mots-clés biodiversité, Padlet, Pixabay et licence Creative Commons arrivent en bonne place. Certains remarquent que des articles ou manuels scolaires utilisent les licences Creative Commons. Cet espace virtuel fleuri du CDI est complété par des branches d’arbres dans l’espace physique du CDI. Celles-ci accueillent photos, textes ou créations diverses des élèves autour du thème de la biodiversité. Cet arbre est situé au pied de la cabane de lecture.

Quelle posture adopte le professeur ?

De l’observation

Tout au long de l’année, j’ai observé les élèves dans les différentes activités citées plus haut. Je les ai vu s’enthousiasmer, s’engager, se décourager aussi parfois. Je me suis demandé comment les évaluer pour valoriser leur implication dans les bulletins scolaires. Des discussions riches se sont invitées en salle des professeurs concernant certains élèves qui se révèlent dans ces activités. Au fur et à mesure qu’elles se développaient, j’ai observé la mise en œuvre de compétences et de capacités chez les élèves qui méritent d’être explicitées.
Les élèves qui offrent des savoirs sont capables d’aller vers l’autre (adulte ou pair) pour proposer ou défendre une idée ; de s’exprimer (le plus souvent à l’oral) pour présenter une idée et la défendre, de prendre la parole dans un groupe et de maintenir l’attention de celui-ci pour expliciter leur savoir, d’écouter l’autre, de reformuler certaines choses pour améliorer la compréhension. Ils sont également capables de communiquer par écrit pour présenter un atelier, et organiser des inscriptions (planning, affichage et communication).
Les élèves qui reçoivent des savoirs se trouvent capables d’exprimer le fait qu’ils n’ont pas de connaissance sur le sujet, qu’ils souhaitent apprendre. Ils sont également capables de développer de l’attention lorsqu’un de leurs pairs leur présente un savoir, de faire preuve de curiosité en posant des questions pertinentes pour améliorer leur compréhension, et même de faire le lien avec des disciplines scolaires, des éléments vus en cours.
De manière générale, on s’aperçoit que les élèves qui participent aux activités de fabrication concrète d’objets (origami, tricotage, couture, recyclage…) évoquent le lien avec un membre de leur famille. Ils s’inscrivent, en participant à ces activités, dans une histoire familiale. Ils sont alors capables de faire appel à des souvenirs d’enfance, soit parce qu’ils ont participé à la fabrication de l’objet soit parce qu’ils ont vu un membre de leur famille le faire.

De la volonté d’apprendre des élèves

Tout au long de l’année, j’ai moi-même beaucoup appris. Détrompez-vous, je ne mange pas particulièrement bio, mon potager ne donne pas de légumes aussi beaux que je le voudrais, je ne suis pas adepte du zéro déchet… Mais travailler avec les élèves sur le thème de la biodiversité m’a mené à m’intéresser à des choses nouvelles : la permaculture, le dérèglement climatique, le sort des abeilles… et même les bonsaïs, passion de l’un de nos élèves, qu’il tient de son grand-père.
De la même manière, les formes de pédagogie (pédagogies actives, coopératives notamment) qui étaient en jeu lors de ces activités m’ont interrogée. J’ai essayé d’en savoir plus. J’ai découvert le livre inspirant du sociologue du travail Michel Lallement, L’Âge du faire (cf. encadré). J’ai ainsi compris que trop de contraintes pouvaient annihiler les projets. On tend souvent à vouloir tout préparer, tout contrôler. Tout est minuté, calculé, alors que le simple plaisir de « fabriquer presque n’importe quoi7 » ensemble suffit parfois à créer des choses extraordinaires.
Enfin, grâce à ma rencontre avec Claire Hébert Suffrin8 lors d’une conférence, j’ai cherché toute l’année à tendre vers la réciprocité des échanges de savoirs, pour n’exclure personne. Tout le monde sait quelque chose et peut le partager. C’est au cours de discussions avec les élèves que l’on connaît les talents qu’ils développent. Souvent, ils sont prêts à en parler et à les partager. Quant à moi, j’ai longtemps réfléchi à ce que je pouvais partager comme savoirs autres que scolaires. Jusqu’au jour où la surveillante du collège, responsable d’un atelier loisirs créatifs, est venue me voir pour un problème d’emploi du temps, me demandant si je pouvais accueillir les élèves inscrits entre 13 h et 14 h au CDI avec les autres. Et j’ai ainsi trouvé la solution ; je partagerai des savoirs familiaux : tricoter et crocheter. Ce fut loin d’être simple au départ… mais au final, cette expérience personnelle m’a permis de comprendre que cet engagement revêt une part d’intimité non négligeable qu’il faut accepter de dévoiler. Les élèves ont reçu cette offre de savoir avec enthousiasme. Pour l’anecdote, j’ai même dû racheter des aiguilles ! Ce fut l’occasion de tisser des liens plus étroits avec les élèves qui tendent par là même à évoquer plus facilement ce qu’ils vivent au sein du collège ou à l’extérieur. Le CDI est alors un espace où l’on s’apaise, une sorte de cocon entre les salles de classe, la cour de récréation et le monde extérieur.

 

Toutes ces activités impliquent une réflexion approfondie et essentielle sur la manière de gérer le temps (temps d’accueil des élèves, temps des apprentissages dirigés ou non…), le pouvoir d’agir que l’on donne à chacun de nos élèves et donc notre propre posture enseignante, que l’on peut envisager différemment dès lors qu’on l’aborde au prisme de la philosophie des Communs de la connaissance.

CDI-remix et pédagogies participatives

La pratique d’un lieu confirme son existence et assoit son usage. Difficile pour les élèves et pour les collègues de l’utiliser et de s’y sentir à l’aise s’ils n’ont pas leur mot à dire sur son évolution, ses acquisitions ou son usage lors de cours, d’accueil ou de réunion. Et pourtant il est difficile de partager la gestion de ce lieu tant les contraintes à prendre en compte sont nombreuses. À la fois matérielles – concernant le budget, les règles de sécurité – et psychologiques – la vision de ce que doit être le CDI selon les différents acteurs de l’établissement. La circulaire de mission assoit d’ailleurs le professeur documentaliste dans un rôle de « responsable du CDI, du fonds documentaire, de son enrichissement, de son organisation et de son exploitation ». Et d’ajouter : « le professeur documentaliste pense l’articulation du CDI (et son utilisation) avec les différents lieux de vie et de travail des élèves (salles de cours, salles d’étude, internat) en lien avec les autres professeurs et les personnels de vie scolaire ». La question est donc celle de l’articulation entre notre rôle de gestionnaire et notre rôle de médiateur et d’enseignant via le CDI. Il s’agit, par le partage, d’amener à une compréhension du lieu et à une compréhension du vivre en société. Comment utiliser le CDI comme un espace didactisé servant à initier aux pratiques participatives ? L’expérience de CDI-remix permet d’apporter une réponse à cette question.

Retour d’expérience

Avant de présenter plus précisément la démarche de CDI-remix que nous avons effectuée, il faut la replacer dans un contexte particulier. Notre collège est un établissement classé en zone d’éducation prioritaire, avec des élèves parfois éloignés de la lecture. Le CDI est très fréquenté, mais ses collections sont mal connues. Les élèves de 6e n’avaient pas d’IRD ou équivalent dans leurs emplois du temps l’année où nous avons monté le projet. Avec la collègue de français, nous avions pour ambition, par le partage et la participation des élèves, de rendre le CDI plus familier et plus compréhensible aux élèves. Nous avons travaillé avec une classe de 6e, particulièrement difficile et qui fréquentait peu le lieu, sur une journée banalisée. Il nous semblait utile de construire ce projet avec ce niveau pour donner des habitudes de fréquentation du lieu dès leur arrivée au collège. Les professeurs de la classe étaient également invités à participer.
Le mouvement des Biblioremix a été initié en 2013 à la bibliothèque de l’École Supérieure d’Art de Bretagne à Rennes et a essaimé ensuite dans de nombreuses autres structures. Les biblio-remix sont des journées de réflexion organisées entre professionnels ou avec des usagers pour penser la bibliothèque de demain au travers de sa forme, son aménagement, ses activités ou ses collections. Selon les objectifs des organisateurs, les projets proposés peuvent être plus ou moins réalistes. Le travail est toujours partagé, via des remue-méninges, des votes pour élire les meilleurs projets individuels et un travail ensuite en groupe autour des projets retenus. Les projets sont scénarisés avec des maquettes, des dessins, des vidéos, des codes etc. Ils ont pour but de donner à penser et éventuellement d’être mis en application.
Avec une collègue bibliothécaire de la ville de Paris, nous avons décidé d’adapter le processus pour notre classe, dans le CDI. Les élèves ont donc passé une journée complète à concevoir des projets créatifs présentant leur CDI idéal. Cet aspect imaginatif permettait, il nous semble, de dépasser les questions matérielles liées au budget, à la sécurité… La première phase, qui a duré la plus grande partie de la matinée, était celle du remue-méninges : une demi-classe devait prendre en photographie ce qui lui plaisait ou pas dans le CDI tandis que l’autre répondait à des questions sur des post-it ensuite collés au mur (Ce que tu fais au CDI ? Ce que tu fais en dehors du CDI ? Qu’est-ce que tu voudras faire quand tu seras plus grand ? Qu’est-ce que tu ferais si tu avais une baguette magique ? Dans le CDI de tes rêves qu’y a-t-il ?). Chaque groupe a fait les deux activités. Le but de cette première activité est d’être sûr que les élèves visualisent le CDI, en connaissent les espaces et puissent acquérir un vocabulaire un peu spécifique. L’atelier photographique a tout de suite bien fonctionné, grâce à l’attrait des tablettes utilisées pour l’occasion. Certains élèves s’en sont même emparé avec créativité, se mettant en scène pour illustrer leurs avis. Il a été plus difficile pour eux de s’approprier l’atelier de réflexion avec les post-it. Le premier groupe est resté très terre à terre et a eu du mal à comprendre la finalité de l’exercice ; les réponses apportées relevaient d’éléments connus sur la question de ce qui plaisait au CDI, les mangas ont été maintes fois cités par exemple ; l’accès libre à Youtube a été souligné sur la question de ce que les élèves voulaient voir au CDI. Le second groupe, lancé par les photographies, a pu aller beaucoup plus loin en sortant des idées attendues sur le CDI : les post-it se sont multipliés et ont été plus pertinents (le bruit a été évoqué dans ce qui ne plaisait pas) et plus imaginatifs. Certains élèves ont mêlé réalité et fiction, citant sur leurs post-it des références issues de leurs lectures comme le fruit du démon sorti tout droit de One Piece. Ces ateliers ont été l’occasion enfin de définir ensemble du vocabulaire lorsque nous avons commenté les post-it : les notions de collections, d’espace, de documents ont pu par exemple être précisées.

La mise en commun de toutes leurs productions a permis ensuite à chacun de réfléchir à un projet individuel, dessiné sur une feuille à l’aide d’une carte mentale, d’un schéma et de mots-clés que chaque élève finit par présenter à l’ensemble du groupe. Plutôt que de faire élire quelques projets, nous avons rassemblé les projets présentant des caractéristiques communes pour que chacun se retrouve dans les propositions élues et puisse ensuite en partager la réalisation. Les élèves se sont eux-mêmes positionnés sur le projet de leur choix. L’après-midi a été consacrée à la réflexion et à la création des rendus finaux. Nous avions apporté de la pâte à modeler, des playmobil, des tablettes pour faire des vidéos avec stop motion et du carton. Les maquettes ont été exposées au CDI pendant plusieurs semaines après l’expérience.

Pédagogie et pratique participative

Les projets réalisés par les élèves ont été à la hauteur de ce que nous attendions : des réalisations très imagées et créatives réalisées dans l’échange, la réflexion et la bonne humeur. Les élèves ont identifié leurs besoins dans le cadre d’un CDI ; ils se sont mis dans des situations d’argumentation les uns par rapport aux autres pour défendre leurs projets et ce sont tous intégrés au groupe en partageant leurs opinions. Certains ont défendu le tout numérique arguant que c’était là leur domaine de prédilection, d’autres se sont plus appuyés sur les livres précisant qu’ils étaient plus faciles à utiliser. La plupart ont aussi partagé l’idée d’installer des ateliers créatifs dans l’espace du CDI type atelier de création de mode.
Si les projets étaient imaginaires, il nous a tout de même été possible de noter des remarques récurrentes des élèves, en particulier lors de l’atelier de la matinée avec les photographies et surtout de mieux comprendre les a priori des élèves sur les bibliothèques et lieux assimilés. Nous avons listé avec eux un certain nombre de remarques qui nous ont servi à modifier l’agencement du lieu, de ses collections et à retravailler la décoration. L’étagère rassemblant les dictionnaires et les manuels scolaires a ainsi été presque complètement vidée et les collections sont maintenant conservées dans la réserve. Le gain d’espace a permis d’étaler la présentation des documentaires et l’exposition des nouveautés à l’intérieur même des rayonnages. Les tables ont été réagencées pour mieux permettre le travail en groupe. L’accueil du CDI, assez critiqué car souvent désordonné par la présence des sacs et des vestes, a été revu. Nous y avons ajouté plusieurs porte manteaux et des casiers ont été libérés pour entreposer les sacs. La décoration a été confiée aux élèves via l’exposition de leurs réalisations lors des heures de permanence ou des heures de club.
Nous avons pu mesurer la méconnaissance qu’avaient les élèves de ce lieu : pour beaucoup d’entre eux, le CDI devrait être un foyer proposant différents ateliers, comme de la couture par exemple. L’aspect pédagogique du lieu leur a complètement – et naturellement – échappé. Dans leur imaginaire, rattaché aux bibliothèques silencieuses, ennuyeuses, et consacrées à la lecture pour les « intellos », le CDI les effraie parfois. Ils souhaitent donc en faire un autre objet.
Cependant, plus que les modifications proposées par les élèves et mises en place par les professeurs ce qui nous importait c’était d’utiliser le lieu même comme outil pour échanger, travailler en groupe, s’approprier un événement et partager des pratiques. Nous n’avons pas renouvelé cet atelier-là l’année suivante, car nous voulions toucher toutes les classes de 6e et plus seulement une seule. C’est grâce à des cours d’info-documentation, dispensés par demi-groupe, que nous avons pu renouer avec les pratiques participatives : plusieurs tâches finales avaient en effet pour but le partage, que ce soit dans la création de sélections thématiques à exposer pour les camarades et les professeurs ou dans la création d’affiches expliquant les usages des collections du CDI. Nous envisageons cependant de remonter un projet semblable dans le cadre d’une semaine interdisciplinaire qui permettrait, sur un temps plus long, de travailler avec des élèves volontaires les enjeux de la place d’un CDI dans un établissement scolaire, ni permanence, ni foyer, ni salle de classe. Ce projet sur 26 heures laisserait le temps aux élèves de prendre conscience de ce rôle particulier et de leur faire connaître toutes les collections présentes. Il serait ainsi possible de monter un conseil d’acquisition là où nous le montons que sur des tronçons particuliers de la collection – les mangas avec les élèves du club manga qui comprennent bien l’articulation entre l’intérêt particulier (ce qu’ils veulent acheter pour eux) et l’intérêt général (ce qu’ils peuvent acheter pour tous et ce qui peut être utilisé en cours) ou avec des élèves particulièrement investis au CDI.

Cette expérience de CDI-remix a été finalement une belle journée, qui participe de l’ouverture du CDI aux élèves et leur fait vivre des pratiques participatives mais qui s’inscrit clairement dans un processus plus large et de longue haleine.

Des Juniors associations au CDI

Au sein du collège Lucie Aubrac de Tourcoing, la participation des élèves n’est pas qu’un vœu pieux, c’est même une dimension inscrite au cœur du projet d’établissement à travers une Charte du Vivre-Ensemble. Pour comprendre la priorité donnée à cet axe, il faut remonter à la création de ce collège, fruit de la fusion de deux établissements d’éducation prioritaire. À cette époque le nouvel établissement pâtit de la mauvaise réputation des « fusionnants », à juste titre car le climat scolaire ne cesse de se dégrader.
Face à ce constat, et dans la perspective d’intégrer des locaux flambant neufs dans les meilleures conditions, la communauté éducative s’est mise au travail pendant deux ans pour établir un projet d’établissement, à partir d’un long travail d’audit organisé et porté en interne. De ce diagnostic partagé est apparue la nécessité d’inscrire la participation active des élèves au cœur de la Charte du Vivre Ensemble. C’était le principal levier repéré pour améliorer le climat scolaire et répondre à la problématique de décrochage scolaire. Et pour que cette volonté ne reste pas à l’état de belles intentions inscrites sur un papier, nous avons pris le temps de réfléchir, instance par instance, espace par espace, à la concrétisation de cette priorité.
De nombreuses évolutions sont nées de ce travail collectif dans une démarche systémique : la création d’une Maison des Collégiens (nous y reviendrons), d’un conseil consultatif, véritable organe d’échange sur des questions qui concernent directement les élèves et sur lesquelles nous leur reconnaissons une expertise. Nous avons également mis en place un dispositif de médiation par les pairs qui consiste à former des élèves à la résolution des conflits pour qu’ils interviennent auprès de leurs camarades en cas de besoin (des élèves peuvent solliciter une médiation comme alternative à une prise en charge de leur conflit par les adultes). C’est également dans cette dynamique que nous avons créé les premières classes ateliers. Ces classes s’inspirent largement des pratiques de pédagogies coopératives dans lesquelles on favorise l’entraide, la responsabilisation et l’autonomie. Ces pratiques sont également celles que nous essayons de privilégier au sein du CDI aussi souvent que possible, les pratiques info-documentaires et la modularité de l’espace s’y prêtent bien.
Sous la houlette du professeur documentaliste, un collectif composé d’élèves, de collègues et de parents a réfléchi aux changements à apporter au CDI et aux modalités de participation active des élèves.
La première étape de cette démarche de co-construction a consisté à redéfinir les espaces au sein du CDI. Avec le groupe de travail, nous avons décidé de créer une ludothèque. Cet espace répondait à la fois au désir de vivre des moments de plaisir et de coopération inscrit dans la charte mais aussi à la nécessité d’inventer des nouvelles modalités d’être et de faire ensemble. La pratique ludique que nous expérimentons maintenant depuis cinq ans s’avère un levier très intéressant pour le développement des compétences psycho-sociales et l’amélioration du climat scolaire. À travers la pratique du jeu de société traditionnel les élèves apprennent à être ensemble, à communiquer, à se respecter et à respecter des règles. Le jeu permet également le développement de compétences diverses : anticiper, décrire, planifier, mémoriser… la liste est longue. Nous constatons à quel point cette pratique s’avère vite spontanée chez des adolescents naturellement joueurs. C’est aussi une réponse pertinente pour lutter contre l’omniprésence des écrans dans la vie des élèves.
L’autre espace proposé par les élèves a été le Fab-Lab dénommé « Espace Bidouille ». Pour être en cohérence avec nos priorités, nous avons décidé que cet espace serait géré par une Junior Association (voir encadré). Depuis 6 ans nous avions, au sein du collège, la pratique de ces associations gérées par des élèves pour concrétiser des projets. Chaque année, en octobre, au cours de la Semaine de la démocratie scolaire nous présentons le dispositif des Juniors Associations. Jusque-là elles étaient créées à l’initiative des élèves qui se manifestent spontanément pour créer des projets autour de leurs sujets de préoccupations : la solidarité avec un cousin handicapé ou un frère atteint d’une maladie rare, la volonté d’aider les Restos du cœur, de soutenir des personnes âgées ou encore la sensibilisation aux animaux. Au total nous sommes chaque année le berceau de 4 à 6 Juniors Associations et le Foyer Socio-éducatif met à leur disposition un volontaire en Service Civique recruté pour soutenir les pratiques de citoyenneté active. Pour la première fois une Junior Association allait s’occuper d’un espace (nous avons fait le même choix pour la Maison des Collégiens). Cette responsabilité comprend la gestion du matériel, la formation par les pairs (robotique, impression 3D, modélisation…) et l’animation du lieu. L’espace Bidouille est celui du « faire ensemble ». Lieu de création, de co-construction, de partage, de projet, il attire prioritairement des élèves ayant une forme d’intelligence peu reconnue et valorisée au sein de l’institution scolaire. La « bidouille » repose sur la mise en projet des élèves et sur une pédagogie du « learning by doing » assez éloignée des formes d’enseignement traditionnelles. Un matériel de base est mis à disposition des élèves : une imprimante 3D d’entrée de gamme, quelques petits outils, des cartes makey-makey, deux postes informatiques, mais aussi des vieux ordinateurs, des claviers usagés… et autres « vieilleries » qu’ils ont le droit de démonter pour essayer de comprendre « comment ça marche ? ».
Les élèves se sont très vite approprié l’espace. Il a été décoré par une des élèves de la Junior Association « Brico’brac » en reprenant les codes du sketchnote après un temps de réflexion collectif sur les usages possibles du lieu. Les élèves membres de la Junior Association bénéficient chaque semaine d’une heure de formation active par un intervenant extérieur de l’association Upcycle Commons dans le cadre d’une convention rémunérée grâce à une aide du département. Grâce à cette formation, ils sont en capacité de former d’autres élèves à leur tour. Ces élèves, qui pour la plupart n’étaient pas reconnus comme des élèves scolaires se retrouvent donc en position de transmettre et d’expliquer à leurs pairs. Cette reconnaissance a un impact fort sur l’estime de soi.
Au sein de la Junior Association qui compte une dizaine de membres de la 6e à la 3e les élèves ont commencé par définir les rôles de chacun. Outre le président qui a pour fonction « la représentation de la Junior Association auprès des adultes du collège et des partenaires » les élèves se sont positionnés pour devenir « trésorier », « secrétaire », « responsable matériel » ou encore pour devenir référent de tel ou tel projet. Avec l’intervenant extérieur, ils ont rédigé une charte de fonctionnement interne en se basant sur celle proposée par le MIT2. Cette charte définit aussi bien les responsabilités collectives : sécurité, fonctionnement, matériel… que l’état d’esprit qui doit régner dans ce lieu : partage des connaissances, entraide,… Avec le volontaire en Service Civique, ils ont mis en place une organisation du lieu, ils ont réfléchi au rangement du matériel et à la mise à disposition des ressources et des tutoriels en créant un petit site Intranet. Ensemble ils ont également défini un mode de fonctionnement par services et par groupes de projet. Les élèves se voient au minimum une fois par semaine mais peuvent organiser des réunions supplémentaires quand cela s’avère nécessaire pour prendre des décisions ou organiser des évènements. En tant qu’enseignant documentaliste mon rôle « officiel » est limité, on me demande d’être un facilitateur mais l’intérêt va bien au-delà. En occupant un espace du CDI les élèves développent une offre complémentaire de celles qui existaient. Quand ils mettent à disposition des ressources, ils enrichissent d’une certaine manière le fonds documentaire. Leur action facilite également le partenariat avec certains enseignants notamment en mathématiques et en technologie.
L’an passé les élèves ont tenu à fusionner pendant un temps le club jeux de société et la Junior Association Brico’brac pour se lancer dans la création d’un jeu utilisant les techniques de la bidouille. La Junior Association a présenté son idée lors d’un appel à projets de la municipalité et elle a remporté le premier prix de sa catégorie. Cet accès à des subventionnements ou le recours à des actions d’auto-financement est un autre aspect intéressant de ce modèle de structuration de projet.

Une autre Junior Association occupe le CDI, il s’agit de « yoLAu », le groupe de rédaction du webzine du même nom (www.yolau.com). Outre les bénéfices évidents en termes de responsabilisation, d’autonomie et d’émancipation, cette organisation en association facilite grandement l’organisation des sorties en reportage qui ont souvent lieu hors temps scolaire. La Junior Association bénéficie d’une assurance qui couvre ses activités, il est donc possible pour les collégiens de s’organiser et mener des actions pendant leur temps libre. Cette démarche leur offre donc à la fois une grande souplesse et une vraie sécurité.
Comme pour Brico’brac les élèves se répartissent des responsabilités au sein du collectif ce qui leur permet de développer de nombreuses compétences. Ces responsabilités les amènent à être en lien direct avec la direction de l’établissement, à gérer un budget, à planifier et organiser une sortie en reportage… Elle permet surtout d’impliquer chacun dans la réussite du projet, étant bien entendu avec les élèves au début de leur projet que des adultes seront disponibles pour aider, tutorer, accompagner mais qu’aucun ne se substituera aux prérogatives des jeunes. Ce contrat est à la base du fonctionnement en Junior Association. Il permet de baser la relation sur un postulat de confiance et de bienveillance.

Le FSE, dans cette dynamique d’établissement, a également ouvert son bureau associatif, à parité, à des élèves volontaires. C’est d’ailleurs le FSE qui soutient la création des Juniors Associations et qui s’acquitte des frais de dossier (15 €) dus au Réseau National des Juniors Associations (frais qui comprennent leur assurance). Les Juniors Associations peuvent également bénéficier d’un compte en banque et ainsi, apprendre à gérer leur trésorerie.
Les autres Juniors Associations de l’établissement fréquentent souvent le CDI notamment pour des recherches documentaires. C’est le cas par exemple des « Cuistots du Cœur » qui viennent trouver des recettes ou des « Explorateurs de l’Engagement3 » qui préparent leurs mobilités européennes et peaufinent leur démarche d’enquête (voir encadré). À travers ce mode de fonctionnement en associations de jeunes, les élèves vivent une expérience formatrice qui donne des outils et souvent la motivation pour envisager de poursuivre dans un parcours d’engagement plus durable. C’est aussi un levier efficace pour l’exercice d’une citoyenneté active tout en étant un temps de découverte et d’apprentissage.
La démarche d’engagement au sein des Juniors Associations s’inscrit pleinement dans la mise en œuvre de l’EMC et du Parcours Citoyen qui visent à développer chez les élèves, outre la citoyenneté, le sens de l’engagement. Des compétences du Socle peuvent être validées grâce à ce dispositif et des élèves de 3e peuvent choisir de passer leur oral du DNB sur leur Parcours Citoyen en prenant appui sur une expérience de vie associative. L’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) est également régulièrement convoquée notamment dans le développement de compétences visant à rendre compte des activités associatives à travers le webzine de l’établissement ou via des sites Internet propres aux différents projets.

Le développement au sein de l’établissement d’une culture de la participation basée sur la confiance et la responsabilisation permet aux jeunes qui le désirent de concrétiser leur volonté d’engagement et de participation active. Cela libère indéniablement leur pouvoir d’initiative et d’action. Pour l’établissement cela influe sur le climat scolaire. Cela facilite aussi grandement l’ouverture de l’établissement sur son territoire et les interactions avec différents partenaires (collectivités, associations, institutions.)… Même si cela ne constitue en rien une méthode miracle et ne concerne pas encore assez d’élèves, c’est assurément une voie à explorer. Cette dynamique trouve naturellement sa place au sein du CDI qui est ce tiers lieu, espace d’apprentissage, de créativité et de liberté où doit pouvoir s’exprimer la curiosité et l’envie d’agir des élèves. Le professeur documentaliste s’y trouve conforté dans sa mission d’enseignant à travers la transmission de connaissances et de compétences en EMI et en EMC notamment et dans sa contribution « à l’éducation culturelle, sociale et citoyenne de l’élève4 ».

Nous le constatons chaque année, les jeunes fourmillent d’idées, de passions, qui peuvent se concrétiser dans des projets et des réalisations si on les accompagne sans les instrumentaliser et si on leur laisse des espaces et du temps. Les projets mis en œuvre n’aboutissent pas tous, ils ne sont pas exempts de difficultés et quelques fois d’échecs, mais c’est une école de l’autonomie, de la persévérance, de la responsabilité et de l’émancipation qui a peu d’équivalents et qui est pourtant vitale pour la démocratie.

Construire des pratiques participatives dans les bibliothèques

Cet ouvrage collectif rassemble des contributions sur des projets participatifs menés dans différentes bibliothèques (médiathèque municipale, bibliothèque de quartier, bibliothèque universitaire, BNF…) mais aussi dans des centres culturels ou sociaux et dans un musée. Cette mosaïque d’actions est relatée et analysée par les acteurs de terrain qui les ont menées, qu’ils soient bibliothécaires, conservateurs, chargés de projet ou encore animateur socio-culturel. Raphaëlle Bats, doctorante à l’université Paris VII et chargée des relations internationales à l’Enssib, apporte, en guise d’introduction, une mise en perspective plus théorique sur la participation en bibliothèque, et conclut en donnant conseils et méthodes pour élaborer les grandes lignes d’un projet participatif. La finalité du livre est de montrer ce que recouvre cette démarche participative, quels types d’actions peuvent être mis en place, et enfin quelles sont les principales différences entre partenariat, collaboration et participation.
Si tous les éléments qui composent les projets décrits ici ne sont pas directement transposables dans les CDI des établissements scolaires car les publics, les enjeux et les conditions matérielles y sont bien entendu différents, les expériences menées peuvent néanmoins être sources d’idées et ouvrir des possibilités à mettre en œuvre à notre échelle. Elles permettent également de soulever de nombreuses interrogations quant à la vision des collections, la manière dont on peut constituer un fonds documentaire ou encore la place à accorder à la décision et à l’autonomie des élèves. On pense bien sûr aussi aux fameux repoussoirs des « 3C » ou « Learning Center », qui ne sont souvent pas bien loin de cette représentation de la bibliothèque comme « troisième lieu », lieu de vie et de sociabilité, davantage que lieu de savoir uniquement… Regardons donc ce qui se fait dans toutes ces structures culturelles et associatives pour ouvrir la réflexion…

Enjeux et limites des pratiques participatives

Dans un premier temps, Raphaëlle Bats rappelle le contexte politique dans lequel s’inscrit cette volonté de faire participer les publics des bibliothèques : il s’agit bien entendu du mouvement de la démocratie participative qui met en avant l’implication des citoyens dans la vie politique et sociale de leur territoire. En se voulant « de proximité », ce mouvement démocratique renoue avec l’idéal d’égalité entre tous les citoyens, où il n’y a pas de personnes plus légitimes ou compétentes que d’autres. L’idée est que, de la participation de tous, émergeront des savoirs partagés, mobilisés, même s’ils viennent d’un public « profane ». On rencontre là une première difficulté liée à la réticence légitime des professionnels des bibliothèques qui voient dans le partage des compétences une possible dilution de leur expertise, voire même l’angoisse que leur métier disparaisse. Inversement, côté public, l’appréhension des non-spécialistes face au domaine de l’écrit et de la lecture peut être un frein à la participation.
Faire participer les usagers de la bibliothèque est par ailleurs un moyen de leur donner du pouvoir et du poids, à condition que les projets réalisés aboutissent à des réalisations concrètes et ne restent pas à l’état de consultation ou de réflexion. L’implication des publics ne doit pas se transformer en une recherche de légitimation des décisions politiques prises par les municipalités par exemple, ce qui en serait un dévoiement. Si l’État doit mettre en œuvre les conditions de l’exercice démocratique dans les territoires, il ne doit pas trop institutionnaliser les dispositifs pour permettre aux citoyens de librement expérimenter diverses initiatives1. On rejoint là l’empowerment, en français l’autonomisation, c’est-à-dire l’acquisition parallèle par les citoyens à la fois de plus de pouvoir grâce à leur engagement dans la vie locale, mais aussi de nouvelles compétences et savoirs.
Dans ce cadre, la bibliothèque n’est plus seulement un service public, mais au-delà une manière de « donner les moyens au public de construire les services ». Repenser les concepts info-documentaires de façon critique peut aboutir à réinventer la bibliothèque en tant que lieu de vie où « s’inventent des choses ».
Pour conclure cette partie introductive, R. Bats dresse une typologie des pratiques participatives, qui permet de lister les éléments à prendre en compte avant de se lancer dans ce type de projet. Tout d’abord, il faut définir le degré de participation du public : simple information (on communique les informations en amont du projet) ; délibération (consultation des publics) ; décision (délégation de pouvoir, co-construction du projet). D’autre part, il faut réfléchir à la temporalité : quelle sera la fréquence des réunions ? Puis, le choix des acteurs est très important : qui implique-t-on dans le projet ? Met-on en place un système de représentants choisis, ou de groupes de travail, ou encore des personnes individuelles volontaires, cooptées, élues ? Enfin, quel type de dispositif adopte-t-on (assemblées, référendum, réunions publiques, enquêtes, sondages, ateliers, etc.) ? On verra dans les comptes rendus d’expériences ci-après que la réflexion rigoureuse sur tous ces éléments en amont est une des conditions de la réussite du projet.

Des exemples de projets collectifs qui repensent la bibliothèque

La première initiative analysée est celle de BiblioRemix, expérimentée à Rennes depuis 2013. Il s’agit de réunir des usagers d’univers très différents pour réfléchir et concevoir ensemble de nouveaux services qui seront proposés dans la bibliothèque. L’idée est à la fois de « faire venir » (mobilisation), et de « faire ensemble » (engagement), dans la lignée du « Do It With Others ». Pour mettre en place le projet, il faut au préalable réussir à trouver des participants. Dans l’idéal, la répartition optimale du groupe serait d’un tiers de bibliothécaires, d’un tiers de grand public, et d’un tiers de personnes « créatives » (dans le sens de détenteurs de compétences professionnelles particulières : graphistes, architectes, informaticiens, artisans…). Ce dosage des participants peut être intéressant à transposer au CDI avec parents / élèves / enseignants par exemple. Pour faire venir le public, le choix des jours et des horaires de réunion est important : en semaine ou le week-end, en journée ou le soir (ce qui implique des personnes disponibles différentes) ? Effectuer une communication attractive et s’inscrire dans un événement plus large permettent de gagner en visibilité (à l’instar des actions culturelles dans les CDI correspondant au Printemps des Poètes ou à la Nuit de la Lecture par exemple).
Une idée toute simple a ici retenu notre attention : la « piscine à idées » (appelée aussi « mur des post-it » dans un des projets relatés plus loin) permet de recueillir les suggestions et envies des usagers de la bibliothèque (qu’aimeraient-ils voir se passer à la bibliothèque ?). On demande au public d’écrire leurs idées sur des post-it et de les coller sur un tableau bien signalisé. Une façon pratique de visualiser en un seul coup d’œil et par tout le monde les idées de chacun, ce qui semble assez facilement transposable dans un CDI.
Pour que la participation lors des réunions soit active et que les membres aient envie de revenir, le maître mot est la convivialité : boissons, gâteaux, cafés sont au rendez-vous, mais aussi pourquoi pas des petits jeux coopératifs pour souder le groupe, voire, s’il y a du budget, une distribution de goodies (stylos, bloc-notes…). Chaque moment du projet doit être valorisé grâce à une communication régulière des avancées et des productions sur le site web de la bibliothèque, sur les réseaux sociaux ou par affichage dans le lieu lui-même. Pour diversifier les profils des participants, on peut également essayer de recruter les curieux et les passants lors des réunions elles-mêmes en profitant de l’effet de surprise.
Toutes les sessions se déroulent selon le même plan : étape de brainstorming et vote autour de trois idées à développer ; travail en 3 petits groupes ; production d’un prototype, d’une maquette en lego ou d’un visuel en lien avec le projet. Chaque étape du projet est racontée par écrit par les participants puis mise en ligne sur le site Biblioremix2, ce dernier regroupant tous les outils et tous les projets qui ont émergé des groupes de travail. Une mine de bonnes idées aux noms évocateurs et sympathiques comme : le Club des non-lecteurs ; l’arbre des connaissances ; la Truquothèque ; la Fabrique à idées ; le projet Snowden ; ou encore Redesigner le bibliothécaire… tout un programme ! Le déroulé type peut être adapté pour un public d’enfants ou d’adolescents, certaines des expériences racontées sur ce site s’étant d’ailleurs déroulées dans des CDI.
Les plus-values apportées par ce type de dispositif se retrouvent dans l’enthousiasme suscité chez les participants, la re-motivation rencontrée chez les bibliothécaires, la nouvelle perception que les publics ont du lieu et la création d’un projet innovant.
Une autre batterie d’exemples vient des universités américaines qui développent de vastes consultations estudiantines sur l’aménagement de l’espace, qu’il soit physique ou virtuel. Ainsi, pour concevoir l’organisation d’une nouvelle bibliothèque, les étudiants sont consultés par le biais de sondages ou de votes en ligne. Différents plans élaborés par des étudiants eux-mêmes sont proposés aux bibliothécaires. Pour ce qui est de la conception de la nouvelle interface de la bibliothèque, la refonte de celle-ci a été confiée au Lab informatique du campus, spécialisé dans l’ergonomie des sites web. Un groupe d’étudiants testeurs a essayé à chaque étape les différents prototypes d’interface et leur mode de hiérarchisation des données avant de donner leurs recommandations. On est ici dans un type de participation à la fois consultative et collaborative. De même, les universités américaines mettent en place dans de nombreux campus des conseils consultatifs estudiantins qui se réunissent avec divers représentants enseignants et bibliothécaires, et donnent leur avis sur les acquisitions, les services proposés par la bibliothèque, l’aménagement, les projets à mener…
Toujours dans les universités américaines, la manière de constituer les collections de la bibliothèque en matière d’e-books tranche fondamentalement avec notre représentation du fonds documentaire en France. En effet, les acquisitions ne sont plus « just in case » c’est-à-dire « au cas où », déterminées uniquement par les bibliothécaires qui analysent les besoins en amont, mais « just in time », « au bon moment » : on parle alors de « Patron Driven acquisitions » ou de « Demand Driven acquisitions », des acquisitions déterminées par l’usager ou bien « à la demande ». Pour les livres électroniques, une liste est proposée sur le catalogue de la bibliothèque, mais c’est seulement lorsque l’étudiant clique sur sa notice pour en consulter le contenu, que l’e-book est facturé à la bibliothèque. C’est le seul besoin effectif qui en détermine l’achat. Il en va de même pour certains livres imprimés, dont les notices figurent dans la base documentaire : l’usager peut cliquer sur « commander ce livre » et c’est là encore seulement la demande expresse de l’étudiant qui génère la commande. Ce mode de constitution des collections me semble remettre en cause de manière assez fondamentale la façon dont on élabore une politique d’achats dans un CDI : si elle peut susciter des réticences bien justifiées, j’imagine toutefois que l’expertise des bibliothécaires et la cohérence nécessaire à donner au fonds documentaire se retrouvent au final dans le choix des ressources qui sont proposées dans ces listes à la demande.

Le partage des savoirs au centre des projets

Dans les différentes initiatives évoquées dans cette partie, c’est davantage la notion de « savoir partagé » qui est mise en avant, et qui se place au cœur de la participation des publics. Ainsi, au musée Dauphinois de Grenoble, l’écomusée place le public comme co-auteur des expositions. Un comité de pilotage est organisé, donnant son avis sur les thèmes de la programmation culturelle proposée par les professionnels du musée. Les membres de ce comité se chargent également de récolter des objets et des témoignages en tant qu’experts de la mémoire du patrimoine local. Des workshops (ateliers participatifs) sont mis en place pendant la création de l’exposition pour affiner le choix des technologies et scénographies à mettre en œuvre. Enfin, la médiation pendant les visites de l’exposition est assurée par des habitants du territoire, issus du milieu associatif ou amateurs éclairés.
Un deuxième exemple de partage des savoirs passe par la constitution d’une nouvelle collection musicale à la Bibliothèque de la Croix Rousse à Lyon. Après une enquête préalable faisant émerger les envies des usagers en matière de CD proposés par la Médiathèque (autour du genre pop-rock), et dans le cadre d’un projet global des médiathèques de Lyon « orienté public », les bibliothécaires ont organisé autour d’un groupe d’usagers volontaires des réunions tous les deux mois pour élaborer ensemble ce fonds musical. Côté bibliothécaire, il a fallu accepter de ne pas avoir l’entier pouvoir de décision sur les choix d’acquisitions et de partager les compétences avec des amateurs passionnés de musique, souvent très pointus dans leur domaine de prédilection. Là encore, à l’instar des BU américaines, ce n’est pas le professionnel qui plaque de l’extérieur un besoin supposé de l’usager, mais bien le groupe de participants qui prend des décisions collectives.
Lors de ces ateliers de travail, le bibliothécaire met tout en œuvre pour proposer un temps convivial (boissons, gâteaux), il anime la réunion, répartit la parole, veille au respect et à l’écoute, et remet toujours les choses en perspective en donnant une vision globale de la collection et en expliquant les contraintes budgétaires, mais aussi juridiques et techniques auxquelles est soumise la médiathèque. Côté participant, chacun apporte lors de la réunion 5 CD dont une sélection de titres est proposée à l’écoute, en présentant les artistes et le courant musical. Cette découverte des goûts de chacun est très enrichissante pour tous et débouche sur des acquisitions décidées collégialement. Ensuite, le groupe a dessiné un logo coup de cœur à placer sur les CD, puis le jour du lancement de la nouvelle collection, les participants sont venus assurer la médiation auprès du public. En prolongement, un groupe élargi de participants réfléchira à la programmation des concerts et événements culturels de la médiathèque.
Ce dispositif peut se transposer par exemple à la constitution d’une collection de BD ou de Mangas dans un CDI avec un groupe d’élèves. L’ensemble de cette expérience montre qu’en devenant acteurs, les usagers sont beaucoup moins consommateurs, et que le partage de savoirs dans un domaine de prédilection particulier des publics est un moyen d’enrichir l’ensemble de la communauté.
Passons maintenant à l’analyse du projet participatif de la BNF autour de la création de la plate-forme de correction collaborative CORRECT. Il s’agit d’une plate-forme de crowdsourcing, c’est-à-dire de travail collaboratif de masse. L’idée est de créer un réseau d’usagers correcteurs, volontaires, qui repèrent et corrigent les erreurs qui se glissent dans la base Gallica en mode plein texte, lors du passage du document numérisé au document texte. La quantité de documents à traiter est telle que seul un nombre important de contributeurs semble pouvoir venir à bout de la tâche. Cependant, les représentations que les usagers avaient de Gallica jusqu’à présent les faisaient se sentir illégitimes pour corriger. Une communication particulière sur les réseaux sociaux a donc été nécessaire, ainsi que le ciblage de collections possédant déjà une communauté active d’internautes (documents sur la Grande Guerre, SF, recettes de cuisine…). Pour fidéliser ensuite le groupe de correcteurs, un travail sur l’ergonomie de la plate-forme a été effectué ainsi que l’introduction d’une forme de réseau social dans Correct, de manière à favoriser la création d’un sentiment de communauté et de collectif soudé chez les contributeurs (avis, échanges, discussions…) avec un mot d’ordre de collaboration et non de compétition.
Le bilan de la plate-forme semble très positif, puisqu’elle dispose désormais de correcteurs investis et actifs. Ce projet mélange collaboration et participation, et laisse les contributeurs corriger en totale autonomie les documents. Plus globalement, on peut dire que chez les bibliothécaires, la représentation de la participation des usagers évolue. Ils « sont désormais plus enclins à voir la complémentarité entre les données structurées et normalisées produites par les bibliothécaires et les données sociales moins cadrées mais répondant à des besoins nouveaux des usagers » (p. 68, I. Josse / P. Moirez).

L’expérimentation suivante est celle de la Piratebox : un dispositif de partage et d’échange de contenus numériques, libres de droit (domaine public ou Creative Commons). Il est possible grâce à cette installation, de télécharger des e-books, de la musique, des vidéos, des photos, sans connexion web, dans l’anonymat le plus total, sans traçage des données. La piratebox fonctionne comme un réseau wifi à part, indépendant et autonome, en circuit fermé, gratuit, mais qui ne permet pas de rechercher d’autres informations. Également appelée Bibliobox ou LibraryBox (noms qui évoquent moins l’univers du hacking et semblent donc préférables), cette « boîte de téléchargements » de contenus gratuits et légaux permet aux bibliothèques de donner une « porte d’entrée » aux usagers vers des ressources triées et validées en assurant un service d’anonymat et de préservation de la vie privée. On est ici au cœur de la diffusion des communs de la connaissance. Le public peut également déposer des contenus et enrichir ainsi les collections de cette bibliothèque virtuelle. Là encore, ce sont les besoins et les usages réels des lecteurs qui sont représentés par ces dépôts participatifs dans la Bibliobox. Un système de recommandation de pair à pair est même mis en place et permet une plus grande appropriation des contenus.
L’une des limites du dispositif est le manque d’usagers qui déposent des documents : comment rendre visible, donner une matérialité au virtuel de la Bibliobox ? La médiation et les compétences des bibliothécaires restent des éléments fondamentaux : ils expliquent le dispositif, vérifient les contenus déposés par les usagers (respect des droits d’auteur, contenus légaux et adaptés) et les classent par thème, en les fédérant parfois autour des événements culturels forts qui émaillent l’année (Printemps des Poètes par exemple). L’utilisation de la Bibliobox peut également être intégrée à des clubs Lecture : les participants repartent à la fin du club avec les e-books issus de la Bibliobox, qui ont été évoqués lors du club. L’exemple de la Bibliobox permet de repenser les relations entre bibliothécaires et usagers et la manière dont ces derniers peuvent devenir co-constructeurs des collections documentaires dans un contexte d’horizontalité et de partage des savoirs.

Comité d’usagers, participation démocratique : comment décider ensemble dans une bibliothèque ?

L’exemple de la Médiathèque de Lezoux (près de Clermont-Ferrand) est particulièrement intéressant. La participation a ici été intégrée à la conception d’une nouvelle médiathèque. En partenariat avec l’association « La 27e Région », les citoyens ont été impliqués dès l’ouverture du marché public pour réfléchir à ce nouveau lieu à créer. Les participants (élus politiques, bibliothécaires et grand public) ont été réunis pendant trois semaines sous la forme d’une « résidence » : l’équipe pluridisciplinaire ainsi constituée s’est interrogée sur les besoins des usagers (pourquoi certaines personnes vont tous les jours à la médiathèque et d’autres jamais ?) puis a rédigé un Plan des usages qui recueille les pratiques des habitants avec une méthode quasi ethnographique. À noter : une quinzaine de collégiens accompagnés par leur professeur documentaliste ont participé au projet en rencontrant les différents acteurs du lieu puis en imaginant les espaces de la future médiathèque qui répondraient le mieux à leurs besoins.
La construction participative de la Médiathèque génère en elle-même des projets eux aussi participatifs correspondant au mouvement global du « faire avec » à la place du « faire pour » : Bibliobox, club Lecture, ateliers… D’un modèle très centralisateur et vertical, on passe à un modèle latéral, où la bibliothèque devient un lieu de vie collectif, où le bibliothécaire se fait « récolteur » des savoirs de chacun, réceptacle du savoir oral des habitants et transmetteur de pair à pair.

Autre initiative de participation directe des publics : la création d’un comité d’usagers à la médiathèque de Bruz (près de Rennes). Dans le cadre d’une nouvelle municipalité qui a pris pour axe de programme la démocratie locale, le comité d’usagers fait partie des outils possibles de mise en œuvre de la démocratie participative. Les élus et les bibliothécaires ont suivi une formation commune sur ces pratiques de manière à donner de la cohérence au projet en amont. Des actions participatives antérieures existaient à la médiathèque : par exemple, le comité de lecture réunissant bibliothécaires et usagers décidait de l’acquisition des ouvrages qui leur étaient présentés et prêtés par la librairie.
Pour clarifier les modalités de la participation dans le comité d’usagers, une fiche de cadrage a été rédigée par bibliothécaires et élus en amont. L’objectif du comité est d’offrir un espace aux usagers pour qu’ils puissent donner leur avis et faire des propositions sur des questions de fonctionnement : avis sur le fonctionnement actuel de la médiathèque (attentes, besoins, information…) ; amélioration de l’existant ; implication dans l’action culturelle et sa programmation annuelle. L’intervention des usagers est complémentaire à celle des agents, mais les personnes impliquées doivent faire attention à prendre en compte l’intérêt général et non leur seul intérêt individuel.
À titre d’exemple, pour l’année 2013-2014, le comité d’usagers a travaillé sur deux axes très précis : le mode de classement des livres dans la médiathèque et le choix des thèmes des conférences proposées dans le cadre des « lundis de la Découverte ». Animé par la directrice de la médiathèque et par l’élu municipal chargé des affaires culturelles, le comité devait se réunir 3 ou 4 fois par an et il s’est tenu en réalité plus de 12 fois en deux ans. Il était composé de 12 membres, qui se sont engagés pour deux ans. Les décisions et projets impulsés par le comité ont permis de redéfinir le mode de classement des fictions adultes (romans policiers et littératures de l’imaginaire classés à part, avec une signalétique claire), de proposer des « ApéroBD » (présentation régulière et conviviale des nouveautés BD) et de faire des visites nocturnes de la Médiathèque pour les nouveaux habitants.
Outil de lien et de meilleure compréhension mutuelle, le comité a permis tant aux usagers de mieux appréhender les réalités et les contraintes liées au fonctionnement de la médiathèque, qu’aux professionnels d’entendre les besoins et pratiques réelles des habitants. La fiche de cadrage, en différenciant dès le début les éléments négociables de ceux qui ne le sont pas, a permis d’éviter tout malentendu dans le processus de participation et de décision des usagers.
Autre lieu, autre expérience : la Bibliothèque Louise Michel à Paris développe totalement l’idée de la bibliothèque comme tiers-lieu. Partant du principe que la bibliothèque est celle avant tout des habitants du quartier, elle est considérée comme un lieu de vie à part entière, où le simple fait de venir est déjà un acte en soi d’appropriation. On peut donc s’y poser pour boire un café et papoter, jouer une partie d’échecs, jardiner dans le potager partagé, jouer aux jeux vidéo, participer à l’un des ateliers créatifs un peu impromptus qui se déroulent de temps à autre au centre de la salle de travail, ou encore éventuellement emprunter un livre. On voit que ces différents usages sont considérés comme légitimes, sans aucune hiérarchie entre un « bon » ou un « mauvais » usage du lieu. La participation se retrouve également dans les ateliers qui sont la plupart du temps animés par des usagers, enfants ou adultes, en exploitant ainsi les savoir-faire et habiletés de chacun. De même, les bibliothécaires considèrent qu’il n’y a pas de hiérarchie de légitimité entre les ressources documentaires apportées par les habitants et celles choisies par les professionnels. S’il ne paraît pas possible de transposer en totalité ce genre d’expérience à un CDI, elle fait néanmoins réfléchir à l’utilisation du lieu : l’idée d’ateliers animés par des élèves et permettant de les valoriser peut être un bon moyen de les impliquer dans la vie de l’établissement et de leur donner confiance en eux. On peut aussi facilement imaginer des plages horaires (pause méridienne ou fin de journée par exemple) où les règles habituelles de fonctionnement du CDI sont un peu différentes pour introduire d’autres pratiques (jeux de société, musique, moments conviviaux…)

Étapes et conseils pour la mise en place d’un projet participatif

Raphaëlle Bats conclut cet ouvrage en proposant un mémento qui reprend les grandes étapes d’un projet participatif en bibliothèque. Avant de se lancer, elle rappelle qu’il est important de se documenter sur la notion même de participation : lire des publications telles que les travaux du Groupe d’intérêt scientifique Démocratie et Participation du CNRS3, ou encore les collections de l’Enssib ou de l’IFLA ; interroger des structures ayant déjà mené ce type de projet ou partir de ce qui a été fait par la municipalité ou l’université voisine ; se former grâce à une association spécialisée ou le CNFPT4, l’Enssib et le CRFCB5.
La deuxième étape est de définir le périmètre du projet, le plus souvent sans le soumettre à la participation, puisque décidé en amont. Quels sont les objectifs en termes de valeurs socio-politiques ? Pourquoi choisir de faire un projet participatif plutôt qu’un projet classique ? Qui sont les commanditaires du projet et en ce sens quels en sont les enjeux ? Quelle sera la nature de la participation (consultation, vote, réunion…) et son pouvoir de décision (information, délibération, décision) ? Ce cadre doit être très clair dès le début pour éviter les déceptions de la part des usagers qui pourraient sinon avoir l’impression de n’être pas écoutés ou pris en compte. Quelle sera la fréquence des réunions et se dérouleront-elles en semaine ou le week-end ? Enfin, il faut convaincre ses collègues : les réticences sont nombreuses car le partage de connaissances et de compétences suscite souvent de l’inquiétude avec une impression de remise en cause de la valeur professionnelle des agents. Il paraît indispensable de bien communiquer autour du projet et d’expliquer son aspect militant en amont. Le partage des savoirs ne revient pas à nier l’expertise ni le métier même des bibliothécaires.
La mise en œuvre du projet doit ensuite être cadrée : quels sont les rôles de chaque participant ? L’élaboration d’une charte ou d’une fiche de cadrage peut être une bonne solution pour savoir qui fait quoi. La manière de recruter les participants a également toute son importance : selon la zone ciblée, les moyens de communication seront différents (affiches et site web pour les usagers de la bibliothèque ; réseaux sociaux et presse pour un recrutement élargi aux non-usagers). La représentation traditionnelle d’une bibliothèque n’est pas celle d’un lieu participatif, il faut donc réussir à motiver les habitants et à les faire venir grâce à une communication attractive.
Pendant le projet, l’animation des réunions nécessite la prise en compte de plusieurs aspects : ne pas sous-estimer l’importance de la convivialité (boissons et nourriture sont de rigueur !) ; réussir à distribuer les tâches en sachant déléguer ; faciliter la prise de parole de chacun en mettant en avant les idées davantage que les compétences ; avoir des documents formalisés sous la main qui cadrent le projet dans chacune de ses étapes (budget, matériel, planning…).
Enfin, pour pérenniser le processus de participation, il faut que l’ensemble des équipes de la bibliothèque soit impliqué, qu’un sentiment d’appartenance au groupe de participants se soit créé et qu’une forte reconnaissance et une valorisation aient été apportées aux travaux du groupe (communication sur le web, publications, photos, etc.).
Lorsqu’un projet participatif est mené à son terme, les bénéfices sont nombreux, d’une part pour les bibliothécaires : ils gagnent en reconnaissance professionnelle ; ils acquièrent de nouvelles compétences en matière de conduite de projet participatif ; ils nouent de meilleures relations avec le public ; ils s’enrichissent au contact des savoirs et des compétences des usagers. Côté participants, le sentiment d’utilité et l’engagement citoyen ainsi que la reconnaissance de leurs compétences propres, leur apportent un accroissement de pouvoir (empowerment) et renforcent les liens de sociabilité qui se créent dans ce lieu de partage culturel que représente la bibliothèque.

À l’échelle d’un CDI, il semble possible et intéressant de piocher certaines idées de projets mis en œuvre en bibliothèque, telles la réflexion avec les élèves sur le réaménagement d’un espace particulier dans le CDI (design thinking, élaboration d’une signalétique nouvelle, mise en valeur d’une nouvelle collection…), ou la création de délégués CDI ou d’élèves ressources qui se feraient les relais des attentes et des besoins de leurs classes en matière de lecture et de programme culturel par exemple. La participation des élèves peut prendre bien des aspects, si l’on prend soin d’y réfléchir en concertation avec tous les autres acteurs de l’établissement, sans bien entendu tomber dans des caricatures de lieu CDI devenant cafétéria ou foyer, ce dont personne n’a envie… L’injonction à la mise en commun « Partageons tous pour que chacun vive bien ! » invite à réinventer le vivre ensemble et les pratiques culturelles, et en ce sens les Centres de Documentation et les bibliothèques peuvent incarner des espaces où se construisent et se diffusent des usages nouveaux, étonnants, autour du savoir partagé.

Algorithmes and blues ?

Alors que les algorithmes envahissent l’espace médiatique depuis quelques mois, InterCDI se propose, au fil de ce numéro, de vous offrir quelques clés de lecture de ces problématiques qui nous semblent souvent aussi invasives qu’insaisissables, et concernent pourtant au premier chef une EMI éclairée.
Le Dieselgate de Volkswagen, le Cambridge analytica de Facebook, le Parcoursup de nos élèves… les algorithmes sont au cœur d’une préoccupation grandissante : la concrétisation du fantasme de dépossession de sa maîtrise et de son autonomie de l’homme par la machine, « l’intelligence artificielle ». C’est l’exercice auquel se prête Olivier Le Deuff dans son article « Allô ! Docteur Bonheur ? », qui considère l’avenir d’une utilisation des algorithmes de prédiction comme un outil… du bonheur ! De quoi nous inviter à reprendre à notre compte la célèbre réplique d’Arletty : « Algorithme, algorithme ! Est-ce que j’ai une gueule d’algorithme ? ! »
En effet, les algorithmes, véritables « architectes de notre environnement » selon l’expression du sociologue Dominique Cardon – dont Florie Delacroix a lu pour nous l’ouvrage À quoi rêvent les algorithmes ? nos vies à l’heure des Big data et nous livre ses notes de lecture aussi précises que synthétiques en page 12 – sont omniprésents : transports, réseaux, médecine, justice, consommation culturelle… ils façonnent nombre de nos gestes les plus ordinaires et scandent la vie de la société, tout en restant opaques au plus grand nombre. Pourtant, comme le rappelle Serge Abiteboul1, un algorithme n’a pas d’intelligence : « c’est une séquence d’instructions utilisées pour résoudre un problème ». Dans notre société du tout numérique, saturée par une prolifération exponentielle de données, les algorithmes sont des outils d’une redoutable efficacité, dont la performance représente un progrès inouï ! Mais comme le souligne Gee2, « un algorithme, c’est technique. Son usage, c’est politique ». Pour saisir les enjeux éthiques qui se profilent en parallèle des avancées techniques apportées par des algorithmes de plus en plus performants, et rester maîtres de l’autonomie de nos décisions, il faut se réapproprier ces questions en en améliorant notre intelligibilité. L’enjeu est majeur : code et algorithmes, les jeunes générations doivent s’approprier ces nouveaux leviers d’organisation et de transmission de l’information, et apprendre à y appliquer rigueur, exigence et discernement critique. Des comportements qui doivent structurer une éducation aux médias et à l’information au cœur de nos missions de professeur documentaliste !
Pour nous y aider, Florie Delacroix nous propose également de précieux outils dans ce numéro : la fiche Intercdi « Comprendre les algorithmes numériques », et une Ouverture culturelle, « Algorithmes et intelligence artificielle », pleine de ressources pour enrichir notre « culture scientifique » et élaborer des séquences pédagogiques nourries !
Après cette plongée dans l’univers informatique, deux articles invitent à un voyage plus littéraire : le Thèmalire d’Hélène Zaremba, sur l’Inde, présente une bibliographie sélective autour de ce pays dont « l’exotisme » féconde l’imaginaire et interroge… et un Gros plan de Jean-Marc David vous suggère la visite-découverte des deux Maisons de Victor Hugo, à Paris et à Guernesey.
Un numéro riche qui s’articule autour de nos différentes missions en offrant une réflexion professionnelle, des outils pratiques et une invitation au voyage autour de la lecture.

Allô ! docteur bonheur ?

Impossible ? Peut-être pas tant que ça désormais. Avec l’accumulation des données personnelles sur des sites comme Facebook, couplées avec différents capteurs, le tout analysé via des modèles algorithmiques, on peut envisager des logiques anticipatrices et prédictives qui permettent au réseau social de lancer une intervention en cas de crise cardiaque imminente ou de risque suicidaire détecté. Cela ferait en tout cas un bon scénario pour la série britannique Black Mirror.
Rassurant de savoir qu’il est possible de veiller ainsi sur nous ? Angoissant de ne plus avoir d’espace personnel vraiment libre ? Comme en témoigne l’actualité, ces logiques prédictives n’ont désormais plus le parfum de la science-fiction chez les géants américains du Web.
Google est désormais Alphabet, et met en avant de nouvelles technologies et des travaux de recherche sur l’ADN avec Calico. L’indexation des individus se poursuit donc, associant des données génétiques et médicales avec des données sociales. Il n’est ainsi pas impensable d’envisager un développement croissant d’une médecine préventive et prédictive à grande échelle.
On peut aussi envisager des logiques anticipatrices qui fassent que vous trouviez un Coca-Cola® bien frais dans votre frigo au moment où vous le souhaitez, alors que vous n’avez passé aucune commande directe. Tout cela du fait de modèles algorithmiques prédictifs, basés sur les habitudes et l’expression des besoins et des désirs. On sait qu’Amazon travaille déjà sur des modèles qui anticipent nos futurs achats.
Entre science-fiction et dystopie, les mondes digitaux actuels ne peuvent que susciter de multiples interrogations. Ce qui nous paraissait invraisemblable devient au final banal, parfois au bout de quelques années à peine. Notre degré d’acceptation ne cesse de grandir vis-à-vis d’une intrusion de plus en plus intime dans notre quotidien, au point que la discrétisation des technologies et leur omniprésence deviennent le meilleur moyen pour elles de se faire oublier.
Étrange paradoxe qui fait de nous des êtres augmentés, mais peut-être aussi par moments diminués de notre capacité à exercer notre libre arbitre et appliquer nos propres choix. Norbert Wiener, le père de la cybernétique, avait envisagé un temps, après les tragédies des guerres mondiales, que l’humanité pourrait s’en remettre à une gouvernance des robots. Il a convenu plus tard que c’était vraisemblablement inconsidéré. Seulement, l’erreur a été de croire à un trop fort découplage homme-machine, car c’est bien la figure du cyborg qui est intéressante. Si on évoque actuellement des robots ou des intelligences artificielles, l’erreur est de croire que ce sont des entités indépendantes des activités humaines. Ce n’est pas le cas : les robots sont le plus souvent de simples machines ou automates qui font un travail de récupération d’informations, de données, tandis qu’une partie du travail est également assurée par de petites mains, le fameux digital labor, faiblement – voire rarement – rémunéré (cf. l’ouvrage de Cardon et de Casilli1). De nouveaux champs professionnels sont ainsi en train de s’ouvrir et de recomposer d’anciens métiers.

Qui sont les docteurs de nos données ?

Les multiples applications qui prennent en compte les performances sportives et l’état de santé proposent des solutions alternatives à la médecine traditionnelle pour établir un état de santé de l’individu et lui prodiguer des conseils, notamment pour améliorer ses performances. Mais on peut imaginer qu’une personne dédiée soit chargée d’un examen plus précis avec une interprétation qui puisse affiner les conclusions des modèles de données.
Nous aurions alors de nouveaux professionnels chargés autant de notre santé physique et mentale que digitale. En 1934, cette idée s’incarne déjà, dans la littérature, chez Agatha Christie, sous les traits de son détective d’un nouveau genre, Mister Parker Pyne, « professeur de bonheur » comme l’indiquait le titre original. L’annonce du détective parue dans The Times stipule : « Êtes-vous heureux ? Dans le cas contraire, consultez Mr. Parker Pyne, 17, Richmond Street » Il explique alors son modus operandi à sa cliente :

« Je sais que cela vous laisse indifférente ; il n’en est pas de même pour moi : voyez-vous, pendant trente-cinq années de mon existence j’ai établi des statistiques dans un bureau du gouvernement. Je suis maintenant à la retraite et j’ai eu l’idée de faire bon usage de mon expérience. La question est fort simple, car les chagrins ont cinq causes principales, pas davantage. Or, si l’on connaît la cause d’une maladie, il doit être facile d’y remédier. Je me mets à la place du médecin qui diagnostique ce qui fait souffrir son client et lui indique un traitement. Certes, il y a des cas incurables où j’avoue mon impuissance. Par contre, Madame, je puis vous affirmer que si j’entreprends un traitement, le succès est à peu près certain. »

Eh bien le temps des nouveaux Parker Pyne semble venu ! Mais qui sont-ils ? On sait que ce sont d’abord nos célèbres réseaux et entreprises du web, Google, Facebook, Amazon. En effet, ils sont ceux qui possèdent les données et qui ont développé des instruments pour les mesurer. Ils peuvent nous proposer à terme des outils de diagnostic performants. À l’instar du Google analytics pour les sites web, on peut envisager à l’avenir un tableau de bord qui analyse notre vie à partir des données transmises à ces acteurs.
Cette volonté d’enregistrement de ce que nous sommes par des moyens qu’il est possible de quantifier correspond pleinement au développement des méthodes statistiques et des logiques bureaucratiques de normalisation et de mise en calcul qui fondent également le pouvoir des États. Pour autant, peut-on imaginer que ces sociétés puissent exercer un pouvoir sur nos désirs et volontés, sur notre bien-être et donc sur notre bonheur ?

Peut-on évaluer le bonheur ?

La mise en relation de données chiffrées, statistiques, et du bonheur apparaît toutefois quelque peu étrange. Cela signifierait-il qu’il serait possible de le mesurer, de le quantifier ? Un des principes simples est celui du déclaratif, avec sondages par exemple. Mais, déclarer être malheureux est peu aisé, et évaluer son bonheur apparaît complexe.
Néanmoins, il semblerait possible d’envisager une pondération, un algorithme du bonheur qui prendrait en compte, à partir d’indices et de traces, votre vie amoureuse et sexuelle, votre niveau de vie, vos possessions, vos ressentis, votre culture, vos manifestations de frustration, etc. Ces traces sont évidemment celles des réseaux sociaux, où les photos partagées peuvent être considérées comme les manifestations d’un état d’esprit.
On pourrait même imaginer que les indices diffèrent selon les pays. Plus drôle, on pourrait imaginer qu’un individu avec un indice négatif en matière de bonheur soit en fait le plus heureux de tous, mais que ce soit impossible à évaluer avec les indicateurs proposés.
La mesure de l’impossible est-elle en marche ? Portée par de nouveaux acteurs supranationaux qui dépassent les anciennes logiques des pouvoirs étatiques pour asseoir un nouveau pouvoir sur la quête du bonheur ?
Historiquement, les premières entreprises de statistiques furent effectuées au niveau des États, notamment pour éclairer la prise de décision du prince. La logique accompagnait celle d’une logistique étatique. Mais la statistique s’est peu à peu affranchie de sa condition « politique » intrinsèque pour devenir plus autonome et établir des modèles d’analyse pour l’ensemble de la société. La sociologie a ainsi pu s’appuyer sur ces nouveaux modes d’analyse de données, et certaines théories de la physique sociale ont pu imaginer que le monde social était tout autant régulé par des lois mathématiques que le monde physique. Les travaux de Quetelet autour de l’homme moyen ont inspiré de nombreux travaux et théories autour de l’idée qu’il existe un homme idéal qui serait en fait celui qui se trouve dans la moyenne. Un homme sans existence réelle, mais qui permettrait d’établir des comparaisons. Cette logique de l’homme moyen se retrouve dans des travaux actuels qui inspirent les sociétés américaines, notamment les recherches autour d’une nouvelle physique sociale via Alex Pentland2. Ces travaux s’appuient sur le fait de pouvoir disposer d’un grand nombre de données avec des métadonnées intéressantes pour réaliser des analyses et des modèles prédictifs.
De là à imaginer que notre futur conseiller en bonheur soit un data scientist 2.0, il n’y a qu’un pas.

Comment trouver son data scientist du bonheur ?

Le data scientist analyse et interprète les données. L’expression est parfois galvaudée dans la mesure où le terme de « scientifique » des données devrait surtout exprimer le fait d’employer des méthodes issues de la recherche scientifique, alors que bien souvent les objectifs sont surtout de type marketing avec des procédures paramétrées. Ainsi, le data scientist du bonheur serait une sous-spécialité du champ, qui semble promise à un bel avenir… petit exercice d’anticipation :

Mai 20@8. Le métier est en vogue, mais exigeant. Non seulement il requiert de nombreuses années d’études, mais il impose un haut degré d’attente de la part des patients qui veulent se voir prodiguer les bons conseils pour améliorer leur vie, être heureux.
Les consultations de base sont prises en charge par la sécurité sociale, mais le mieux est de choisir un data scientist affilié à l’un ou plusieurs GAFA. Cela permet de sécuriser les accès aux données et d’avoir la garantie que votre docteur du bonheur a obtenu les bonnes certifications. Les tarifs peuvent être négociés par les sociétés qui conservent vos données afin que vous puissiez bénéficier des meilleurs services. Chaque professionnel doit afficher son taux de réussite et ses courbes de progression. Les meilleurs voient ainsi leurs tarifs s’envoler et ils se réservent le droit de choisir leur clientèle. Il existe toutefois des spécialistes pour toutes les bourses, et les plus jeunes dans le métier commencent souvent par prendre comme clients des patients envoyés par les écoles, les tribunaux, les prisons, car il s’agit de tout faire pour que les courbes du bonheur progressent chez tout le monde. Les parents choisissent leurs établissements en fonction de leur taux de bonheur, les principaux et proviseurs ne peuvent se permettre d’intégrer des dépressifs !
Des ministères du bonheur se mettent d’ailleurs en place partout dans le monde. Ils travaillent principalement avec les grands leaders de l’industrie des données. Le data scientist de votre bonheur a besoin d’accéder à un maximum de vos données personnelles sous peine de faire un mauvais diagnostic, il lui faut donc accéder à vos données les plus intimes. Un accès direct à votre historique web et aux applications que vous consultez fait partie des bases. Il faut certes avoir confiance et tous les professionnels doivent être certifiés CNIL. L’association professionnelle a d’ailleurs signé un accord avec les principales agences de renseignements : elles ne peuvent transmettre des données personnelles de leurs clients qu’à la demande d’un juge, dans les affaires de terrorisme uniquement. Il se murmure toutefois que certains confrères laisseraient des backdoors (portes qui permettent aux services d’accéder aux données confidentielles) ou pire, qu’ils travailleraient directement pour les agences. Un data scientist du bonheur en a fait les frais récemment lorsqu’un narco trafiquant a compris qu’il avait transmis des données à la CIA. Enfin, ça, c’est la raison officielle. La plus officieuse serait qu’il avait trouvé la fille du narco trafiquant à son goût. Les rumeurs vont bon train quand on ne dispose pas des bonnes données.
Il est de bon ton de savoir qu’un bon professionnel ne peut avoir trop de clients sous peine de mélanger les profils et les données. Des désastres sont ainsi arrivés… sans compter les erreurs du fait d’homonymie et de mauvaises métadonnées. Des applications permettent de truquer les données pour convaincre son data scientist de son bonheur. Un individu suicidaire a mis fin ainsi à ses jours alors qu’il affichait des courbes de bonheur exponentielles depuis des mois et qu’il en faisait part sur les réseaux !
Le métier est donc difficile et à risque, mais il peut rapporter gros. Le véritable talent du data scientist est de parvenir à faire croire à son client qu’il est heureux, ou du moins plus heureux qu’avant. La croissance du bonheur, voilà le nouveau business ou la nouvelle croisade de l’homme moderne.