Le partage des savoirs, tendre vers la réciprocité

Chaque année, l’accent est mis sur un thème car je considère qu’il faut se donner le temps de faire les choses correctement pour ancrer les apprentissages de façon durable chez les élèves. Le thème cette année est la biodiversité, car il semble cohérent avec l’idée des Communs et les valeurs de l’établissement dans lequel j’évolue : un collège de 420 élèves situé dans le Tarn et Garonne. Retour d’expérience sur une année de bio-partage !

Saisir les opportunités qui se présentent à nous

Nous entendons, par événement, « tout fait d’une importance notable pour un individu ou une communauté humaine qui s’insère dans la durée » conformément à la définition du Cnrtl2. Quelques exemples concrets illustrent comment des savoirs partagés par les élèves ont contribué à construire le CDI tel qu’il est aujourd’hui.

Ecosia au CDI

Alors que je venais tout juste d’afficher le thème de l’année au CDI, un élève de 5e m’interpelle sur ma connaissance du moteur de recherche Ecosia, lequel reverse une partie de l’argent récolté grâce aux publicités à des associations ou organismes qui plantent des arbres partout dans le monde : « Il faudrait le mettre sur les ordinateurs du CDI ! ». Il n’en fallait pas plus que son apostrophe pour lui voir confier l’installation sur la page d’accueil du navigateur du CDI et la création d’une affiche pour expliquer la démarche d’Ecosia aux élèves. Il fut également chargé de présenter le moteur de recherche aux élèves qui se poseraient des questions en voyant apparaître sous leurs yeux un écran inhabituel.
D’abord interloqués, les autres élèves s’habituent petit à petit à ce nouvel outil. Ils transmettent ensuite à leur tour les connaissances qu’ils ont apprises, et certains affirment fièrement avoir incité leurs parents à l’utiliser. Les discussions autour des avantages et des inconvénients des moteurs de recherche, des algorithmes permettant d’afficher les résultats, sont ouvertes ! Et c’est ainsi que l’idée d’un élève lancée à la volée a permis d’induire une prise de conscience que chacun peut s’engager en faisant des choix réfléchis.

La cabane de lecture

Le lundi entre 13 h et 14 h, trente élèves de 6e, volontaires, rejoignent le CDI pour un atelier mené avec une professeure de français. L’objectif de départ est volontairement large : lire et écrire. Nous proposons la lecture de la nouvelle de Jean Giono « L’Homme qui plantait des arbres », puis, laissons libre cours à l’imagination des élèves. Certains adaptent la nouvelle en album, d’autres effectuent un montage vidéo, d’autres encore réalisent un décor en 3D. Au fil des semaines, les objectifs glissent. Notre atelier devient un espace où l’on discute, on échange et on fabrique. Fleurs en origamis ou décors en 3D façon pop-up pour illustrer nos lectures, arbres de la connaissance en papier pour fixer des savoirs grammaticaux… L’idée émerge alors de créer une cabane de lecture dans le CDI. Il faut donc trouver les matériaux (du carton à recycler), trouver son emplacement dans l’espace CDI, faire en sorte qu’elle tienne un certain temps sans tomber. Il faut aussi la décorer. Des élèves ramènent des cartons, d’autres du tissu pour faire de beaux tapis de sol. On s’y met à tous pour construire les fondations. C’est notre œuvre commune ! Chose extraordinaire, les élèves, de la 6e à la 3e, qui n’ont pas participé au projet de construction au départ adoptent et s’approprient tout autant la cabane. Ils dessinent à l’intérieur, écrivent des citations et aiment s’y retrouver pour lire ou faire des jeux de société. Lorsque nous demandons aux élèves ce qu’ils ont appris au cours de cet atelier et ce qu’ils ont apprécié, leurs réponses se répondent : « on a appris à recycler », « à fabriquer et décorer la cabane » ; « on a appris à travailler en équipe », « à se répartir les tâches » et « on s’entraide ». « On a beaucoup travaillé mais en parlant, en s’amusant et en faisant les activités qu’on voulait ». Ce qui ressort nettement c’est que les élèves ont co-construit l’espace CDI, qu’ils ont échangé des savoirs pour atteindre les objectifs qu’ils s’étaient fixés. On constate que les groupes se forment, pas seulement par affinités, mais surtout par souci d’aboutir, de réaliser concrètement quelque chose qui est amené à durer.
Aujourd’hui se pose la question de la pérennité de cette cabane. Allons-nous la détruire au mois de juin pour construire quelque chose de nouveau l’année prochaine ? Allons-nous la maintenir ? Nous allons imaginer des solutions pour décider ensemble de son avenir. En attendant, le projet lecture-écriture évolue encore. Certains élèves ont décidé de rejoindre la cour de récréation et ont quitté l’aventure. D’autres ont choisi d’évoluer vers des discussions plus philosophiques liées à la place de l’être humain dans la nature. Chaque lundi, ils se réunissent autour de la cabane, forment un cercle et proposent de courtes lectures sur lesquelles ils réagissent à partir de questions posées par le professeur ou les camarades. D’autres, enfin, ont décidé de créer un jeu vidéo sur le thème de la biodiversité. Ils ont organisé seuls leur petite communauté en se répartissant les tâches : le spécialiste du codage, le spécialiste du moteur de jeu, Unity, qui leur permet de créer l’univers dans lequel ils souhaitent développer le jeu, le spécialiste du dessin 3D sur PC pour imaginer un logo (il utilise le logiciel 3D Slash3), et les scénaristes. Pour aller encore plus loin dans leur démarche, ils n’ont pas hésité à demander de l’aide à un élève de 5e qui connaissait déjà bien Unity.

Partager des savoirs

Lors des premières séances d’EMI avec les élèves de 6e, nous avons décidé de partager des photos, textes ou sons, témoins de la biodiversité autour de nous. Après avoir réfléchi à l’outil du web qui allait nous permettre de réaliser cet objectif dans les meilleures conditions, il fallait passer à l’action : observer la nature autour de nous, prendre des photos, enregistrer des sons et les partager sur un Padlet4 prévu à cet effet. Nous avons commencé par expliquer la procédure d’insertion de documents sur Padlet en utilisant le site Pixabay5. Les licences Creative Commons6 étaient ainsi abordées. Puis naturellement, les élèves ont émis le souhait d’introduire des photos de leurs animaux de compagnie, puis ce sont les fleurs de leur jardin, les images de leurs vacances (uniquement des paysages, aucun être humain), leur environnement proche, qui ont été pris en photo et partagés. Après une interruption pendant les mois d’hiver où la nature se repose, le printemps est à nouveau l’occasion d’alimenter notre base. Je constate, lorsque j’évalue oralement et collectivement ce dont les élèves se souviennent à la fin de leur année, que les mots-clés biodiversité, Padlet, Pixabay et licence Creative Commons arrivent en bonne place. Certains remarquent que des articles ou manuels scolaires utilisent les licences Creative Commons. Cet espace virtuel fleuri du CDI est complété par des branches d’arbres dans l’espace physique du CDI. Celles-ci accueillent photos, textes ou créations diverses des élèves autour du thème de la biodiversité. Cet arbre est situé au pied de la cabane de lecture.

Quelle posture adopte le professeur ?

De l’observation

Tout au long de l’année, j’ai observé les élèves dans les différentes activités citées plus haut. Je les ai vu s’enthousiasmer, s’engager, se décourager aussi parfois. Je me suis demandé comment les évaluer pour valoriser leur implication dans les bulletins scolaires. Des discussions riches se sont invitées en salle des professeurs concernant certains élèves qui se révèlent dans ces activités. Au fur et à mesure qu’elles se développaient, j’ai observé la mise en œuvre de compétences et de capacités chez les élèves qui méritent d’être explicitées.
Les élèves qui offrent des savoirs sont capables d’aller vers l’autre (adulte ou pair) pour proposer ou défendre une idée ; de s’exprimer (le plus souvent à l’oral) pour présenter une idée et la défendre, de prendre la parole dans un groupe et de maintenir l’attention de celui-ci pour expliciter leur savoir, d’écouter l’autre, de reformuler certaines choses pour améliorer la compréhension. Ils sont également capables de communiquer par écrit pour présenter un atelier, et organiser des inscriptions (planning, affichage et communication).
Les élèves qui reçoivent des savoirs se trouvent capables d’exprimer le fait qu’ils n’ont pas de connaissance sur le sujet, qu’ils souhaitent apprendre. Ils sont également capables de développer de l’attention lorsqu’un de leurs pairs leur présente un savoir, de faire preuve de curiosité en posant des questions pertinentes pour améliorer leur compréhension, et même de faire le lien avec des disciplines scolaires, des éléments vus en cours.
De manière générale, on s’aperçoit que les élèves qui participent aux activités de fabrication concrète d’objets (origami, tricotage, couture, recyclage…) évoquent le lien avec un membre de leur famille. Ils s’inscrivent, en participant à ces activités, dans une histoire familiale. Ils sont alors capables de faire appel à des souvenirs d’enfance, soit parce qu’ils ont participé à la fabrication de l’objet soit parce qu’ils ont vu un membre de leur famille le faire.

De la volonté d’apprendre des élèves

Tout au long de l’année, j’ai moi-même beaucoup appris. Détrompez-vous, je ne mange pas particulièrement bio, mon potager ne donne pas de légumes aussi beaux que je le voudrais, je ne suis pas adepte du zéro déchet… Mais travailler avec les élèves sur le thème de la biodiversité m’a mené à m’intéresser à des choses nouvelles : la permaculture, le dérèglement climatique, le sort des abeilles… et même les bonsaïs, passion de l’un de nos élèves, qu’il tient de son grand-père.
De la même manière, les formes de pédagogie (pédagogies actives, coopératives notamment) qui étaient en jeu lors de ces activités m’ont interrogée. J’ai essayé d’en savoir plus. J’ai découvert le livre inspirant du sociologue du travail Michel Lallement, L’Âge du faire (cf. encadré). J’ai ainsi compris que trop de contraintes pouvaient annihiler les projets. On tend souvent à vouloir tout préparer, tout contrôler. Tout est minuté, calculé, alors que le simple plaisir de « fabriquer presque n’importe quoi7 » ensemble suffit parfois à créer des choses extraordinaires.
Enfin, grâce à ma rencontre avec Claire Hébert Suffrin8 lors d’une conférence, j’ai cherché toute l’année à tendre vers la réciprocité des échanges de savoirs, pour n’exclure personne. Tout le monde sait quelque chose et peut le partager. C’est au cours de discussions avec les élèves que l’on connaît les talents qu’ils développent. Souvent, ils sont prêts à en parler et à les partager. Quant à moi, j’ai longtemps réfléchi à ce que je pouvais partager comme savoirs autres que scolaires. Jusqu’au jour où la surveillante du collège, responsable d’un atelier loisirs créatifs, est venue me voir pour un problème d’emploi du temps, me demandant si je pouvais accueillir les élèves inscrits entre 13 h et 14 h au CDI avec les autres. Et j’ai ainsi trouvé la solution ; je partagerai des savoirs familiaux : tricoter et crocheter. Ce fut loin d’être simple au départ… mais au final, cette expérience personnelle m’a permis de comprendre que cet engagement revêt une part d’intimité non négligeable qu’il faut accepter de dévoiler. Les élèves ont reçu cette offre de savoir avec enthousiasme. Pour l’anecdote, j’ai même dû racheter des aiguilles ! Ce fut l’occasion de tisser des liens plus étroits avec les élèves qui tendent par là même à évoquer plus facilement ce qu’ils vivent au sein du collège ou à l’extérieur. Le CDI est alors un espace où l’on s’apaise, une sorte de cocon entre les salles de classe, la cour de récréation et le monde extérieur.

 

Toutes ces activités impliquent une réflexion approfondie et essentielle sur la manière de gérer le temps (temps d’accueil des élèves, temps des apprentissages dirigés ou non…), le pouvoir d’agir que l’on donne à chacun de nos élèves et donc notre propre posture enseignante, que l’on peut envisager différemment dès lors qu’on l’aborde au prisme de la philosophie des Communs de la connaissance.

CDI-remix et pédagogies participatives

La pratique d’un lieu confirme son existence et assoit son usage. Difficile pour les élèves et pour les collègues de l’utiliser et de s’y sentir à l’aise s’ils n’ont pas leur mot à dire sur son évolution, ses acquisitions ou son usage lors de cours, d’accueil ou de réunion. Et pourtant il est difficile de partager la gestion de ce lieu tant les contraintes à prendre en compte sont nombreuses. À la fois matérielles – concernant le budget, les règles de sécurité – et psychologiques – la vision de ce que doit être le CDI selon les différents acteurs de l’établissement. La circulaire de mission assoit d’ailleurs le professeur documentaliste dans un rôle de « responsable du CDI, du fonds documentaire, de son enrichissement, de son organisation et de son exploitation ». Et d’ajouter : « le professeur documentaliste pense l’articulation du CDI (et son utilisation) avec les différents lieux de vie et de travail des élèves (salles de cours, salles d’étude, internat) en lien avec les autres professeurs et les personnels de vie scolaire ». La question est donc celle de l’articulation entre notre rôle de gestionnaire et notre rôle de médiateur et d’enseignant via le CDI. Il s’agit, par le partage, d’amener à une compréhension du lieu et à une compréhension du vivre en société. Comment utiliser le CDI comme un espace didactisé servant à initier aux pratiques participatives ? L’expérience de CDI-remix permet d’apporter une réponse à cette question.

Retour d’expérience

Avant de présenter plus précisément la démarche de CDI-remix que nous avons effectuée, il faut la replacer dans un contexte particulier. Notre collège est un établissement classé en zone d’éducation prioritaire, avec des élèves parfois éloignés de la lecture. Le CDI est très fréquenté, mais ses collections sont mal connues. Les élèves de 6e n’avaient pas d’IRD ou équivalent dans leurs emplois du temps l’année où nous avons monté le projet. Avec la collègue de français, nous avions pour ambition, par le partage et la participation des élèves, de rendre le CDI plus familier et plus compréhensible aux élèves. Nous avons travaillé avec une classe de 6e, particulièrement difficile et qui fréquentait peu le lieu, sur une journée banalisée. Il nous semblait utile de construire ce projet avec ce niveau pour donner des habitudes de fréquentation du lieu dès leur arrivée au collège. Les professeurs de la classe étaient également invités à participer.
Le mouvement des Biblioremix a été initié en 2013 à la bibliothèque de l’École Supérieure d’Art de Bretagne à Rennes et a essaimé ensuite dans de nombreuses autres structures. Les biblio-remix sont des journées de réflexion organisées entre professionnels ou avec des usagers pour penser la bibliothèque de demain au travers de sa forme, son aménagement, ses activités ou ses collections. Selon les objectifs des organisateurs, les projets proposés peuvent être plus ou moins réalistes. Le travail est toujours partagé, via des remue-méninges, des votes pour élire les meilleurs projets individuels et un travail ensuite en groupe autour des projets retenus. Les projets sont scénarisés avec des maquettes, des dessins, des vidéos, des codes etc. Ils ont pour but de donner à penser et éventuellement d’être mis en application.
Avec une collègue bibliothécaire de la ville de Paris, nous avons décidé d’adapter le processus pour notre classe, dans le CDI. Les élèves ont donc passé une journée complète à concevoir des projets créatifs présentant leur CDI idéal. Cet aspect imaginatif permettait, il nous semble, de dépasser les questions matérielles liées au budget, à la sécurité… La première phase, qui a duré la plus grande partie de la matinée, était celle du remue-méninges : une demi-classe devait prendre en photographie ce qui lui plaisait ou pas dans le CDI tandis que l’autre répondait à des questions sur des post-it ensuite collés au mur (Ce que tu fais au CDI ? Ce que tu fais en dehors du CDI ? Qu’est-ce que tu voudras faire quand tu seras plus grand ? Qu’est-ce que tu ferais si tu avais une baguette magique ? Dans le CDI de tes rêves qu’y a-t-il ?). Chaque groupe a fait les deux activités. Le but de cette première activité est d’être sûr que les élèves visualisent le CDI, en connaissent les espaces et puissent acquérir un vocabulaire un peu spécifique. L’atelier photographique a tout de suite bien fonctionné, grâce à l’attrait des tablettes utilisées pour l’occasion. Certains élèves s’en sont même emparé avec créativité, se mettant en scène pour illustrer leurs avis. Il a été plus difficile pour eux de s’approprier l’atelier de réflexion avec les post-it. Le premier groupe est resté très terre à terre et a eu du mal à comprendre la finalité de l’exercice ; les réponses apportées relevaient d’éléments connus sur la question de ce qui plaisait au CDI, les mangas ont été maintes fois cités par exemple ; l’accès libre à Youtube a été souligné sur la question de ce que les élèves voulaient voir au CDI. Le second groupe, lancé par les photographies, a pu aller beaucoup plus loin en sortant des idées attendues sur le CDI : les post-it se sont multipliés et ont été plus pertinents (le bruit a été évoqué dans ce qui ne plaisait pas) et plus imaginatifs. Certains élèves ont mêlé réalité et fiction, citant sur leurs post-it des références issues de leurs lectures comme le fruit du démon sorti tout droit de One Piece. Ces ateliers ont été l’occasion enfin de définir ensemble du vocabulaire lorsque nous avons commenté les post-it : les notions de collections, d’espace, de documents ont pu par exemple être précisées.

La mise en commun de toutes leurs productions a permis ensuite à chacun de réfléchir à un projet individuel, dessiné sur une feuille à l’aide d’une carte mentale, d’un schéma et de mots-clés que chaque élève finit par présenter à l’ensemble du groupe. Plutôt que de faire élire quelques projets, nous avons rassemblé les projets présentant des caractéristiques communes pour que chacun se retrouve dans les propositions élues et puisse ensuite en partager la réalisation. Les élèves se sont eux-mêmes positionnés sur le projet de leur choix. L’après-midi a été consacrée à la réflexion et à la création des rendus finaux. Nous avions apporté de la pâte à modeler, des playmobil, des tablettes pour faire des vidéos avec stop motion et du carton. Les maquettes ont été exposées au CDI pendant plusieurs semaines après l’expérience.

Pédagogie et pratique participative

Les projets réalisés par les élèves ont été à la hauteur de ce que nous attendions : des réalisations très imagées et créatives réalisées dans l’échange, la réflexion et la bonne humeur. Les élèves ont identifié leurs besoins dans le cadre d’un CDI ; ils se sont mis dans des situations d’argumentation les uns par rapport aux autres pour défendre leurs projets et ce sont tous intégrés au groupe en partageant leurs opinions. Certains ont défendu le tout numérique arguant que c’était là leur domaine de prédilection, d’autres se sont plus appuyés sur les livres précisant qu’ils étaient plus faciles à utiliser. La plupart ont aussi partagé l’idée d’installer des ateliers créatifs dans l’espace du CDI type atelier de création de mode.
Si les projets étaient imaginaires, il nous a tout de même été possible de noter des remarques récurrentes des élèves, en particulier lors de l’atelier de la matinée avec les photographies et surtout de mieux comprendre les a priori des élèves sur les bibliothèques et lieux assimilés. Nous avons listé avec eux un certain nombre de remarques qui nous ont servi à modifier l’agencement du lieu, de ses collections et à retravailler la décoration. L’étagère rassemblant les dictionnaires et les manuels scolaires a ainsi été presque complètement vidée et les collections sont maintenant conservées dans la réserve. Le gain d’espace a permis d’étaler la présentation des documentaires et l’exposition des nouveautés à l’intérieur même des rayonnages. Les tables ont été réagencées pour mieux permettre le travail en groupe. L’accueil du CDI, assez critiqué car souvent désordonné par la présence des sacs et des vestes, a été revu. Nous y avons ajouté plusieurs porte manteaux et des casiers ont été libérés pour entreposer les sacs. La décoration a été confiée aux élèves via l’exposition de leurs réalisations lors des heures de permanence ou des heures de club.
Nous avons pu mesurer la méconnaissance qu’avaient les élèves de ce lieu : pour beaucoup d’entre eux, le CDI devrait être un foyer proposant différents ateliers, comme de la couture par exemple. L’aspect pédagogique du lieu leur a complètement – et naturellement – échappé. Dans leur imaginaire, rattaché aux bibliothèques silencieuses, ennuyeuses, et consacrées à la lecture pour les « intellos », le CDI les effraie parfois. Ils souhaitent donc en faire un autre objet.
Cependant, plus que les modifications proposées par les élèves et mises en place par les professeurs ce qui nous importait c’était d’utiliser le lieu même comme outil pour échanger, travailler en groupe, s’approprier un événement et partager des pratiques. Nous n’avons pas renouvelé cet atelier-là l’année suivante, car nous voulions toucher toutes les classes de 6e et plus seulement une seule. C’est grâce à des cours d’info-documentation, dispensés par demi-groupe, que nous avons pu renouer avec les pratiques participatives : plusieurs tâches finales avaient en effet pour but le partage, que ce soit dans la création de sélections thématiques à exposer pour les camarades et les professeurs ou dans la création d’affiches expliquant les usages des collections du CDI. Nous envisageons cependant de remonter un projet semblable dans le cadre d’une semaine interdisciplinaire qui permettrait, sur un temps plus long, de travailler avec des élèves volontaires les enjeux de la place d’un CDI dans un établissement scolaire, ni permanence, ni foyer, ni salle de classe. Ce projet sur 26 heures laisserait le temps aux élèves de prendre conscience de ce rôle particulier et de leur faire connaître toutes les collections présentes. Il serait ainsi possible de monter un conseil d’acquisition là où nous le montons que sur des tronçons particuliers de la collection – les mangas avec les élèves du club manga qui comprennent bien l’articulation entre l’intérêt particulier (ce qu’ils veulent acheter pour eux) et l’intérêt général (ce qu’ils peuvent acheter pour tous et ce qui peut être utilisé en cours) ou avec des élèves particulièrement investis au CDI.

Cette expérience de CDI-remix a été finalement une belle journée, qui participe de l’ouverture du CDI aux élèves et leur fait vivre des pratiques participatives mais qui s’inscrit clairement dans un processus plus large et de longue haleine.

Des Juniors associations au CDI

Au sein du collège Lucie Aubrac de Tourcoing, la participation des élèves n’est pas qu’un vœu pieux, c’est même une dimension inscrite au cœur du projet d’établissement à travers une Charte du Vivre-Ensemble. Pour comprendre la priorité donnée à cet axe, il faut remonter à la création de ce collège, fruit de la fusion de deux établissements d’éducation prioritaire. À cette époque le nouvel établissement pâtit de la mauvaise réputation des « fusionnants », à juste titre car le climat scolaire ne cesse de se dégrader.
Face à ce constat, et dans la perspective d’intégrer des locaux flambant neufs dans les meilleures conditions, la communauté éducative s’est mise au travail pendant deux ans pour établir un projet d’établissement, à partir d’un long travail d’audit organisé et porté en interne. De ce diagnostic partagé est apparue la nécessité d’inscrire la participation active des élèves au cœur de la Charte du Vivre Ensemble. C’était le principal levier repéré pour améliorer le climat scolaire et répondre à la problématique de décrochage scolaire. Et pour que cette volonté ne reste pas à l’état de belles intentions inscrites sur un papier, nous avons pris le temps de réfléchir, instance par instance, espace par espace, à la concrétisation de cette priorité.
De nombreuses évolutions sont nées de ce travail collectif dans une démarche systémique : la création d’une Maison des Collégiens (nous y reviendrons), d’un conseil consultatif, véritable organe d’échange sur des questions qui concernent directement les élèves et sur lesquelles nous leur reconnaissons une expertise. Nous avons également mis en place un dispositif de médiation par les pairs qui consiste à former des élèves à la résolution des conflits pour qu’ils interviennent auprès de leurs camarades en cas de besoin (des élèves peuvent solliciter une médiation comme alternative à une prise en charge de leur conflit par les adultes). C’est également dans cette dynamique que nous avons créé les premières classes ateliers. Ces classes s’inspirent largement des pratiques de pédagogies coopératives dans lesquelles on favorise l’entraide, la responsabilisation et l’autonomie. Ces pratiques sont également celles que nous essayons de privilégier au sein du CDI aussi souvent que possible, les pratiques info-documentaires et la modularité de l’espace s’y prêtent bien.
Sous la houlette du professeur documentaliste, un collectif composé d’élèves, de collègues et de parents a réfléchi aux changements à apporter au CDI et aux modalités de participation active des élèves.
La première étape de cette démarche de co-construction a consisté à redéfinir les espaces au sein du CDI. Avec le groupe de travail, nous avons décidé de créer une ludothèque. Cet espace répondait à la fois au désir de vivre des moments de plaisir et de coopération inscrit dans la charte mais aussi à la nécessité d’inventer des nouvelles modalités d’être et de faire ensemble. La pratique ludique que nous expérimentons maintenant depuis cinq ans s’avère un levier très intéressant pour le développement des compétences psycho-sociales et l’amélioration du climat scolaire. À travers la pratique du jeu de société traditionnel les élèves apprennent à être ensemble, à communiquer, à se respecter et à respecter des règles. Le jeu permet également le développement de compétences diverses : anticiper, décrire, planifier, mémoriser… la liste est longue. Nous constatons à quel point cette pratique s’avère vite spontanée chez des adolescents naturellement joueurs. C’est aussi une réponse pertinente pour lutter contre l’omniprésence des écrans dans la vie des élèves.
L’autre espace proposé par les élèves a été le Fab-Lab dénommé « Espace Bidouille ». Pour être en cohérence avec nos priorités, nous avons décidé que cet espace serait géré par une Junior Association (voir encadré). Depuis 6 ans nous avions, au sein du collège, la pratique de ces associations gérées par des élèves pour concrétiser des projets. Chaque année, en octobre, au cours de la Semaine de la démocratie scolaire nous présentons le dispositif des Juniors Associations. Jusque-là elles étaient créées à l’initiative des élèves qui se manifestent spontanément pour créer des projets autour de leurs sujets de préoccupations : la solidarité avec un cousin handicapé ou un frère atteint d’une maladie rare, la volonté d’aider les Restos du cœur, de soutenir des personnes âgées ou encore la sensibilisation aux animaux. Au total nous sommes chaque année le berceau de 4 à 6 Juniors Associations et le Foyer Socio-éducatif met à leur disposition un volontaire en Service Civique recruté pour soutenir les pratiques de citoyenneté active. Pour la première fois une Junior Association allait s’occuper d’un espace (nous avons fait le même choix pour la Maison des Collégiens). Cette responsabilité comprend la gestion du matériel, la formation par les pairs (robotique, impression 3D, modélisation…) et l’animation du lieu. L’espace Bidouille est celui du « faire ensemble ». Lieu de création, de co-construction, de partage, de projet, il attire prioritairement des élèves ayant une forme d’intelligence peu reconnue et valorisée au sein de l’institution scolaire. La « bidouille » repose sur la mise en projet des élèves et sur une pédagogie du « learning by doing » assez éloignée des formes d’enseignement traditionnelles. Un matériel de base est mis à disposition des élèves : une imprimante 3D d’entrée de gamme, quelques petits outils, des cartes makey-makey, deux postes informatiques, mais aussi des vieux ordinateurs, des claviers usagés… et autres « vieilleries » qu’ils ont le droit de démonter pour essayer de comprendre « comment ça marche ? ».
Les élèves se sont très vite approprié l’espace. Il a été décoré par une des élèves de la Junior Association « Brico’brac » en reprenant les codes du sketchnote après un temps de réflexion collectif sur les usages possibles du lieu. Les élèves membres de la Junior Association bénéficient chaque semaine d’une heure de formation active par un intervenant extérieur de l’association Upcycle Commons dans le cadre d’une convention rémunérée grâce à une aide du département. Grâce à cette formation, ils sont en capacité de former d’autres élèves à leur tour. Ces élèves, qui pour la plupart n’étaient pas reconnus comme des élèves scolaires se retrouvent donc en position de transmettre et d’expliquer à leurs pairs. Cette reconnaissance a un impact fort sur l’estime de soi.
Au sein de la Junior Association qui compte une dizaine de membres de la 6e à la 3e les élèves ont commencé par définir les rôles de chacun. Outre le président qui a pour fonction « la représentation de la Junior Association auprès des adultes du collège et des partenaires » les élèves se sont positionnés pour devenir « trésorier », « secrétaire », « responsable matériel » ou encore pour devenir référent de tel ou tel projet. Avec l’intervenant extérieur, ils ont rédigé une charte de fonctionnement interne en se basant sur celle proposée par le MIT2. Cette charte définit aussi bien les responsabilités collectives : sécurité, fonctionnement, matériel… que l’état d’esprit qui doit régner dans ce lieu : partage des connaissances, entraide,… Avec le volontaire en Service Civique, ils ont mis en place une organisation du lieu, ils ont réfléchi au rangement du matériel et à la mise à disposition des ressources et des tutoriels en créant un petit site Intranet. Ensemble ils ont également défini un mode de fonctionnement par services et par groupes de projet. Les élèves se voient au minimum une fois par semaine mais peuvent organiser des réunions supplémentaires quand cela s’avère nécessaire pour prendre des décisions ou organiser des évènements. En tant qu’enseignant documentaliste mon rôle « officiel » est limité, on me demande d’être un facilitateur mais l’intérêt va bien au-delà. En occupant un espace du CDI les élèves développent une offre complémentaire de celles qui existaient. Quand ils mettent à disposition des ressources, ils enrichissent d’une certaine manière le fonds documentaire. Leur action facilite également le partenariat avec certains enseignants notamment en mathématiques et en technologie.
L’an passé les élèves ont tenu à fusionner pendant un temps le club jeux de société et la Junior Association Brico’brac pour se lancer dans la création d’un jeu utilisant les techniques de la bidouille. La Junior Association a présenté son idée lors d’un appel à projets de la municipalité et elle a remporté le premier prix de sa catégorie. Cet accès à des subventionnements ou le recours à des actions d’auto-financement est un autre aspect intéressant de ce modèle de structuration de projet.

Une autre Junior Association occupe le CDI, il s’agit de « yoLAu », le groupe de rédaction du webzine du même nom (www.yolau.com). Outre les bénéfices évidents en termes de responsabilisation, d’autonomie et d’émancipation, cette organisation en association facilite grandement l’organisation des sorties en reportage qui ont souvent lieu hors temps scolaire. La Junior Association bénéficie d’une assurance qui couvre ses activités, il est donc possible pour les collégiens de s’organiser et mener des actions pendant leur temps libre. Cette démarche leur offre donc à la fois une grande souplesse et une vraie sécurité.
Comme pour Brico’brac les élèves se répartissent des responsabilités au sein du collectif ce qui leur permet de développer de nombreuses compétences. Ces responsabilités les amènent à être en lien direct avec la direction de l’établissement, à gérer un budget, à planifier et organiser une sortie en reportage… Elle permet surtout d’impliquer chacun dans la réussite du projet, étant bien entendu avec les élèves au début de leur projet que des adultes seront disponibles pour aider, tutorer, accompagner mais qu’aucun ne se substituera aux prérogatives des jeunes. Ce contrat est à la base du fonctionnement en Junior Association. Il permet de baser la relation sur un postulat de confiance et de bienveillance.

Le FSE, dans cette dynamique d’établissement, a également ouvert son bureau associatif, à parité, à des élèves volontaires. C’est d’ailleurs le FSE qui soutient la création des Juniors Associations et qui s’acquitte des frais de dossier (15 €) dus au Réseau National des Juniors Associations (frais qui comprennent leur assurance). Les Juniors Associations peuvent également bénéficier d’un compte en banque et ainsi, apprendre à gérer leur trésorerie.
Les autres Juniors Associations de l’établissement fréquentent souvent le CDI notamment pour des recherches documentaires. C’est le cas par exemple des « Cuistots du Cœur » qui viennent trouver des recettes ou des « Explorateurs de l’Engagement3 » qui préparent leurs mobilités européennes et peaufinent leur démarche d’enquête (voir encadré). À travers ce mode de fonctionnement en associations de jeunes, les élèves vivent une expérience formatrice qui donne des outils et souvent la motivation pour envisager de poursuivre dans un parcours d’engagement plus durable. C’est aussi un levier efficace pour l’exercice d’une citoyenneté active tout en étant un temps de découverte et d’apprentissage.
La démarche d’engagement au sein des Juniors Associations s’inscrit pleinement dans la mise en œuvre de l’EMC et du Parcours Citoyen qui visent à développer chez les élèves, outre la citoyenneté, le sens de l’engagement. Des compétences du Socle peuvent être validées grâce à ce dispositif et des élèves de 3e peuvent choisir de passer leur oral du DNB sur leur Parcours Citoyen en prenant appui sur une expérience de vie associative. L’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) est également régulièrement convoquée notamment dans le développement de compétences visant à rendre compte des activités associatives à travers le webzine de l’établissement ou via des sites Internet propres aux différents projets.

Le développement au sein de l’établissement d’une culture de la participation basée sur la confiance et la responsabilisation permet aux jeunes qui le désirent de concrétiser leur volonté d’engagement et de participation active. Cela libère indéniablement leur pouvoir d’initiative et d’action. Pour l’établissement cela influe sur le climat scolaire. Cela facilite aussi grandement l’ouverture de l’établissement sur son territoire et les interactions avec différents partenaires (collectivités, associations, institutions.)… Même si cela ne constitue en rien une méthode miracle et ne concerne pas encore assez d’élèves, c’est assurément une voie à explorer. Cette dynamique trouve naturellement sa place au sein du CDI qui est ce tiers lieu, espace d’apprentissage, de créativité et de liberté où doit pouvoir s’exprimer la curiosité et l’envie d’agir des élèves. Le professeur documentaliste s’y trouve conforté dans sa mission d’enseignant à travers la transmission de connaissances et de compétences en EMI et en EMC notamment et dans sa contribution « à l’éducation culturelle, sociale et citoyenne de l’élève4 ».

Nous le constatons chaque année, les jeunes fourmillent d’idées, de passions, qui peuvent se concrétiser dans des projets et des réalisations si on les accompagne sans les instrumentaliser et si on leur laisse des espaces et du temps. Les projets mis en œuvre n’aboutissent pas tous, ils ne sont pas exempts de difficultés et quelques fois d’échecs, mais c’est une école de l’autonomie, de la persévérance, de la responsabilité et de l’émancipation qui a peu d’équivalents et qui est pourtant vitale pour la démocratie.

Construire des pratiques participatives dans les bibliothèques

Cet ouvrage collectif rassemble des contributions sur des projets participatifs menés dans différentes bibliothèques (médiathèque municipale, bibliothèque de quartier, bibliothèque universitaire, BNF…) mais aussi dans des centres culturels ou sociaux et dans un musée. Cette mosaïque d’actions est relatée et analysée par les acteurs de terrain qui les ont menées, qu’ils soient bibliothécaires, conservateurs, chargés de projet ou encore animateur socio-culturel. Raphaëlle Bats, doctorante à l’université Paris VII et chargée des relations internationales à l’Enssib, apporte, en guise d’introduction, une mise en perspective plus théorique sur la participation en bibliothèque, et conclut en donnant conseils et méthodes pour élaborer les grandes lignes d’un projet participatif. La finalité du livre est de montrer ce que recouvre cette démarche participative, quels types d’actions peuvent être mis en place, et enfin quelles sont les principales différences entre partenariat, collaboration et participation.
Si tous les éléments qui composent les projets décrits ici ne sont pas directement transposables dans les CDI des établissements scolaires car les publics, les enjeux et les conditions matérielles y sont bien entendu différents, les expériences menées peuvent néanmoins être sources d’idées et ouvrir des possibilités à mettre en œuvre à notre échelle. Elles permettent également de soulever de nombreuses interrogations quant à la vision des collections, la manière dont on peut constituer un fonds documentaire ou encore la place à accorder à la décision et à l’autonomie des élèves. On pense bien sûr aussi aux fameux repoussoirs des « 3C » ou « Learning Center », qui ne sont souvent pas bien loin de cette représentation de la bibliothèque comme « troisième lieu », lieu de vie et de sociabilité, davantage que lieu de savoir uniquement… Regardons donc ce qui se fait dans toutes ces structures culturelles et associatives pour ouvrir la réflexion…

Enjeux et limites des pratiques participatives

Dans un premier temps, Raphaëlle Bats rappelle le contexte politique dans lequel s’inscrit cette volonté de faire participer les publics des bibliothèques : il s’agit bien entendu du mouvement de la démocratie participative qui met en avant l’implication des citoyens dans la vie politique et sociale de leur territoire. En se voulant « de proximité », ce mouvement démocratique renoue avec l’idéal d’égalité entre tous les citoyens, où il n’y a pas de personnes plus légitimes ou compétentes que d’autres. L’idée est que, de la participation de tous, émergeront des savoirs partagés, mobilisés, même s’ils viennent d’un public « profane ». On rencontre là une première difficulté liée à la réticence légitime des professionnels des bibliothèques qui voient dans le partage des compétences une possible dilution de leur expertise, voire même l’angoisse que leur métier disparaisse. Inversement, côté public, l’appréhension des non-spécialistes face au domaine de l’écrit et de la lecture peut être un frein à la participation.
Faire participer les usagers de la bibliothèque est par ailleurs un moyen de leur donner du pouvoir et du poids, à condition que les projets réalisés aboutissent à des réalisations concrètes et ne restent pas à l’état de consultation ou de réflexion. L’implication des publics ne doit pas se transformer en une recherche de légitimation des décisions politiques prises par les municipalités par exemple, ce qui en serait un dévoiement. Si l’État doit mettre en œuvre les conditions de l’exercice démocratique dans les territoires, il ne doit pas trop institutionnaliser les dispositifs pour permettre aux citoyens de librement expérimenter diverses initiatives1. On rejoint là l’empowerment, en français l’autonomisation, c’est-à-dire l’acquisition parallèle par les citoyens à la fois de plus de pouvoir grâce à leur engagement dans la vie locale, mais aussi de nouvelles compétences et savoirs.
Dans ce cadre, la bibliothèque n’est plus seulement un service public, mais au-delà une manière de « donner les moyens au public de construire les services ». Repenser les concepts info-documentaires de façon critique peut aboutir à réinventer la bibliothèque en tant que lieu de vie où « s’inventent des choses ».
Pour conclure cette partie introductive, R. Bats dresse une typologie des pratiques participatives, qui permet de lister les éléments à prendre en compte avant de se lancer dans ce type de projet. Tout d’abord, il faut définir le degré de participation du public : simple information (on communique les informations en amont du projet) ; délibération (consultation des publics) ; décision (délégation de pouvoir, co-construction du projet). D’autre part, il faut réfléchir à la temporalité : quelle sera la fréquence des réunions ? Puis, le choix des acteurs est très important : qui implique-t-on dans le projet ? Met-on en place un système de représentants choisis, ou de groupes de travail, ou encore des personnes individuelles volontaires, cooptées, élues ? Enfin, quel type de dispositif adopte-t-on (assemblées, référendum, réunions publiques, enquêtes, sondages, ateliers, etc.) ? On verra dans les comptes rendus d’expériences ci-après que la réflexion rigoureuse sur tous ces éléments en amont est une des conditions de la réussite du projet.

Des exemples de projets collectifs qui repensent la bibliothèque

La première initiative analysée est celle de BiblioRemix, expérimentée à Rennes depuis 2013. Il s’agit de réunir des usagers d’univers très différents pour réfléchir et concevoir ensemble de nouveaux services qui seront proposés dans la bibliothèque. L’idée est à la fois de « faire venir » (mobilisation), et de « faire ensemble » (engagement), dans la lignée du « Do It With Others ». Pour mettre en place le projet, il faut au préalable réussir à trouver des participants. Dans l’idéal, la répartition optimale du groupe serait d’un tiers de bibliothécaires, d’un tiers de grand public, et d’un tiers de personnes « créatives » (dans le sens de détenteurs de compétences professionnelles particulières : graphistes, architectes, informaticiens, artisans…). Ce dosage des participants peut être intéressant à transposer au CDI avec parents / élèves / enseignants par exemple. Pour faire venir le public, le choix des jours et des horaires de réunion est important : en semaine ou le week-end, en journée ou le soir (ce qui implique des personnes disponibles différentes) ? Effectuer une communication attractive et s’inscrire dans un événement plus large permettent de gagner en visibilité (à l’instar des actions culturelles dans les CDI correspondant au Printemps des Poètes ou à la Nuit de la Lecture par exemple).
Une idée toute simple a ici retenu notre attention : la « piscine à idées » (appelée aussi « mur des post-it » dans un des projets relatés plus loin) permet de recueillir les suggestions et envies des usagers de la bibliothèque (qu’aimeraient-ils voir se passer à la bibliothèque ?). On demande au public d’écrire leurs idées sur des post-it et de les coller sur un tableau bien signalisé. Une façon pratique de visualiser en un seul coup d’œil et par tout le monde les idées de chacun, ce qui semble assez facilement transposable dans un CDI.
Pour que la participation lors des réunions soit active et que les membres aient envie de revenir, le maître mot est la convivialité : boissons, gâteaux, cafés sont au rendez-vous, mais aussi pourquoi pas des petits jeux coopératifs pour souder le groupe, voire, s’il y a du budget, une distribution de goodies (stylos, bloc-notes…). Chaque moment du projet doit être valorisé grâce à une communication régulière des avancées et des productions sur le site web de la bibliothèque, sur les réseaux sociaux ou par affichage dans le lieu lui-même. Pour diversifier les profils des participants, on peut également essayer de recruter les curieux et les passants lors des réunions elles-mêmes en profitant de l’effet de surprise.
Toutes les sessions se déroulent selon le même plan : étape de brainstorming et vote autour de trois idées à développer ; travail en 3 petits groupes ; production d’un prototype, d’une maquette en lego ou d’un visuel en lien avec le projet. Chaque étape du projet est racontée par écrit par les participants puis mise en ligne sur le site Biblioremix2, ce dernier regroupant tous les outils et tous les projets qui ont émergé des groupes de travail. Une mine de bonnes idées aux noms évocateurs et sympathiques comme : le Club des non-lecteurs ; l’arbre des connaissances ; la Truquothèque ; la Fabrique à idées ; le projet Snowden ; ou encore Redesigner le bibliothécaire… tout un programme ! Le déroulé type peut être adapté pour un public d’enfants ou d’adolescents, certaines des expériences racontées sur ce site s’étant d’ailleurs déroulées dans des CDI.
Les plus-values apportées par ce type de dispositif se retrouvent dans l’enthousiasme suscité chez les participants, la re-motivation rencontrée chez les bibliothécaires, la nouvelle perception que les publics ont du lieu et la création d’un projet innovant.
Une autre batterie d’exemples vient des universités américaines qui développent de vastes consultations estudiantines sur l’aménagement de l’espace, qu’il soit physique ou virtuel. Ainsi, pour concevoir l’organisation d’une nouvelle bibliothèque, les étudiants sont consultés par le biais de sondages ou de votes en ligne. Différents plans élaborés par des étudiants eux-mêmes sont proposés aux bibliothécaires. Pour ce qui est de la conception de la nouvelle interface de la bibliothèque, la refonte de celle-ci a été confiée au Lab informatique du campus, spécialisé dans l’ergonomie des sites web. Un groupe d’étudiants testeurs a essayé à chaque étape les différents prototypes d’interface et leur mode de hiérarchisation des données avant de donner leurs recommandations. On est ici dans un type de participation à la fois consultative et collaborative. De même, les universités américaines mettent en place dans de nombreux campus des conseils consultatifs estudiantins qui se réunissent avec divers représentants enseignants et bibliothécaires, et donnent leur avis sur les acquisitions, les services proposés par la bibliothèque, l’aménagement, les projets à mener…
Toujours dans les universités américaines, la manière de constituer les collections de la bibliothèque en matière d’e-books tranche fondamentalement avec notre représentation du fonds documentaire en France. En effet, les acquisitions ne sont plus « just in case » c’est-à-dire « au cas où », déterminées uniquement par les bibliothécaires qui analysent les besoins en amont, mais « just in time », « au bon moment » : on parle alors de « Patron Driven acquisitions » ou de « Demand Driven acquisitions », des acquisitions déterminées par l’usager ou bien « à la demande ». Pour les livres électroniques, une liste est proposée sur le catalogue de la bibliothèque, mais c’est seulement lorsque l’étudiant clique sur sa notice pour en consulter le contenu, que l’e-book est facturé à la bibliothèque. C’est le seul besoin effectif qui en détermine l’achat. Il en va de même pour certains livres imprimés, dont les notices figurent dans la base documentaire : l’usager peut cliquer sur « commander ce livre » et c’est là encore seulement la demande expresse de l’étudiant qui génère la commande. Ce mode de constitution des collections me semble remettre en cause de manière assez fondamentale la façon dont on élabore une politique d’achats dans un CDI : si elle peut susciter des réticences bien justifiées, j’imagine toutefois que l’expertise des bibliothécaires et la cohérence nécessaire à donner au fonds documentaire se retrouvent au final dans le choix des ressources qui sont proposées dans ces listes à la demande.

Le partage des savoirs au centre des projets

Dans les différentes initiatives évoquées dans cette partie, c’est davantage la notion de « savoir partagé » qui est mise en avant, et qui se place au cœur de la participation des publics. Ainsi, au musée Dauphinois de Grenoble, l’écomusée place le public comme co-auteur des expositions. Un comité de pilotage est organisé, donnant son avis sur les thèmes de la programmation culturelle proposée par les professionnels du musée. Les membres de ce comité se chargent également de récolter des objets et des témoignages en tant qu’experts de la mémoire du patrimoine local. Des workshops (ateliers participatifs) sont mis en place pendant la création de l’exposition pour affiner le choix des technologies et scénographies à mettre en œuvre. Enfin, la médiation pendant les visites de l’exposition est assurée par des habitants du territoire, issus du milieu associatif ou amateurs éclairés.
Un deuxième exemple de partage des savoirs passe par la constitution d’une nouvelle collection musicale à la Bibliothèque de la Croix Rousse à Lyon. Après une enquête préalable faisant émerger les envies des usagers en matière de CD proposés par la Médiathèque (autour du genre pop-rock), et dans le cadre d’un projet global des médiathèques de Lyon « orienté public », les bibliothécaires ont organisé autour d’un groupe d’usagers volontaires des réunions tous les deux mois pour élaborer ensemble ce fonds musical. Côté bibliothécaire, il a fallu accepter de ne pas avoir l’entier pouvoir de décision sur les choix d’acquisitions et de partager les compétences avec des amateurs passionnés de musique, souvent très pointus dans leur domaine de prédilection. Là encore, à l’instar des BU américaines, ce n’est pas le professionnel qui plaque de l’extérieur un besoin supposé de l’usager, mais bien le groupe de participants qui prend des décisions collectives.
Lors de ces ateliers de travail, le bibliothécaire met tout en œuvre pour proposer un temps convivial (boissons, gâteaux), il anime la réunion, répartit la parole, veille au respect et à l’écoute, et remet toujours les choses en perspective en donnant une vision globale de la collection et en expliquant les contraintes budgétaires, mais aussi juridiques et techniques auxquelles est soumise la médiathèque. Côté participant, chacun apporte lors de la réunion 5 CD dont une sélection de titres est proposée à l’écoute, en présentant les artistes et le courant musical. Cette découverte des goûts de chacun est très enrichissante pour tous et débouche sur des acquisitions décidées collégialement. Ensuite, le groupe a dessiné un logo coup de cœur à placer sur les CD, puis le jour du lancement de la nouvelle collection, les participants sont venus assurer la médiation auprès du public. En prolongement, un groupe élargi de participants réfléchira à la programmation des concerts et événements culturels de la médiathèque.
Ce dispositif peut se transposer par exemple à la constitution d’une collection de BD ou de Mangas dans un CDI avec un groupe d’élèves. L’ensemble de cette expérience montre qu’en devenant acteurs, les usagers sont beaucoup moins consommateurs, et que le partage de savoirs dans un domaine de prédilection particulier des publics est un moyen d’enrichir l’ensemble de la communauté.
Passons maintenant à l’analyse du projet participatif de la BNF autour de la création de la plate-forme de correction collaborative CORRECT. Il s’agit d’une plate-forme de crowdsourcing, c’est-à-dire de travail collaboratif de masse. L’idée est de créer un réseau d’usagers correcteurs, volontaires, qui repèrent et corrigent les erreurs qui se glissent dans la base Gallica en mode plein texte, lors du passage du document numérisé au document texte. La quantité de documents à traiter est telle que seul un nombre important de contributeurs semble pouvoir venir à bout de la tâche. Cependant, les représentations que les usagers avaient de Gallica jusqu’à présent les faisaient se sentir illégitimes pour corriger. Une communication particulière sur les réseaux sociaux a donc été nécessaire, ainsi que le ciblage de collections possédant déjà une communauté active d’internautes (documents sur la Grande Guerre, SF, recettes de cuisine…). Pour fidéliser ensuite le groupe de correcteurs, un travail sur l’ergonomie de la plate-forme a été effectué ainsi que l’introduction d’une forme de réseau social dans Correct, de manière à favoriser la création d’un sentiment de communauté et de collectif soudé chez les contributeurs (avis, échanges, discussions…) avec un mot d’ordre de collaboration et non de compétition.
Le bilan de la plate-forme semble très positif, puisqu’elle dispose désormais de correcteurs investis et actifs. Ce projet mélange collaboration et participation, et laisse les contributeurs corriger en totale autonomie les documents. Plus globalement, on peut dire que chez les bibliothécaires, la représentation de la participation des usagers évolue. Ils « sont désormais plus enclins à voir la complémentarité entre les données structurées et normalisées produites par les bibliothécaires et les données sociales moins cadrées mais répondant à des besoins nouveaux des usagers » (p. 68, I. Josse / P. Moirez).

L’expérimentation suivante est celle de la Piratebox : un dispositif de partage et d’échange de contenus numériques, libres de droit (domaine public ou Creative Commons). Il est possible grâce à cette installation, de télécharger des e-books, de la musique, des vidéos, des photos, sans connexion web, dans l’anonymat le plus total, sans traçage des données. La piratebox fonctionne comme un réseau wifi à part, indépendant et autonome, en circuit fermé, gratuit, mais qui ne permet pas de rechercher d’autres informations. Également appelée Bibliobox ou LibraryBox (noms qui évoquent moins l’univers du hacking et semblent donc préférables), cette « boîte de téléchargements » de contenus gratuits et légaux permet aux bibliothèques de donner une « porte d’entrée » aux usagers vers des ressources triées et validées en assurant un service d’anonymat et de préservation de la vie privée. On est ici au cœur de la diffusion des communs de la connaissance. Le public peut également déposer des contenus et enrichir ainsi les collections de cette bibliothèque virtuelle. Là encore, ce sont les besoins et les usages réels des lecteurs qui sont représentés par ces dépôts participatifs dans la Bibliobox. Un système de recommandation de pair à pair est même mis en place et permet une plus grande appropriation des contenus.
L’une des limites du dispositif est le manque d’usagers qui déposent des documents : comment rendre visible, donner une matérialité au virtuel de la Bibliobox ? La médiation et les compétences des bibliothécaires restent des éléments fondamentaux : ils expliquent le dispositif, vérifient les contenus déposés par les usagers (respect des droits d’auteur, contenus légaux et adaptés) et les classent par thème, en les fédérant parfois autour des événements culturels forts qui émaillent l’année (Printemps des Poètes par exemple). L’utilisation de la Bibliobox peut également être intégrée à des clubs Lecture : les participants repartent à la fin du club avec les e-books issus de la Bibliobox, qui ont été évoqués lors du club. L’exemple de la Bibliobox permet de repenser les relations entre bibliothécaires et usagers et la manière dont ces derniers peuvent devenir co-constructeurs des collections documentaires dans un contexte d’horizontalité et de partage des savoirs.

Comité d’usagers, participation démocratique : comment décider ensemble dans une bibliothèque ?

L’exemple de la Médiathèque de Lezoux (près de Clermont-Ferrand) est particulièrement intéressant. La participation a ici été intégrée à la conception d’une nouvelle médiathèque. En partenariat avec l’association « La 27e Région », les citoyens ont été impliqués dès l’ouverture du marché public pour réfléchir à ce nouveau lieu à créer. Les participants (élus politiques, bibliothécaires et grand public) ont été réunis pendant trois semaines sous la forme d’une « résidence » : l’équipe pluridisciplinaire ainsi constituée s’est interrogée sur les besoins des usagers (pourquoi certaines personnes vont tous les jours à la médiathèque et d’autres jamais ?) puis a rédigé un Plan des usages qui recueille les pratiques des habitants avec une méthode quasi ethnographique. À noter : une quinzaine de collégiens accompagnés par leur professeur documentaliste ont participé au projet en rencontrant les différents acteurs du lieu puis en imaginant les espaces de la future médiathèque qui répondraient le mieux à leurs besoins.
La construction participative de la Médiathèque génère en elle-même des projets eux aussi participatifs correspondant au mouvement global du « faire avec » à la place du « faire pour » : Bibliobox, club Lecture, ateliers… D’un modèle très centralisateur et vertical, on passe à un modèle latéral, où la bibliothèque devient un lieu de vie collectif, où le bibliothécaire se fait « récolteur » des savoirs de chacun, réceptacle du savoir oral des habitants et transmetteur de pair à pair.

Autre initiative de participation directe des publics : la création d’un comité d’usagers à la médiathèque de Bruz (près de Rennes). Dans le cadre d’une nouvelle municipalité qui a pris pour axe de programme la démocratie locale, le comité d’usagers fait partie des outils possibles de mise en œuvre de la démocratie participative. Les élus et les bibliothécaires ont suivi une formation commune sur ces pratiques de manière à donner de la cohérence au projet en amont. Des actions participatives antérieures existaient à la médiathèque : par exemple, le comité de lecture réunissant bibliothécaires et usagers décidait de l’acquisition des ouvrages qui leur étaient présentés et prêtés par la librairie.
Pour clarifier les modalités de la participation dans le comité d’usagers, une fiche de cadrage a été rédigée par bibliothécaires et élus en amont. L’objectif du comité est d’offrir un espace aux usagers pour qu’ils puissent donner leur avis et faire des propositions sur des questions de fonctionnement : avis sur le fonctionnement actuel de la médiathèque (attentes, besoins, information…) ; amélioration de l’existant ; implication dans l’action culturelle et sa programmation annuelle. L’intervention des usagers est complémentaire à celle des agents, mais les personnes impliquées doivent faire attention à prendre en compte l’intérêt général et non leur seul intérêt individuel.
À titre d’exemple, pour l’année 2013-2014, le comité d’usagers a travaillé sur deux axes très précis : le mode de classement des livres dans la médiathèque et le choix des thèmes des conférences proposées dans le cadre des « lundis de la Découverte ». Animé par la directrice de la médiathèque et par l’élu municipal chargé des affaires culturelles, le comité devait se réunir 3 ou 4 fois par an et il s’est tenu en réalité plus de 12 fois en deux ans. Il était composé de 12 membres, qui se sont engagés pour deux ans. Les décisions et projets impulsés par le comité ont permis de redéfinir le mode de classement des fictions adultes (romans policiers et littératures de l’imaginaire classés à part, avec une signalétique claire), de proposer des « ApéroBD » (présentation régulière et conviviale des nouveautés BD) et de faire des visites nocturnes de la Médiathèque pour les nouveaux habitants.
Outil de lien et de meilleure compréhension mutuelle, le comité a permis tant aux usagers de mieux appréhender les réalités et les contraintes liées au fonctionnement de la médiathèque, qu’aux professionnels d’entendre les besoins et pratiques réelles des habitants. La fiche de cadrage, en différenciant dès le début les éléments négociables de ceux qui ne le sont pas, a permis d’éviter tout malentendu dans le processus de participation et de décision des usagers.
Autre lieu, autre expérience : la Bibliothèque Louise Michel à Paris développe totalement l’idée de la bibliothèque comme tiers-lieu. Partant du principe que la bibliothèque est celle avant tout des habitants du quartier, elle est considérée comme un lieu de vie à part entière, où le simple fait de venir est déjà un acte en soi d’appropriation. On peut donc s’y poser pour boire un café et papoter, jouer une partie d’échecs, jardiner dans le potager partagé, jouer aux jeux vidéo, participer à l’un des ateliers créatifs un peu impromptus qui se déroulent de temps à autre au centre de la salle de travail, ou encore éventuellement emprunter un livre. On voit que ces différents usages sont considérés comme légitimes, sans aucune hiérarchie entre un « bon » ou un « mauvais » usage du lieu. La participation se retrouve également dans les ateliers qui sont la plupart du temps animés par des usagers, enfants ou adultes, en exploitant ainsi les savoir-faire et habiletés de chacun. De même, les bibliothécaires considèrent qu’il n’y a pas de hiérarchie de légitimité entre les ressources documentaires apportées par les habitants et celles choisies par les professionnels. S’il ne paraît pas possible de transposer en totalité ce genre d’expérience à un CDI, elle fait néanmoins réfléchir à l’utilisation du lieu : l’idée d’ateliers animés par des élèves et permettant de les valoriser peut être un bon moyen de les impliquer dans la vie de l’établissement et de leur donner confiance en eux. On peut aussi facilement imaginer des plages horaires (pause méridienne ou fin de journée par exemple) où les règles habituelles de fonctionnement du CDI sont un peu différentes pour introduire d’autres pratiques (jeux de société, musique, moments conviviaux…)

Étapes et conseils pour la mise en place d’un projet participatif

Raphaëlle Bats conclut cet ouvrage en proposant un mémento qui reprend les grandes étapes d’un projet participatif en bibliothèque. Avant de se lancer, elle rappelle qu’il est important de se documenter sur la notion même de participation : lire des publications telles que les travaux du Groupe d’intérêt scientifique Démocratie et Participation du CNRS3, ou encore les collections de l’Enssib ou de l’IFLA ; interroger des structures ayant déjà mené ce type de projet ou partir de ce qui a été fait par la municipalité ou l’université voisine ; se former grâce à une association spécialisée ou le CNFPT4, l’Enssib et le CRFCB5.
La deuxième étape est de définir le périmètre du projet, le plus souvent sans le soumettre à la participation, puisque décidé en amont. Quels sont les objectifs en termes de valeurs socio-politiques ? Pourquoi choisir de faire un projet participatif plutôt qu’un projet classique ? Qui sont les commanditaires du projet et en ce sens quels en sont les enjeux ? Quelle sera la nature de la participation (consultation, vote, réunion…) et son pouvoir de décision (information, délibération, décision) ? Ce cadre doit être très clair dès le début pour éviter les déceptions de la part des usagers qui pourraient sinon avoir l’impression de n’être pas écoutés ou pris en compte. Quelle sera la fréquence des réunions et se dérouleront-elles en semaine ou le week-end ? Enfin, il faut convaincre ses collègues : les réticences sont nombreuses car le partage de connaissances et de compétences suscite souvent de l’inquiétude avec une impression de remise en cause de la valeur professionnelle des agents. Il paraît indispensable de bien communiquer autour du projet et d’expliquer son aspect militant en amont. Le partage des savoirs ne revient pas à nier l’expertise ni le métier même des bibliothécaires.
La mise en œuvre du projet doit ensuite être cadrée : quels sont les rôles de chaque participant ? L’élaboration d’une charte ou d’une fiche de cadrage peut être une bonne solution pour savoir qui fait quoi. La manière de recruter les participants a également toute son importance : selon la zone ciblée, les moyens de communication seront différents (affiches et site web pour les usagers de la bibliothèque ; réseaux sociaux et presse pour un recrutement élargi aux non-usagers). La représentation traditionnelle d’une bibliothèque n’est pas celle d’un lieu participatif, il faut donc réussir à motiver les habitants et à les faire venir grâce à une communication attractive.
Pendant le projet, l’animation des réunions nécessite la prise en compte de plusieurs aspects : ne pas sous-estimer l’importance de la convivialité (boissons et nourriture sont de rigueur !) ; réussir à distribuer les tâches en sachant déléguer ; faciliter la prise de parole de chacun en mettant en avant les idées davantage que les compétences ; avoir des documents formalisés sous la main qui cadrent le projet dans chacune de ses étapes (budget, matériel, planning…).
Enfin, pour pérenniser le processus de participation, il faut que l’ensemble des équipes de la bibliothèque soit impliqué, qu’un sentiment d’appartenance au groupe de participants se soit créé et qu’une forte reconnaissance et une valorisation aient été apportées aux travaux du groupe (communication sur le web, publications, photos, etc.).
Lorsqu’un projet participatif est mené à son terme, les bénéfices sont nombreux, d’une part pour les bibliothécaires : ils gagnent en reconnaissance professionnelle ; ils acquièrent de nouvelles compétences en matière de conduite de projet participatif ; ils nouent de meilleures relations avec le public ; ils s’enrichissent au contact des savoirs et des compétences des usagers. Côté participants, le sentiment d’utilité et l’engagement citoyen ainsi que la reconnaissance de leurs compétences propres, leur apportent un accroissement de pouvoir (empowerment) et renforcent les liens de sociabilité qui se créent dans ce lieu de partage culturel que représente la bibliothèque.

À l’échelle d’un CDI, il semble possible et intéressant de piocher certaines idées de projets mis en œuvre en bibliothèque, telles la réflexion avec les élèves sur le réaménagement d’un espace particulier dans le CDI (design thinking, élaboration d’une signalétique nouvelle, mise en valeur d’une nouvelle collection…), ou la création de délégués CDI ou d’élèves ressources qui se feraient les relais des attentes et des besoins de leurs classes en matière de lecture et de programme culturel par exemple. La participation des élèves peut prendre bien des aspects, si l’on prend soin d’y réfléchir en concertation avec tous les autres acteurs de l’établissement, sans bien entendu tomber dans des caricatures de lieu CDI devenant cafétéria ou foyer, ce dont personne n’a envie… L’injonction à la mise en commun « Partageons tous pour que chacun vive bien ! » invite à réinventer le vivre ensemble et les pratiques culturelles, et en ce sens les Centres de Documentation et les bibliothèques peuvent incarner des espaces où se construisent et se diffusent des usages nouveaux, étonnants, autour du savoir partagé.

Algorithmes and blues ?

Alors que les algorithmes envahissent l’espace médiatique depuis quelques mois, InterCDI se propose, au fil de ce numéro, de vous offrir quelques clés de lecture de ces problématiques qui nous semblent souvent aussi invasives qu’insaisissables, et concernent pourtant au premier chef une EMI éclairée.
Le Dieselgate de Volkswagen, le Cambridge analytica de Facebook, le Parcoursup de nos élèves… les algorithmes sont au cœur d’une préoccupation grandissante : la concrétisation du fantasme de dépossession de sa maîtrise et de son autonomie de l’homme par la machine, « l’intelligence artificielle ». C’est l’exercice auquel se prête Olivier Le Deuff dans son article « Allô ! Docteur Bonheur ? », qui considère l’avenir d’une utilisation des algorithmes de prédiction comme un outil… du bonheur ! De quoi nous inviter à reprendre à notre compte la célèbre réplique d’Arletty : « Algorithme, algorithme ! Est-ce que j’ai une gueule d’algorithme ? ! »
En effet, les algorithmes, véritables « architectes de notre environnement » selon l’expression du sociologue Dominique Cardon – dont Florie Delacroix a lu pour nous l’ouvrage À quoi rêvent les algorithmes ? nos vies à l’heure des Big data et nous livre ses notes de lecture aussi précises que synthétiques en page 12 – sont omniprésents : transports, réseaux, médecine, justice, consommation culturelle… ils façonnent nombre de nos gestes les plus ordinaires et scandent la vie de la société, tout en restant opaques au plus grand nombre. Pourtant, comme le rappelle Serge Abiteboul1, un algorithme n’a pas d’intelligence : « c’est une séquence d’instructions utilisées pour résoudre un problème ». Dans notre société du tout numérique, saturée par une prolifération exponentielle de données, les algorithmes sont des outils d’une redoutable efficacité, dont la performance représente un progrès inouï ! Mais comme le souligne Gee2, « un algorithme, c’est technique. Son usage, c’est politique ». Pour saisir les enjeux éthiques qui se profilent en parallèle des avancées techniques apportées par des algorithmes de plus en plus performants, et rester maîtres de l’autonomie de nos décisions, il faut se réapproprier ces questions en en améliorant notre intelligibilité. L’enjeu est majeur : code et algorithmes, les jeunes générations doivent s’approprier ces nouveaux leviers d’organisation et de transmission de l’information, et apprendre à y appliquer rigueur, exigence et discernement critique. Des comportements qui doivent structurer une éducation aux médias et à l’information au cœur de nos missions de professeur documentaliste !
Pour nous y aider, Florie Delacroix nous propose également de précieux outils dans ce numéro : la fiche Intercdi « Comprendre les algorithmes numériques », et une Ouverture culturelle, « Algorithmes et intelligence artificielle », pleine de ressources pour enrichir notre « culture scientifique » et élaborer des séquences pédagogiques nourries !
Après cette plongée dans l’univers informatique, deux articles invitent à un voyage plus littéraire : le Thèmalire d’Hélène Zaremba, sur l’Inde, présente une bibliographie sélective autour de ce pays dont « l’exotisme » féconde l’imaginaire et interroge… et un Gros plan de Jean-Marc David vous suggère la visite-découverte des deux Maisons de Victor Hugo, à Paris et à Guernesey.
Un numéro riche qui s’articule autour de nos différentes missions en offrant une réflexion professionnelle, des outils pratiques et une invitation au voyage autour de la lecture.

Allô ! docteur bonheur ?

Impossible ? Peut-être pas tant que ça désormais. Avec l’accumulation des données personnelles sur des sites comme Facebook, couplées avec différents capteurs, le tout analysé via des modèles algorithmiques, on peut envisager des logiques anticipatrices et prédictives qui permettent au réseau social de lancer une intervention en cas de crise cardiaque imminente ou de risque suicidaire détecté. Cela ferait en tout cas un bon scénario pour la série britannique Black Mirror.
Rassurant de savoir qu’il est possible de veiller ainsi sur nous ? Angoissant de ne plus avoir d’espace personnel vraiment libre ? Comme en témoigne l’actualité, ces logiques prédictives n’ont désormais plus le parfum de la science-fiction chez les géants américains du Web.
Google est désormais Alphabet, et met en avant de nouvelles technologies et des travaux de recherche sur l’ADN avec Calico. L’indexation des individus se poursuit donc, associant des données génétiques et médicales avec des données sociales. Il n’est ainsi pas impensable d’envisager un développement croissant d’une médecine préventive et prédictive à grande échelle.
On peut aussi envisager des logiques anticipatrices qui fassent que vous trouviez un Coca-Cola® bien frais dans votre frigo au moment où vous le souhaitez, alors que vous n’avez passé aucune commande directe. Tout cela du fait de modèles algorithmiques prédictifs, basés sur les habitudes et l’expression des besoins et des désirs. On sait qu’Amazon travaille déjà sur des modèles qui anticipent nos futurs achats.
Entre science-fiction et dystopie, les mondes digitaux actuels ne peuvent que susciter de multiples interrogations. Ce qui nous paraissait invraisemblable devient au final banal, parfois au bout de quelques années à peine. Notre degré d’acceptation ne cesse de grandir vis-à-vis d’une intrusion de plus en plus intime dans notre quotidien, au point que la discrétisation des technologies et leur omniprésence deviennent le meilleur moyen pour elles de se faire oublier.
Étrange paradoxe qui fait de nous des êtres augmentés, mais peut-être aussi par moments diminués de notre capacité à exercer notre libre arbitre et appliquer nos propres choix. Norbert Wiener, le père de la cybernétique, avait envisagé un temps, après les tragédies des guerres mondiales, que l’humanité pourrait s’en remettre à une gouvernance des robots. Il a convenu plus tard que c’était vraisemblablement inconsidéré. Seulement, l’erreur a été de croire à un trop fort découplage homme-machine, car c’est bien la figure du cyborg qui est intéressante. Si on évoque actuellement des robots ou des intelligences artificielles, l’erreur est de croire que ce sont des entités indépendantes des activités humaines. Ce n’est pas le cas : les robots sont le plus souvent de simples machines ou automates qui font un travail de récupération d’informations, de données, tandis qu’une partie du travail est également assurée par de petites mains, le fameux digital labor, faiblement – voire rarement – rémunéré (cf. l’ouvrage de Cardon et de Casilli1). De nouveaux champs professionnels sont ainsi en train de s’ouvrir et de recomposer d’anciens métiers.

Qui sont les docteurs de nos données ?

Les multiples applications qui prennent en compte les performances sportives et l’état de santé proposent des solutions alternatives à la médecine traditionnelle pour établir un état de santé de l’individu et lui prodiguer des conseils, notamment pour améliorer ses performances. Mais on peut imaginer qu’une personne dédiée soit chargée d’un examen plus précis avec une interprétation qui puisse affiner les conclusions des modèles de données.
Nous aurions alors de nouveaux professionnels chargés autant de notre santé physique et mentale que digitale. En 1934, cette idée s’incarne déjà, dans la littérature, chez Agatha Christie, sous les traits de son détective d’un nouveau genre, Mister Parker Pyne, « professeur de bonheur » comme l’indiquait le titre original. L’annonce du détective parue dans The Times stipule : « Êtes-vous heureux ? Dans le cas contraire, consultez Mr. Parker Pyne, 17, Richmond Street » Il explique alors son modus operandi à sa cliente :

« Je sais que cela vous laisse indifférente ; il n’en est pas de même pour moi : voyez-vous, pendant trente-cinq années de mon existence j’ai établi des statistiques dans un bureau du gouvernement. Je suis maintenant à la retraite et j’ai eu l’idée de faire bon usage de mon expérience. La question est fort simple, car les chagrins ont cinq causes principales, pas davantage. Or, si l’on connaît la cause d’une maladie, il doit être facile d’y remédier. Je me mets à la place du médecin qui diagnostique ce qui fait souffrir son client et lui indique un traitement. Certes, il y a des cas incurables où j’avoue mon impuissance. Par contre, Madame, je puis vous affirmer que si j’entreprends un traitement, le succès est à peu près certain. »

Eh bien le temps des nouveaux Parker Pyne semble venu ! Mais qui sont-ils ? On sait que ce sont d’abord nos célèbres réseaux et entreprises du web, Google, Facebook, Amazon. En effet, ils sont ceux qui possèdent les données et qui ont développé des instruments pour les mesurer. Ils peuvent nous proposer à terme des outils de diagnostic performants. À l’instar du Google analytics pour les sites web, on peut envisager à l’avenir un tableau de bord qui analyse notre vie à partir des données transmises à ces acteurs.
Cette volonté d’enregistrement de ce que nous sommes par des moyens qu’il est possible de quantifier correspond pleinement au développement des méthodes statistiques et des logiques bureaucratiques de normalisation et de mise en calcul qui fondent également le pouvoir des États. Pour autant, peut-on imaginer que ces sociétés puissent exercer un pouvoir sur nos désirs et volontés, sur notre bien-être et donc sur notre bonheur ?

Peut-on évaluer le bonheur ?

La mise en relation de données chiffrées, statistiques, et du bonheur apparaît toutefois quelque peu étrange. Cela signifierait-il qu’il serait possible de le mesurer, de le quantifier ? Un des principes simples est celui du déclaratif, avec sondages par exemple. Mais, déclarer être malheureux est peu aisé, et évaluer son bonheur apparaît complexe.
Néanmoins, il semblerait possible d’envisager une pondération, un algorithme du bonheur qui prendrait en compte, à partir d’indices et de traces, votre vie amoureuse et sexuelle, votre niveau de vie, vos possessions, vos ressentis, votre culture, vos manifestations de frustration, etc. Ces traces sont évidemment celles des réseaux sociaux, où les photos partagées peuvent être considérées comme les manifestations d’un état d’esprit.
On pourrait même imaginer que les indices diffèrent selon les pays. Plus drôle, on pourrait imaginer qu’un individu avec un indice négatif en matière de bonheur soit en fait le plus heureux de tous, mais que ce soit impossible à évaluer avec les indicateurs proposés.
La mesure de l’impossible est-elle en marche ? Portée par de nouveaux acteurs supranationaux qui dépassent les anciennes logiques des pouvoirs étatiques pour asseoir un nouveau pouvoir sur la quête du bonheur ?
Historiquement, les premières entreprises de statistiques furent effectuées au niveau des États, notamment pour éclairer la prise de décision du prince. La logique accompagnait celle d’une logistique étatique. Mais la statistique s’est peu à peu affranchie de sa condition « politique » intrinsèque pour devenir plus autonome et établir des modèles d’analyse pour l’ensemble de la société. La sociologie a ainsi pu s’appuyer sur ces nouveaux modes d’analyse de données, et certaines théories de la physique sociale ont pu imaginer que le monde social était tout autant régulé par des lois mathématiques que le monde physique. Les travaux de Quetelet autour de l’homme moyen ont inspiré de nombreux travaux et théories autour de l’idée qu’il existe un homme idéal qui serait en fait celui qui se trouve dans la moyenne. Un homme sans existence réelle, mais qui permettrait d’établir des comparaisons. Cette logique de l’homme moyen se retrouve dans des travaux actuels qui inspirent les sociétés américaines, notamment les recherches autour d’une nouvelle physique sociale via Alex Pentland2. Ces travaux s’appuient sur le fait de pouvoir disposer d’un grand nombre de données avec des métadonnées intéressantes pour réaliser des analyses et des modèles prédictifs.
De là à imaginer que notre futur conseiller en bonheur soit un data scientist 2.0, il n’y a qu’un pas.

Comment trouver son data scientist du bonheur ?

Le data scientist analyse et interprète les données. L’expression est parfois galvaudée dans la mesure où le terme de « scientifique » des données devrait surtout exprimer le fait d’employer des méthodes issues de la recherche scientifique, alors que bien souvent les objectifs sont surtout de type marketing avec des procédures paramétrées. Ainsi, le data scientist du bonheur serait une sous-spécialité du champ, qui semble promise à un bel avenir… petit exercice d’anticipation :

Mai 20@8. Le métier est en vogue, mais exigeant. Non seulement il requiert de nombreuses années d’études, mais il impose un haut degré d’attente de la part des patients qui veulent se voir prodiguer les bons conseils pour améliorer leur vie, être heureux.
Les consultations de base sont prises en charge par la sécurité sociale, mais le mieux est de choisir un data scientist affilié à l’un ou plusieurs GAFA. Cela permet de sécuriser les accès aux données et d’avoir la garantie que votre docteur du bonheur a obtenu les bonnes certifications. Les tarifs peuvent être négociés par les sociétés qui conservent vos données afin que vous puissiez bénéficier des meilleurs services. Chaque professionnel doit afficher son taux de réussite et ses courbes de progression. Les meilleurs voient ainsi leurs tarifs s’envoler et ils se réservent le droit de choisir leur clientèle. Il existe toutefois des spécialistes pour toutes les bourses, et les plus jeunes dans le métier commencent souvent par prendre comme clients des patients envoyés par les écoles, les tribunaux, les prisons, car il s’agit de tout faire pour que les courbes du bonheur progressent chez tout le monde. Les parents choisissent leurs établissements en fonction de leur taux de bonheur, les principaux et proviseurs ne peuvent se permettre d’intégrer des dépressifs !
Des ministères du bonheur se mettent d’ailleurs en place partout dans le monde. Ils travaillent principalement avec les grands leaders de l’industrie des données. Le data scientist de votre bonheur a besoin d’accéder à un maximum de vos données personnelles sous peine de faire un mauvais diagnostic, il lui faut donc accéder à vos données les plus intimes. Un accès direct à votre historique web et aux applications que vous consultez fait partie des bases. Il faut certes avoir confiance et tous les professionnels doivent être certifiés CNIL. L’association professionnelle a d’ailleurs signé un accord avec les principales agences de renseignements : elles ne peuvent transmettre des données personnelles de leurs clients qu’à la demande d’un juge, dans les affaires de terrorisme uniquement. Il se murmure toutefois que certains confrères laisseraient des backdoors (portes qui permettent aux services d’accéder aux données confidentielles) ou pire, qu’ils travailleraient directement pour les agences. Un data scientist du bonheur en a fait les frais récemment lorsqu’un narco trafiquant a compris qu’il avait transmis des données à la CIA. Enfin, ça, c’est la raison officielle. La plus officieuse serait qu’il avait trouvé la fille du narco trafiquant à son goût. Les rumeurs vont bon train quand on ne dispose pas des bonnes données.
Il est de bon ton de savoir qu’un bon professionnel ne peut avoir trop de clients sous peine de mélanger les profils et les données. Des désastres sont ainsi arrivés… sans compter les erreurs du fait d’homonymie et de mauvaises métadonnées. Des applications permettent de truquer les données pour convaincre son data scientist de son bonheur. Un individu suicidaire a mis fin ainsi à ses jours alors qu’il affichait des courbes de bonheur exponentielles depuis des mois et qu’il en faisait part sur les réseaux !
Le métier est donc difficile et à risque, mais il peut rapporter gros. Le véritable talent du data scientist est de parvenir à faire croire à son client qu’il est heureux, ou du moins plus heureux qu’avant. La croissance du bonheur, voilà le nouveau business ou la nouvelle croisade de l’homme moderne.

Veille numérique 2018 N°2

éducation

Le CNRS sur Youtube

Le Centre National de Recherche Scientifique continue de se positionner sur les réseaux sociaux en développant des chaînes sur Youtube afin de toucher un public plus large. Zeste de science, destinée aux adolescents, aborde les sciences au travers d’expériences et avec un brin d’humour via des sujets surprenants comme la chute d’une mouche ou l’explosion d’un ballon. La chaîne Que reste-t-il à découvrir ? met en ligne les rencontres du forum du CNRS. Plus étonnante encore, la chaîne NanoCar Race analyse des courses de véhicules microscopiques !

L’école dans la société du numérique  

Dans le cadre de la mission d’information sur l’école dans la société du numérique, l’Assemblée Nationale a auditionné Gaëlle Sogliuzzo, présidente de l’APDEN (Association des professeurs documentalistes de l’Éducation nationale), le 8 mars 2018. Vidéo en ligne sur le site de l’Assemblée Nationale.

Arte 360 VR

La chaîne de télévision culturelle franco-allemande propose des expériences en réalité virtuelle à 360° sur smatphone ou tablette. L’application est téléchargeable sur iOS, Android, GearVR et Daydream. De nombreux projets sont disponibles pour vivre des expériences en immersion à 360°. Arte trips permet notamment de s’immerger dans les tableaux de peintres célèbres afin de les redécouvrir sous un angle tout à fait nouveau.

À la découverte de l’espace

Depuis fin 2017, grâce à la collaboration de la NASA, de l’ESA (Agence Spatiale Européenne) et de GOOGLE, l’application Google espace offre la possibilité d’explorer les planètes et les satellites du système solaire, ou encore de prendre la place d’un astronaute dans la Station Spatiale Internationale.
À propos de S’CAPE Afin de s’orienter plus facilement, la nouvelle version du site d’escape game propose des ressources par catégorie (niveau, discipline). Les énigmes, les outils pour créer son propre jeu et les autres ressources en ligne dans la rubrique Bric-à-Brac ont été enrichis. Créée dans l’académie de Créteil en 2017, cette très riche plateforme de jeu d’évasion pédagogique a été conçue, paraît-il, comme un escape game !

Educadroit : Les jeunes et le droit

L’éditeur Le Défenseur des droits a mis en ligne, à la rentrée 2017, le site Educadroit. Ce projet d’éducation aux droits des enfants et des adolescents comprend des ressources pédagogiques pour les professeurs, les professionnels et les parents. Le site propose une recherche par filtre (points clés, thématique, public, format), l’intervention de spécialistes dans toutes les régions ainsi que d’autres sites qui traitent du droit.

Fin de l’internet gratuit pour accéder à Wikipedia

La Fondation Wikimedia a annoncé la fin progressive en 2018 du programme Wikipédia zéro, lequel permettait à 72 pays d’accéder à l’encyclopédie totalement gratuitement, sans même payer l’accès à Internet. Depuis 2012, la Wikimedia Foundation avait conclu des partenariats avec 97 opérateurs, ceci afin de lutter contre l’illettrisme et répandre le savoir et les connaissances. Les raisons avancées pour expliquer la fin du programme sont : l’incessante évolution du téléphone mobile, les modifications des tarifs des opérateurs et le manque de partenaires financiers.

Lecture numérique

Rapport Orsenna sur les bibliothèques

Erik Orsenna et l’inspecteur général des affaires culturelles, Noël Corbin, ont remis au président Macron
leur rapport sur les bibliothèques, un dimanche après-midi, en février 2018, dans une médiathèque des Yvelines. Parmi les 19 préconisations : une plus grande amplitude horaire, l’ouverture dominicale et l’embauche d’étudiants à hauteur de 50% du personnel. Grands absents de ce rapport : les moyens financiers et le droit de prêt numérique.

Une liseuse pour la francophonie par Adiflor

Après la version papier (200 000 livres offerts par an), l’association Adiflor passe au numérique (100 liseuses avec 146 ebooks en 2017) afin de renforcer son activité dans les pays francophones. Pour 2018, Adiflor compte sur ses partenaires financiers, les fondations, les institutions et les particuliers pour augmenter le nombre de liseuses. Pour développer les contenus, elle s’appuiera sur ses partenariats éditoriaux : Présence africaine, l’Harmattan, Nouvelles éditions numériques africaines, Hachette.

Les éditeurs de manga et le piratage

Les ventes de manga au Japon ont chuté de 12% au cours de l’année 2017. En réponse à une importante baisse de chiffre d’affaire depuis 2005, les éditeurs se focalisent sur la fermeture des sites pirates, sans succès. Des méthodes de vente archaïques en boutique, telle la mise sous blister systématique des mangas, conduisent les lecteurs à lire les planches sur internet. Enfin, les formules d’abonnement numérique à lecture illimitée sont très peu développées. De nombreux mangakas déplorent l’obstination
et le manque d’adaptation des éditeurs Japonais.

Retour de l’illimité chez Scribd

Cette application de lecture numérique avec bibliothèque intégrée permet de télécharger toutes sortes de documents sous différents formats. Après trois années d’offres restrictives, la fonction payante permettant de lire un nombre illimité d’ouvrages a été rétablie en février 2018 en raison de la bonne santé financière de la société et du nombre toujours croissant d’abonnés. Les documents (magazines, romans, livres audios et documentaires) sont principalement en anglais.

Droit et données personnelles

Renforcement de la protection des données personnelles

Après avoir été adopté par l’UE en avril 2016, le règlement général sur la protection des données (RGPD) se met en place à partir du 25 mai 2018. Les entreprises devront obligatoirement obtenir le consentement éclairé des consommateurs pour l’utilisation de leurs données sous peine de lourdes sanctions. Un système de portabilité des données a été introduit afin de faciliter le passage d’une entreprise à une autre par les internautes.

Majorité numérique à 15 ans

Initialement prévue à 16 ans, l’Assemblée Nationale a fixé à 15 ans l’âge pour s’inscrire librement à un réseau social. De 13 à 15 ans, le consentement des parents sera obligatoire. En dessous de 13 ans, l’interdiction sera de mise. Le texte doit être adopté avant l’application du RGPD européen le 25 mai 2018.

Google et la protection par anticipation

Le géant Américain est en train de tester une nouvelle Intelligence Artificielle qui exclurait par anticipation des résultats de recherche les pages protégées par le droit d’auteur. Actuellement, les détenteurs de droits doivent effectuer une démarche auprès du moteur de recherche pour désindexer les pages incriminées. Un conseiller en copyright chez Google, assure que, dans un futur proche, l’IA sera capable de ne pas indexer préventivement une page protégée par le droit d’auteur.

Sécurité informatique

Cryptojacking

Ne soyez pas surpris si votre ordinateur subit des ralentissements permanents. En effet, l’essor des cryptomonnaies a entraîné le développement des logiciels pirates qui s’installent à votre insu afin de créer de la monnaie virtuelle via votre ordinateur. Le pirate le plus célèbre, Coinhive, s’intègre facilement dans une page internet et crée la monnaie numérique Monero.

Commissariat du net

Sur le web, les piratages de comptes en banque via les cartes bancaires se multiplient. Désormais les victimes pourront déposer une main courante sur le site Perceval (service-public.fr), ceci afin de faciliter le remboursement par les banques. Pour les dépôts de plainte qui engagent des poursuites judiciaires (vol de données bancaires, piratage de messagerie, chantage, arnaque affective, escroquerie par des annonces ou des faux sites), l’enregistrement se fera sur la plateforme Thésée. Ce commissariat en ligne sera opérationnel d’ici la fin de l’année 2018.

Moteur de recherche

Google et la presse

En mars 2018, le moteur de recherche a lancé le programme Google News Initiative, constitué d’un ensemble de dispositifs qui visent à apporter un soutien financier aux éditeurs de médias en ligne du monde entier ainsi qu’à favoriser la diffusion d’informations fiables et à développer les usages des nouvelles technologies. Ainsi, les algorithmes privilégieront les résultats contenant des informations de médias vérifiés. Le laboratoire Disinfo Lab sera chargé de lutter contre la désinformation. Enfin Subscribe with Google facilitera l’abonnement des internautes aux médias participant au dispositif, Le Parisien, les Echos et Le Figaro sont déjà partenaires de Google.

Fauteuil roulant sur Google Maps

Grâce à la nouvelle option « fauteuil roulant », les personnes handicapées peuvent suivre un itinéraire adapté. En France, seules les données récoltées à Paris semblent fiables. Néanmoins au vu du grand retard des infrastructures françaises en la matière, cette application pourrait s’avérer fort utile, notamment pour les personnes utilisant une canne, des béquilles ou une poussette.

Technologie et objets connectés

Clavier virtuel antisexisme

L’antenne finlandaise de l’ONG Plan International a conçu le Sheboard, un clavier virtuel qui lutte contre le sexisme. Ce clavier fait des suggestions pour compléter une phrase ou remplacer une expression afin de valoriser les femmes. Cet outil est disponible en anglais sur Android.

Internet de poche

Grâce à de petits boîtiers, Nommi ou Bitebird, il est possible de se relier à internet un peu partout dans
le monde avec un ordinateur, une tablette ou un smartphone sans payer des frais d’itinérance exorbitants ! Ces boitiers embarquent une carte sim internationale (Bitebird) ou dématérialisée (Nommi). Nommi possède en plus une fonction de batterie externe pour les smartphones et les tablettes.

Bague connectée

Réalisée par la start up Corse Icare Technologies, la bague Aeklys aux 28 fonctions effectue, entre autres, des paiements sécurisés par contact. Pour fonctionner, une application doit être installée sur votre smartphone afin de gérer les différentes options et périphériques. La sécurisation comprend un système antivol, anticopie et un chiffrement. Pour éviter les fausses manipulations, le paiement ne peut se faire qu’en rapprochant l’auriculaire de l’index. L’autonomie est garantie par un système de récupération d’énergie par cellules photovoltaïques.

Réalité virtuelle en 2018

Selon Aurélien Fache, le célèbre développeur d’API (interface de programmation) qui a créé In bed with Thomas Pesquet, la technologie de la réalité virtuelle ne serait qu’à 1% de ses capacités. En développement depuis 30 ans, la VR devrait prendre son envol en 2018 avec le casque OculusGo de Mark Zuckerberg, à un tarif accessible pour le grand public (moins de 220€). Le monde professionnel, apprentissage du pilotage ou de la médecine, s’intéresse lui aussi de plus en plus à la réalité virtuelle. Afin de rendre l’immersion maximale, les ingénieurs de VR s’attachent à progresser dans la simulation des 5 sens de l’être humain. En attendant, vous pouvez toujours aller voir le film Ready Player One…

No future…

Lecture : IA versus humain

Microsoft et Alibaba ont développé des Intelligences Artificielles qui lisent et comprennent un texte.
Les experts en IA de Stanford ont conçu un test pour comparer la compréhension d’un humain
et d’une machine, lequel consiste à faire lire des textes puis à poser des questions sur le contenu.
Bien que proches, les résultats des IA sont meilleurs que ceux des êtres humains. Bientôt des ordinateurs
à la place des profs docs et des bibliothécaires. Voir Glissement de temps sur Mars de Philip K. Dick.

E-sport au JO de Paris ?

Le président du comité d’organisation, Tony Estanguet, a évoqué en août 2017 la possibilité de mettre au programme des Jeux olympiques les compétitions de jeux vidéo. Suite à cette déclaration, lors d’un sommet à Lausanne, le CIO a abordé le sujet avec intérêt. C’est sans doute la baisse importante des téléspectateurs de moins de 35 ans et l’attrait de cette même tranche d’âge pour cette discipline qui a suscité cette réflexion. Néanmoins, de nombreux obstacles, dont des conflits d’intérêts entre les différents éditeurs pour le choix des jeux, semblent pour le moment insurmontables. Dans l’attente de jeux libres de droit, la manne financière de l’e-sport n’est pas encore tombée dans l’escarcelle des JO.

Assassin’s creed discovery tour

Après avoir créé en 2007 le jeu à succès Assassin’s creed, Ubisoft publie une version sans combat :
le Discovery tour. Cette version permet de visiter l’Égypte antique en choisissant un avatar dans une galerie de personnages, parmi lesquels Cléopâtre. Dans ce jeu éducatif, influencé par le puritanisme américain, les partie intimes des statues ont été recouvertes de coquillages. Dans la version originale, aucune censure n’avait été pratiquée.

Apprendre le klingon

L’application de cours gratuits de langues Duolinguo offre la possibilité d’apprendre une langue imaginaire issue d’un univers fictif. Depuis fin 2017, l’apprentissage du Valyrien de Game of Thrones était accessible. Désormais, le Klingon de Star trek est en ligne avec des cours classiques, des exercices et des QCM. La grammaire est simple mais les sonorités sont complexes à reproduire. L’apprentissage suppose la maîtrise de la langue anglaise.

L’informatisation de la société selon Simon Nora et Alain Minc

Il y a quarante ans, Alain Minc était un jeune Inspecteur Général des Finances encore inconnu. C’est pourquoi le Président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, s’est adressé par lettre datée du 20 décembre 1976, publiée en avant-propos dans cet ouvrage, à Simon Nora, « grand commis de l’État », Inspecteur Général des Finances ayant conduit de nombreuses missions à la tête de directions administratives ou de grandes sociétés privées donnant lieu à l’édition de plusieurs rapports remarqués. Cet Inspecteur Général des Finances, issu d’une famille de lettrés très connue (Pierre Nora, l’historien, Dominique Nora, journaliste), est chargé « de faire progresser la réflexion sur les moyens de conduire l’informatisation de la société. » La réponse de Simon Nora, lettre du 20 janvier 1978 introduisant l’ouvrage, donne des explications à la présence d’Alain Minc, jeune énarque, comme co-signataire de ce texte : « Alain Minc, Inspecteur des Finances, co-signe ce rapport, à la conception et à la rédaction duquel il a été pleinement associé. Nous en assumons en commun la responsabilité. » Cet éclaircissement permet de comprendre l’ordre des auteurs, Simon Nora en premier et Alain Minc en second en dépit de l’ordre alphabétique qui aurait pu être retenu.

Après ce premier succès éditorial, la jeunesse et les talents tant d’écriture que médiatiques d’Alain Minc en feront un auteur à succès et un homme dont les conseils furent recherchés par les hommes politiques. Le lecteur peut apprécier ou, au contraire, rejeter les idées de cet écrivain ayant eu le courage de s’appliquer ses propres recommandations en renonçant au statut de la fonction publique et au pouvoir de l’Inspection Générale des Finances3.
La période d’écriture de ce rapport, 1976-1978, se révèle propice à une réflexion sur l’informatisation de la société française avec ses espoirs, « le plan calcul » devant permettre à la France de rattraper son retard et de rejoindre les USA4 et ses craintes pour les libertés individuelles avec la parution d’un article percutant de Philippe Boucher, « SAFARI5 ou la chasse aux Français6 » mettant en évidence les contradictions et oppositions existantes au plus haut niveau quant à la nécessité de croiser et de recouper les données nominatives détenues par les administrations.
L’ouvrage comprend une introduction présentant la crise française et le rôle probable de l’informatique dans sa résolution, suivie d’un constat technique menant de l’informatique à la télématique. L’ouvrage s’articule autour de trois axes : les défis7, les points d’appui et les questions d’avenir. Cet ensemble est complété par le résumé des annexes, la liste des contributeurs et un glossaire très utile à l’époque où le vocabulaire informatique n’avait pas encore envahi les espaces publics et privés.
Si l’informatisation de la société est largement évoquée tout au long de ce rapport, l’éducation et l’enseignement font l’objet de nombreuses réflexions de la part de Simon Nora et Alain Minc, d’où la structure de cette recension en deux parties, l’une consacrée à l’ensemble de la société et l’autre revenant plus particulièrement sur l’informatique et la pédagogie.
Le constat posé par les deux rédacteurs revient sur la persistance de la crise depuis le premier choc pétrolier de 1973-1974. Selon eux, l’emploi judicieux de l’informatique par la société française serait en partie une solution à cette crise, comme une informatisation non préparée par l’État risquerait au contraire d’aggraver la situation, voire de mener le pays au pire. Les auteurs tablent sur un développement informatique continu et harmonieux où chacun aurait sa place avec des tensions atténuées par la mutation des structures économiques tout en maintenant l’indépendance nationale. Les aspirations contradictoires du peuple sont rappelées, un désir d’émancipation qui se heurte à l’appétit d’égalité. C’est ici qu’intervient la « révolution informatique » qui amène à une crise en même temps qu’elle offre les moyens de la résoudre, comme toutes les révolutions technologiques précédentes, telles l’imprimerie, la machine à vapeur ou encore l’électricité.
Visionnaires et perspicaces, Simon Nora et Alain Minc prévoient le développement exponentiel de la « télématique », qui est aujourd’hui la connectique véhiculant des informations, donc du pouvoir. L’informatisation devrait apporter un gain de productivité, donc de compétitivité sur le long terme, diminuant ainsi le chômage et ouvrant de nouveaux débouchés. Toujours, selon nos auteurs, l’informatique offre des solutions diversifiées par la décentralisation des grandes entités centralisées et l’autonomisation des secteurs locaux comme les collectivités territoriales. Ce schéma se retrouverait dans le secteur privé par le renforcement des petites et moyennes entreprises aux dépens des grandes. L’informatisation permettrait l’amélioration des rapports entre l’administration et les citoyens. En fait, elle devrait accroître la transparence et transformer les rapports de pouvoir au sein de notre société.
Se pose aussi la question des interactions et rapports de force entre les grands groupes informatiques, comme IBM et l’État. Sans nier que l’informatisation risque en ses débuts d’accroître le chômage, les auteurs indiquent qu’il faut développer les effets positifs de cette révolution pour réorganiser les administrations, renforcer les petites et moyennes entreprises et informer les citoyens en évitant une domination de la société par l’industrie informatique. L’exemple donné est IBM ; aujourd’hui, il est question des GAFA ou GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft8. Pour préparer l’avenir, Simon Nora et Alain Minc indiquent formellement que le développement informatique impose l’abandon des anciennes méthodes et que l’État assume sa puissance régalienne tout en acceptant de ne plus être l’acteur exclusif du jeu social.
Cette deuxième partie de l’introduction des termes « informatique » et « télématique » revient sur les développements technologiques de l’époque avec l’arrivée de « petites machines » efficaces, peu coûteuses et synonymes de liberté. C’est une anticipation osée, car le micro-ordinateur et le minitel sont encore en période d’expérimentation et n’ont pas pénétré dans les sphères des petites et moyennes entreprises, de l’artisanat, et encore moins des familles.
La notion de télématique inventée par Simon Nora et Alain Minc est extraordinaire. Le mot est tombé en désuétude en France depuis l’arrivée d’Internet et du vocabulaire anglo-saxon l’accompagnant. Selon nos deux auteurs, la télématique correspond à l’association de deux réseaux, celui de la télévision et celui du téléphone qui entrent en synergie pour équiper dans un futur proche les familles avec un système permettant d’obtenir rapidement des informations de tous types et des échanges interpersonnels avec textes, sons et images filmées. Ce lien, cette osmose croissante entre le téléviseur, le téléphone et la constitution d’un immense réseau télématique doit beaucoup à la connaissance, par les deux Inspecteurs Généraux, des plans français « Câble9 » et « Transpac.10 » ainsi que de « l’ARPANET » des universitaires et militaires américains. Ce dernier donnera naissance au réseau Internet11. Les deux rédacteurs estimaient que ce réseau télématique ne serait pas un réseau supplémentaire parmi d’autres, mais l’unique réseau du futur.

Les défis

Trois chapitres divisent cette première partie : « Télématique et nouvelle croissance » ; « Télématique et nouveaux jeux de pouvoirs » et « Télématique et Indépendance nationale ».
Selon les auteurs, l’informatisation massive aurait un effet négatif immédiat sur l’emploi de la main-d’œuvre et dans les services comme les banques, les assurances ou encore la Sécurité sociale. Toutefois, les gains de productivité, l’accroissement des débouchés entraîneraient une meilleure compétitivité qui à son tour enclencherait le maintien de l’emploi dans la production industrielle. La rationalisation introduite par l’informatisation devrait permettre de produire mieux et plus, en particulier à l’exportation.
Cependant, les deux auteurs estiment que l’informatique ne sera pas suffisante pour résoudre la crise française. Ils pensent que l’informatique suscitera des demandes nouvelles et ils donnent en exemple les deux pays, alors les plus avancés dans ce domaine : les États-Unis et le Japon. Ces références et le titre de la première partie ne doivent rien au hasard, d’autant que Jean-Jacques Servan Schreiber a publié en octobre 1967 Le Défi Américain12, vendu à plus de deux millions d’exemplaires, et dans la foulée, en 1980, Le Défi Mondial13, dont le Japon est l’acteur principal.
Les jeux de pouvoir sont incontestablement modelés et modifiés par les innovations techniques. Les inventions successives de l’écriture, de l’imprimerie, du téléphone, de la radio et de la télévision en sont des exemples. Il en sera de même avec l’arrivée de la micro-informatique connectée en réseau. L’informatique décentralisée permet de déléguer certains pouvoirs des grandes administrations et des grandes entreprises centralisées parisiennes à des entités provinciales plus petites devenues autonomes. Les pouvoirs se fractionnent autorisant dans notre pays hypercentralisé autonomie et décentralisation des pouvoirs provinciaux et périphériques. Des exemples pratiques, aujourd’hui ordinaires, sont imaginés par les deux auteurs, comme la réservation des places, la monnaie électronique, la décentralisation et la déconcentration administratives, ainsi que la facilité d’accès aux soins médicaux.
Simon Nora et Alain Minc envisagent une véritable remise en cause des modes d’enseignement et de qualification professionnelle. L’un des problèmes majeurs évoqué reste bien celui de la conjugaison entre les libertés, l’efficacité et la transparence14.
Le dernier point de cette première partie, si riche, reprend le thème gaullien de la consolidation de l’indépendance nationale grâce à la mise en œuvre d’un réseau informatique puissant s’appuyant sur des avancées technologiques importantes comme la création d’un réseau national de communication par satellites spatiaux.

Les points d’appui

Trois chapitres composent également cette partie : « Le pôle des télécommunications » ; « L’État et les nouveaux acteurs » et « L’informatisation de l’administration ». Les auteurs regrettent l’absence d’une stratégie unifiée en raison de multiples centres de décision qui ralentissent la progression de la filière électronique française. Cette multiplication des centres décisionnaires et leur dispersion résultaient d’un exercice défaillant des tutelles de l’État. Pour remédier à cette situation, nos deux auteurs souhaitaient la création d’un ministère de la Communication15.
Pour réussir ce passage à la télématique, l’État doit soutenir une politique volontariste tout en favorisant l’émergence de nouveaux acteurs de la société civile et industrielle tant dans le domaine de la production des outils informatiques que dans le renforcement des sociétés de services par la diffusion de la micro-informatique. Plusieurs grandes sociétés françaises, comme Bull et la CII-HB, aujourd’hui disparues dans l’effondrement de la filière nationale de production de minitels et d’ordinateurs16, sont citées en exemple.
L’État doit aussi donner l’exemple en matière d’administration en acceptant le développement décentralisé de l’informatique, c’est-à-dire en déléguant ses pouvoirs. Cette redondance de la première partie est un rappel nécessaire tant la force centralisatrice de l’État tire ses racines et sa puissance d’une histoire propre à notre pays. « L’informatique traditionnelle était hiérarchisée, isolée, centralisée… Désormais, l’informatique peut être déconcentrée, décentralisée ou autonome : c’est affaire de choix ».

Questions pour l’avenir

Cette troisième partie propose deux hypothèses d’avenir : « Société informatisée, société de conflits culturels ? » et « Le projet en avenir aléatoire : socialiser l’information ». Sans le dire, mais en le suggérant, Simon Nora et Alain Minc donnent à penser que la lutte entre deux classes, les possédants et le prolétariat, va disparaître : « La scène sociale traditionnelle tendra à se désarticuler… [car] la valeur “travail” se dissoudra ». Cette hypothèse séduisante sera reprise seize ans plus tard par Jean Baudrillard17. Le travail ne sera plus la source principale des conflits qui migreront vers d’autres thèmes, comme la santé, l’éducation, la ville… L’écologie est très rapidement citée.
Ce qui est très bien vu, c’est que la télématique et ses réseaux seront des lieux de savoirs, de prolongement des mémoires collectives et de création d’outils d’égalisation ou de discrimination. La simplification obligée du vocabulaire par la normalisation informatique risque de créer une communication à moindres frais aux dépens du contenu et de la culture.

En conclusion, les deux auteurs lancent un appel à l’élaboration d’un projet de régulation autorisant la socialisation de l’information. Toutefois, il faut remarquer une part de rêve et d’espérance déçue par le maintien non prévu de pouvoirs forts. Simon Nora et Alain Minc ont cru, comme Marshall McLuhan18, que la circulation de l’information numérique et la société de l’information en construction permettraient l’émergence d’une véritable société de transparence. Or les pouvoirs établis ont su créer des filtres puissants et imparables comme les plateformes et les automates de redirection téléphoniques19.

Culture de l’information et humanités digitales, des chemins communs

L’expression d’humanités digitales a été précédée par une autre, les humanities computing, qui mettait en avant l’utilisation d’outils informatiques pour améliorer le traitement des données, depuis la mécanographie à des dispositifs d’encodage des corpus comme la TEI, Text encoding initiative qui définit une série de métadonnées pour normaliser leur production sur les corpus de textes et de manuscrits. La TEI émerge dans les années 80 et reste aujourd’hui un système encore utilisé, qui s’étend à d’autres types de documents, notamment musicaux.
Le passage à l’utilisation de l’expression humanités digitales s’effectue dans les années 2000 : des ouvrages paraissent où cette nouvelle expression marque le fait que les pratiques et usages des chercheurs sont également liés au web. Le web devient ainsi également un lieu d’étude, et pas seulement un moyen de communiquer et d’échanger de l’information et des données.

Paul Otlet comme point commun

Pour revenir sur la liaison qui existe entre les humanités digitales et la culture de l’information, une mise au point historique s’impose. En effet, si on considère les humanités digitales comme un mouvement qui a débuté avec les premières techniques de traitement de l’information, il est alors possible de considérer que les humanités digitales et la culture de l’information partagent la même volonté d’accessibilité à la connaissance. Parmi les éléments communs entre les deux, un nom apparaît ici essentiel : Paul Otlet, considéré à la fois comme le père de la documentation et comme un des visionnaires les plus importants en ce qui concerne les systèmes d’information actuels. Il y a quelques mois, Martin Grandjean, historien, spécialiste des réseaux et notamment des réseaux pacifistes et représentant de l’association francophone des humanités numériques : Humanistica, a même consacré Paul  Otlet comme figure tutélaire des humanités digitales.
On peut en effet le considérer comme un préfigurateur des humanités digitales, en quelque sorte des « humanités proto-digitales », en ce qu’il va n’avoir de cesse d’améliorer l’accessibilité à l’information et aux documents. C’est aussi quelqu’un qui va envisager, notamment dans son Traité de documentation (1934), plusieurs pistes concernant l’accessibilité aux documents ainsi que les possibilités d’analyse de données. Paul Otlet marque une rupture historique dans son passage à une documentation différente de la vieille bibliothéconomie. L’enjeu est de pouvoir accéder à l’information et à son traitement, et pas seulement de pouvoir accéder au document tel que peut l’être le livre, ce qui signifie une prise en compte étroite entre le fond et la forme. Il promeut une analyse statistique documentaire et une approche par un traitement mathématique de la connaissance. Une vision et une logique qui se rapprochent sensiblement des actuelles humanités digitales.
On pourrait citer plusieurs passages emblématiques du Traité de documentation. Retenons celui-ci :

« L’idéal serait d’avoir tout document à portée de la main. De là des tables de travail avec tiroirs divers, des dispositifs de tables circulaires avec siège rotatif au centre, des meubles classeurs à la portée de la main et des yeux et installés sur roues. Un principe nouveau vient d’être réalisé : le classeur sur rail à moteur électrique. On le place sur le sol perpendiculaire à la table de travail. Il avance ou recule sous l’action des doigts opérés sur une simple roulette. Sans déplacement de la personne, le document désiré vient s’offrir à la main et à l’œil. »

On est bien dans une approche technique de l’accès à l’information, certes mécanique à l’époque, et évidemment pas encore numérique ou digitale.
Considérer Paul Otlet comme un héritage commun à la culture de l’information et aux humanités digitales établit déjà un premier pas décisif entre les deux concepts.

Une longue histoire des humanités digitales

Le fait de parler d’humanités digitales plutôt que d’humanités numériques permet de se resituer dans une histoire plus longue qui débute avec la création des premiers index, moyens d’accéder à l’information sans être contraint à une lecture exhaustive. L’indexation demeure essentielle dans nos outils de traitement de l’information, si ce n’est qu’elle s’effectue de plus en plus de façon automatisée. C’est aussi considérer l’ensemble des techniques pour traiter et accéder à l’information et ne pas les réduire à la seule informatique. Le mot numérique tendant de plus en plus à proposer une acception réduite comme corollaire de l’informatique, le mot digital permet de mieux prendre en compte l’ensemble des techniques mobilisées, et de rappeler l’importance des médiations humaines et du caractère double des outils de traitement de l’information et notamment de l’indexation. On a donc un point de convergence sur la question de l’indexation et des métadonnées.
Les humanités digitales ont partie liée avec la culture de l’information tant il s’agit de se préoccuper des méthodes de traitement de l’information et des données, des façons de les présenter et des médiations existantes. C’est un rappel que la culture de l’information est aussi une culture technique.
Des cultures de l’information
On peut distinguer, au sein des humanités digitales, quatre cultures de l’information différentes : une culture de l’accès à l’information ; une culture de l’analyse des contenus ; une culture du traitement de l’information ; une culture des réseaux.

Une culture de l’accès à l’information

La première culture de l’information présente dans les humanités digitales remonte aux travaux d’indexation durant le Moyen Âge, avec notamment les travaux de Jean Hautfuney qui effectue l’indexation d’un ouvrage de nature encyclopédique, le speculum historiale de Vincent de Beauvais. L’objectif est alors de pouvoir améliorer les possibilités de retrouver rapidement l’information (statim invenire) et de donner un nouvel outil au lecteur pressé et intelligens (diligens et intelligens lector).
Cette culture repose sur les premières avancées en ce qui concerne la gestion des manuscrits avec notamment les travaux d’Hugues de Saint-Victor et son art de lire, qui est aussi une méthode d’écriture. Ce sont finalement en quelque sorte les premiers travaux en matière de design de l’information, et c’est ainsi à cette longue lignée qu’appartiennent les humanités digitales. Pour tracer à gros traits ces diverses avancées, il faut songer également ici aux différentes méthodes d’organisation des connaissances qui ont été élaborées durant les siècles précédents avec notamment les différentes méthodes de classifications des connaissances que nous connaissons jusqu’à celle de Dewey, ou bien encore la CDU d’Otlet et de La Fontaine.
Il convient de rappeler le travail essentiel en matière de normalisation de ces dernières en ce qui concerne le répertoire bibliographique universel (RBU) qui participe au projet du Mundaneum. À ce titre, l’œuvre d’Otlet n’est pas tant de vouloir réaliser une bibliothèque qui contiendrait tous les savoirs du monde, que de produire une sorte d’index de toutes les connaissances notamment imprimées. Voilà pourquoi il est parfois dit que Paul Otlet a inventé le Google de papier ! La logique d’indexation de l’existant va peu à peu se coupler avec une réduction des temps d’accès au document pour aller vers des logiques d’immédiateté telles celles que l’on peut espérer avec la dynamique de l’open access et des archives ouvertes.
Désormais, les enjeux sont aussi de pouvoir accéder non pas à quelques documents, mais à de grands ensembles que l’on peut analyser de façon massive grâce à des traitements automatisés. La consultation de l’information évolue donc et le lecteur n’est plus tout à fait le même tant il s’agit d’effectuer des lectures dites à distance avec des outils qui permettent l’extraction de concepts ou d’occurrences. Les masses documentaires et informationnelles parfois nommées Big Data nécessitent de nouveaux traitements qui cherchent à relier et effectuer des comparaisons entre les documents au sein de corpus.
Une culture de l’analyse des contenus
Par conséquent, la culture de l’accès à l’information s’associe à la nécessité de produire une analyse des contenus de plus en plus poussée. Cela implique une logique différente qui consiste à désacraliser l’objet livre pour procéder à une délivrance des contenus, permise notamment par les outils numériques et le web :
« Le recours à l’expression “dé-livraison” ne présuppose ici aucun jugement de valeur quant au sens des évolutions en cours, mais l’observation d’une déconstruction-reconstruction d’une culture héritée et façonnée par le livre en tant qu’objet technique, en termes de prise en compte d’autres formes culturelles et en termes d’invention de nouvelles formes plus ou moins liées à de nouveaux supports, dits numériques ou digitaux, qu’il reste à qualifier précisément.2 »
Cette culture de l’analyse du contenu et de l’accès à une information contenue est celle du cheminement de l’ancienne bibliothéconomie à la documentation qui va privilégier des méthodes de traitement des données plus complexes :
« L’Humanité est à un tournant de son Histoire. La masse des données acquises est formidable. Il faut de nouveaux instruments pour les simplifier, les condenser ou jamais l’intelligence ne saura ni surmonter les difficultés qui l’accablent, ni réaliser les progrès qu’elle entrevoit et auxquels elle aspire » (Otlet, 1934).

C’est donc une évolution de la traditionnelle analyse documentaire avec ses formes professionnelles que sont l’indexation et la condensation dans des formes renouvelées avec le web et les nouveaux outils d’analyse qui permettent d’extraire des concepts voire de produire des cartographies de lien.
Il demeure néanmoins un important travail d’analyse et d’interprétation qui s’inscrit dans la longue tradition de la philologie et les besoins actuels en évaluation de l’information face aux mécanismes de désinformation, de fabrique du faux, mais aussi face à la qualité parfois médiocre des métadonnées disponibles. On retrouve alors au sein des humanités digitales des opérations bien connues des professionnels de l’information.

Une culture du traitement de l’information
Parmi ces méthodes mobilisées par les humanités digitales, on pratique des opérations classiques de collecte d’informations et de données pour former des corpus qui pourront être ensuite analysés. Cette opération se diversifie en matière documentaire depuis des besoins de numérisation de corpus anciens jusqu’à l’extraction, par exemple, de tweets.
Après le travail de collecte, suit un travail de sélection pour délimiter méthodologiquement et thématiquement ce qui va mériter une analyse scientifique. Des travaux de découpage, de rassemblement, de tri vont alors être effectués, avant des opérations statistiques ou de métries.

Une culture des réseaux
Dernier élément de la culture de l’information présent dans les humanités digitales, la présence d’une culture des réseaux qui repose sur le réseau comme objet d’études, mais qui surtout renvoie à la constitution de réseaux de chercheurs au niveau international. En effet, les collèges invisibles décrits par Eugène Garfield renvoient à une pratique courante lors des différentes Républiques des lettres, comme notamment le réseau épistolaire de Marin Mersenne, ou bien encore la pratique des livres d’amis (liber amicorum) tel celui de Conrad Gesner qui faisait ainsi signer toutes les personnes de son réseau qu’il avait rencontrées. Cette logique de réseau de chercheurs va se développer fortement au xxe siècle notamment par l’échange de correspondances et d’articles, mais aussi par des événements dédiés. Ils vont être les moteurs de l’Arpanet/Internet tant il s’agit de pouvoir doter les chercheurs d’outils qui facilitent la communication et les échanges d’informations.
Une nouvelle fois, le rôle d’Otlet et de La Fontaine est important par leur influence sur la constitution d’associations internationales : les associations pacifistes, mais aussi les associations pour l’accès à la connaissance, comme la Fédération Internationale de Documentation qui n’existe plus, quelque peu suppléée désormais par la puissante IFLA.
Les réseaux sont donc des outils que les humanités digitales cherchent à analyser avec des outils dédiés depuis les réseaux de citation scientifique qui sont la base des logiques scientométriques jusqu’aux analyses plus actuelles des liens sur le web, ce qui permet d’établir des cartographies d’influence et de relation.
En tout cas, cette culture des réseaux marque aussi la nécessité d’une culture collaborative entre plusieurs acteurs, chercheurs et ingénieurs, bibliothécaires et autres membres du projet.

Pour l’instant, la démocratisation des humanités digitales n’a pas atteint le point d’imaginer des humanités digitales populaires, ou qui inclueraient tout au moins davantage les amateurs. Il s’agit désormais de poursuivre un mouvement similaire à celui qui va de l’IST (information scientifique et technique) au développement de la culture de l’information et des formations corrélées en intégrant les humanités digitales de façon plus précoce dans les cursus. La réflexion commence désormais à émerger au sein de l’éducation Nationale pour envisager une intégration et une formation des élèves de manière plus précoce (transcription de textes numérisés, utilisation d’outils de textmining, etc.). En comprenant les liens qui existent entre humanités digitales et culture de l’information, il y a un enjeu indéniable dont les professeurs-documentalistes devraient se saisir.

À quoi rêvent les algorithmes ? Nos vies à l’heure des big data

Si un algorithme peut être défini de façon simple comme « une série d’instructions permettant d’obtenir un résultat », il se traduit dans le domaine numérique par un ensemble de calculs mathématiques utilisant les données brutes issues des big data. Dans ce que l’auteur appelle la « société des calculs », tout devient quantifiable par la mesure statistique, cette quantification étant accentuée par l’accélération du processus de numérisation de la société et la massification des données. En effet, nous produisons actuellement en deux jours autant d’informations que toutes celles accumulées depuis les débuts de l’écriture. Face à cette abondance, les algorithmes sont conçus pour donner du sens à ces données brutes en les triant, les traitant et les représentant. Sans tomber dans les pièges du déterminisme technique, où ce serait l’outil algorithmique qui façonnerait les individus, l’auteur montre bien, de façon nuancée, que c’est la société elle-même qui crée, oriente et favorise ces formes de calculs.
Pour pouvoir comprendre les enjeux sociaux, politiques et éthiques qui sont liés au développement des algorithmes, il faut entrer réellement à l’intérieur de leurs mécanismes de fonctionnement. C’est ce que l’auteur développe dans une première partie consacrée aux quatre grandes familles de calculs algorithmiques sur le web, fort éclairante. La deuxième partie est consacrée à l’analyse des remises en cause des catégories sociologiques traditionnelles qu’apportent les algorithmes en ne se basant plus que sur les usages « réels », tracés, des internautes, sans référence à des ensembles sociaux englobants. La troisième partie, la plus développée, présente les différentes formes de signaux et de traces utilisés par les calculs algorithmiques qui, par leur comportementalisme omniprésent, témoignent au final d’une reproduction des inégalités socioculturelles habituelles. Enfin, la dernière partie tente de montrer par quels aspects politiques et sociaux la société se montre ainsi calculable et prédictible.
La thèse sous-jacente de l’auteur est que la disparition d’une référence théorique aux grandes catégories sociales traditionnelles par la seule collecte des traces des comportements des internautes et par la personnalisation à l’extrême des contenus reconfigure une nouvelle forme de social, un positionnement de l’individu dans le vivre-ensemble, qui le rend plus libre dans ses choix mais renforce aussi le caractère hasardeux et risqué de sa situation. Il ne faut pas oublier ce qu’impliquent les formes de guidage automatique des algorithmes, en gardant esprit critique, lucidité et, ce qui nous paraît le plus important, en apprenant à ne pas désapprendre.

Les quatre grands types d’algorithmes numériques

Dominique Cardon propose dans cette première partie une analyse très claire et utile (particulièrement pour les professeurs documentalistes et pour tous les enseignants souhaitant faire de l’éducation aux médias et à l’information) des différents types d’algorithmes utilisés sur le web. Il adopte une grille de lecture qui semble tout à fait pertinente et qui permet de bien comprendre les différences entre chaque grande famille de calcul.
Cette typologie se construit comme suit :
– la popularité est mesurée par le nombre de clics des internautes (on se place « à côté » du web pour le mesurer) ;
– l’autorité se mesure au nombre de liens hypertextes des sites, comme pour le PageRank de Google (on est placé « au-dessus » du web) ;
– la réputation est quantifiée en nombre de likes sur les réseaux sociaux (on est « dans » le web) ;
– la prédiction est réalisée grâce aux traces laissées par les internautes (on est « en dessous » du web).

La première forme de mesure algorithmique qui est apparue dès les premiers sites web, est celle de la popularité, qui comptabilise le nombre de visiteurs sur un site. Deux méthodes peuvent être utilisées. La première, baptisée user centric, reprend les techniques traditionnelles des mesures d’audience : on sélectionne un panel représentatif de la population et on suit leurs consultations internet via une sonde installée sur leurs ordinateurs. La deuxième méthode, appelée site centric, est désormais celle qui s’est généralisée : on mesure la fréquentation au nombre de clics comptabilisés directement sur chaque site. Si la technique user centric donnait une bonne idée des individus en fonction de leurs profils sociologiques, la méthode site centric donne davantage une idée des comportements réels mais pas des usagers eux-mêmes. Dans tous les cas, ce type de mesure, qui représente pourtant d’énormes enjeux publicitaires, ne dit rien de l’impact de la consultation sur l’internaute : a-t-il lu la page ? L’a-t-il appréciée ?
À l’image du PageRank de Google qui en est un bon exemple, le deuxième type d’algorithme, placé « au-dessus » du web, entend hiérarchiser l’information et mesurer l’autorité des sites. Il se base pour cela sur « la force sociale de la page », c’est-à-dire ici le nombre de liens hypertextes qui renvoient vers une même page. Dans l’idéal, ce n’est pas le site le plus lu qui apparaîtra en premier résultat, mais celui qui aura acquis la plus grande reconnaissance et confiance dans la communauté des internautes, celui qui sera le plus cité par les autres producteurs d’information. Ce classement des sites se fait donc a posteriori, après sa publication, et non en amont. Cet idéal, pour Google notamment, témoigne d’une volonté de sortir des prescriptions habituelles et de donner toute leur importance aux internautes eux-mêmes qui font office en quelque sorte de comité de validation scientifique. Si les tentatives des entreprises pour acquérir plus de visibilité sont nombreuses (faux sites, liens placés par des robots sur de multiples sites…), elles ne sont pas si efficaces que cela en raison des multiples paramètres sans cesse remaniés qui composent le PageRank. Néanmoins, la mesure d’autorité finit souvent par coïncider avec celle de la popularité, puisque les sites en haut de liste sont également les plus consultés.
Le troisième type d’algorithme mesure la réputation « dans » les réseaux sociaux en comptant le nombre de likes sur Facebook par exemple. Cette nouvelle forme de fabrication d’une visibilité individuelle numérique adopte des techniques dites d’« e-réputation » pour augmenter l’influence sur le web. La multiplication des avis entraîne toutes sortes de dérives dans ce système de notation généralisée : faux avis ou avis biaisés, trop indulgents ou peu objectifs, parole d’experts discréditée au profit d’utilisateurs lambda. Les deux principales critiques touchant ces mesures de réputation concernent les effets de bulle (les internautes se retrouvent enfermés dans un cercle d’intérêt restreint) et l’absence de représentativité pertinente des likes, en raison de l’écart qui existe entre ce que l’on veut paraître sur le web, une sorte d’idéal de soi, et ce que l’on fait réellement.
Enfin, les algorithmes prédictifs compilent les traces laissées par les internautes quand ils naviguent en ligne pour leur proposer publicités ciblées et conseils personnalisés, et transmettre à prix d’or ces traces à d’autres entreprises. Ce traçage souterrain (d’où l’expression « en dessous » du web proposée par l’auteur), est basé sur l’apprentissage automatique (machine learning), qui collecte toutes les informations de navigation des utilisateurs et rapproche les profils pour prédire les envies d’achats en fonction de ce que les autres ont acheté : « Le futur de l’internaute est prédit par le passé de ceux qui lui ressemblent » résume D. Cardon. Ce marketing comportemental utilise massivement les cookies, et notamment les cookies tiers qui, à la différence des first party cookies (dépendants d’un unique site), appartiennent à une régie publicitaire regroupant de nombreuses entreprises. Ainsi, quand on navigue sur n’importe quel site affilié à cette régie, on verra apparaître des publicités ciblées, le plus souvent par retargeting (relance d’une publicité parlant d’un site qui vient juste d’être consulté par l’internaute). Cette généralisation des mouchards et du traçage donne lieu à un énorme marché des données personnelles, échangées, revendues via des courtiers en données, sans que le consommateur n’en ait réellement conscience. L’auteur mentionne également l’extension CookieViz1, proposée par la CNIL, qui permet de retracer l’itinéraire des cookies lors d’une navigation.

Les nouvelles formes de calculs statistiques

Au-delà de l’omniprésence des algorithmes sur le web, ce sont également les méthodes mêmes de la statistique qui subissent plusieurs sortes de transformations. Un renversement s’opère, qui ne passe plus par les grandes catégories théoriques de la sociologie pour comprendre la société « du dessus », mais bien par la seule collecte des comportements et des actions des internautes, sans les catégoriser et en se référant à leur singularité. L’idéal-type (catégorie abstraite permettant de comprendre des phénomènes sociaux complexes) théorisé par le sociologue allemand Max Weber serait-il en passe de disparaître ?
Ainsi, c’est dans un premier temps la position du calculateur qui change. Que les mesures algorithmiques soient, comme le montre l’auteur dans la première partie, « à côté », « au-dessus », « dans » ou « en dessous » du web, la collecte des données se fait souvent à l’insu des usagers, de manière à appréhender directement le réel, de façon quasi exhaustive, par un traçage permanent. Les statistiques ne servent d’ailleurs plus à représenter des phénomènes, mais à chiffrer des objectifs, d’où la multiplication des palmarès, indicateurs, notations, qui enlèvent aux mesures statistiques toute valeur objective et scientifique puisque ce sont souvent les services évalués qui produisent eux-mêmes ces mesures.
La mutation des calculs statistiques s’accompagne d’une méfiance envers les catégories sociologiques trop englobantes. On ne part plus de la théorie pour vérifier une hypothèse, mais bien de la vérification systématique de deux variables dans leurs corrélations, au cas par cas. Cette vérification est permise grâce à la puissance quasi infinie de calcul des programmes informatiques. On peut noter ici qu’une corrélation ne correspond pas à une relation de cause à effet, elle ne traduit pas une causalité, mais seulement l’évolution parallèle (ou au contraire opposée) de deux grandeurs qui semblent avoir un lien. La plus grande vigilance doit donc être de mise en matière de corrélations qui peuvent se révéler totalement factices, la cause se trouvant dans de multiples facteurs non mesurés2.
Ce changement correspond également à une méfiance globale envers les systèmes de représentation politique et sociale : la diversité des comportements culturels ne permet plus de se reconnaître dans tel ou tel profil. La récolte de données brutes, en temps réel, par les algorithmes, tranche radicalement avec la méthode utilisée jusque-là, mais induit par là même de nouvelles critiques. En effet, les statistiques ainsi produites ne concernent que les internautes les plus actifs sur le web, ceux qui laissent le plus de traces, et non un échantillon représentatif de l’ensemble de la population. D’autre part, si on zoome trop sur les comportements individuels et locaux, on ne peut pas remonter vers une compréhension d’ensemble des phénomènes socioculturels. Ainsi, « l’internaute est collé par l’algorithme à ses propres traces sans pouvoir s’en distancier ».
L’idéologie portée par les promoteurs des big data est que les chiffres et données récoltés parlent d’eux-mêmes. Il s’instaure donc ici un nouveau rapport à la causalité qui n’a plus besoin de modèle explicatif pour comprendre les corrélations et préfère une « mosaïque de micro-variables comportementales » à une grille de lecture issue des sciences humaines traditionnelles.

Signaux et traces : les marqueurs d’un « comportementalisme radical »

Avec la massification des données et l’optimisation mathématique de leur collecte, ce sont d’énormes gisements qui sont désormais à la disposition des entreprises, mais aussi des citoyens, grâce notamment aux open data3, qui permettent d’assurer une vigilance citoyenne sur les pouvoirs publics. Encore faut-il réussir à transformer la donnée brute en information. Dominique Cardon rappelle ici à juste titre que l’idée d’une « donnée brute » est en soi une sorte de mythe. En effet, « toute quantification est une construction qui installe un dispositif de commensuration des enregistrements et établit des conventions pour les interpréter ». La donnée, par la finalité de sa récolte et l’orientation donnée aux questions qui lui sont posées, pourra être sujette à bien des interprétations différentes. On rejoint ici l’idée nietzschéenne du fait prenant forme seulement en tant qu’interprétation, le « fait en soi », objectif et neutre n’existant pas4. Par ailleurs, hormis dans les open data et les sites communautaires comme Wikipédia, l’accès aux données se monnaye à prix d’or. Enfin, les interrogations des bases de données génèrent beaucoup de bruit documentaire qui rend la compréhension des résultats difficile.
L’auteur revient ensuite sur le fonctionnement actuel des algorithmes et plus globalement sur celui de l’Intelligence Artificielle. Cette dernière ne reproduit pas un réel raisonnement, mais s’alimente dans les masses de données pour se référer à une multitude de contextes, de situations, qui lui permettent de réagir avec le plus d’efficacité possible en fonction des occurrences les plus fréquentes. L’IA est avant tout statistique avant d’être intelligente5. Le deep learning (ou apprentissage profond) s’appuie sur cette puissance de calcul qui permet d’utiliser l’estimation statistique comme clé de réussite à toute requête, à l’instar des traducteurs automatiques qui ne disposent pas de règles de grammaire ou de conjugaison, mais se basent uniquement sur les occurrences les plus fréquentes des traductions humaines recensées. L’IA devient capable, à partir de situations déjà présentées et grâce à un système qui reproduit un réseau de neurones (dits « neurones convolutifs »), de prendre des décisions encore plus rapides et optimales, à l’image d’AlphaGoZero qui a battu son homologue AlphaGo à plate couture au jeu de go6 en ne se référant pas à des millions de parties humaines comme ce dernier, mais en affinant sa stratégie en jouant contre lui-même.
Dominique Cardon distingue par ailleurs les signaux, qui sont les contenus explicites d’information ou d’expression subjectives comme un statut sur Facebook par exemple, des traces, qui recouvrent tous les éléments implicites liés à une navigation (clics, vitesse de lecture, géolocalisation…). Les algorithmes les plus efficaces sont ceux qui couplent signaux et traces en temps réel dans une boucle d’apprentissage. Ainsi, le PageRank va recueillir les clics des internautes lors d’une requête et voir si leur navigation s’arrête au premier site consulté, ou s’ils continuent leurs recherches. Si l’internaute ne cherche pas d’autre site, l’algorithme en conclura que ce site est bien le plus pertinent pour ce mot-clé-ci. Le couplage traces/signaux se retrouve également dans le « filtrage collaboratif » qui est à l’œuvre dans les recommandations culturelles des sites comme Amazon entre autres. Il s’agit de prédire ce que l’usager pourrait avoir envie d’acheter, en comparant son profil à celui d’autres utilisateurs ayant acheté le même produit que lui. Ces outils se basent sur l’idée d’une régularité des goûts et des intérêts, une prévisibilité des pratiques culturelles qui n’est pas sans rappeler les habitus socioculturels définis par Bourdieu.
Quant à l’algorithme qui régit le fil d’actualité de Facebook, le EdgeRank, il privilégie les informations publiées par les amis avec lesquels on interagit le plus, si bien que les publications de certaines personnes peuvent passer totalement inaperçues et n’être jamais mises en avant. La critique fréquente adressée à l’algorithme du réseau social est de créer un effet de bulle (filter bubble) qui enferme l’internaute dans un groupe aux centres d’intérêt cloisonnés. En réalité, une enquête menée aux États-Unis sur 10 millions de comptes Facebook portant sur leurs opinions politiques, montre que les utilisateurs n’ont pas besoin d’algorithmes pour s’enfermer eux-mêmes dans une bulle à la socialisation restreinte, qui reflète leurs points de vue et les conforte, que ce soit par le choix de leurs amis, des sites partagés et des sources d’information consultées. Le biais dit de confirmation joue ici à plein.
Le « comportementalisme radical », que véhiculent les algorithmes, colle au plus près aux pratiques réelles des internautes : si quelqu’un développe des goûts périphériques et originaux, les recommandations prédictives ne chercheront pas à le ramener vers le centre et la norme, mais le conforteront au contraire dans la « niche » de ses centres d’intérêt. Les algorithmes font preuve d’un « réalisme efficace. Ils nous emprisonnent dans notre conformisme ». Ils se fondent sur le fait que notre futur sera identique à notre passé. L’auteur explique que « le comportementalisme algorithmique est ce qui reste de l’habitus lorsqu’on a fait disparaître les structures sociales ».

Biais, déformation du réel et « idiotie » des algorithmes

Si le couplage traces/signaux se révèle relativement efficace, il y a bien souvent des signaux sans traces et des traces sans signaux. Ainsi, l’ensemble des contenus tels que les tweets, posts, selfies, etc. qui prolifèrent sur le web, ne donne pas lieu à des interprétations sociologiques ou épistémologiques valables. Les « prédictions » issues de ces données non structurées ne sont en réalité que des « estimations statistiques imparfaites », bien souvent déjouées par la réalité. Inversement, les traces sans signaux (comme les données de consommation électrique, téléphonique, liées aux transports, etc.) seront difficilement exploitables car beaucoup trop volumineuses.
Se multiplient également les mesures de quantification de soi (quantified self) et les outils d’autocontrôle : c’est l’individu qui produit des traces et des mesures sur lui-même dans un but de perfectionnement de soi, que ce soit dans le domaine du sport, de la santé ou de l’hygiène de vie. Ce self data fait de la personne la collectrice et l’administratrice de ses propres données.
La notion de vie privée évolue dans ce sens : si elle ne disparaît pas, on assiste à un glissement. D’une notion collective régie par des valeurs communes (tact, pudeur, discrétion), la vie privée « se privatise », pour recouvrir des définitions, des limites et des normes différentes pour chaque individu. Chaque internaute choisit ce qu’il décide d’exposer ou non, de dévoiler ou pas, sachant qu’en réalité, c’est bien souvent a posteriori là encore que l’on peut contrôler l’utilisation des données personnelles et leur circulation, et non en amont.
Les critiques fréquentes qui sont adressées aux algorithmes pointent la déformation du réel qu’ils génèrent. C’est particulièrement le cas pour les algorithmes de popularité et de réputation qui sont détournés par les robots cliqueurs qui gonflent le nombre de vues, par les faux profils sur les réseaux sociaux, ou encore les faux avis de consommateurs qui pourraient représenter jusqu’à 30 % du total. C’est moins le cas pour le PageRank, dont les multiples paramètres sont plus difficilement identifiables. Pour ce dernier, l’accusation de déloyauté peut par contre être de mise : si des services affiliés à Google se retrouvent systématiquement bien placés dans la liste des résultats, il peut y avoir soupçon de favoritisme.
Enfin, en ce qui concerne les algorithmes qui récoltent les traces, leurs résultats sont le « reflet idiot d’une régularité statistique » : les automatismes mis en œuvre peuvent donner des réponses choquantes, comme lorsque les requêtes proposées par Google proposent le mot « Juif » accolé au nom d’une personnalité célèbre à cause du nombre d’occurrences de ce terme laissées par les traces des autres internautes. En collant aux comportements du plus grand nombre, les algorithmes reproduisent « bêtement » les stéréotypes sociaux et les discriminations sans rééquilibrage. L’auteur donne pour exemple une chercheuse afro-américaine qui voyait systématiquement apparaître sur son ordinateur une publicité pour un site de recherche de casier judiciaire, alors que cette publicité n’était jamais proposée à ses collègues « blancs ». Il n’y a pas d’intention discriminatoire de l’algorithme, simplement une reproduction statistique qui entérine un certain ordre social inégalitaire.
De même, les nouvelles techniques du data mining (fouille des données) permettent le croisement des fichiers clients de plusieurs entreprises pour aboutir à des profils de ciblage d’individus très pointus, de plus en plus précis, sans jamais en informer les utilisateurs. L’exemple de Netflix est parlant : le classement des goûts cinématographiques des usagers est divisé en 77 000 micro-genres, qui composent une mosaïque complètement surréaliste pour personnaliser les publicités. L’individualisation à l’extrême des calculs recrée donc, sans en avoir l’air, des catégories basées sur les traces récoltées, sans avoir besoin de connaître les individus, leur histoire, leurs projets. Dans ce système, la reproduction sociale fait perdurer les inégalités : « les mal notés seront mal servis et leur note deviendra plus mauvaise encore ». Cette reproduction insidieuse de l’ordre social est résumée ainsi par l’auteur pour conclure : « Réduits à leur seule conduite, les individus sont assignés à la reproduction automatique de la société et d’eux-mêmes. Le probable préempte le possible. »

À quoi rêvent les algorithmes : implications politiques et sociales

L’un des premiers aspects qui sous-entend le règne des algorithmes est, conformément à la vision libertarienne du monde, une société où les prescripteurs habituels (médias, monde politique, milieu culturel) n’interfèrent plus dans les choix des individus qui disposent librement des contenus. La société « s’auto-organise et sécrète elle-même les chiffres qui la représentent », sans la déformation inhérente à des formes de représentation issues d’instances supérieures. Aux normes collectives (popularité et autorité), les algorithmes numériques substituent des normes personnelles (prédiction) et locales (réputation). La légitimité des nouveaux « influenceurs » du web ou le succès disproportionné de certaines musiques ou vidéos démontrent en réalité que les algorithmes accentuent les effets de centralité, comme la concentration de l’attention sur un très petit nombre de personnes ou la hiérarchisation du mérite.
En effet, si l’un des rêves des algorithmes est celui de la transparence absolue dans les mécanismes de popularité grâce à une offre d’informations plus vaste et plus partagée, les effets de pics d’attention créent sur le web des popularités éphémères fulgurantes et massives. Les techniques de clickbait (informations à cliquer) se développent sur de nombreux sites pour provoquer les buzz et générer des affluences de fréquentation qui augmentent les profits publicitaires. Si l’impact de ces popularités improbables et fluctuantes reste à nuancer (les célébrités traditionnelles conservant la part belle des mesures de réputation), on peut dire que ce sont les formes d’attention qui se sont diversifiées chez les internautes, de l’envoûtement à l’investigation critique, du vagabondage à la dispersion en passant par le grégarisme…
Un autre aspect de l’idéologie qui traverse l’avènement des algorithmes est celui d’une valorisation des « méritants ». Le calcul d’autorité de Google se fonde sur cette vision méritocratique des résultats, mais renforce là aussi les effets de polarisation. La Loi de Pareto (80 % de la richesse est détenue par 20 % des individus) est fortement accentuée sur le web, puisque 1 % des individus détiennent 99 % de la visibilité. Les inégalités se creusent, puisque ce sont ceux qui ont la richesse, qui ont aussi la notoriété et la visibilité. Dominique Cardon résume ainsi ce phénomène : « L’autorité des excellents fabrique des gagnants individualisés et des perdants invisibilisés ».
Les algorithmes mettent en avant une société qui organiserait par elle-même son réseau d’affinités et serait structurée par ce dernier. Si la vie numérique permet de multiplier et de valoriser de nouvelles formes de sociabilité et d’actions collectives, elle impose également une visibilité qui devient un principe de hiérarchisation de la valeur sociale de chaque individu. La frontière entre un contenu éditorial, « méritant », authentique, sincère, et un contenu publicitaire, basé sur le calcul, est de plus en plus floue. Les blogueurs ou les youtubeurs sont sponsorisés par les marques pour promouvoir leurs produits dans leurs tutoriels ; l’image de soi véhiculée sur les réseaux sociaux est une construction qui n’a rien d’authentique ; le digital labor (travail numérique bénévole) devient monétisé et rémunéré. Là encore, les profils extrêmes se côtoient en oubliant la moyenne : les « individus par excès » qui accentuent leur réputation à l’infini cohabitent avec les « individus par défaut » qui deviennent invisibles.
Davantage que l’effet de bulle sur les réseaux sociaux, c’est bien la reproduction des inégalités socioculturelles qui est à l’œuvre, entérinée par l’algorithme de réputation : plus on est cultivé, plus on a des amis cultivés, plus l’ouverture informationnelle et culturelle sera grande sur Facebook dans notre fil d’actualité.
Enfin, l’auteur termine par la description du rêve ultime des algorithmes : celui de créer « un environnement technique invisible qui permettrait de nous orienter sans nous contraindre », de nous délester de certaines tâches ingrates, mécaniques, pour accroître notre liberté. C’est l’idée des nudges, les outils du « paternalisme libertaire », tels les assistants personnels, ces intelligences artificielles de bureau. Dominique Cardon conclut cette partie en développant une idée qui me paraît essentielle : si les algorithmes nous remplacent dans les tâches techniques, dans certaines habiletés humaines, « il est de plus en plus nécessaire d’apprendre à ne pas désapprendre ». C’est également ce que dit Serge Abiteboul, chercheur à l’INRIA et auteur de l’essai Le temps des algorithmes7 : « Comme l’écriture, l’alphabet et l’imprimerie, l’informatique participe d’un vaste mouvement d’externalisation de nos facultés intellectuelles, notamment de notre mémoire. » Cette externalisation d’algorithmes que nous effectuions auparavant à l’intérieur de notre esprit pose de nouveaux et vastes enjeux. Le couple homme/machine interagit mutuellement et peut cohabiter si l’on sait encore « passer en manuel », si on adopte un usage critique, réfléchi de ces outils, et si l’on sait opposer aux algorithmes des contre-calculs alternatifs quand c’est nécessaire8. « Il est encore temps de dire aux algorithmes que nous ne sommes pas que la somme imprécise et incomplète de nos comportements ».

Le sociologue conclut cet essai en utilisant la métaphore de la table d’orientation : avant, les prescripteurs traditionnels (médias, institutions culturelles, monde politique) nous indiquaient, tels une table d’orientation, les éléments à voir et les informations dignes d’intérêt ; actuellement, la liberté de choix est totale dans ce que l’on peut ou non regarder, au risque de se perdre ou de se tromper. Les nouveaux repères dans cette masse d’informations nous sont fournis par les algorithmes, qui, par le précepte de singularisation et d’individualisation des contenus, ont pour but de « guider l’internaute vers ses propres choix ». Pour filer la métaphore de la route et du paysage, Dominique Cardon se réfère au GPS qui, à l’image des autres algorithmes, ne nous impose pas une destination, mais calcule la route la plus efficace ou plus globalement la « meilleure » pour nous, selon le paramétrage sélectionné. Le résultat de ce guidage automatique est présenté comme ultra-individualisé, alors qu’il se réfère toujours en secret aux occurrences statistiques du plus grand nombre. On y perd d’ailleurs la compétence de savoir lire une carte et la possibilité d’emprunter des chemins de traverse. La méfiance doit donc être de mise, couplée avec une compréhension critique et vigilante du fonctionnement des algorithmes et une surveillance des intérêts qui animent leurs concepteurs.

 

Pour conclure, on peut souligner que cet ouvrage est absolument éclairant sur les mécanismes à l’œuvre dans les algorithmes numériques et sur leurs implications sociales, que ce soit le renversement des méthodes sociologiques traditionnelles, le règne de la singularité, la fin de la causalité au profit des seules corrélations, la reproduction des inégalités socioculturelles, ou encore le risque de désapprendre de nombreuses habiletés déléguées aux programmes informatiques. Si certaines formulations stylistiques de l’auteur incitent à plusieurs reprises au cours de l’essai, à personnifier les algorithmes, Dominique Cardon ne tombe toutefois pas dans l’écueil du déterminisme technique : il rappelle souvent et à juste titre que ce sont les hommes et les sociétés qui orientent et produisent ce type d’outils de calculs, et non les calculs eux-mêmes qui les modèleraient à leur gré. Écoutons un instant les propos de Cédric Villani, médaille Fields, mathématicien chargé de la rédaction d’un rapport parlementaire sur l’IA en 2018, qui résume parfaitement les enjeux des algorithmes et de l’Intelligence Artificielle en faisant écho à la thèse développée chez Dominique Cardon :
« L’IA est très emblématique de la rencontre à laquelle on assiste entre les mathématiques et les questions de société. […] L’IA s’invite partout. Ce qui a permis ce revirement […], c’est le poids pris par les statistiques. On est passé d’une tentative d’appréhender l’intelligence par la compréhension de ses mécanismes à un paradigme de l’intelligence par l’exemple. D’où un bond énorme dans la performance qui s’est accompagné en pratique d’une certaine régression dans la compréhension de ce qu’est l’intelligence et de ses mécanismes9. »

L’importance de l’éducation aux médias, qui n’est pas du tout mentionnée chez Dominique Cardon, paraît pourtant prééminente : en effet, pour que chacun puisse être vigilant et capable de « repasser en manuel », il faut avoir une bonne connaissance des différentes formes d’algorithmes qui, loin d’être des objets magiques, peuvent être déconstruits comme tout autre outil technique. Le professeur documentaliste a ici toute sa place pour mener des activités pédagogiques sur les données personnelles, le traçage en ligne, les implications économiques, médiatiques et éthiques des big data, la compréhension des algorithmes de popularité, d’autorité et de réputation, de manière à conduire les élèves à l’acquisition d’une culture numérique véritablement réfléchie et éclairée.