Speed booking

Nos ambitions étaient plurielles : mobiliser trois classes de seconde et leur professeur de Lettres, amener les élèves à travailler l’oral et à lire des romans contemporains, favoriser la découverte de l’autre en créant des binômes de travail « à l’aveugle » et en amenant les élèves d’une classe à rencontrer individuellement ceux d’une autre classe autour d’un roman, comme une sorte de relais : la classe 1 présente à la classe 2 qui présente à la classe 3. Ce projet nous a demandé une sacrée organisation, dont nous vous détaillons ici les différentes étapes.

Étape 1 : le choix des livres

Souhaitant proposer des ouvrages contemporains, nous avons choisi des parutions très récentes, en poche de préférence (pour le budget). Au départ, essentiellement des romans, mais une anthologie poétique s’est finalement glissée dans la sélection, ainsi qu’un petit essai sur la lecture. Recherches sur les blogs de lecture, les critiques, etc. Il nous fallait un peu plus de livres (pas trop gros…) que d’élèves et une sélection qui englobe différents genres et différentes difficultés de lecture. Nous avons arrêté une liste de 19 livres, achetés en double exemplaire (voir biblio jointe), avec l’aide de l’APEL.

Étape 2 : les élèves de la classe 1 choisissent leur roman

Dans la classe 1, les 36 élèves devaient former des binômes autour d’un même roman. Mais plutôt que de les laisser se mettre avec leur camarade familier, nous avons créé un effet de surprise. La classe est arrivée au CDI pour deux heures de français et s’est mise au travail. Dans deux espaces éloignés du CDI, deux tables avaient été installées proposant chacune un exemplaire des 19 romans. Le professeur envoyait les élèves l’un après l’autre vers une table ou l’autre. Là, les élèves avaient quelques minutes pour choisir un livre sans qu’aucun commentaire ne soit fait. Certains s’emballaient pour une couverture, d’autres lisaient les 4e de couverture, d’autres encore, inquiets, cherchaient à connaître le but de cette manœuvre, quelques uns osaient à peine toucher les romans… Chaque fois qu’un élève élisait un livre, il était mis de côté (d’où l’importance d’avoir un peu plus de livres que d’élèves, sinon les derniers n’ont plus d’options…), et son choix était noté par la professeure documentaliste.

Étape 3 : les professeurs documentalistes rassemblentles listes des deux tables

Les élèves qui ont choisi le même roman constituent donc un binôme de travail « de fait ». Ils sont parfois surpris, mais des affinités existent forcément entre eux puisqu’ils ont choisi le même livre ! Le défi leur est enfin expliqué. Jusqu’alors, un certain flou avait été entretenu pour ménager un effet de surprise que les élèves semblent apprécier. Leur mission est donc de préparer à deux, pour la classe suivante, une présentation de leur roman qui va donner irrésistiblement envie aux autres de le lire. S’ils préparent à deux, la rencontre avec les autres élèves de la classe sera individuelle, en face à face. Ils peuvent utiliser ce qu’ils veulent : affiche, vidéo, présentation numérique, orale… Rendez-vous est pris pour environ deux mois plus tard.

Étape 4 : les répétitions

Les élèves se sont lancés dans la lecture du roman et préparent leur intervention. Leur professeur surveille un peu leur avancée et leur investissement.
À l’approche du jour J, une répétition est faite au CDI pour faire le point, préparer le matériel nécessaire… Dès la 1re répétition, les élèvent ressentent une certaine pression à l’idée de rencontrer bientôt leurs pairs, en tête à tête. Les plus timides pensent qu’ils n’y arriveront pas, mais le fait d’être en binôme les encourage à faire de leur mieux. Une seconde répétition sera nécessaire pour bien cadrer les choses.

Étape 5 : la première rencontre

Sur une plage de deux heures, les classes 1 et 2 se rencontrent. Tout a été préparé pour la classe 1, et chacun sait où est son poste. Chaque élève de la classe 2 reçoit une liste des romans et doit passer de stand en stand, environ trois minutes, pour écouter une présentation de chaque roman. Au début, les élèves sont un peu gênés d’être face à des pairs inconnus, mais ils auront chacun à répéter leur prestation environ huit fois et ils se prennent de plus en plus au jeu, améliorent leur prestation, s’épatent eux-mêmes. Quand la classe 1 repart, la classe 2 reste au CDI et doit écrire un article. Les élèves sont appelés chacun leur tour aux deux tables de romans pour reconstituer des binômes autour du roman choisi. Le choix est parfois très vite fait, car ils ont en tête les présentations de leurs camarades. Ils sont parfois déçus parce que le roman qu’ils souhaitaient lire a déjà été pris ! Ils ont pour mission de préparer la rencontre avec la classe 3 qui aura lieu environ deux mois plus tard.

Étape 6 : la deuxième rencontre

Sur une plage de deux heures, les classes 2 et 3 se rencontrent, mais le dispositif est un peu différent. L’enseignante et les élèves de la classe 2 ont choisi de préparer des petits duos au cours desquels les deux élèves défendent chacun un point de vue opposé sur le roman. Certains ont ajouté à ce duel argumentatif une petite mise en scène : faux coup de téléphone, rencontre imprévue, etc. Ainsi, les élèves de la classe 3 passent également par deux à chaque table. Comme ils sont moins nombreux, l’organisation s’en trouve un peu déstabilisée…

Le bilan de cette expérience est positif, mais nous sommes conscientes des limites et des exigences d’un tel projet. Il demande d’abord une organisation solide car dans le concret, il est parfois difficile de trouver le créneau pour que deux classes se rencontrent (et modifier les emplois du temps) ; il faut également « privatiser » le CDI pour le speed booking ; il a fallu par ailleurs investir dans les romans et certains n’ont pas trouvé « preneur ». Le projet demande un suivi aux enseignants pour que les élèves préparent sérieusement leur prestation (peut-être évaluer leur lecture en amont…), une répétition est nécessaire, c’est donc assez chronophage finalement… Pour améliorer le dispositif, nous réfléchissons à d’autres pratiques d’encouragement à la lecture : d’abord amener les élèves à piocher dans notre fonds récent plutôt que d’acheter des ouvrages ; leur proposer ensuite de réaliser une présentation avec les nouveaux outils – Powtoon en particulier – qui pourraient donner lieu à des projections et des mises en ligne sur e-sidoc… Certaines réactions d’élèves sont cependant très positives et montrent que la variété des romans présentés leur a donné une vision positive de la littérature contemporaine et des thèmes qu’elle aborde. Une expérience à réinventer donc !

Les Héritiers de la culture (scolaire)

Les Trente Glorieuses ont commencé dix ans plus tôt : la croissance est à son comble, la puissance de l’État inégalée, De Gaulle a restauré l’État défaillant en instaurant la Ve République dont la Constitution s’applique aujourd’hui encore, même si certains candidats à la Présidence appellent de leurs vœux une VIe République.
En 1964, l’administration française se considérait comme la meilleure du monde, et l’École Nationale d’Administration avait presque 20 ans d’existence. « J’ai assisté à la formidable réussite de l’E.N.A. Nulle part dans le monde n’existe une institution comparable. Son attrait est grand sur les Hauts Fonctionnaires des autres pays. »1
Le monde politique et la haute administration étaient confortés dans leur bonne opinion par une reconnaissance internationale sans ambiguïté ainsi que le souligne l’auteur anglais John Ardagh : « Bien des fonctionnaires de pays étrangers admirent la puissance et la lucidité du système préfectoral et jalousent les projets qu’une administration a pu exécuter loin de ses bases. »2
Bien entendu, l’Éducation nationale était au plus haut de sa popularité, bénéficiant de l’appui de l’ensemble des partis politiques, du soutien inconditionnel de l’État et de la population la plus humble qui, grâce à un ascenseur social vigoureux, voyait ses enfants atteindre des situations inespérées. Trente ans plus tard, certains journalistes et hauts fonctionnaires n’hésitaient toujours pas à reprendre l’antienne « Nous sommes les meilleurs ! Nous avons des méthodes, des exigences et des enseignants que beaucoup d’autres pays nous envient. Les élèves ont, en France, des connaissances en moyenne très supérieures à celles de nos voisins. »3 Pour tous, l’école laïque voulue par Jules Ferry, Paul Bert et Ferdinand Buisson, défendue sous le Front populaire par Jean Zay, développée sous la IVe République et ayant atteint un vrai point d’équilibre avec Michel Debré, était la grande réussite de notre pays, d’autant que ce dernier, premier 1er Ministre de la Ve République, avait réussi à concilier l’école laïque et l’école catholique sous contrat avec l’État4.
Dans ce pays prospère, heureux après 23 ans de guerre mondiale puis coloniales (de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie le 1er août 1939 jusqu’à la fin de la Guerre d’Algérie en 1962), le goût de la paix revenue, les joies de la consommation, la puissance culturelle des médias de masse et de la télévision5 marquent les esprits. La place particulière de l’École est reconnue par l’ensemble de la société et ses enseignants sont persuadés de remplir leur rôle essentiel, celui d’apporter la culture aux écoliers et aux élèves, y compris ceux des catégories populaires. Il faut dire que nombre d’instituteurs ou d’instituteurs devenus Professeurs d’Enseignement Général Complémentaire, adjoints d’enseignement ou professeurs certifiés, étaient eux-mêmes issus des classes modestes de la société et parvenus à ces postes enviés grâce à leurs enseignants et à leur travail personnel6. Au développement des collèges et des lycées, reflet de l’accès à l’enseignement secondaire et technique pour tous les enfants et adolescents, répond la massification des enseignements à l’université, en particulier dans les filières des sciences humaines et des sciences expérimentales où les étudiants d’origine modeste atterrissent le plus souvent en raison d’études moins longues, moins coûteuses, et demandant moins de relations que les études en Droit ou en Médecine7. Le signe de la massification de l’enseignement universitaire et de l’affluence d’étudiants d’origine modeste au lendemain du Second Conflit mondial est une inversion des choix d’études. Médecine et Droit représentaient 60 % de la masse étudiante au début du XXe siècle et seulement 30 % en 1964 ; par contre les Lettres et les Sciences totalisaient, en 1964, 65 % des étudiants.

Ces signes annonciateurs de temps nouveaux sont mis en évidence par une sorte d’éclair intellectuel perturbant, traversant brusquement la profonde sérénité d’un système scolaire intégré dans la société et ne doutant ni de ses réussites, ni de son utilité, ni de ses objectifs à former les futurs citoyens et préserver ainsi la démocratie. En 1964, deux jeunes chercheurs en sociologie, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, publient l’ouvrage Les Héritiers, les étudiants et la culture8, contestation sans merci du système scolaire à travers l’étude des discriminations sociales existantes entre les étudiants dans l’enseignement universitaire.
Le texte proprement dit comporte 115 pages, réparties en trois chapitres eux-mêmes encadrés par un avertissement, une introduction, et une conclusion suivie d’appendices (67 pages) composés de très nombreux tableaux statistiques et d’un index (6 pages).
L’avertissement expose l’ensemble de l’enquête menée, complétée par les statistiques fournies par l’Institut National des Statistiques et Études Économiques (l’Insee) et le Bureau Universitaire des Statistiques (Bus). En quelques lignes, les deux rédacteurs justifient le choix d’avoir favorisé l’analyse du privilège culturel.

Le choix des élus

Ce chapitre débute par la citation d’un extrait de texte de Margaret Mead sur le choix des jeunes hommes devant perpétuer le pouvoir visionnaire et la façon dont les familles puissantes transmettaient ce pouvoir à leurs enfants : « Les jeunes gens qui désiraient entrer dans la puissante société devaient se retirer dans la solitude, jeûner, revenir et raconter leurs visions aux anciens, cela pour se voir annoncer, s’ils n’étaient pas membres des familles de l’élite, que leur vision n’était pas authentique ».
Les auteurs soulignent que l’inégalité de classe est évidente puisque l’université accueille seulement 6 % de fils d’ouvriers et que les catégories sociales massivement présentes dans l’enseignement supérieur sont celles qui sont le moins représentées dans la population active. Les rédacteurs remarquent que cette inégalité est renforcée par la relégation des enfants des classes inférieures et moyennes dans des filières universitaires en lettres par exemple ; cette remarque vaut aussi pour les filles. Malheureusement les enfants issus des classes populaires ont aussi plus de risques de prendre du retard dans leurs études supérieures, voire d’échouer.
Le désavantage scolaire apparaît dans les restrictions du choix des études. Les filles sont les premières à choisir les lettres ou les sciences, et ce phénomène se renforce au fur et à mesure que l’on s’élève dans les couches sociales (ces jeunes femmes des classes sociales supérieures ont ouvert la voie à une féminisation de l’université française. En 2011, les jeunes femmes représentaient 57,6 % des étudiant(e)s en licences et masters10). Le choix forcé des lettres ou des sciences serait intériorisé par les étudiants issus des milieux populaires. Cette intériorisation prendrait la forme d’une « vocation ».
« La mortalité scolaire » qui frappe l’enseignement supérieur ne peut s’expliquer par le seul aspect économique. Si l’École élimine constamment tout au long de la scolarité, cela n’est pas dû à des différences d’aptitude entre les enfants, mais à l’origine sociale et aux rapports de la famille avec la culture.
D’entrée de jeu Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dénoncent l’orientation précoce des enfants des familles aisées tant sur le plan financier que dans le domaine culturel. Dès lors, la vocation ne veut pas dire grand-chose en raison du contournement familial volontaire de l’égalitarisme scolaire qui fait (faisait) la fierté de notre système scolaire. Alors, l’éclectisme réel ou prétendu et le dilettantisme affichés par les jeunes gens aisés n’existent que parce que leurs familles possèdent les moyens financiers et culturels de soutenir leurs enfants dans l’enseignement supérieur. Ces enfants et leurs familles choisissent les meilleures filières.
Les auteurs remarquent des différences notoires dans la façon d’envisager les études au sein d’une même filière universitaire selon que les étudiants appartiennent à des milieux modestes ou aux hautes couches de la société. Ces derniers sont portés vers l’exotisme, l’étude des sociétés autres que la société française, l’étranger, les attirent, et leurs lectures sont moins liées à la discipline choisie. Cette indépendance par rapport aux enseignements les favorise paradoxalement. Ces étudiants bénéficient non seulement des attitudes et des entraînements intellectuels qui les servent directement dans les études supérieures, mais ils capitalisent le savoir-faire et le « bon goût » qui offrent une bonne rentabilité scolaire… car enseignants et enseignés partagent les mêmes habitudes. La fréquentation régulière du théâtre, du musée et des concerts forme cette jeunesse qui n’est pas limitée par les restrictions financières ou par l’obligation de financer soi-même les études en travaillant des étudiants issus de familles populaires.
Les statistiques présentées par les auteurs démontrent que plus les familles sont riches, plus l’origine sociale est élevée, plus les connaissances des étudiants sont étendues, diverses et riches. Parfois, les enfants de la petite bourgeoisie et du prolétariat, à force de travail, d’assiduité, peuvent réussir à rattraper le niveau de connaissance des enfants de la haute bourgeoisie, mais il reste toujours une subtile différence visible et ressentie par les familles de la haute société. Un exemple est très parlant : le théâtre. Les jeunes issus des milieux populaires, grâce à l’école et à leur travail individuel, pourront obtenir d’avoir des connaissances équivalentes à celles des étudiants de la haute bourgeoisie en matière de théâtre classique, mais ils seront ignorants du théâtre moderne et d’avant-garde. Dès lors, l’appartenance à l’élite n’est pas réellement liée à la connaissance scolaire et à la réussite universitaire puisque l’université et les grandes écoles prennent en compte des éléments culturels autres que la connaissance strictement scolaire. Les jurys intègrent des connaissances culturelles plus vastes, mais aussi des comportements et des attitudes que les jeunes des classes populaires ne connaissent pas et qu’ils ne peuvent assimiler rapidement.

Jeux sérieux et jeux du sérieux

Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron mettent en exergue deux courts textes, repris de Durkheim9, ayant trait à l’enseignement dans les Universités au Moyen-Âge. Le premier cite Robert de Sorbon qui compare l’examen de la faculté des Arts au Jugement Dernier avec une mise en garde signalant que les membres des jurys universitaires sont plus exigeants que les juges célestes. Le deuxième exemple montre une situation inverse à l’université de Bologne où les étudiants sont si bien organisés qu’ils imposent leurs volontés aux maîtres.
Bourdieu et Passeron refusent de croire en une uniformité des étudiants. En effet, parler des mêmes sujets, subir des amphithéâtres trop exigus, patienter dans les longues files d’attente devant les restaurants universitaires ne suffit pas à créer un groupe intégré. Au-delà de la polémique lancée, nos deux auteurs, par leurs observations, mettent en évidence une université désarmée devant l’affluence imprévue de nombreux étudiants issus des milieux modestes mais désirant bénéficier des enseignements supérieurs. En aucun cas les étudiants ne forment un groupe professionnel car leurs passés sociologiques divers et leurs futurs professionnels différents les séparent plus réellement que leur condition commune, mais provisoire, ne les rapproche, même si les rythmes scolaires et universitaires retranchent les enseignants et les étudiants de la communauté du monde professionnel.
Ensuite nos deux auteurs opposent les rythmes de vie et de formes d’apprentissage des étudiants à l’Université et dans les classes préparatoires et des Grandes écoles. Aux uns une forme de liberté, aux autres un travail « frénétique et forcené » que les auteurs ne veulent pas donner en exemple. L’opposition continue car les premiers restent autonomes, autonomie du temps qui parfois mène à l’échec, quand les seconds autres expérimentent l’intégration dans un groupe plus soudé et solidaire.
Un constat important est souligné par Pierre Bourdieu et J.-C. Passeron, le système scolaire de l’école primaire à l’université n’encourage pas le travail collectif et favorise l’esprit individualiste par la compétitivité. Un second constat montre que les traditions estudiantines se perdent et que les étudiants sont peu solidaires et plutôt perdus dans des cheminements individuels qui les isolent les uns des autres et de la société dans son ensemble. Avec pour conséquence la propagation de rumeurs au sein d’un système universitaire peu enclin au développement de la communication et de la circulation de l’information. Si des enseignants peuvent faire preuve de charisme et fortement influencer leurs étudiants, ces derniers ne participent en rien à la production de savoirs ou à la détermination des modes d’enseignement.
À travers les lauréats du concours général, Bourdieu et Passeron pointent la reproduction des élites puisque sur 18 d’entre eux, 15 viennent de classes sociales supérieures. Leurs goûts sont les mêmes, lecture, musique et leurs futurs déjà dessinés (École normale supérieure, puis enseignement et recherche). En étudiant les loisirs de ces jeunes, nos deux auteurs dissèquent les goûts musicaux, en premier lieu, pour tous, la musique classique, ensuite et seulement en second, le jazz. Les uns et les autres se récrient devant Johnny Hallyday qui ne peut représenter la jeunesse à leurs yeux. Pourtant en ce temps apparaît un phénomène nouveau, Johnny Hallyday et les chanteurs « Yéyé », Claude François, Sheila et autres, en concert, déplaçaient des milliers de jeunes spectateurs et vendaient leurs disques par millions. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron en déduisent que le système se reproduit et que l’Université prêche une culture et des valeurs à des étudiants issus de milieux sociaux supérieurs et déjà convaincus de faire partie de cette culture élitiste. Nos deux auteurs estiment que ce système se développe avec des acteurs complices, les enseignants et leurs étudiants, et que plus qu’un drame, l’échec à l’examen serait considéré comme un jeu, à l’inverse de la tragédie que sont les licenciements et le chômage en milieu professionnel. La dissertation devient prétexte à juger les hommes. Selon nos deux auteurs, l’ensemble du système scolaire est un vaste jeu. S’ensuivent des jeux de mots sur le mot jeu, nos deux auteurs s’amusent comme des potaches, mais ils sont encore jeunes.
Remarque intéressante et très juste, surtout lorsque l’on pense à la révolte étudiante parisienne de mai 1968, nos auteurs opposent les étudiants parisiens issus pour la plupart de milieux bourgeois, mais se disant à gauche et même à l’avant-garde, et les étudiants de milieux modestes de province pourtant aussi de gauche. Si l’apparence les réunit, en fait les premiers sont de gauche car il est de bon ton de s’opposer à ses parents, alors que les seconds le sont par attachement à leur milieu familial10&11. Bourdieu et Passeron observent avec malice le jeu des oppositions et des rapprochements des divers groupuscules radicaux parisiens se réclamant de Marx, Mao ou Trotski. Le foisonnement de professeurs et intellectuels à Paris donne une plus grande liberté aux étudiants de la capitale qui peuvent s’affranchir de la tutelle professorale en opposant les pensées des uns à celles des autres. Cette richesse intellectuelle fait défaut à l’étudiant de province qui, dès lors, sera plus soumis à ses enseignants. Nous voyons que nos deux auteurs affinent leurs recherches en se concentrant essentiellement sur les étudiants en littérature et sciences humaines.

Apprentis ou apprentis sorciers ?

Dans cette troisième et dernière partie, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron reviennent sur la passivité des étudiants face à des enseignements assimilés sans contestation. Toutefois nos deux auteurs soulignent que cette passivité ou indifférence n’est pas seulement dûe à l’autoritarisme des enseignants, mais aussi à l’attitude des étudiants qui s’enferment dans deux postures en apparence opposées. La première, c’est de travailler pour apprendre et, surtout, réussir ses examens (la bête à concours), d’où une soumission totale aux enseignants. La seconde, c’est de prendre une posture dilettante. Dans les deux cas, les étudiants laissent leurs professeurs libres de choisir la façon de présenter et de transmettre leur savoir.

Le rôle de l’Université, mais aussi de l’École dans son ensemble, est bien posé : doivent-elles accompagner l’enfant, l’étudiant, dans l’accomplissement rationnel d’un projet professionnel ou, au contraire, faire accéder le plus grand nombre à la culture sous toutes ses formes, depuis la fréquentation des musées jusqu’au maniement des notions et des techniques économiques ou à la conscience politique ?
Selon Bourdieu et Passeron, la problématique de l’adaptation pédagogique des enseignements aux élèves et étudiants issus des classes défavorisées devient un questionnement crucial. Nos auteurs remettent en cause la cécité du système scolaire et universitaire qui pousse les acteurs à croire que la sélection s’effectue rationnellement à partir d’inégalités naturelles. La remise en cause du concours est totale, puisque l’anonymat ne permet pas à l’enseignant et au jury de prendre en compte les inégalités sociales, donc culturelles, dont bénéficient ou sont victimes les candidats. Ainsi, en ne prenant en compte que le « don », l’École et les classes sociales favorisées  légitiment les inégalités scolaires. La réussite et le classement au mérite ne sont, pour nos deux rédacteurs, que l’acceptation de la transmission d’habitudes culturelles essentiellement transmises par le milieu familial et, donc, l’acceptation des inégalités sociales.

En conclusion, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron affirment qu’une véritable démocratisation de l’École renvoie dos à dos la formation traditionnelle qui ne forme que les élites et la formation technique qui ne forme que des experts. La démocratisation de l’École doit permettre au plus grand nombre d’individus d’atteindre le plus rapidement possible les aptitudes qui constituent le fondement de la culture scolaire.

L’impact de ce livre a été incroyable et ses effets ont été démultipliés par la crise de mai 1968. Dès la sortie de l’ouvrage, des chercheurs s’en sont emparés pour contester le système scolaire dans son ensemble. Les arguments développés inspireront la révolte estudiantine de mai 1968 et ébranleront durablement le système scolaire français où républicains et pédagogues se déchireront violemment. Cet affrontement perdure encore et il est plus dur et violent que jamais. Ce livre permettra l’établissement de la loi Haby, loi du 11 juillet 1975 qui transforme durablement le système scolaire français. Des propositions, comme l’ouverture sur le monde qui entoure l’école, les sorties scolaires, la prise en compte de la parole des parents et des étudiants majeurs au sein de conseils organisés, devinrent une réalité. Bourdieu continuera tout au long de sa vie de scruter une société inégalitaire et les signes probants de ces inégalités sociales à travers des ouvrages puissants qui sont aussi des succès de librairie12&13. De leur côté, Antoine Prost14 et François Dubet15 ausculteront les méandres du système scolaire et de sa pédagogie. Un demi-siècle plus tard, les résultats ne sont pas probants. L’École peine de plus en plus à combler les inégalités des élèves face à la culture, tous les voyants sont au rouge et les diverses enquêtes PISA confirment ce terrible diagnostic16.

Rencontres lyonnaises autour de l’EMI

Dans la communauté éducative, les établissements scolaires, sur les listes de discussion et dans les Institutions, l’Éducation aux médias et à l’information fait débat, pose question, inquiète, agace mais s’impose tout en créant l’émulation. L’EMI demeure un sujet complexe à définir pour s’intégrer pleinement dans l’École. La conférence a ainsi regroupé des acteurs de l’Éducation nationale et des chercheurs scientifiques ayant pour préoccupation commune l’Éducation aux médias et à l’information, et comme objectif « de faire le point des pratiques pédagogiques et des avancées de la recherche engagées dans ces différents champs depuis la loi de Refondation de l’École ainsi que de rendre visibles les dispositifs existants qui peuvent être mobilisés dans le cadre scolaire2 ». En marge s’est tenu, le 11 janvier, organisé par le CLEMI avec tous les acteurs du système éducatif, le forum du numérique « Vos enfants, les médias et internet », à destination des parents. En parallèle des tables rondes et des ateliers, la richesse des échanges sur Twitter avec le hashtag #emiconf2017 a permis de suivre la conférence à distance. Intervenants et participants ont ainsi pu partager les moments clés de ces deux journées. Compte tenu de la richesse des interventions, l’exhaustivité sera bien entendu impossible… Nous avons choisi de suivre le déroulement chronologique de la conférence.

Réflexions institutionnelles et scientifiques sur l’EMI

Des discours institutionnels sur une Éducation aux Médias et à l’Information au centre d’une éducation citoyenne ouvrent la réflexion. Michel Lussault, Françoise Moulin-Civil et Mathieu Jeandron3 nous font part, tour à tour, de leur préoccupation à l’égard de l’EMI, « une problématique d’intérêt général ». L’École doit former des individus capables de penser et de faire usage de la raison. L’EMI et les enjeux du numérique se placent ainsi au cœur d’une préoccupation citoyenne situant l’École dans une société de l’information et de la communication. La conclusion de Didier Vin-Datiche, IGEN, situe l’EMI dans une nouvelle phase de développement : le temps de la réflexion doit continuer pour permettre une mise en œuvre concrète.
Lors de la conférence « Éduquer à l’incertitude : un paradoxe amplifié par le numérique », Dominique Boullier, professeur de sociologie, pose l’incertitude comme valeur essentielle de la société du numérique, entre doute, défiance et scepticisme. Les médias d’opinion et l’information exponentielle renforcent paradoxalement ce sentiment d’incertitude. Le désenchantement wéberien et l’errance lacanienne viennent conforter l’incertitude d’une éducation à l’information amenant les élèves vers une interrogation méta-cognitive à travers une pédagogie éthique.

Emi et valeurs républicaines : quelles articulations ?

La loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’École4 mentionne comme mission première de celle-ci la transmission des valeurs républicaines : liberté, égalité, fraternité, laïcité et refus de toutes les discriminations.
À l’occasion de la table ronde « Contributions de l’éducation aux médias et à l’information à l’adhésion aux valeurs de la République », Daniel Agacinski5 s’interroge sur le lien entre École et citoyenneté en reformulant la devise de la République : « penser par eux-mêmes libres et égaux comme frères ». Le numérique accentue cette nécessité d’un apprentissage réflexif et pluriel. Si Sophie Jehel6 dénonce les nouvelles pratiques médiatiques qui ciblent les jeunes, telle que la télé-réalité, et réaffirme le rôle de l’École de transmettre des valeurs pour protéger les jeunes contre ces pratiques déviantes, Amel Cogard, Anna Angeli et Hélène Grimbelle7 rappellent qu’il ne s’agit pas uniquement d’une préoccupation scolaire, mais qu’il est important pour les médias, les collectivités et les familles de s’ouvrir à ces problématiques sociétales afin d’avancer dans la même direction.

L’information, une notion complexe en mutation

« L’information, son objet, ses flux, son architecture, ses sciences » était le sujet de la deuxième table ronde. Wendy Mackay8 ayant introduit la notion d’information numérique en termes de partenariats homme/machine évoquant la dualité artificiel/naturel de l’information, Charles Nepote9 a ensuite montré les enjeux des données du point de vue de l’accès à l’information et de la formation de l’usager vers une littératie des données. Poursuivant notre réflexion sur l’objet information, après avoir fait le point sur l’évolution du Web 1, support des documents numériques, le Web 2, social, et le Web 3, de données, Jean-Michel Salaün10 montre que notre société informationnelle du XXIe siècle, « siècle numérique », est passée « d’un régime de savoir à l’autre ». Illustrant cette mutation en comparant bibliothèques traditionnelles et centres de données Google, il prône une éducation à la littératie du numérique dès le primaire.

Au cœur des pratiques des jeunes

Différents ateliers avaient lieu pour approfondir les tables rondes et aller au plus près du terrain. L’atelier 7 s’intéressait ainsi aux pratiques informationnelles des jeunes et aux préoccupations familiales. Dans le cadre d’une recherche sur le terrain à la rencontre des jeunes, Anne Cordier11 dénonce les clichés sur les « digital natives », notion erronée, et met en lumière le rôle des parents dans les pratiques informationnelles des jeunes. Virginie Sassoon12 nous présente d’ailleurs en avant-première l’Enquête guide familles « Éducation aux médias et à l’information » faisant le point sur les relations famille et numérique.

Un point de vue international

Lors de la dernière table ronde de la journée, « Cultures numériques et éducation aux médias et à l’information : approches internationales », les différents intervenants13 ont souligné la dimension internationale des enjeux citoyens de l’EMI.

L’innovation au cœur des pratiques pédagogiques

La table ronde « L’éducation aux médias et à l’information à la croisée de pratiques innovantes » invite à s’interroger sur la place du numérique dans l’espace scolaire et sur les pratiques pédagogiques qui en découlent. Pour Yann Houry, professeur de français qui posait la difficulté de travailler ensemble, le numérique engendre une collaboration et une interaction dans un contexte de participation à un espace public non scolaire. Isabelle Féroc-Dumez14 insiste quant à elle sur la nécessité de coller aux pratiques informationnelles des élèves tandis que Gilles Sahut15 positionne l’élève en tant que chercheur, et voit dans l’innovation un perpétuel renouvellement. Vincent Audebert16 suggère des moments de métacognition et de réflexivité avec les élèves, considérant le numérique comme indissociable de notre société et regrettant les injonctions paradoxales du système tel que le rejet du copié collé. À travers une métaphore du film 2D vers le film 3D, Christophe Poupet17 illustre les potentialités éducatives relatives au numérique laissant des chemins pluriels aux élèves.

Former les enseignants pour mieux former les élèves

Vincent Liquète18 débute la table ronde « Ressources et dispositifs “éducation aux médias et à l’information” pour soutenir la formation professionnelle des enseignants » avec un apport scientifique : le numérique bouleverse la circulation des savoirs et nécessite une modélisation des pratiques, notre culture numérique dépassant les seules frontières scolaires. Le professeur documentaliste devient alors un acteur indispensable de l’EMI à la fois à l’interface et référent. Anne Delannoy19 relate l’expérience Hackathon20, à l’origine pour la formation des formateurs et qui s’est développée vers un public d’apprenants. Carole Blaszczyk expose le plan de formation massif sur l’EMI de l’académie de Bordeaux. Le témoignage de Marion Margerit, professeure de mathématiques, montre le retour bénéfique des formations pour enseignants : ce projet nommé « Enquête Z » pour développer l’esprit critique a trouvé ses sources dans une formation aux enseignants sur la démarche zététique21.

Toujours connectés : lecture et écriture sur Internet

L’atelier « Lecture et écriture “connectées” » présente plusieurs projets mettant en scène les réseaux sociaux ou le numérique : le défi Babélio22 propose de lier lecture et réseaux sociaux ; LireLactu23 est un « outil pédagogique permettant l’accès gratuit à la presse quotidienne nationale et étrangère aux collégiens et lycéens » accessible depuis un établissement scolaire ; le projet Twittérature en primaire24 offre aux classes la possibilité de se servir de Twitter comme un vecteur quotidien d’écriture, de publication et de partage.

La classe : un lieu propice à l’EMI ?

La dernière table ronde « Cultures numériques et éducation aux médias et à l’information : vers un renouvellement de la forme scolaire ? » s’est intéressée à la salle de classe, cadre social, en lien avec l’EMI et le numérique : la modification de la forme scolaire permet-elle une personnalisation des savoirs ? Si la résistance aux changements malgré une volonté pédagogique et les contraintes imposées par la sécurité et les finances publiques sont rappelées, Vincent Faillet, professeur de SVT, nous livre une expérience de modification du lieu qui a entraîné une nouvelle forme d’enseignement mutuel.

L’humain au cœur de l’EMI

Jean-Marc Merriaux25 clôture ces deux jours d’échanges avec la notion de médiation replaçant l’humain au cœur du dispositif pédagogique de l’EMI et remettant les prix des posters comme un éloge aux pratiques enseignantes. Pour finir, Mme la Ministre Najat Vallaud-Belkacem, dans une vidéo, définit l’EMI comme une priorité au cœur de la mobilisation de l’École pour les valeurs de la République.

Une conclusion mitigée pour une profession négligée

De cette conférence on conservera, au-delà des réflexions épistémologiques et pédagogiques, des rencontres riches entre des acteurs de l’éducation préoccupés par un même sujet, des partages, des moments de critiques, de débat, des contradictions avec l’Institution, des difficultés de mise en œuvre, mais surtout une volonté d’avancer dans la même direction : faire bouger l’École.
Un grand absent cependant est à regretter : le professeur documentaliste, qui aurait pourtant dû être le fil conducteur de ces deux journées de réflexion !

 

La place des réseaux sociaux-numériques dans la culture de l’information au lycée: pratiques prescrites scolaires et pratiques sociales des jeunes: (Poster d’Adeline Entraygues)

45 printemps!

1972, Roger Cuchin, fondateur du CEDIS, conclut le premier édito de la revue qui s’appelait alors Inter-SDI :
« Nous sommes tous, à des degrés divers, des exécutants et des compositeurs, des techniciens et des artistes, des utilisateurs et des inventeurs. Ne gardons pas jalousement nos trouvailles, nos recettes pratiques… ni même ces grains de saine philosophie que certains savent introduire dans leurs travaux. Demain, peut-être, un projet intéressant, un matériel nouveau… une autre manière de voir, exposée par un(e) collègue, nous aideront à modifier nos conditions de travail. Dans notre propre intérêt, dans l’intérêt de nos services et celui de l’Enseignement, apportons notre pierre – si petite soit-elle – à l’entreprise d’aide permanente que se propose d’être notre “Centre d’étude”. »
Comment ne pas deviner dans ces mots le lecteur assidu d’InterCDI que fut sans nul doute possible le jeune Mark Zuckerberg ! Fondée autour des valeurs essentielles d’échange et de lien, InterCDI est une revue ouverte, indépendante et participative qui, par la mutualisation de vos expériences pédagogiques et le partage d’outils et ressources utiles au métier, veille sur l’actualité de la profession. Cela fait aujourd’hui 45 ans qu’InterCDI accompagne l’évolution de votre vie professionnelle depuis les premiers services de documentation, en passant par la création du CAPES de documentation en 1989, jusqu’aux réformes actuelles et à venir des missions des professeurs documentalistes. InterCDI, c’est un réseau social professionnel qui a besoin de vous pour vivre. Alors si à votre tour vous souhaitez « apporter votre pierre, si petite soit-elle », n’hésitez plus ! Deux possibilités s’offrent à vous : le chemin de l’écriture, par la proposition d’articles, ou celui de la rencontre, en intégrant la vie de l’association et de son Comité de rédaction, réuni autour de ses fameuses madeleines…
Et que serait un anniversaire sans cadeau ? À l’aune de la nature qui, à la douceur des premiers rayons de soleil printaniers et aux jours qui rallongent enfin, nous révèle ses délicats bourgeons, le CEDIS, pour ses 45 ans, vous offre au terme d’un hiver de travail acharné, une superbe boîte à outils : la mise en ligne d’un nouveau site internet (intercdi.org) dès le mois d’avril, conçu pour devenir un véritable prolongement numérique de la revue. En plus de l’accès public proposant toujours un article en lecture libre et le sommaire, le site disposera désormais d’un espace réservé aux abonnés. Pour chaque numéro, ces derniers bénéficieront de l’accès à tous les articles de la revue, y compris les pdf téléchargeables des Fiches InterCDI que vous êtes nombreux à solliciter régulièrement à la Rédaction, mais également de la publication exclusive d’articles en ligne pour nous permettre de rester au plus près de votre actualité. Plongé dans les affres du code informatique, le Cahier des livres nécessite quelques mois supplémentaires de gestation, et ne sera donc pas accessible immédiatement, ceci afin de créer une véritable plateforme outil au plus près de vos besoins pour la recherche et l’extraction de notices… Patience ! Avec du temps, les feuilles de mûrier se transforment en robes de soie, dit un proverbe chinois. Fort heureusement, ce numéro, par sa richesse, saura apaiser votre ardent empressement !

La Mer Méditerranée

Au carrefour de trois continents, mer frontière aux allures mortifères avec le flux des migrants qui s’y noient ou mer qui recèle une identité aux multiples facettes et une culture méditerranéenne commune, la Mare Nostrum du monde latin est-elle toujours un trait d’union et une zone de partage  ?

Par-delà une certaine utopie qui voit s’unir les différences des pays du pourtour méditerranéen sous un même mode de vie (agriculture, climat, gastronomie, art de vivre, tourisme…) et, à l’opposé, une vision beaucoup plus noire pour laquelle elle incarne la double opposition intangible Nord-Sud et Orient-Occident, la Méditerranée reste un lieu habité par la richesse des représentations imaginaires et artistiques, un espace protéiforme et menacé, tant par l’impact de la pollution sur son littoral que par le contexte géopolitique. Pour essayer d’en cerner les contours mouvants avec les élèves, voici donc un ensemble de ressources non exhaustives sur le monde méditerranéen dans son ensemble, sans pouvoir entrer dans le détail de chaque domaine disciplinaire, tant la quantité de ressources en est pléthorique.

Musée

MUCEM, musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée
Le MuCEM, ouvert en 2013 à Marseille, représente à la fois un musée, un centre culturel proposant des expositions, des conférences, des projections et des événements et un centre de documentation et de ressources. Ayant pu bénéficier du transfert d’une partie des collections du musée national des Arts et Traditions Populaires du Trocadéro fermé en 2001, il est le premier musée consacré en France aux cultures et civilisations du bassin méditerranéen.  www.mucem.org/fr
Exposition permanente
La Galerie de la Méditerranée : du néolithique à nos jours, les collections font se côtoyer objets du quotidien et œuvres d’art pour mettre en valeur les cultures méditerranéennes, à travers deux thématiques principales : « Des agricultures et des dieux » et « Monothéismes, citoyenneté et voyages maritimes ».
Exposition temporaire jusqu’en mars 2017 : « Après Babel, traduire », une exposition temporaire sur les enjeux de la traduction et sur les liens tissés par les langues romanes autour de la Méditerranée et plus largement en Europe ; jusqu’en janvier 2017 a également eu lieu l’exposition « Albanie, 1 207 km Est ».


Exposition itinérante

Réalisée par Cartooning for Peace et parrainée par Plantu, « Dessine-moi la Méditerranée » présente, grâce au dessin de presse, certaines grandes problématiques contemporaines du bassin méditerranéen, notamment la liberté d’expression, les migrations, la protection de l’environnement, la notion de frontière… et permet de mettre en avant la richesse culturelle des pays du pourtour méditerranéen. Cette exposition, sous forme de kit pédagogique, est destinée pour l’instant aux collèges et lycées de la région PACA, puis elle devrait ensuite circuler en France et dans les autres pays méditerranéens.  www.cartooningforpeace.org/projetseducatifs/exposition-itinerante-dessine-moi-la-mediterranee-2015 

Expositions virtuelles

Plusieurs expositions virtuelles de la BNF proposent des entrées dans le thème de la Méditerranée.
On peut penser à celle sur le personnage d’Ulysse et l’Odyssée d’Homère.
http://expositions.bnf.fr/homere/
Mais également à l’exposition sur l’imaginaire collectif lié à la mer et les représentations qui lui ont été associées au cours de l’Histoire, intitulée « La Mer, terreur et fascination ».
http://expositions.bnf.fr/lamer/index.htm
Ou encore celle consacrée au géographe Al-Idrîsî qui a établi un atlas du monde méditerranéen au xiie siècle.  http://classes.bnf.fr/idrisi/

Ressources numériques


Fondation René Seydoux : répertoire de ressources (revues spécialisées, centres de recherches, ressources en ligne et projets culturels, scientifiques et sociaux) en lien avec le monde méditerranéen, à consulter à l’adresse suivante.  

www.fondation-seydoux.org/repertoire_presentation.html

Fondation Anna Lindh : soutenue par les 42 pays membres de l’Union pour la Méditerranée, cette fondation a pour but de promouvoir les projets culturels, éducatifs et citoyens qui touchent au rapprochement et à la coopération entre les pays du pourtour méditerranéen.  www.annalindhfoundation.org/fr

Qantara : portail de ressources sur le patrimoine méditerranéen. Un excellent site à la présentation très attractive qui permet de se documenter sur l’histoire des arts dans les pays du bassin méditerranéen. Dans la rubrique « Histoire et territoires », une frise chronologique très bien conçue permet de voir les cartes légendées du bassin méditerranéen au cours des siècles. La roue des œuvres d’art en page d’accueil permet une visualisation originale des ressources.  www.qantara-med.org/qantara4/index.php?lang=fr#/ho_43

Méditerranees.net : site réalisé par deux enseignants, consacré à l’histoire et à la culture des pays du bassin méditerranéen. Dans la rubrique « Mare Nostrum » sont rassemblés des récits de voyage d’écrivains lors de leur « grand tour » en Méditerranée.  www.mediterranees.net/voyageurs/index.html

BabelMed : ce site dresse un panorama assez complet des cultures méditerranéennes contemporaines, que ce soit dans le domaine du spectacle vivant, de la littérature, de la musique, du cinéma, ou encore de l’art culinaire et des voyages. On y trouve également des dossiers et des reportages sur des questions de société touchant au bassin méditerranéen.  www.babelmed.net

MediaMed : plateforme collaborative qui propose en ligne des ressources dans le domaine des sciences humaines autour des aspects culturels, historiques, géographiques, ethnologiques du bassin méditerranéen (colloques, conférences, films documentaires, créations multimédias).  http://mediamed.mmsh.univ-aix.fr/

Le Plan Bleu est un organe de prospective, d’étude et d’analyse qui vise à collecter des informations sur les aspects écologiques et géographiques de la mer Méditerranée, afin de proposer des axes de développement durable pour préserver le littoral et les fonds marins. En lien avec les Nations Unies, il apporte des données sur la gestion de l’eau, la protection de l’environnement mais aussi sur l’économie et l’urbanisme. Sur le site du Plan Bleu pour la Méditerranée, on trouve un certain nombre de ressources : le Système d’Information Méditerranéen sur l’Environnement et le Développement Durable (SIMEDD) donne accès aux statistiques et données brutes des différents relevés sur le terrain ; un service de catalogue informatisé en ligne renvoie à de nombreuses références bibliographiques dans le domaine de l’environnement, de l’économie et du développement durable des pays méditerranéens.  http://docs.planbleu.org

Le site du Centre National de la Mer de Boulogne-sur-Mer, Nausicaá, propose des ressources pédagogiques sur la mer et les océans dans leur généralité, et plus particulièrement sur la Méditerranée.  www.nausicaa.fr/dossier-pedagogique-escales-mediterranee.html
Ce site propose également une sitographie très complète sur le monde marin.
www.nausicaa.fr/annuaire-sites-internet-marins.html

« Un voyage autour de la Méditerranée » est un livret pédagogique proposé par le ministère de l’Éducation nationale, distribué dans tous les collèges en 2009 qui n’est aujourd’hui plus édité, mais qui reste consultable en ligne et en PDF. On y trouve des fiches synthétiques pour chaque pays du bassin méditerranéen avec des informations géographiques, historiques et culturelles.  http://hosting.fluidbook.com/1893/

Géoconfluences, sur le site de l’ENS Lyon, propose un dossier de ressources en géographie à destination des enseignants intitulé « La Méditerranée, une géographie paradoxale ». Des cartes, des articles scientifiques, un corpus documentaire et une bibliographie accompagnent ce dossier qui renvoie à d’autres entrées et articles sur le sujet toujours dans le même site web.  http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-mediterranee-une-geographie-paradoxale

Centres de recherches

La MMSH (Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme), Aix-en-Provence, est un pôle de recherche universitaire spécialisé dans le domaine des sciences humaines portant sur le bassin méditerranéen.
www.mmsh.univ-aix.fr
La Villa Méditerranée, à Marseille, propose des conférences régulières sur des thématiques qui concernent les grands enjeux contemporains du monde méditerranéen (géopolitique, coopération économique, développement, éducation…), ainsi que des salons et rencontres professionnelles.
www.villa-mediterranee.org
La Maison de l’Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, Université Lyon 2, fédération de recherches sur les sociétés anciennes affiliée au CNRS, effectue des recherches sur l’histoire, l’archéologie, l’architecture autour du bassin méditerranéen, du Proche-Orient et du Moyen-Orient.  www.mom.fr

Dans les programmes

Cycle 3

Français : En 6e, quatre thématiques structurent le programme : « Le monstre, aux limites de l’humain ; Récits d’aventures ; Récits de création : création poétique ; Résister au plus fort : ruses, mensonges et masques ». On peut y aborder les contes liés à l’imaginaire méditerranéen ou, comme dans les programmes des années précédentes, des textes fondateurs comme L’Odyssée d’Homère, récit éminemment ancré dans l’espace méditerranéen.
Histoire : en 6e, thème 2 : « Récits fondateurs, croyances et citoyenneté dans la Méditerranée antique au Ier millénaire avant J.-C. »
Géographie : en 6e, « Habiter les littoraux. »

Cycle 4

Langues vivantes : deux grands thèmes peuvent être l’occasion de dialoguer autour de la Méditerranée en langue étrangère, entre autres : « Voyages et migrations » et « Rencontres avec d’autres cultures ».
Histoire : en 5e, thème 1 : « Chrétientés et islam (vie-xiiie siècles), des mondes en contact : Byzance et l’Europe carolingienne ; De la naissance de l’islam à la prise de Bagdad par les Mongols : pouvoirs, sociétés, cultures ».
En 4e, thème 2 : « L’Europe et le monde au xixe siècle : Conquêtes et sociétés coloniales ».
En 3e, thème 2 : « Le monde depuis 1945 : Indépendances et construction de nouveaux États ».
Géographie : En 5e, thème 2 : « Des ressources limitées, à gérer et à renouveler. L’énergie, l’eau : des ressources à ménager et à mieux utiliser ».
En 4e, thème 2 : « Les mobilités humaines transnationales : Un monde de migrants » ; « Le tourisme et ses espaces. » Thème 3 : « Des espaces transformés par la mondialisation : Mers et Océans : un monde maritimisé ».

Lycée général

Géographie : En 2de « Gérer les ressources terrestres : l’eau, une ressource essentielle » ; « Gérer les espaces terrestres : les littoraux, des espaces convoités ».
En 1re générale : une portion de littoral dans le cadre de la question : « Valoriser et ménager les milieux ».
En terminale générale : « La mondialisation : fonctionnement et territoires : les espaces maritimes : approche géostratégique. »

Lycée professionnel

Histoire : 2de professionnelle : « Voyages et découvertes, xvie-xviiie siècles » et « Le premier empire colonial français, xvie-xviiie siècles ».
Terminale professionnelle : « La décolonisation et la construction de nouveaux États : Inde, Algérie ».
Géographie : 2de professionnelle : « Les sociétés face aux risques ».
Terminale professionnelle : « Le conservatoire du littoral comme acteur du développement du territoire français » et « Les mobilités de la population ».

Pistes pédagogiques

À l’occasion de la Journée Internationale de la Méditerranée chaque 21 mars (date fixée depuis 2009), on peut proposer aux élèves de participer à la mise en valeur des cultures méditerranéennes en leur faisant réaliser une exposition documentaire accueillie au CDI : par petits groupes, ils choisissent chacun un pays du pourtour méditerranéen et réalisent une affiche qui met en avant les œuvres artistiques, littéraires, cinématographiques, musicales et architecturales de ce pays. On peut accompagner cette action par un partenariat avec la cantine scolaire pour élaborer un menu méditerranéen et coupler cette journée avec une mise en lumière des langues vivantes (italien et espagnol par exemple) et du latin, grâce à des interventions dans les autres classes par les élèves des options concernées.
On peut également imaginer aborder un autre aspect du bassin méditerranéen, celui de la pollution du littoral et des fonds marins, lors de la semaine du développement durable fin mai, début juin en lançant une opération de sensibilisation sur les déchets : faire par exemple ramasser aux élèves des déchets dans la nature et ensuite leur proposer de réaliser un « musée des horreurs » de leurs trouvailles à exposer dans la cour de l’établissement, en faisant un parallèle avec ce qui peut se trouver dans les fonds marins.
Travailler sur la Méditerranée peut être par ailleurs l’occasion de réfléchir aux représentations que l’on se fait de cette zone géographique : en fonction des régions de la France où l’on se trouve, la réalisation d’un questionnaire sur ce que vous évoque la Mer Méditerranée et l’appartenance ou non à une certaine identité commune, pourrait faire écho à un questionnement sur l’appartenance européenne avec les liens ou différences Nord-Sud à l’échelle nationale et européenne. Les résultats de ce sondage effectué auprès des élèves donneraient ainsi lieu à un dépouillement statistique et à une analyse dans le cadre par exemple d’un sujet de TPE ou plus globalement d’un projet de classe.

BIBLIOGRAPHIE

Atlas de la Méditerranée.- Sophia publications, (Coll. Les atlas de l’Histoire), 2012.
Dictionnaire de la Méditerranée.- Actes Sud sciences humaines, 2016.
Albera, Dionigi ; Blok, Anton ; Bromberger, Christian.- L’Anthropologie de la Méditerranée.- Maisonneuve et Larose (Coll. L’atelier méditerranéen), 2001.
Balta, Paul ; Rulleau, Claudine.- La Méditerranée : berceau de l’avenir.- Milan, 2006.
BÉthemont, Jacques.- Géographie de la Méditerranée : du mythe unitaire à l’espace fragmenté.- Colin, 2002.
Borne, Dominique ; Scheibling, Jacques. La Méditerranée.- Hachette (Coll. Carré Géographie), 2002.
Bouyaed, Anissa ; Fabre, Thierry.- Le Noir et le Bleu : un rêve méditerranéen.- éd. Du MUCEM, Textuel, 2013.
Braudel, Fernand.- La Méditerranée : l’espace et l’histoire.- Flammarion (Coll. Champs Histoire), 2009.
Braudel, Fernand.- La Méditerranée : les hommes et l’héritage.- Flammarion (Coll. Champs Histoire), 2009.
Chaliand, Gérard ; Rageau, Jean-Pierre. Atlas historique du monde méditerranéen. Chrétiens, juifs et musulmans de l’Antiquité à nos jours.- Payot, 1995.
Dakhli, Leyla ; Lemire, Vincent.- Étudier en liberté les mondes méditerranéens : mélanges offerts à Robert Ilbert.- Publications de la Sorbonne, 2016.
Dugot, Philippe.- L’Eau en Méditerranée. L’Harmattan, 2001.
Fabre, Thierry.- Les Représentations de la Méditerranée.- Maisonneuve et Larose, 2000.
Lacarrière, Jacques.- Méditerranée. Robert Laffont (Coll. Bouquins), 2012.
Matvejevitch, Predrag.- Bréviaire méditerranéen.- Payot, 1995
Hassani-Idrissi, Mostafa (sous la direction de).- Méditerranée, une histoire à partager.- Bayard, 2013.
Norwich, John Julius.- Histoire de la Méditerranée.- Perrin, 2008.
Noushi, André.- La Méditerranée au xxe siècle.- Armand Colin, 1999.
Porcel, Baltasar.- Méditerranée, tumultes de la houle.- Actes Sud (Coll. Babel), 2004.
Sforza, Valentina.- 500 recettes méditerranéennes.- De La Martinière, 2011.
Théroux, Paul.- Les Colonnes d’Hercule : voyage autour de la Méditerranée. -Grasset, 1997.

RESSOURCES

Revues spécialisées

Gibraltar, un Pont entre deux Mondes (parution semestrielle) : ce mook qui fait la part belle à la bande dessinée, aux illustrations et aux longs reportages, présente les cultures et problématiques méditerranéennes contemporaines en alliant articles journalistiques et fictions.
www.gibraltar-revue.com/
Étoiles d’encre est une revue semestrielle qui donne la parole aux femmes en Méditerranée (poésie, nouvelles, contes, ateliers d’écriture, récits de voyage, dossiers thématiques). Plus d’informations sur le site des éditions Chèvre Feuille étoilée.  www.chevre-feuille.fr/revue-etoiles-d-encre
Confluences Méditerranée (parution semestrielle) : les articles de cette revue universitaire spécialisée sur le monde méditerranéen sont consultables en intégralité sur le site Cairn pour les archives de plus de 3 ans et sur abonnement pour les numéros récents. Le site de la revue présente un certain nombre d’informations culturelles, des analyses politiques et des conseils de lecture.
www.confluences-mediterranee.com
Rives méditerranéennes est une revue universitaire en sciences humaines (particulièrement histoire et géographie) sur le monde méditerranéen, affiliée au laboratoire de recherche TELEMME (CNRS/Aix-Marseille Université).
http://rives.revues.org/
Cahiers de la Méditerranée est une revue universitaire publiée par le Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine (CMMC) de l’Université de Nice-
Sophia Antipolis, consultable en ligne.
http://cdlm.revues.org/
Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée est une revue universitaire de sciences humaines et sociales qui aborde l’histoire et les grands enjeux contemporains du monde musulman.
http://remmm.revues.org/
Qantara (parution trimestrielle) est une revue de l’Institut du Monde Arabe de Paris qui développe des dossiers thématiques sur l’histoire et la culture des civilisations arabes.  www.imarabe.org/fr/actualites/publications/2016/qantara-101-automne-2016

Revue de presse

« Nouvelles découvertes en Méditerranée ». in Sciences et avenir. Hors série no 167 (2011)
« Méditerranée : guerre et paix depuis 5 000 ans ». – in Collections de l’Histoire
no 47 (2010)
« Géopolitique de la Méditerranée ». in Atlas de l’Histoire (mai 2010)
Belzane, Guy. – « La Méditerranée, un mythe en construction ? » in TDC no 998 (2010)
Belzane, Guy. – « Le MuCEM, un musée pour la Méditerranée : études de documents ».
in TDC no 1055 (2013)
Bénabent, Juliette. « Méditerranée : mer tragique, terre d’espoir ».in Télérama 3484, (2016)
Bethemont, Jacques. – « La Méditerranée en partage ». – in Documentation photographique n° 8039 (2004)
Brocas, Alexis. – « Le partage de midi ». in Magazine littéraire no 498 (2010)
Lambert, Denis. – « La Méditerranée, frontière ou trait d’union ? ». in Population et avenir no 699 (2010)
Rombier, Jean ; Hannes, Nick. « Méditerranée : le blues de la grande bleue ». – in Géo no 446 (2016).

Films Documentaires

Fuocoammara : par-delà Lampedusa. de Gianfranco Rosi, 2016.
Mediterranea, de Jonas Carpignano. DCM Prod. (2015)
Méditerranée, notre mer à tous. de Yann Arthus-Bertrand et Michael Pitiot, Hope productions, France Télévisions, 2014.
Méditerranée, le grand déversoir. d’Erice Beauducel, Injam productions, 2011.
Visages du littoral : la Méditerranée. de Gil Kebaili, France Télévisions, 2012.
C’est pas sorcier : Mer Méditerranée, la vie dans la Grande Bleue.- France TV, 2011.
Med-Mem : en partenariat avec l’INA, cette plateforme numérique permet de consulter gratuitement quelques 4 000 documents des archives audiovisuelles (télé, radio) issus d’un grand nombre de pays du pourtour méditerranéen sur différents thèmes (histoire, économie, tourisme, protection de l’environnement, arts  www.medmem.eu

Fictions Jeunesse

La Poésie arabe. Mango, album Dada, 1999.
Darwiche, Jihad. – Sagesses et malices de Nasreddine, le fou qui était sage. Albin Michel, 1999.
Darwiche, Jihad. Contes de la Méditerranée. Albin Michel Jeunesse, 2005.
Gendrin, Catherine. Les Contes de l’olivier : contes juifs et arabes réunis. – Rue du monde, 2007.
Mardam-Bey, Farouk. – Anthologie de poésie arabe contemporaine. Actes Sud Junior, 2007.
Muzi, Jean. – 25 contes de la Méditerranée. Flammarion (Coll. Père Castor), 2011.

Documentaires jeunesse

Bergeret, Raphaëlle. – Enfants de Méditerranée : de Chypre aux Éoliennes. Gallimard Jeunesse, 2001.
Bioret, Stéphanie. Recettes et découvertes autour de la Méditerranée.- éd. Bonhomme
de chemin, 2012.
Blanchard, Anne. – Le Grand-livre des sciences et inventions arabes. Bayard Jeunesse, 2006.
Glorieux-Desouche, Isabelle. – Objectif Mucem : le guide des visites en famille. Actes Sud junior/Éditions du MuCEM, 2013.
Hornez, Cassandre. – Jouons avec les enfants de Méditerranée. Gallimard Jeunesse, 2004.

11e rencontres professionnelles de l’ANDEP.

Dans le contexte de notre société dite « de l’information », nos pratiques et usages numériques et médiatiques nous obligent à interroger constamment notre culture informationnelle. Ce questionnement est au cœur de notre mission pédagogique, garant de la formation à l’information que nous dispensons aux élèves. Nous considérons cette formation comme un élément essentiel de la culture de tout citoyen.

Comme nous le rappelle Emmanuelle Maugard, présidente de l’ANDEP, nous constatons le développement croissant de nouvelles pratiques de lecture et d’écriture numériques ; ces dernières se caractérisent à la fois par une certaine facilité d’usage, mais également par une complexité technique et sémiotique. Aborder la question de la translittératie, c’est ainsi prendre en considération l’analyse de l’évolution des pratiques culturelles, technologiques et sociétales nouvelles.

Nous le voyons à la lecture de notre problématique, la translittératie est à la convergence des cultures ou des littératies. C’est autour de ce terme de convergence que nous choisissons ici de focaliser notre propos. En effet, la translittératie est à la fois convergente par nature – issue de la culture de la convergence –, mais aussi propice à se nourrir de modèles et de territoires qui se définissent, eux aussi, par leur souci de rencontre, d’hybridation et de métissage. Toutefois, si cette synthèse des journées de formation s’articule autour de l’idée de la convergence, elle devra également aborder ce qui fait obstacle à notre projet et donc, a contrario, relève de la divergence.

La convergence au cœur de la translittératie

Nous l’avons vu, la convergence est au centre de la définition de la translittératie. Olivier le Deuff nous le rappelle : c’est par la convergence des littératies informationnelle, médiatique et numérique que le concept de translittératie est né. Mais cette convergence n’a réglé qu’en partie ce que l’on appelle « la querelle des littératies ». Pierre Fastrez nous l’indique : pourquoi a-t-on besoin d’un nouveau terme quand le terme de littératie médiatique est déjà suffisamment parlant ? Gildas Dimier préfère, quant à lui, rappeler l’ascendance de la culture informationnelle sur les autres littératies.

La translittératie est donc idéalement l’héritière de chacune des littératies qui la composent ; chaque littératie faisant écho à l’autre, chaque littératie étant imbriquée dans l’autre. La translittératie est la fois un point de rencontre et d’hybridation. Nous pourrions presque dire que ce concept de translittératie est le résultat d’une sorte de syncrétisme scientifique.

Ainsi, le champ de formation ouvert par la translittératie s’inscrit dans une continuité des apprentissages que nous dispensons déjà. Olivier le Deuff l’a signifié, comme pour l’EMI, bien avant qu’elle n’apparaisse dans les directives officielles, les professeurs documentalistes œuvraient déjà pour l’acquisition de compétences et autres habiletés autour de la culture informationnelle dans sa dimension médiatique, info-documentaire ou numérique.

Dans la continuité de nos apprentissages, mais pas que…

La translittératie, de par son large spectre, permet d’étendre les formations sur tous les terrains, tous les objets, tous les outils. En cela, elle permet de prolonger nos actions et certainement d’y inventer de nouveaux modes d’apprentissages. Mais c’est dans la rencontre, voire la réconciliation, entre les pratiques personnelles des élèves et celles développées à l’école par les enseignants que la translittératie nous semble être particulièrement signifiante.

Comme Olivier Le Deuff le précise, en translittératie, pour qu’une formation soit opérante et efficiente, il faut qu’elle laisse la part belle aux usages personnels des élèves. Les compétences doivent être mobilisées autant dans la sphère domestique que dans la sphère éducative. Nous retrouvons ici cette idée de « concept traversant » que Pierre Fastrez a évoqué, cette idée de transfert. La translittératie permet de réconcilier les pratiques acquises à l’école avec les pratiques développées dans la sphère privée. Ainsi les élèves sont capables de mobiliser leur « connaissances-compétences » et de les transférer. C’est aussi ce que nous dit Bruno Della Chiesa quand il nous engage à tenir compte des intelligences multiples. Il nous propose ainsi de considérer les habitus des élèves, leur grammaire propre, pour essayer de faire bouger leur doxa, et par là même de développer leur esprit critique.

La translittératie se nourrit donc de toutes les expériences pour en faire des pratiques raisonnées. Comme le dit Henry Jenkins à propos de la culture de la convergence, elle est le régime dans lequel « tout le monde sait quelque chose, personne ne sait tout, mais les relations et les collaborations entre individus permettent d’accéder à une connaissance globale d’un phénomène2. »

 

Quels enjeux et défis pour la translittératie ?

Olivier le Deuff nous en révèle quelques-uns lorsqu’il nous propose de « didactiser Google », et qu’au-delà de coder il faut savoir décoder et encoder. Gildas Dimier insiste également sur cette complexité des dispositifs à mettre en place.

Le flux, l’affluence, voire la déferlante informationnelle, projetés sur nos environnements numériques, l’importance des enjeux citoyens autour de la diffusion et de l’exploitation des big data permet également de mettre en perspective l’importance d’une éducation à la culture informationnelle, médiatique et numérique. Comment penser ou repenser nos apprentissages informationnels en tenant compte de l’évolution du modèle médiatique, tant dans sa dimension informationnelle que technique et sociale ? Quelle translittératie peut-on imaginer dans un univers informationnel régi par les politiques algorithmiques ?

Reprendre avec les élèves la chaîne de l’information, appréhender avec eux les enjeux citoyens de l’enfermement algorithmique et de l’ultra-personnalisation du Web, repenser l’environnement informationnel dans lequel ils évoluent est le grand défi de la translittératie, et cela sous-entend que nous sommes convaincus que nous ne devons pas uniquement enseigner par l’information mais que nous devons aussi enseigner l’information. Continuons d’orienter nos apprentissages et d’éclairer nos élèves sur la puissance de la bulle filtrante, sur l’importance de cette hyper-personnalisation de l’information qui, comme le souligne Louise Merzeau, conditionne notre univers informationnel à la « tyrannie du voisinage ». Nous montrons ainsi aux élèves que cette information en cascade, redistribuée, relayée par les réseaux sociaux, filtrée par les algorithmes, isole l’individu dans sa sphère privée.

Notre objectif en terme d’éducation citoyenne est aussi de favoriser l’analyse de ces bulles filtrantes, de montrer aux élèves en quoi et comment elles peuvent parfois empêcher l’apport de nouvelles idées, annihiler l’esprit critique, favoriser le développement de la rumeur, renforcer l’opinion au lieu d’ouvrir le débat et la pensée. Notre action pédagogique autour de la culture informationnelle ne peut plus s’arrêter à expliquer aux élèves qu’ils doivent inscrire leurs apprentissages dans l’axe académique et vertical de la recherche documentaire, même si cette dernière reste notre fil conducteur : recherche, sélection / évaluation, collecte, analyse, confrontation, réécriture.

Leur démarche info-documentaire intègre désormais les politiques algorithmiques comme paramètres essentiels du traitement de l’information.

Je pense que la démarche translittéracique pourrait en effet apporter aux élèves cette conscience que leur culture informationnelle se fait au prix de ce que les algorithmes veulent bien leur laisser voir. Car, en fin de compte, ils assurent avant nous le tri, le choix et la distribution de l’information en fonction d’une appréciation extrêmement précise de l’environnement personnel de chacun.

Peut-être devrions-nous commencer notre enseignement par cette phrase : « Nous ne trouvons pas ce qui existe sur un sujet, nous trouvons ce qui nous ressemble. »

Convergence et divergence

La translittératie assure le transfert et le tuilage entre les littératies ; elle est à la fois hybridation, articulation et module de transfert. EMI et translittératie ne sont certes pas similaires, même si, comme Anne Cordier le souligne, il faut certainement prendre l’EMI comme une opportunité à saisir et la considérer comme une « didactique de contenus-orientés-action ».

Si la translittératie a su régler les querelles des littératies, chacune pensant qu’elle était première par rapport à l’autre, saura-t-elle apaiser les tensions et réconcilier les différents protagonistes de la scène éducative ? Y aura-t-il un jour convergence entre les différents acteurs ? C’est certainement par la convergence de tous les regards, le partage, la coopération, l’échange, que l’évolution de notre métier devrait être envisagée. Nous ne sommes malheureusement pas dans cette culture de la convergence entre professionnels et institutionnels.

En effet, lorsque les directives officielles nous engagent à « contribuer » au lieu « d’enseigner », lorsque l’éducation aux médias et à l’information est maillée dans un enseignement transversal, dispersée dans les disciplines au lieu d’être reconnue comme une didactique spécifique, nous ne sommes pas dans une culture de la convergence ; au contraire, nous favorisons la culture de la dilution. Ce n’est pas en essaimant les formations autour des pratiques informationnelles en fonction du bon vouloir de nos collègues ou de nos chefs d’établissement que nous pourrons favoriser un projet translittéracique. Car là où les directives officielles exhortent à enseigner par l’information, nous pensons qu’il faut enseigner l’information parce que c’est un enjeu citoyen et démocratique fondamental.

Posons-nous la question : avons-nous choisi ce métier pour être qualifiés, entre autres, dans les textes sur la réforme du collège, d’« aide précieuse » et uniquement comme cela ? Est-ce là la définition de notre professionnalisme ? Est-ce là le territoire de notre spécificité et de notre champ d’action didactique et pédagogique ? Nous aidons, nous accompagnons, nous dépannons, nous débloquons parfois, bref nous sommes les couteaux suisses de la pédagogie.

Mais comme je le soulignais déjà en 20117, un glissement de terrain s’opère progressivement dans les CDI de la pédagogie vers l’accompagnement, l’accompagnement comme seule alternative de notre rapport aux élèves et aux enseignants. Et cet accompagnement a pris par mimétisme les mêmes caractéristiques que les objets numériques sur lesquels il se porte et il réduit la formation à :

  • une formation nomade régie par la multiplicité des lieux et des accès à l’information ;
  • une formation développée par sérendipité, qui se propage au hasard des rencontres et des demandes des élèves ;
  • une formation ponctuelle et instantanée qui répond à un besoin conjoncturel ;
  • une formation utile répondant à des besoins d’usager.

Là encore, l’accompagnement dilue les apprentissages là où la translittératie nous engage à les faire converger dans une formation recentrée, non pas au hasard des besoins mais planifiée et programmée, non pas ponctuelle et instantanée mais anticipée, non pas utile mais nécessaire.

Récit de voyage, une prof doc au pays de la translittératie

Lors de ces 3 journées de novembre, entre douceur angevine, découvertes culturelles et gourmandes, il fut un autre voyage, plus dépaysant mais tout aussi riche, celui au pays de la translittératie…

Pour reprendre la métaphore du voyage d’Olivier Le Deuff3, la translittératie est un pays qui peut paraître lointain, voire inaccessible de par sa complexité, son niveau de conceptualisation et son statut en continuelle évolution. Ce périple n’a pas toujours été reposant, exigeant concentration et attention de ma part, stimulant mes neurones pour ne pas perdre le fil… malgré des guides expérimentés.

La journée du mercredi fut consacrée à deux excursions sous forme d’ateliers pour mieux découvrir ce pays de la translittératie, pourtant proche au quotidien dans nos pratiques professionnelles et pédagogiques. Les deux ateliers que j’ai suivis sont cités à titre d’exemple ; de la même manière que d’autres, ils illustrent ou tendent vers cette convergence des cultures informationnelle, médiatiques et numériques.

  • Le premier atelier, mené par Claire Chignard4, abordait les notions de crowd­sourcing, veille et curation – ou comment le numérique influence nos pratiques professionnelles. Les outils présentés doivent faciliter, enrichir notre veille documentaire, et proposent des espaces d’échange qui favorisent le travail collaboratif. Cette multiplicité d’outils interroge et bouscule nos pratiques. Comment les intégrer de façon pertinente dans nos activités professionnelles et pédagogiques ? Chronophages, nécessitant une maîtrise technique réelle, ils imposent une véritable réflexion personnelle en amont : quels sont nos besoins ? nos attentes ? nos objectifs (publics concernés) ? à quoi vont nous servir ces outils ? quels sont ceux les plus appropriés ?

Il est nécessaire aujourd’hui de prendre du temps pour analyser sa pratique, tester des outils, en comprendre le fonctionnement et les caractéristiques. Il s’agit de épasser le côté technique pour comprendre les enjeux et les nouvelles formes d’apprentissage qu’ils induisent chez les jeunes.

  • Le second atelier portait sur la présentation d’un projet de réalisation d’un e-book (ou livre numérique enrichi) avec des élèves5. Initiée par l’Association Lecture Jeunesse et porté plus particulièrement par Agathe Kalfala6, cette expérimentation interdisciplinaire et créative permet de croiser compétences transversales et disciplinaires. Elle intègre l’outil numérique aux stratégies de lecture et d’écriture. Le numérique devient alors une valeur ajoutée (son, image, animation) et contribue à lier les quatre compétences : lire (découvrir différents styles de livres et de supports), dire (échanger, s’inspirer, imaginer), écrire (penser, raconter), faire (illustrer-créer un objet). Les compétences du professeur documentaliste sont ici essentielles et le travail en équipe mis en valeur.

En conclusion, j’ai apprécié ce voyage au pays de la translittératie comme une pause vitale dans la vitesse de nos emplois du temps et suis retournée dans mon CDI plus riche des échanges avec les collègues, des idées nouvelles et des outils plein mes poches !

Florence SIRE, professeure documentaliste au Lycée St François d’Assise, La Roche-sur-Yon (85).

 

« Small is beautiful »

Ce livre paraît au moment où une fantastique poussée écologique touche le monde anglo-saxon avec la naissance en 1961 du World Wildlife Fund, ou Fonds Mondial pour la Nature2, et de Greenpeace en 19703 qui deviennent rapidement de très puissantes organisations mondiales s’opposant aux essais nucléaires et défendant la diversité des espèces. Déjà, un Français, René Dubos, grand scientifique peu connu dans notre pays mais considéré par les penseurs américains comme l’un des pères de l’écologie, doutait publiquement d’une société humaine en constante expansion avec le développement exponentiel de villes de plus en plus gigantesques4 et 5. Il obtint le prix Pulitzer en 1969 et participa à la rédaction du rapport qui permit la création de la Première Conférence Internationale sur l’Environnement humain de Stockholm intitulée « Nous n’avons qu’une terre » (1972)6.

Parcours

L’originalité de la pensée d’Ernst Friedrich Schumacher transparaît dans son parcours exceptionnel. Il naît à Bonn dans une famille aisée allemande, son père est Professeur d’université. Jeune homme, il rejoint la London School of Economics and Political Science, puis devient banquier. Il est interné en Angleterre lors de la déclaration de guerre entre les alliés français et anglais et l’Allemagne nazie. En 1943, il se rallie aux idées de John Maynard Keynes, le père du New Deal. En 1945, il participe à la Commission de contrôle alliée chargée de remettre en marche l’économie allemande. Puis il rejoint le National Coal Board (autorité britannique du charbon), dont il est l’un des dirigeants de 1950 à 1970. C’est donc en tant qu’économiste qu’il propose un autre modèle de développement pour l’humanité, d’où le succès immédiat de son livre et la reprise de son titre comme un slogan défiant l’orthodoxie économique productiviste tant libérale que marxiste. N’oublions pas qu’en 1970/1980, l’URSS se réclamant du marxisme scientifique était très puissante, entraînant dans son sillage de nombreux pays de l’Europe de l’Est, de l’Asie et de l’Afrique, sans compter Cuba en Amérique.

Une introduction, des citations

Le livre de E. F. Schumacher est divisé en quatre parties, un épilogue et un recueil de notes et de références.

Le livre ne comporte pas de véritable introduction, hormis trois citations dont la première est extraite du Petit Prince de Saint-Exupéry : « Il y avait des graines terribles sur la planète du petit prince… les graines de baobabs. Le sol de la planète en était infesté. Or un baobab, si l’on s’y prend trop tard, on ne peut s’en débarrasser. Il encombre toute la planète. Il la perfore de ses racines. Et si la planète est trop petite, et si les baobabs sont trop nombreux, ils la font éclater. » L’allusion à l’Homme est évidente.La deuxième citation est tirée du livre de l’historien anglais Richard Henry Tawney Religion and the Rise of Capitalism (Religion et développement du capitalisme) : « Cependant pour être de bons domestiques, les ambitions économiques n’en sont pas moins de mauvais maîtres. » Le troisième extrait, « nous renoncerons difficilement à la pelle [mécanique] qui présente, après tout, de nombreux avantages. Mais nous avons besoin de critères plus nobles et plus objectifs pour en faire un bon usage », provient du livre d’Aldo Leopold, philosophe américain, A Sand Country Almanac (Almanach d’un comté des sables).

Le fait que E.F. Schumacher reprenne Le Petit Prince souligne la dimension philosophique de l’ouvrage de Saint-Exupéry, trop souvent présenté comme un conte pour enfant. Les trois citations s’interpénètrent, la première faisant allusion à la surpopulation et à ses dangers, la deuxième et la troisième dénonçant tant le pouvoir excessif de l’économie sur l’homme que celui des outils mécanisés. Nous avons à faire à une véritable introduction originale et singulière.

Le monde moderne

La production

Dans la première partie, l’auteur pose le problème de la production. Cette dernière est au cœur de la pensée et des actes de la civilisation « occidentale » devenue mondiale. L’homme moderne occidental ne se conçoit plus comme partie intégrante de la nature, pensant la dominer et l’exploiter grâce à ses technologies et à la puissance de ses outils. Toutefois, Ernst Friedrich Schumacher note que ce pouvoir en apparence illimité repose sur l’illusion d’avoir résolu le problème de la production. Or les économistes font une erreur fondamentale en confondant le revenu et le capital. Car le capital est irremplaçable : l’homme ne l’a pas fabriqué, il l’a trouvé et ne peut rien faire sans. Nous faisons un usage alarmant des grandes richesses de ce capital qu’est la nature, et nous l’avons entamé bien plus que de raison. Selon notre auteur, l’humanité court au suicide.

Le capital naturel, en particulier les ressources en combustibles fossiles, ne se renouvelle pas et, pourtant, nous l’exploitons comme un revenu. Pour éviter cette perte, il faudrait créer un fonds de financement des modes de production aidant à la production sans énergie fossile.

Nos rythmes de vie et de consommation soutenus s’accélèrent. Nous pensons toujours en termes de croissance et de puissance technologique. Pouvons-nous croire en une croissance démultipliée dans le temps ? Une fois les énergies fossiles disparues, ce sera pour toujours. L’énergie des chutes d’eau et du vent peut se substituer à petite échelle mais, au niveau mondial, la question est autrement complexe.

De plus, l’exploitation de cette énergie fossile engendre une pollution qui détruit la vie. La production permettait d’accepter de sacrifier une petite partie du capital naturel avant le second conflit mondial, mais depuis, avec l’accélération d’une industrialisation de plus en plus prégnante, la pollution devient d’autant plus visible et angoissante. En 1974, en dépit du peu d’importance du parc des centrales nucléaires, Schumacher s’inquiétait déjà de la durée de vie des déchets de cette industrie – 25 000 ans.

Schumacher propose que nous parlions du futur, pour agir concrètement dans notre présent. Car si nous entrons dans « la société du savoir », il nous faut apprendre à vivre en paix, non seulement avec les autres hommes, mais aussi avec la nature.

Paix et pérennité

Comment obtenir la paix ? D’après l’orthodoxie économique la plus répandue, la paix a pour fondement la prospérité universelle. Évoquant ce dogme, Schumacher dénonce une croyance erronée selon laquelle l’opulence n’implique nul effort ; au contraire, elle attire la prospérité. Aux pauvres de se conduire de façon rationnelle et aux riches d’aider les pauvres, et le problème de la paix sera résolu.

Citant Gandhi, l’auteur constate que dans ce rêve d’un système parfait, il n’est nul besoin d’être bon. Cette critique via la philosophie orientale introduit l’éthique dans le débat économique. Déjà, en 1962, Albert Schweitzer, connu comme le pasteur, l’organiste, l’écrivain, le médecin et le fondateur de l’hôpital africain de Lambaréné, s’était éloigné de la pensée occidentale, acceptant la venue des familles, voire des animaux dans son hôpital, en faisant référence dans ses écrits à la pensée indienne7.

Schumacher reformule la pensée économique qui sous-tend notre société occidentale :

– la prospérité universelle est possible ;

– elle est possible si l’on opte pour la pensée matérialiste ayant pour maxime « enrichissez-vous » ;

– elle conduit à la paix.

Les économistes courant après la croissance, qui pourrait dire ouvertement « halte ! nous en avons assez » ? D’après les prévisions de l’époque (1973), la consommation d’énergie devait passer de 7,9 milliards de tonnes d’équivalent charbon à 21,7 milliards en 2000. La disparité entre les pays pauvres et les pays riches, les seconds dépouillant les premiers de leurs richesses, est soulignée par Schumacher ; il analyse également que, la consommation d’énergie s’accroissant de façon exponentielle, les pollutions thermiques et nucléaires deviendront rapidement insupportables à notre environnement. Pourtant, la théorie de Keynes relative à la croissance et à la consommation pousse à l’égoïsme qui a toujours été combattu par les religions et la sagesse. Selon Schumacher, l’accession à la prospérité universelle par la poursuite des richesses sans référence aux questions spirituelles est une erreur. Il faut créer une économie « durable » (remarquons la modernité du mot), l’humanité devant réduire ses besoins pour diminuer les tensions et les risques de guerre.

Pour répondre à ses besoins réels, l’homme doit réfléchir à plusieurs paramètres :

  • les équipements doivent être bon marché pour être accessibles à tous ;
  • les équipements doivent être utilisables sur une échelle réduite ;
  • les équipements doivent être compatibles avec la créativité humaine.

Comme Aldous Huxley8, Schumacher dénonce les messages publicitaires qui poussent à la consommation effrénée. Il met aussi en cause le chômage structurel toujours plus important, générant des situations de crise. Pour éviter la guerre, l’homme doit s’élever au-dessus de l’accumulation de biens, car l’être humain a des besoins infinis que seule la sagesse peut combler pour bannir l’envie et la cupidité.

Le rôle de l’économie

Les économistes devraient dire et expliquer comment surmonter les dangers évoqués précédemment. La question de la pertinence des réponses des économistes à la crise de nos sociétés se pose alors. L’auteur relate les réticences des grands universitaires anglais du xixe siècle à admettre l’introduction d’une science (l’économie) qui aurait dû rester à sa place. Aujourd’hui, lorsqu’un économiste dit d’un acte qu’il est « non-économique », il désigne cette action comme malsaine. Or selon les économistes, « n’est pas économique ce qui ne rapporte pas un profit suffisant en termes d’argent ». Mais, en voulant camoufler la dureté et la violence de ce concept, les économistes et les médias créent la confusion. Vingt ans plus tard, deux auteurs français reprendront cette pensée et en feront le titre d’un bel ouvrage : La société de confusion9. Or la confusion ne peut être de mise. L’action ne peut se cantonner à l’économie ; l’éthique, l’esthétique, l’affectif sont aussi des critères de choix pertinents. De fait, l’économiste ne peut juger qu’à partir d’une vision fragmentaire et étroite liée à la rentabilité financière, et ne peut ainsi comprendre l’intérêt général. Le poids accordé au court terme implique l’oubli du long terme. Le marché devient le vecteur de la non-responsabilité des acteurs économiques, car dire que tout a un prix, c’est admettre que l’argent est la valeur suprême en enfermant l’humanité dans une vision trop restreinte des réalités. La science économique est tentée d’usurper les autres, nous dit Schumacher.

Pour dépasser l’économique qui étudie les actes des hommes, E. F. Schumacher propose le concept de méta-économie, qui analyse les interactions entre les hommes et leur environnement. Le marché ne peut continuer à ignorer que l’homme dépend de son environnement naturel. Dès lors, il faut cesser de comptabiliser pour juger, c’est-à-dire qu’il faut introduire dans l’économie la dimension éthique. Quelle pensée moderne et remarquable ! 40 ans plus tard, il est courant de citer « la responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise10 ».

Schumacher nie à l’économie toute scientificité car elle ne fait pas la différence entre ce que l’homme produit et les « cadeaux de Dieu » (la nature.) Nous retrouvons ici ce qui différencie les auteurs français et anglo-saxons. Les premiers se réfèrent à la raison et les seconds, bien souvent, à la religion ; il suffit pour le comprendre de se souvenir que le grand Norbert Wiener, le père des Sciences de l’Information et de la Communication, brillant mathématicien, faisait souvent référence à la Bible dans son ouvrage Cybernétique et société11.

E.F. Schumacher introduit une première distinction entre les biens : les matières premières et les produits dérivés. Au sein des matières premières, il propose une seconde distinction qu’il estime essentielle : la différence entre les matières premières non renouvelables et celles qui le sont. Quant aux produits dérivés ils se découplent classiquement entre produits manufacturés et services.

Pour Schumacher, la faille profonde de l’économie tient à tout évaluer à l’aune des produits manufacturés, alors que la méta-économie prend en compte les dons de la nature et leur non-renouvellement. Aujourd’hui, si le concept de développement durable rallie plus ou moins la sphère éducative, l’économie a toujours autant de mal à l’intégrer pleinement.

Le système d’économie bouddhiste

L’auteur admire les sociétés bouddhistes où la santé spirituelle et le bien-être matériel sont harmonieusement conjugués. Ainsi dans l’économie bouddhiste, le travail permet de développer ses facultés,  de dominer son égocentrisme en participant à une tâche commune, et de produire des biens et des services permettant une existence décente. Mais l’auteur déplore que les pays en voie de développement oublient leurs vertus spirituelles au profit d’une vision économique occidentale. La preuve, aujourd’hui, si tous les humains vivaient comme les Américains, dix Terres devraient être consommées, quand vivre comme les Indiens, permettrait à l’humanité de consommer 0,4 Terre. Mais combien de temps l’Inde pourra-t-elle préserver « cette vertu » ?

Schumacher reprend les idées de Gandhi sur la différence capitale qui existe entre l’industriel et l’artisan : seul ce dernier porte en lui la connaissance intime du savoir corporel, lié à la transformation de la matière en biens matériels. Citant les principes bouddhistes, l’auteur précise que le bouddhisme n’est pas opposé au bien-être matériel, mais il l’est à l’attachement à la richesse matérielle. E. F. Schumacher atteint ici le cœur de son raisonnement, l’économiste occidental ou occidentalisé estime que « plus l’homme consomme, mieux il vit », là où l’économiste bouddhiste pense que l’objectif est d’obtenir le maximum de satisfaction matérielle en consommant le moins possible. Sur le long terme, il est évident que l’économie bouddhiste serait meilleure gestionnaire de notre monde que l’économie occidentale.

Le fractionnement des États

Schumacher donne l’exemple de la Suisse et de l’Autriche, petites entités riches, productives, où il fait bon de vivre. L’auteur remarque que les deux besoins de l’homme, la liberté et l’ordre, sont compatibles si cette liberté s’exerce dans de petites unités et que l’ordre sévit dans des unités plus grandes, plus globales. Cette dualité permet à l’auteur de faire preuve de flexibilité dans son approche. Il montre concrètement comment l’homme peut, tout à la fois, se montrer fraternel dans une petite unité et raciste ou nationaliste à une échelle plus grande.

Schumacher s’interroge ainsi sur la taille idéale de la ville, et pense à un maximum de 500 000 habitants. Il met en cause les gigantesques moyens de transport et de communication qui coupent l’homme de ses attaches et le transforment en « errant », dénonçant « l’idolâtrie du gigantisme ». En effet, l’auteur constate que les projets les mieux acceptés par les décideurs sont les projets qui génèrent le plus de financements, bouleversant et détruisant le plus sûrement possible les petites structures humaines jusqu’ici solidement établies et créatrices de liens sociaux harmonieux.

L’éducation en Occident

Cette première partie, essentielle, a porté le livre et lui a offert sa notoriété. La suite est intéressante, mais à mon sens moins fondamentale. Toutefois, la partie consacrée à la remise en cause de l’éducation dans les sociétés occidentales mérite qu’on s’y attarde. La crise permanente de nos sociétés serait due, selon Schumacher, au système éducatif, les Occidentaux croyant que « l’éducation est la clef de tout ». Pourquoi les scientifiques affirment-ils que la « science est neutre » ? Comment peuvent-ils dire que l’usage bon ou mauvais de leurs découvertes ne dépend pas d’eux ? De ces interrogations, Schumacher déduit que l’éducation ne devrait pas être limitée à la transmission d’un savoir-faire, mais à celle des valeurs. Loin d’être des affirmations dogmatiques, elles permettent de penser et de comprendre le monde.

La jeunesse correspond à l’âge des héritages éducatifs et culturels. Ensuite, c’est à nous de faire le tri. Le reproche, que Schumacher adresse à l’éducation occidentale, n’est pas celui de la spécialisation, ni celui de la dichotomie entre « sciences » et « humanité », mais le fait que l’éducation n’apporte pas d’horizons métaphysiques permettant de mettre en perspective les savoirs acquis et d’ordonnancer un monde fluide et complexe. L’homme complet ne doit pas tout connaître, ni tout savoir, mais il doit pouvoir se comporter avec discernement grâce à l’éducation reçue. L’auteur conseille de revenir à des notions éducatives fondamentales comme la vertu, l’amour et la tempérance. Est-ce que l’éducation apprend toujours à connaître les sept péchés capitaux et les quatre vertus cardinales ? L’éducation ne dépend pas de l’organisation, de l’administration ou de l’investissement financier. Elle souffre d’un manque tragique de métaphysique, car nos convictions sont les victimes d’un désordre général devenu cet immense désordre éducatif qui détruit nos sociétés ! Après plus de quarante années d’enseignement, puis-je dire le contraire ? Non ! Le phénomène « djihadiste » de jeunes hommes et jeunes femmes passés par le filtre de l’école républicaine française ou d’autres écoles occidentales, belges, allemandes, espagnoles, anglaises, américaines, n’apporte-t-il pas la confirmation tragique de cette vision négative de l’éducation telle que l’a conçue l’Occident ?

Le chapitre VII revient sur la notion de Terre, et cette séparation voulue entre l’homme et la nature. Schumacher condamne la vision intellectuelle d’une humanité et des humains séparés de la nature. Il dénonce la cruauté des hommes envers les animaux. Vision prémonitoire que les courageux militants de l’association L. 214 divulguent à travers les images prises clandestinement dans nos abattoirs industriels12. De même l’application des principes industriels à la culture détruit la terre au lieu de la féconder. La disparition de nos batraciens et de nos abeilles confirme, encore une fois, l’intérêt de la relecture du livre de Schumacher.

Ensuite, Schumacher mène une réflexion sur le sens du travail et de la technologie, comparant le stress permanent de nos sociétés hautement techniques où les loisirs séparés du travail n’apportent pas la sérénité, contrairement à ce qui se passe dans les civilisations moins techniques où les gens ont le temps d’échanger, comme en Birmanie (actuel Myanmar).

L’emploi d’une technique de plus en plus prégnante au service d’une société sans autre but que la production et la consommation nous mène à notre perte. Schumacher lance un cri d’alarme et demande une réorientation sociétale, car l’homme moderne a construit une société qui viole la nature et mutile l’homme. La science et la technique ne peuvent répondre à la soif de l’humanité qui doit chercher la réponse ultime dans la sagesse, la tempérance et la sobriété.

Comme l’ouvrage de Norbert Wiener, l’ingénieur mathématicien, celui d’Ernst Friedrich Schumacher, l’économiste, relève d’une haute spiritualité. Small is beautiful a marqué un virage, une époque, celle des années 1970, où les intellectuels prennent enfin conscience des limites de la science et des techniques ainsi que de la vulnérabilité d’une humanité détruisant sa propre planète13.

 

Édito n°265

Bonne année, bonne santé, et des projets plein la tête ! Je profite de ce numéro de janvier-février pour vous souhaiter à tous une excellente nouvelle année. Petits et grands bonheurs, rires, sourires, fous rires, découvertes, étonnements : que cette  année 2017 soit celle de professeurs documentalistes heureux, joyeux et confiants ! Ce numéro débute avec un article d’Emmanuelle Mucignat, synthèse des 11e rencontres professionelles de l’ANDEP qui se sont tenues en novembre dernier à Angers autour d’une problématique, « À la convergence des cultures informationnelles, médiatiques et numérique : vers la translittérâtes », qui nous plonge au cœur de notre mission pédagogique : la formation à l’information. Une formation que nous pensons être indispensable, incontournable, essentielle à la culture de tout citoyen. Aujourd’hui, il n’est plus question de ne pas prendre en considération l’analyse de l’évolution des pratiques culturelles, technologiques et sociétales nouvelles. C’est la convergence de ces trois pratiques, qui articulent les apprentissages, qui est au coeur même de cette formation à la culture informationnelle. Nouveaux outils, nouveaux usages : toujours prêts à susciter la créativité. « Numook : la création d’un livre numérique par des adolescents » ou comment « lifter » ce bon vieux projet qui marche toujours : écrire un livre en classe ! Merci à Sonia de Leusse-Le Guillou pour ce compte rendu d’expérience ; les pratiques évoluent et l’enthousiasme est toujours là. N’est-ce pas le plus important ? N’oublions pas les outils pratiques de la revue qu’il est fortement conseillé de diffuser sans modération ! Toujours très claires et complètes, les fiches InterCDI de Sandrine Leturcq sont devenues un élément indissociable de chaque numéro ; tout comme le Thèmalire autour du thème de l’immigration cette fois, rédigé par le réseau des enseignants documentalistes de Haute-Saône, et l’Ouverture culturelle sur la mer Méditerranée, par Florie Delacroix. De quoi susciter des idées de projets. Comme ce bel article sur « La figure de l’adolescente dans la bande dessinée contemporaine », de Claire Richet, qui ne manquera pas d’alimenter notre curiosité littéraire. Enfin, la rubrique Gros plan propose une présentation de la revue trimestrielle L’éléphant, revue de culture générale à mettre entre toutes les mains ! À travers ses articles, InterCDI veillera à vous accompagner tout au long de cette année 2017 dans vos projets que nous espérons nombreux… Sachez que nous accueillerons avec intérêt toutes vos propositions d’articles, qu’ils portent sur le métier ou sur vos actions pédagogiques. InterCDI est votre revue!

La figure de l’adolescente dans la bande dessinée contemporaine

L’adolescence

Une arrivée tardive dans la Bande Dessinée

La figure de l’adolescent est quasiment inexistante dans la bande dessinée francophone jusqu’à l’aube des années 1990. Les jeunes héros de papier illustré sont des enfants, dont les péripéties doivent être conformes à la loi très morale du 2 juillet 1949 relative aux publications destinées à la jeunesse2 qui stipule que :

« Les publications ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse, à inspirer ou à entretenir des préjugés ethniques ou sexistes ».

Les héros sont donc de jeunes personnes aux comportements adultes qui auraient ainsi évité l’âge problématique, contestataire et subversif propre à l’adolescence. À propos du personnage de Tintin, Benoît Peeters, théoricien de la bande dessinée et spécialiste de l’univers d’Hergé, considère que « Tintin n’a pas d’âge véritable : tantôt il semble appartenir à l’enfance, parfois on croit voir en lui un adolescent, la plupart du temps ses comportements évoquent ceux d’un adulte. »3

La thématique de l’adolescence a par conséquent longtemps été inexistante dans la bande dessinée contemporaine, sans doute parce que les adolescents n’ont été que récemment le cœur de cible de ce médium. Au début du XXe siècle, la bande dessinée était essentiellement destinée à un public d’enfants. Par la suite dans les années 1960, la revue Pilote puis les journaux Hara-Kiri et Charlie mensuel, de même que l’ensemble de la production de bandes dessinées francophones dans les années 1980 à 1990, visent un public adulte. Que ce soit dans la littérature de jeunesse ou dans la bande dessinée, la figure de l’adolescent est absente dans les publications qui leur sont destinées et la problématique de l’adolescence est volontairement ignorée dans la société des années d’après-guerre.

L’âge de tous les possibles…

Jusqu’à la fin des années 1950, on ne reconnaît guère de spécificité à cet âge charnière entre l’enfance et l’âge adulte. Cette période de construction de soi, considérée comme un risque de délinquance potentielle, est repoussée comme sujet indésirable. La culture adolescente est niée par la bourgeoisie dont les valeurs conservatrices seraient menacées. La lecture pour les jeunes est sous surveillance en France, avec la loi de 1949 ou avec le « Comics code », code de bonne conduite américain qui sévit aux États-Unis dès 1954.

Mais un vent de révolte souffle sur ce carcan conservateur et le mouvement Underground émerge sur la côte ouest des États-Unis dès le milieu des années 1960. Le sexe, la drogue et la musique sont au cœur des préoccupations des jeunes adultes contestant l’engagement américain au Viêt-nam. C’est dans ce contexte de refus des valeurs traditionnelles que l’œuvre de l’auteur de bande dessinée Robert Crumb voit le jour. Il décrit la société marginale et contestataire des années 1960-1970 en bousculant les codes de la moralité, et exerce une véritable fascination sur une génération en quête de liberté qui désire transgresser les tabous petits-bourgeois. Julie Maroh et Ulli Lust, auteures de Le Bleu est une couleur chaude (2010) et Trop n’est pas assez (2010) reconnaissent toutes les deux des influences héritées de la bande dessinée underground.

 

Un sujet à la mode

Le début des années 1980 est marqué par une modification de point de vue de la société sur les adolescents. Ces derniers, refusent d’être assimilés aux enfants, se démarquent de la culture adulte et des répertoires classiques de leurs aînés.
À la fin du XXe siècle, les éditeurs prennent conscience que cette tranche d’âge a besoin de récits qui lui ressemblent dans des collections qui leur sont propres. L’adolescence devient donc un sujet à la mode, et les collections apparaissent en librairie.

Dans l’univers de la bande dessinée, cet engouement pour tout ce qui touche à l’adolescence est désormais très prégnant. Il suffit de regarder les quelques séries à succès qui utilisent largement des leviers de séduction auprès des jeunes. Ce sont des bandes dessinées à leur image, dont les héros ont une proximité historique et culturelle avec eux et dans lesquelles les ingrédients sont réunis pour forcer le ressort d’identification. Dans ce créneau, et sous l’impulsion des éditeurs, s’est créé depuis les dix dernières années un clivage des séries du point de vue du sexe des lecteurs. Les récits d’aventure à destination des garçons sont revenus en force, tandis que des récits plus intimistes, ancrés dans la vie quotidienne, ciblent plutôt les filles. C’est de ce côté que les éditeurs ont ouvert cette brèche des séries très « genrées ».

Ainsi en 2006 parait le premier tome des Nombrils4, des Québécois Delaf et Dubuc chez Dupuis. Des lycéennes égocentriques, surnommées les « poupounes », très préoccupées par leur apparence et l’attraction qu’elles peuvent exercer sur les garçons, s’en prennent à Karine, une fille naïve et sans goût vestimentaire qui leur sert de souffre-douleur. Les tomes III et IV ont largement dépassé les 100 000 exemplaires, témoignage d’un véritable succès éditorial. Dans la même veine, Julien Neel crée le personnage de Lou en 2004 chez Glénat dans la collection Tcho!5. Au début de la série, dans Journal Infime, Lou est une jeune collégienne indépendante et créative vivant seule avec une mère au comportement adolescent et avec laquelle elle entretient des relations très complices. Elle est amoureuse de son voisin auquel elle n’arrive pas à adresser la parole et évolue au milieu de ses copains et copines. Elle grandit au fur est à mesure de la parution des albums pour revêtir toutes les caractéristiques de l’adolescente. Le succès de la série Les Sisters6 créée par William et Christophe Cazenove aux éditions Bamboo participe à cette tendance. Le récit est basé sur les relations houleuses entre deux sœurs, Wendy l’aînée et Marine, la cadette.

Les personnages sont érigés en véritables stars avec leurs produits dérivés, un profil sur les réseaux sociaux sous forme de site ou de blog, des jeux et des albums adaptés en films. Ces séries très « girly », dont les premières de couverture sont
à dominante rose, traitent avec humour et de manière légère le quotidien des jeunes adolescentes obnubilées par leur apparence, leur « look », et en proie au désir amoureux. Si ces séries ne sont pas dénuées d’un certain intérêt, en particulier parce qu’elles brossent un quotidien assez en phase avec la réalité, elles sont à l’opposé d’autres récits à caractère initiatique mettant en scène des héroïnes grandes adolescentes ou jeunes adultes.

Une nouvelle approche plus authentique de la féminité

Le type de bandes dessinées citées précédemment dédramatise avec un humour certain la période de l’adolescence en rassurant des parents qui se reconnaissent aussi dans un tableau assez conforme à une certaine idée de l’adolescence. Cependant, ces séries qui mettent en scène des héroïnes pré-adolescentes (10-12 ans) espiègles et étourdies, mais finalement assez convenues, sont relativement éloignées des préoccupations intimes de jeunes femmes en devenir.

Les auteurs de bandes dessinées voient pointer dans leurs rangs au cours des années 1960 quelques femmes pionnières issues de la mouvance féministe et héritières du courant Underground. La figure de la femme dans les récits sera progressivement plus féministe, et des héroïnes émancipées succéderont à celles des romances et autres publications destinées exclusivement aux jeunes filles. Enfin, l’émergence de petits éditeurs indépendants dans la mouvance alternative soutiendra les créatrices de récits intimes et sensibles dont le graphisme et les thématiques n’ont rien à envier à ceux de leurs confrères masculins.

 

Les années 70, une révolution culturelle

L’influence des comics underground et de la presse féministe sera importante dans l’évolution de la place et de la figure de la femme dans la bande dessinée. Si cette dernière était auparavant cantonnée à celle de jeune fille bien élevée et d’épouse modèle, des auteures vont initier la représentation de femmes émancipées. Benoît Peeters considère ainsi que « les seules figures féminines que l’on rencontre dans la bande dessinée franco-belge de cette époque sont des viragos, telles “la Castafiore” et l’épouse du chef du village gaulois d’Astérix, ou des mères de famille insipides comme dans Jo et Zette, Boule et Bill ou Michel Vaillant. »7

Alors que les récits romantiques destinés aux jeunes filles fleurissaient en France et aux États-Unis et que des revues proposaient des histoires en images à leurs sages lectrices au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le début des années 1970 est marqué par un changement radical de cap : la presse illustrée pour jeunes filles tend à disparaître pour devenir mixte, tandis que la montée en puissance du féminisme dénonce les stéréotypes sexistes.

L’influence du manga à la fin des années 80

Dans une approche diamétralement opposée à celle de la bande dessinée occidentale, les éditeurs de manga se sont éloignés des considérations morales et ont compris avant leurs homologues occidentaux que le public adolescent était un cœur de cible propice à développer l’industrie de la bande dessinée japonaise. Cette catégorisation éditoriale mêle genre et âge, et distingue, pour le lecteur adolescent, les mangas « pour filles » (les shôjos) et les mangas « pour garçons » (les shonens), puis les mangas pour jeunes hommes (les seinens) et pour jeunes femmes (les joseis). Les lectures de mangas des filles et des garçons semblent donc parfaitement guidées et encadrées.

Le shôjo manga et le personnage de Prince Saphir

En 1953 apparaît Prince Saphir, une princesse travestie au comportement de garçon manqué. Ce personnage va s’imposer comme une référence majeure dans l’histoire de la bande dessinée pour filles et constituera le fondement du genre shôjo manga. Osamu Tezuka aborde ainsi l’émancipation des femmes, rompt avec l’image de la princesse passive et propose un nouveau modèle aux fillettes japonaises.

Jean-Marie Bouissou remarque que « en se passionnant pour la petite escrimeuse, une partie des écolières japonaises des années 1950 rêvait sans doute de faire jeu égal avec les garçons, ce à quoi les séries qui leurs étaient traditionnellement destinées ne les invitaient pas8 ». Au début des années 1970, un groupe de jeunes femmes nommé les Fleurs de l’an 24 – parce que nées aux alentours de 1949, ce qui correspond à la 24e année du règne de l’empereur de l’ère Shôwa – révolutionne l’univers du shôjo manga. Rioko Ikeda, nourrie à la lecture de Prince Saphir, est une des figures de proue du genre, alors majoritairement dominé par les hommes. Elle contribue à redéfinir le genre du shôjo manga pour adolescente et devient célèbre avec La Rose de Versailles, dont le héros Oscar, capitaine de garde de Marie-Antoinette, est une femme travestie en homme à l’identique de Prince Saphir. Le personnage sera repris en France dans le dessin animé Lady Oscar en 1986, et la bande dessinée paraîtra en 2002.

Le shôjo manga en phase avec les thématiques adolescentes

L’industrie japonaise du manga cible les jeunes filles en leur proposant une éducation sentimentale et sexuelle en accord avec leur sensibilité en faisant fi de tout tabou. Ces récits traitent principalement des relations et des sentiments entre les personnages, de leur confrontation aux réalités de la vie quotidienne ou encore de leur comportement. Elles vivent parfois seules, deviennent mannequins, vedettes de show-biz ou bien font les quatre cents coups et tiennent têtes aux caïds, vivent le passage de l’enfance à l’adolescence, décrivent leur descente aux enfers, rencontrent des difficultés dans leur travail ou sont incapables de savoir ce qu’elles désirent réellement. Jean-Marie Bouissou estime que « cette émancipation de la bande dessinée pour filles a été essentielle à l’expansion de l’industrie du manga, en lui permettant, à la différence de la BD et des comics, de ne pas négliger la moitié de sa clientèle potentielle9 ».

Les années 90, renouveau de la BD et reconnaissance des femmes

Dans un contexte de bande dessinée alternative, de diffusion du manga shôjo et grâce à l’engagement de nouvelles maisons d’édition (dont Futuropolis puis l’Association sont les plus audacieuses), la possibilité s’offre aux auteures femmes de créer des albums qui leur ressemblent, et d’accéder ainsi à une certaine reconnaissance.

En matière d’avant-garde et d’émancipation des femmes, le monde de la bande dessinée est en retard par rapport à celui du roman et de la littérature de jeunesse, et la parité homme-femme est encore bien loin d’être atteinte. Alors que les femmes représentent près de 66 % dans la littérature jeunesse, elles n’atteignent que 12 % de la profession dans la bande dessinée en 2014, bien que leur nombre ait triplé en trente ans !

Les années 2000 et le prix Artémisia

La reconnaissance de la création féminine tarde aussi à venir. En effet, ce n’est qu’après quarante éditions du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême que Florence Cestac est récompensée en 2000 par le Grand Prix de la ville d’Angoulême, pour l’ensemble de son œuvre. Claire Bretécher avait pour sa part reçu un prix « spécial » du 10e anniversaire, en 1983.

Le prix Artémisia créé en 2007 récompense enfin la meilleure bande écrite et dessinée par une femme. Par comparaison, en littérature, le prix Fémina avait vu le jour en 1904 pour réagir contre le Goncourt qui ne couronnait que des hommes.

L’autobiographie, écriture de soi et récits intimes

L’écriture de l’intime et les albums avec une mise en scène de soi se sont multipliés dans les deux dernières décennies. Dans les années 1990, l’autobiographie a été la voie par excellence choisie par nombre d’auteurs qui s’avérèrent être parmi les plus influents de leur génération. Les récits autobiographiques au féminin placent le rapport au corps des femmes et à la sexualité au cœur du genre. Dans la lignée des ouvrages de littérature militante des années 1970, il existe une volonté d’affirmer une écriture féminine et de défendre ainsi une littérature de spécificité. Si certaines auteures choisissent de se raconter en privilégiant des perspectives politiques, historiques ou sociologiques (Florence Cestac, Chantal Montellier), d’autres préfèrent des thématiques plus légères et relatent avec humour le quotidien assez futile de jeunes femmes célibataires ou jeunes mères de famille (Pénélope Bagieu et Margaux Motin).

Le succès du récit autobiographique Persépolis de Marjane Satrapi aux éditions l’Association au début des années 2000 a incontestablement élargi la voie à l’expression féminine dans la bande dessinée.

La figure de l’adolescente chez Julie Maroh, Vanyda et Ulli Lust

Trois romans graphiques ont marqué cette veine autobiographique. Celle que…, de Vanyda, et Le Bleu est une couleur chaude, de Julie Maroh, sont le fruit d’auteures françaises et sont respectivement édités chez Dargaud et Glénat, deux maisons d’édition installées depuis longtemps dans le paysage éditorial ; le troisième – Trop n’est pas assez – est l’œuvre d’une Autrichienne, Ulli Lust, éditée chez Ça et là, un petit éditeur indépendant qui publie depuis 2006 des adaptations de bandes dessinées étrangères. Deux d’entre eux ont été récompensés au Festival International de la bande dessinée d’Angoulême : en 2011, Trop n’est pas assez a obtenu le Prix « Artémisia » et le prix « Révélation », qui récompense les jeunes auteurs ou les premiers albums, tandis que la même année Le Bleu est une couleur chaude obtenait le « Prix du Public ».

Ces trois chroniques mettent en scène des adolescentes entre 14 et 17 ans au début des récits. Valentine, personnage principal de la trilogie Celle que…, a 14 ans lorsqu’elle entre en classe de troisième dans le premier tome, Celle que je ne suis pas. Dans le second tome, Celle que je voudrais être, elle entre en classe de seconde générale ; elle est ensuite âgée de 17 ans lorsqu’elle entre en classe de première scientifique dans le troisième volet, Celle que je suis. Pour sa part, Clémentine, personnage principal de Le Bleu est une couleur chaude a 15 ans au début du récit et est âgée de 30 ans à la fin de l’album. Ulli est âgée de 17 ans dans Trop n’est pas assez, et le récit s’étale sur quelques mois d’un été.

Entre auto-fiction et autobiographie

L’adolescence, période d’expériences intenses, mélange de sentiments romantiques et passionnels et de moments noirs de détestation de soi et de désespoir, est au cœur des trois récits. Si les ouvrages du corpus choisi touchent le lecteur, c’est parce que les auteures brossent un tableau juste et sensible de l’univers adolescent au travers de personnages d’une grande vraisemblance. Dans le cas de la trilogie Celle que…, Vanyda approche au plus près la transformation, voire la mue, de Valentine dans son quotidien de collégienne puis de lycéenne. Cette thématique des chroniques scolaires n’est pas sans rappeler certains mangas pour adolescents, de même que l’utilisation de quelques procédés graphiques dont l’auteure s’inspire, comme le recours au noir et blanc, une liberté dans l’agencement asymétrique des cases et l’importance accordée aux pensées des personnages. De nombreux plans fixes sans dialogues donnent cette sensation de temporalité en particulier dans les nombreuses planches illustrant la chambre de Valentine. Les adolescents vivent intensément et pleinement le moment présent, comme si leur vie en dépendait. Ainsi le titre original allemand de Trop n’est pas assez est  Heute ist der letzte Tag vom Rest deines Lebens, ce qui signifie en fait littéralement « Aujourd’hui est le dernier jour du reste de ta vie » ; Trop n’est pas assez est une œuvre autobiographique. Ulli Lust part, l’été de ses 17 ans, en auto-stop avec une amie dans un périple qui les mènera de l’Autriche jusqu’en Sicile au travers d’une aventure « punk ». Le Bleu est une couleur chaude et la trilogie Celle que… sont des auto-fictions. Valentine, personnage de Celle que…, partage quelques ressemblances physiques avec Vanyda et des centres d’intérêt comme la passion des mangas. Julie Maroh, auteure de Le Bleu est une couleur chaude, ne cache pas son homosexualité, qu’elle partage avec les deux héroïnes de son album. Elle est proche des personnages qu’elle met en scène, puisqu’elle crée Le Bleu est une couleur chaude en 2010, l’été de ses 19 ans.

L’intimité de l’adolescence dans la littérature de jeunesse

Dans la veine des romans graphiques autobiographiques au féminin, l’intimité des personnages, le corps et la sexualité des jeunes filles sont au cœur des récits. M-H. Routisseau souligne que l’écriture intimiste est désormais l’apanage des romans destinés aux adolescents : « L’écriture du Je s’est considérablement répandue dans la Littérature de jeunesse au cours des années 1970-1980. Elle atteint son apogée en ce début de siècle et l’on peut affirmer que l’écriture intimiste est aujourd’hui devenue l’un des traits constitutifs du roman destiné aux adolescents. Le genre romanesque offre ainsi une forme idéale à l’analyse d’une crise psychologique ou morale. »10

Les personnages de littérature pour adolescents sont des êtres problématiques avec une épaisseur psychologique. Les trois héroïnes de notre corpus n’échappent pas à cette approche. Ainsi, Valentine dans Celle que…, Ulli dans Trop n’est pas assez, et Clémentine dans Le Bleu est une couleur chaude, sont des personnages problématiques dont nous suivons les doutes et les questionnements. Les trois récits sont écrits à la première personne.

La sexualité des adolescentes et la censure

L’adolescence, période de passage de l’enfance à l’âge adulte, est un moment difficile de la vie que l’on a tendance à oublier, une fois parvenu à l’âge adulte. Époque de transgression des valeurs parentales et sociétales, elle est dérangeante à plus d’un titre. La littérature pour adolescents s’est ainsi longtemps réfugiée derrière la protection de la jeunesse pour censurer toute allusion à la sexualité. La révolution sexuelle est donc arrivée tardivement dans la littérature jeunesse et dans les romans graphiques destinés à un lectorat adolescent.

La sexualité adolescente reste taboue et la littérature pour adolescents a longtemps voulu occulter son existence. Annie Rolland considère que « la censure est fondée sur la négation de l’adolescent comme sujet pensant et désirant et la tyrannie d’une morale axée sur le postulat d’une littérature exclusivement éducative et/ou distrayante. Il s’agit là d’une censure à caractère despotique qui ne vise pas tant la protection de jeunes lecteurs que la protection des fondements moraux et religieux d’une société11 ». Parler d’amour des adolescents avec le médium de la bande dessinée serait-il plus suggestif et plus choquant que le texte le plus descriptif ?

Sexualité et amour, réalités intrinsèques de l’adolescence

Proposer aux adolescents des ouvrages qui rencontrent leurs centres d’intérêts implique d’aborder franchement et simplement les questions qui les préoccupent vraiment, à savoir l’amour et la sexualité. Pour Daniel Delbrassine, ces thèmes sont au cœur des romans adressés aux adolescents. Il remarque ainsi que « le thème de l’amour et de la sexualité apparaît comme un des aspects essentiels du roman adressé aux adolescents. L’amour y est systématiquement présenté selon une norme sociale, sexe et sentiments étant toujours étroitement liés ; la découverte de l’âme sœur semble indispensable à l’épanouissement et au bonheur du héros engagé dans un parcours qui doit le conduire vers une vie adulte et harmonieuse »12. L’amour et la sexualité sont des thèmes qui traversent les trois œuvres de notre corpus de manière différente. Le sentiment amoureux et les premières expériences sexuelles sont les ressorts narratifs de Celle que… et de Le Bleu est une couleur chaude, tandis que Ulli Lust aborde la sexualité avec un réalisme exacerbé, jusqu’à une scène de viol.

Les premières fois: un rite de passage

Les scènes de « premières fois » sont importantes dans la littérature pour adolescents. Annie Rolland reprend la thèse de Françoise Dolto selon laquelle la première expérience sexuelle constitue un rite de passage de l’enfance à l’adolescence : « Aucun adolescent ne passe le cap de l’adolescence sans avoir des idées de mort puisque, selon Françoise Dolto, il faut qu’il meure à l’enfance, “à un mode de relation d’enfance”. L’acte sexuel est lui-même la mort, car c’est mourir à sa propre enfance que faire l’amour la première fois »13. Ainsi, ces scènes sont présentes dans Celle que je suis et dans Le Bleu est une couleur chaude. Julie Maroh illustre la première scène d’amour avec un réalisme très sensuel, tandis que Vanyda préfère la technique de l’ellipse pour ne pas donner à voir des scènes intimes qui pourraient heurter la sensibilité de lecteurs plus jeunes.

L’homosexualité

L’homosexualité, qui fut longtemps un sujet tabou, s’est progressivement invitée en littérature jeunesse dès la fin des années 1980. Le Bleu est une couleur chaude fut l’un des premiers romans graphiques à mettre en scène l’homosexualité féminine, même si Lisa Mandel l’a devancée avec Princesse aime Princesse (Gallimard, Bayou, 2008) ou Esthétique & filatures (Casterman, 2008).

La démarche créatrice de Julie Maroh dans Le Bleu est une couleur chaude est clairement militante en faveur de l’homosexualité. L’auteure y dénonce les comportements intolérants, homophobes des parents et des camarades de classe de Clémentine. Son adaptation cinématographique par Abdellatif Kechiche,
La Vie d’Adèle, et la palme d’or du festival de Cannes accordée au film font écho au vote de la loi de mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe.

Adolescence et quête de soi

La portée initiatique d’une sexualité naissante chez les adolescents et en particulier chez les personnages d’adolescentes de ces trois romans graphiques les amène à être considérés comme des récits initiatiques ou de formation à l’amour et à la sexualité. Marie-Hélène Routisseau considère que le roman de formation entre en résonance avec l’expérience adolescente : « Roman de progression, roman familial, roman des origines, le roman initiatique semble tout particulièrement convenir à l’adolescence, car il fait écho à son développement, au moment transitoire où l’enfant se détache de l’enfance pour entrer dans l’âge adulte. »14

S’éloigner des parents

Pour l’adolescent, la quête de soi, l’accomplissement de sa propre personnalité, passe par la transgression des règles parentales et sociétales et exige un éloignement physique ou géographique des parents pour vivre ses propres aventures. Valentine, Clémentine et Ulli vivent des expériences intenses permettant leur passage de l’enfance à l’âge adulte : Ulli réalise un véritable road movie et quitte l’Autriche sans l’aval de ses parents ; Clémentine est mise à la porte du logis familial lorsque ses parents découvrent son homosexualité ; la mue de Valentine est plus lente et cette dernière se détache plus difficilement du giron maternel.

Quête initiatrice et comportements à risque

L’éloignement des parents et du giron familial suppose des prises de risques. Si les premières expériences amoureuses et sexuelles sont constitutives de l’aventure adolescente, les expériences telles que la prise d’alcool ou de drogue demeurent également incontournables. Valentine, Clémentine et Ulli se comporteront en « vraies » adolescentes et ne seront pas épargnées par ces détours illicites.

Roman de formation et transmission de valeurs

L’évocation des sujets tabous tels que la mort et le sexe dans ces trois œuvres sont susceptibles d’accrocher le lectorat adolescent. L’accès à une maturité psychologique et morale dans Celle que…, un épanouissement affectif homosexuel se terminant en tragédie dans Le Bleu est une couleur chaude, ou l’aveu désenchanté face à l’échec d’un road movie dans Trop n’est pas assez sont autant d’expériences réalistes, dignes d’intéresser tout adolescent en devenir. Destin heureux ou tragique, le lecteur apprend de l’expérience des protagonistes. Pour sa part, Daniel Delbrassine note que « si le protagoniste évolue vers une position euphorique, le lecteur est incité à le suivre dans la bonne voie. Si le protagoniste finit mal, son échec sert également de leçon ou de preuve mais cette fois a contrario : son destin permet au lecteur de voir “la mauvaise voie” sans la suivre. »15

Vincent Jouve considère que ce type de personnage peu convenu est pourtant plus intéressant du point de vue de l’enrichissement affectif que ceux dans lesquels nous nous reconnaissons : « L’intérêt que nous éprouvons pour les personnages ne vient donc pas de ce que nous y reconnaissons de nous-mêmes (seuls les romans les plus frustes jouent de ce procédé), mais de ce que nous y apprenons de nous-mêmes. La vérité qui se dégage de notre interaction avec les figures fictives est le plus souvent une vérité ignorée. C’est la différence et non la ressemblance qui permet de se découvrir. Les personnages les plus intéressants sont ceux qui vont à l’encontre de nos dispositions. »16

Trop n’est pas assez serait ainsi le roman graphique dans lequel les problématiques adolescentes sont les plus prégnantes. L’euphorie, mais aussi la peur et l’angoisse éprouvées par Ulli, sont sans doute les manifestations les plus authentiques du vécu adolescent. Sa quête « jusqu’au boutiste » et les prises de risques répétées sont de cette intensité propre à l’adolescence. L’état de crise dans lequel se trouve Ulli est symptomatique de la crise existentielle que traversent bon nombre d’adolescents. Par ailleurs, ce roman graphique dans la veine underground bouleverse les codes de la moralité. Ulli est décidément une jeune punk en quête de liberté et de transgression des codes petits-bourgeois.

Émancipation

L’image de la femme a largement évolué dans la bande dessinée contemporaine, des années d’après-guerre au début du xxie siècle. Par ailleurs, la littérature de jeunesse s’émancipe progressivement de la loi de 1949, et aborde dorénavant des problématiques en phase avec le lectorat adolescent. La bande dessinée franco-belge, un rien en retard sur son temps, est doublée par le manga japonais et la bande dessinée underground qui proposent sans tabou une éducation sentimentale et sexuelle au lectorat féminin et adolescent jusqu’alors négligé.

Le 9e art, longtemps considéré comme un art mineur, conquiert ses lettres de noblesse en empruntant les thématiques et les schémas narratifs du genre romanesque. Le roman graphique, ou bande dessinée dite d’auteur, est enfin reconnu comme un médium dans lequel s’exprime la sensibilité de dessinateurs et scénaristes livrant leur regard sur le monde. C’est dans ce contexte que des auteures de bande dessinée, influencées par leurs propres lectures et leurs propres histoires adolescentes, proposent un regard authentique et réconcilié sur cette période de transformation et de doute au travers de récits initiatiques. Ces aventures en phase avec leurs centres d’intérêt, permettent aux jeunes lecteurs de s’identifier à des personnages problématiques eux-mêmes en construction. Isabelle Nièvre-Chevrel considère que « les frontières de la littérature de jeunesse sont mouvantes et poreuses. Elles délimitent un territoire qui se déplace au gré des représentations que les adultes se font, non pas simplement des jeunes lecteurs, mais également des ouvrages qui doivent leur être proposés »17. La série des Celle que… cible sans aucun doute un lectorat adolescent voire pré-adolescent. Le Bleu est une couleur chaude et Trop n’est pas assez sont sur cette frontière incertaine entre la littérature générale et la littérature pour la jeunesse, de par les thématiques abordées et la mise en scène d’une sexualité crue. Ces deux ouvrages ne correspondent peut-être pas aux représentations des adultes quant à ce qui doit être proposé aux jeunes lecteurs, mais les personnages d’adolescentes font figure d’exemples participant à l’apprentissage de la vie. En ce sens, ces romans graphiques sont instructifs et leurs auteures sont des passeuses d’expérience humaine.

 

Émigration Immigration

Les enfants

La littérature jeunesse aborde largement le thème des enfants arrachés à leur famille, leurs amis, et qui doivent tant bien que mal s’adapter à un autre pays, une autre culture. Le choc est souvent rude. Dans le beau roman Un cargo pour Berlin1, de Fred Paronuzzi, deux enfants qui partent en exil se retrouvent dans un cargo. Facilement accessible, ce roman lève le voile sur les conditions insoutenables de l’exil pour les enfants, et permet d’aborder le sujet de façon simple et claire, tout en évoquant de nombreux thèmes.

On peut travailler la thématique avec les plus jeunes grâce au roman Rom, Roman, Romane2, d’Hélène Montardre, belle histoire d’amour et d’amitié entre des migrants de Roumanie. Leur arrivée dans un paisible village ne passe pas inaperçue…

On aime tout autant le roman Tao et Léo3, d’Ingrid Thobois. Tao, petit garçon d’origine chinoise, s’est lié d’amitié avec Léo, un petit garçon français. Lors du Nouvel an chinois, les parents de Tao se font arrêter… Une nouvelle qui attriste tout le monde, et qui va faire réagir.

C’est également une petite fille née en Chine, prénommée Mei, que l’on découvre dans le roman Tu peux pas rester là4, de Jean-Paul Nozière. Installée avec sa maman dans un petit village quelque part au fond de la campagne, elles se retrouvent toutes les deux sous la menace directe d’une expulsion, sur ordre des autorités. Mais le village n’en a pas décidé ainsi et se mobilise pour les garder.

À ne pas manquer, le roman Le Temps des miracles5, d’Anne-Laure Bondoux. Le jeune Blaise Fortune est retrouvé au fond d’un camion, à la frontière. Il ne connaît que quelques mots en français et a perdu en cours de route la femme qui l’accompagnait. Un roman très fort, rempli d’émotion.

Entre illusions et espérances

Les migrants arrivent dans l’angoisse et la peur, mais avec espoir et souvent beaucoup d’illusions. Dans le roman Le Ventre de l’Atlantique6, de Fatou Diome, Salie est partie d’Afrique pour vivre en France. Son petit frère rêve de la rejoindre afin de devenir footballeur professionnel. Mais sa grande sœur essaye de lui faire comprendre la réalité… Un roman à lire à partir de la 1re. Une thématique que l’on retrouve dans le roman Chair à ballons7, d’Alain Devalpo. Plein d’illusions, un jeune garçon africain se laisse séduire par les propositions alléchantes d’un homme qui lui fait miroiter un avenir de brillant footballeur professionnel en France. Mais à son arrivée, il  déchante vite, et s’aperçoit qu’il s’est fait piéger…

Espoirs et illusions ne se quittent guère. Dans le roman Refuges8, d’Anne-Lise Heurtier, une jeune femme italienne revient à Lampedusa, son île d’origine. Elle y croise le destin de plusieurs migrants qui arrivent sur l’île. Ils sont remplis d’espérance, mais aussi d’espoirs déçus et de révolte. Un roman fort, pour les lecteurs lycéens.

La vie dans le pays d’arrivée se révèle souvent bien peu rose. Nous sommes tous tellement désolés9, de Jean-Paul Nozière, brosse le portrait sans concession d’une jeune femme arrivée de Moldavie, et installée dans un tout petit village pour y vivre de la prostitution. Quelques années après son départ, cette femme revient dans son village. Les rancœurs et les haines y sont toujours aussi présentes… Un roman à l’ambiance lourde et pesante, à proposer aux lecteurs à partir de la classe de 3e.

La vie au quotidien

Dans le roman Les Enfants de Babel10 d’Eliacer Cansino, le lecteur est plongé dans la vie d’une grande tour d’habitation, à Séville, dans laquelle les habitants proviennent de tous horizons. Chacun a son histoire, chacun a son avenir. Une sorte de microcosme, de condensé d’émigration.

Dans La Petite Fille de M. Lin11, de Philippe Claudel, un homme âgé retrace son histoire dans le pays qui l’a accueilli. Comment faire pour se faire comprendre dans une langue que l’on ne connaît pas ? Quelles sont les structures d’accueil ? Un roman qui évoque l’aspect sociologique de l’émigration, mais aussi le versant humain, psychologique.

Quant à Gadji12, de Lucie Land, il évoque le quotidien de Katarina, jeune fille rom partie à Paris après un drame survenu dans sa famille. Pour elle, vivre entre quatre murs, dans une grande ville, s’avère très difficile. Katarina souhaite garder sa grande liberté. Pourra-t-elle réussir à l’école ?

Pour les plus âgés

Pour nos lecteurs lycéens, aguerris à la lecture, deux romans sont à conseiller. Tout d’abord, Eldorado13, de Laurent Gaudé. Un voyage initiatique, l’histoire de boat-people. Un roman à mettre en lien avec le programme d’Histoire et de géographie. On conseillera également Un clandestin au paradis14, de Vincent Karle : Matteo et Zaher sont dans le même lycée. Zaher est un réfugié afghan et son arrivée au lycée est quelque peu mouvementée. Il n’est pas accepté par tous, et Matteo devra apprendre à le connaître…

Du côté des documentaires

Chez Gallimard, le documentaire Enfants d’ici, parents d’ailleurs15 retrace les périodes d’immigration par pays et par période, de 1850 jusqu’au début du XXIe siècle. À chaque fois, un enfant incarne le type de l’immigration. Très illustré, cet ouvrage se révèle une bonne accroche pour un travail sur le thème. On notera également la collection Enfants d’ailleurs, chez Autrement. Pour nos élèves de 6e et 5e, cette collection raconte l’histoire des migrants des premières générations, les titres se présentent sous forme de journaux, de cahiers rédigés. Une forme calligraphiée attrayante, qui se lit facilement.

Chez Syros, le titre Dernière solution, fuir ! 16, de Marilu Zamora, dans la collection J’accuse, propose le témoignage de trois enfants, une Péruvienne et deux Congolais, pour aborder la question. Un témoignage datant de 2006, mais dont les thèmes sont toujours d’actualité.