Veille numérique 2016 – N°3

Matériel Informatique

Surface Hub

Microsoft a dévoilé sa tablette tactile géante destinée principalement aux salles de réunion et aux entreprises. Fonctionnant sous le système d’exploitation Windows 10, la surface Hub dispose des outils professionnels indispensables, notamment la visioconférence. Le potentiel de cette technologie dans le milieu scolaire est indéniable. Hélas, il va falloir attendre que le coût baisse avant d’équiper les classes. Les deux formats proposés sont 55 pouces en full HD pour 10 200 € et 84 pouces en 4K pour 25 200 €. USB TYPE C Ce nouveau type de connecteur est réversible, néanmoins, le genre mâle ou femelle demeure. De la taille d’un micro USB, ce type d’USB est principalement installé depuis août 2016 sur les ordinateurs mais devrait s’étendre assez rapidement sur toutes les tablettes et peut-être les smartphones, Apple compris. L’USB-C pourrait à terme remplacer les types A et B pour devenir la norme universelle des appareils connectés.

Wifi basse consommation

Des chercheurs de l’Université de Washington ont créé un Wifi consommant très peu d’énergie. Cette technologie récupère un signal Wifi et le transmet via une borne relais de Wifi passif vers des terminaux. Avec un débit de 11 Mbit/s sur 30 mètres, ce nouveau mode de communication est adapté aux objets connectés en tout genre.

Cellule solaire miniature

Une équipe de chercheurs du MIT (Institut de technologie du Massachusetts) a développé un capteur photovoltaïque infiniment petit (50 fois plus fin qu’un cheveu) et très léger (le poids d’une bulle de savon) pour produire de l’énergie solaire. Selon les scientifiques, la découverte réside dans la méthode de fabrication. Cette cellule pourrait recouvrir les véhicules et les objets connectés dans un futur proche.

Moteurs de recherche et navigateurs

Qwant Junior

Lancée en déc. 2015, cette déclinaison pour enfants de 6 à 13 ans du moteur de recherche européen, assure que la navigation est sécurisée : sans site violent, sans site interdit au moins de 18 ans, sans e-commerce, sans publicité. En partenariat avec l’Éducation nationale, un onglet « Éducation » a été développé afin que les élèves obtiennent des résultats comprenant des contenus éducatifs.
Les professeurs des écoles peuvent se connecter sur le site avec un code fourni par l’Éducation nationale, puis signaler les contenus inappropriés. Un sérieux concurrent au SafeSearch de Google.

Le navigateur de rendu Servo

Le nouveau moteur de Mozilla permettra un affichage très rapide. Prévu en test pour juin, il intégrera Firefox ou un nouveau navigateur. À la différence de l’actuel moteur, Gecko (en C++), Rust, le langage de programmation utilisé pour Servo, a été élaboré par Mozilla. La communauté des développeurs repèrera les bugs et les fonctions manquantes pendant la période de test. Le but de la fondation est de propulser un navigateur ultraléger.

Le navigateur vivaldi

La version stable 1.0 est sortie après une année en bêta. Fruit de la scission de l’équipe du navigateur Opéra, en raison de divergences importantes sur l’évolution de ce dernier, ce navigateur se veut riche en paramétrages afin que les internautes puissent le régler à leur convenance. Ainsi, face à Explorer et Chrome, la liste des concurrents alternatifs s’allonge.

Applications et logiciels

Cortana et les chatbots

L’assistant personnel virtuel de Microsoft, Cortana, peut « discuter » avec l’utilisateur, effectuer des tâches et se connecter aux appareils mobiles. Donner la parole à toutes les applis grâce aux chatbots (agents conversationnels) est l’ambition de Microsoft. Ainsi, l’utilisateur, via Skype et Cortana, pourra dialoguer avec les applications et faire exécuter vocalement des tâches.

« Parle avec Google Docs »

Parler à son ordinateur est très tendance : désormais il est possible de dicter son texte à Google docs. Il suffit de se munir d’un microphone, puis, dans l’onglet « Outils », de sélectionner « Saisie vocale ». L’activation nécessite de cliquer sur l’icône en forme de micro qui s’affiche à gauche du document.

Brioler avec son smartphone

La société Ryobi, spécialisée dans le bricolage, propose l’application gratuite « Phone Works » pour réaliser des travaux. Parmi les outils que l’on peut connecter, se distinguent : le niveau laser, le mètre laser, le thermomètre infrarouge et la caméra d’inspection. Une application pas forcément utile dans un CDI sauf, peut-être, pour un réaménagement ! Dans tous les cas, les bricoleurs apprécieront ces nouveaux outils numériques.

Lecture numérique

Facebook vendeur de livres

Facebook favorise le développement de commerce intégré à son réseau social. Les « Éditions du Net » ont bien compris l’avantage de s’installer sur Facebook, lequel connaît dans le détail la vie de ses membres. Les achats se font sur une plateforme associée au réseau via l’espace publicitaire. Ainsi, l’internaute ne quitte jamais sa page et achète les ouvrages qui lui sont proposés grâce aux informations recueillies sur son compte Facebook (data mining).

Lecture et dyslexie

Le développeur suédois, Victor Widell, a créé un petit programme sous forme de Plugin qui permet de se rendre compte des difficultés d’une personne dyslexique lorsqu’elle lit un texte. L’un des symptômes de la dyslexie est l’impression que les lettres changent de place en permanence. Le module, qui peut s’intégrer dans un navigateur, bouge les caractères de chaque mot de façon aléatoire et rend la lecture vraiment pénible, au point d’avoir la migraine au bout de 5 minutes… Actuellement, il existe des programmes, telle l’application Dys, qui facilitent la lecture numérique des dyslexiques en espaçant les lettres.

Librairie numérique Glose

La plateforme a profité du Salon du livre de Paris pour annoncer son intention de s’implanter dans le paysage français. Forte de plus de 800 000 titres, Glose apparaît comme un poids lourd dans le domaine de la librairie numérique. Ses principaux atouts sont : des livres enrichis (prise de notes, archivage, partage) et un club littéraire (échanges entre internautes). Glose envisage d’offrir plus de contenu pédagogique pour le système éducatif.

Livre numérique sans dépot légal

La loi Création, censée « protéger les artistes, la liberté, la diversité » selon la ministre de la Culture, n’a finalement pas pris en compte les livres numériques. Actuellement, les éditeurs n’ont aucune obligation de déposer les ouvrages numériques à la Bibliothèque nationale de France. Seuls les distributeurs et les robots collecteurs de la BnF font cette démarche. Par conséquent, les oeuvres nativement numériques ne sont pas forcément recensées et donc protégées, alors qu’il suffirait d’envoyer un Epub ou un PDF.

Éducation

Canopé et Amazon se rapprochent

Le but du réseau Canopé est de publier des ressources pédagogiques via le service Kindle Direct Publishing d’Amazon afin de diffuser plus largement ses ouvrages. Parallèlement, des ateliers sur l’autopublication vont être proposés par Canopé jusqu’à l’automne 2016 afin d’inciter les enseignants à publier des contenus éducatifs pour tous. Pas sûr que les éditeurs et les librairies apprécient beaucoup ce rapprochement juste au moment de la réforme des programmes et l’édition de nouveaux manuels scolaires.

Platerorme Lirelactu

Le Ministère de l’Éducation nationale a dévoilé pendant la semaine de la presse le projet de plateforme de presse Lirelactu.fr, en accès gratuit pour les établissements scolaires. Opérationnelle dès septembre 2016, elle proposera dans un premier temps une quinzaine de titres. Cet outil favorisera le décryptage de l’information dans le cadre de séances pédagogiques. Ce projet a été réalisé en partenariat avec MiLibris et la presse généraliste.

Belearner

Cet outil de scénarisation de parcours pédagogiques réunit du texte, de l’image, du son et de la vidéo. De nombreuses interactions peuvent être programmées dans le scénario, par exemple : quizz, questions, liens, commentaires, textes à trous.
La progression de l’élève est interactive et personnalisée. Cette plateforme transmédias innovante en matière d’e-éducation est dorénavant intégrable aux ENT des établissements scolaires.

Renkan

Permet la création, le partage, l’édition en temps réel par plusieurs personnes de cartes heuristiques. Collaboratif, très complet et aisé d’utilisation, ce programme est développé par l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) du Centre Pompidou. Renkan sera inclus dans les ENT dans le cadre du projet MétaEducation (E-éducation 2) pour les lycées.

Droit et données personnelles

Le virus Locky

Ce rançogiciel, d’une très grande virulence, se répand en France depuis mars 2016. Il arrive par mail et emprunte des adresses familières de l’internaute (nom de l’entreprise, du fournisseur internet, de l’établissement scolaire,..). Le piège se trouve dans la pièce jointe, qui, si elle est ouverte, crypte tous les documents et réclame une rançon en bitcoin (monnaie virtuelle internationale) pour déverrouiller les données. D’autres redoutables ransomwares, tels Petya et KeRanger, peuplent également le Net.

Que sait Google de nous ?

Google collecte de très nombreuses données sur nous grâce à un important dispositif incluant des appareils, des logiciels et des services. Plus Google en sait sur nous, plus il gagne d’argent, via la publicité ciblée.
Le site « The lone wolf librarian » explique clairement, sous la forme d’un schéma, comment Google sait presque tout de nous : qui nous sommes, où nous habitons, ce que nous pensons, ce que nous faisons en ligne, où nous nous déplaçons, à qui nous parlons, comment nous dépensons notre argent…

Les bibliothèques américaines et les libertés numériques

Après avoir installé un relais du réseau TOR (réseau de navigation anonyme), les bibliothécaires d’une ville des États-Unis ont été interrogés par la police locale, à la demande de l’Agence fédérale de la sécurité intérieure. Malgré les pressions, ils ont décidé, avec l’accord de la municipalité, de rebrancher le relais 5 semaines plus tard afin de respecter la vie privée des usagers.

Mise en demeur de Facebook par la CNIL

La Commission nationale de l’informatique et des libertés a mis en demeure Facebook, le 8 février 2016, à propos de ses manquements à la loi française quant à la collecte et à l’exploitation des données des internautes français. La CNIL, en charge de la protection des données personnelles, pointe du doigt : la publicité ciblée sans consentement, les données très sensibles (ex : dossier médical), le cookie « Datr » intrusif pour les non-membres, le manque d’information sur le transfert des données aux USA et l’utilisation du Safe Harbor.

Chiffrement : Apple contre FBI

Le géant de Cupertino refuse d’ouvrir une brèche dans le chiffrement des données des iphones pour aider la police fédérale à accéder au contenu du téléphone du terroriste de San Bernardino. Les autorités américaines démentent vouloir obtenir librement des données par un accès caché et sécurisé, de façon légale. Apple affirme que cela affaiblirait la sûreté des téléphones et mettrait en danger les utilisateurs des pays au régime dictatorial. Toute la Silicon Valley soutient la firme à la pomme.
Finalement, le FBI est passé outre et, grâce à un tiers, a réussi à décrypter les données du téléphone. Edward Snowden l’avait annoncé dès le début de l’affaire.

No Future…

Paiement par selfie

Amazon envisage que l’internaute puisse payer par selfie vidéo grâce aux outils de reconnaissance faciale. La société a déposé un brevet auprès de l’organisme américain US Patent & Trademark Office, bien que la technique ne soit pas encore au point.
Amazon vise à remplacer le classique mot de passe par le selfie, lequel serait plus sûr et ludique. Paypal et Mastercard, entre autres, étudient une technologie similaire.

Art et IA

À la Gray Area Foundation for the Arts de San Francisco s’est tenue une exposition d’oeuvres réalisées par un programme d’intelligence artificielle, créé par Google, spécialisé dans la reconnaissance visuelle. Cet algorithme, baptisé Deep Dream, peut produire des images à partir de ce qu’on lui soumet visuellement.
Ces créations hallucinantes et oniriques de l’IA ont été vendues jusqu’à 8 000 $, pour certaines.

Exosquelettes pour qui ?

Pour le moment destinés au marché japonais, Panasonic fait la promotion de ses exosquelettes avec des vidéos mettant en scène différents types de robots-assistants. Deux modèles s’adressent aux manutentionnaires amenés à soulever des charges très lourdes. À n’en pas douter, les ouvriers vont être ravis de se transformer en homme bionique…

Le Chatbot Tay

L’IA conversationnelle de Microsoft pour Twitter aura connu une très courte existence en raison de ses dérapages. Conçue pour séduire les adolescents et les jeunes adultes, elle utilisait des données publiques pour communiquer avec les internautes. Très rapidement, une attaque de trolls du Net l’a fait déraper en lui faisant tenir des propos racistes et misogynes. Le directeur général de Microsoft, Satya Nadella, prévoit de rendre son IA moins influençable.

Drone autonome

Avec Phantom 4 de DJI, plus besoin d’être un as du pilotage. Celui-ci est capable d’éviter automatiquement un obstacle grâce à des capteurs et un programme d’intelligence artificielle. Paramétrer un parcours déterminé est une des options disponibles.
Y a-t-il un pilote dans le drone !

Holoportation

Le casque de réalité augmentée Hololens de Microsoft autorise la vision et la discussion avec des représentations holographiques de nos contacts. Pour l’instant, cette technologie, au coût très élevé, exige l’utilisation de caméras pour reproduire en trois dimensions le sujet. Nul doute que ce mode de communication révolutionnaire deviendra plus attractif que le chat vidéo. Dans quelques années, communiquer avec ses proches ou ses élèves sous forme d’hologrammes sera commun !

L’archéologie des médias

Mais il en faut plus à notre héros qui en a vu bien d’autres. Le bureau est proche, non loin de la vitrine qui contient une authentique momie de la période postmoderne : une vieille maître de conférences de l’ère pré-numérique. Elle s’est asséchée peu à peu et a été momifiée puis entourée de bandelettes faites dans une vieille classification décimale universelle. Une injure à Paul Otlet, d’autant que lamomie demeure stoïque avec de vieilles pantoufles au pied, un peu comme si elle était demeurée finalement en train de professer les mêmes choses dans la même université pendant plus de 30 ans. L’archéologue ne se risque pas à ouvrir la vitrine, tant il est probable que du poison s’y trouve encore. Le bureau l’intéresse davantage. Il apparaît un peu bancal, comme suspendu dans un vide prêt à l’engloutir. Qui sait quelles sont les pensées néfastes qui ont pu y être développées, les infâmes complots qui ont pu y être ourdis ? À pas feutrés, il s’approche du bureau. Mais sa marche est à nouveau arrêtée, son fédora s’est pris dans les toiles d’araignée. D’un geste sûr, il se ressaisit de son chapeau, l’époussette, et le remet sur sa tête. Le moment ne permet pas d’envisager d’être tête nue si près du but. Le plancher craque à nouveau faisant émerger l’ouvrage qui sert de cale au bureau. Le titre est devenu illisible, tout juste perçoit-on le nom de l’auteur Cl…e P… Un funeste dessein pour cet ouvrage qui est devenu une ruine. Mais il est probable qu’il n’a jamais été autre chose.

Il a bien sûr l’intelligence de ne pas tenter de s’asseoir sur le fauteuil immonde tout droit sorti de ces learning centres désaffectés dans lesquels on aime tourner des séries peuplées de morts-vivants. Il n’y a rien de très intéressant sur le bureau, juste quelques décorations que les faquins aiment arborer pour se croire importants et autres récompenses qu’on s’offrait entre inféodés de la même espèce. Il reste le tiroir. Pas question de l’ouvrir sans gants, un document jauni sur lequel est inscrit Pacifi, lui rappelle qu’il faut continuer à ne pas s’y fier. Par précaution, l’archéologue s’empare d’une règle fine placée au-dessus d’un précis de trigonométrie. Il tente d’introduire la règle pour faire levier, le tiroir résiste. Il est probablement fermé à clef, mais nulle clé ne semble proche. Inutile de faire dans le détail, seul le contenu du tiroir l’intéresse. Il force encore un peu et les craquements l’encouragent à poursuivre. La serrure finit par céder au bout de quelques minutes sous le regard réprobateur de la momie. Le secret n’est plus très loin. Il ne lui faut que quelques instants pour se saisir de l’objet de toutes les convoitises : un vieux disque dur qui contient tous les secrets et les explications quant aux tentatives de destruction de la documentation fomentées par les sectateurs du Cénacle du Culte Concentrique.
L’archéologue brandit l’objet dans un geste de triomphe. Il vient une nouvelle fois de réussir une aventure complexe contre des ennemis coriaces.

Généralement, l’auteur de fictions ou le réalisateur va s’en tenir à cet instant suprême. Pourtant, pour l’analyse tout se joue après. En effet, il est probable qu’il sera impossible de récupérer les données du disque dur. Outre le fait que le disque dur risque de s’être fortement dégradé au fil du temps et qu’une bonne partie des fichiers a de fortes chances d’être devenue illisible du fait d’une perte d’intégrité informatique, il s’avère souvent impossible de lire le format des fichiers s’ils sont tous propriétaires et encodés dans un langage aujourd’hui disparu.
Par souci de conservation, on peut tenter de sauvegarder sur de nouveaux supports les données impossibles à déchiffrer, en espérant qu’un jour des chercheurs parviennent à décrypter les textes de l’abominable complot (ce qui arrive parfois, voir encadré sur Le phonautographe). Il serait souhaitable de retrouver une machine de l’époque avec les logiciels utilisés, mais elles risquent d’être toutes hors service depuis longtemps. Si on repense à notre héros, il surmontera sa déception. Il sait que certaines choses doivent être parfois ignorées et que l’oubli est souvent le meilleur cimetière pour l’infamie. Et puis le meilleur dans la quête, c’est souvent la quête elle-même et non pas l’hypothétique résultat.

Cette petite histoire nous montre que la conservation des données et la préservation des médias ne sont pas choses simples. C’est une des questions que pose l’archéologie des médias (voir encadré) qui va cependant bien au-delà de l’archivage des données. En effet, cette discipline scientifique qui émerge depuis quelques années cherche à mieux saisir les évolutions médiatiques et techniques, dont le renouvellement interroge les conditions de conservation des dispositifs, des données, mais également des usages et des pratiques engendrées. La forte succession des objets techniques et médiatiques requiert une mémorisation complexe qui permet de mieux saisir les processus d’innovation technique, notamment en ouvrant les possibilités de rétro-ingénierie, mais aussi en facilitant l’étude de la généalogie des objets techniques. S’intéressant aux objets parfois disparus ou se maintenant à la marge, voire retransformés sous d’autres formes, l’archéologie des médias va particulièrement s’intéresser aux médias zombies. Chaque année, ce sont des milliers d’objets qui vont au rebut du fait d’une obsolescence programmée ou d’un besoin de renouvellement imposé par des logiques marketing qui vous proposent toujours de meilleures fonctionnalités afin de délaisser l’ancien pour le nouveau, dans un cycle incessamment répété et qu’on place abusivement sous le vocable de l’innovation. Les artefacts de la culture numérique témoignent d’une matérialité dont on mesure parfois davantage le poids quand ils sont rassemblés en masse dans une décharge qui figure l’accumulation du temps et les sommes englouties dans des produits finalement peu viables à long terme. Alors que les discours cherchent à s’emparer de l’imaginaire technologique pour mieux faire oublier la matérialité lourde des réseaux : circuits imprimés, écrans tactiles, plastiques encombrent notre planète de moments vécus et de productions réalisées via ces intermédiaires techniques.
Ce sont ainsi de nombreux dispositifs médiatiques à la vie éphémère auxquels s’intéresse l’archéologie des médias, qui cherche à s’emparer des médias morts pour mieux les ramener à la vie dans une démarche scientifique mâtinée d’une recherche esthétique et artistique. En effet, il s’agit parfois de reprendre du matériel ancien pour le transformer et agir ainsi comme une remémoration par la revitalisation d’outils qu’on a cru disparus et dont on s’est parfois trop vite lassé. Des travaux sont ainsi menés entre recherche et création artistique, comme nous le montrent Jussi Parikka et Garnet Hertz qui s’intéressent particulièrement aux médias zombies : « Le media zombie désigne un media qui n’est pas seulement hors d’usage, mais ressuscité pour des nouvelles utilisations, contextes et adaptations »1.

On ne s’étonnera pas non plus de trouver des proximités avec l’esthétique steampunk2 qui envisage des évolutions techniques inattendues se concrétisant de façon plus précoce. Dans le cas présent, on s’emparera d’anciens objets pour leur conférer des possibilités renouvelées. Un vieux téléphone pourra être customisé, un vieil ordinateur sera remis à jour avec un mini-ordinateur type arduino ou raspberry-pi, ce qui suppose des compétences type DIY (do it yourself) pour donner cours à son imagination. Certains iront même jusqu’à faire marcher un vieux minitel avec un nouveau système d’exploitation. Il sera néanmoins impossible aux nostalgiques de l’époque de recréer le « 3615 Ulla » ou le « 3615 Géraldine », dont on oublie trop souvent qu’ils furent des mannes pour des acteurs de l’industrie des médias comme Xavier Niel (il faut lire La Théorie de l’information d’Aurélien Bellanger).

La démarche permet de mieux prendre conscience de l’obsolescence des objets, qu’elle soit programmée ou non, afin d’envisager un recyclage plus efficace de cette matérialité à terme. La stratégie est alors de peupler nos espaces de vie des médias morts-vivants pour mieux nous apprendre à vivre avec. Le rôle des artistes-archéologues devient primordial dans ce cadre.
À vous d’imaginer ce que vous auriez pu faire du disque dur de notre archéologue en mode Indiana Jones du début de notre histoire. Il s’agit de songer aux nouvelles existences de nos objets numériques ainsi transformés.

Quel apport pédagogique ?

Le concept d’archéologie des médias permet de replacer la question de la généalogie des médias et de leur évolution au niveau de la formation, et ce d’autant que la perception d’un média numérique unique rend complexe parfois la perception des différentes histoires de la radio, de la télévision, du cinéma et du Web, mais aussi de tous ces dispositifs désormais disparus. Cette démonstration permet une meilleure prise de conscience des modes et ne peut qu’interroger sur l’impression d’innovation incessante.
À l’instar d’une démarche qui avait été faite par des Québécois, il y a quelques années, et qui avait montré d’anciens dispositifs à des enfants de 5 ans, il peut être opportun d’organiser une expédition dans le genre. Après le voyage en translittératie, quoi de mieux que de lancer vos élèves dans une quête à la Indiana Jones, un voyage en translittératie no 2 !

Indiana Doc et les médias zombies !

Le Walkman autoreverse Sony.
Le Walkman autoreverse Sony.

Vous avez réuni au préalable tout un tas de supports aujourd’hui dépassés et peu usités avec si possible leur support de lecture. Vous êtes déjà en train de regretter d’avoir fait le vide dans la réserve du CDI ? En effet, il vous faut des disquettes de différents formats, des cassettes magnétiques (souvenez-vous des T07), des cassettes audio avec un enregistreur et un crayon à papier. Effectivement, les jeunes générations n’ont aucune conscience du lien qui existe entre les deux… Cela ferait une bonne question à poser. Et non, la disquette n’est pas l’impression 3D de l’icône qui symbolise la sauvegarde. Car oui, il y a de l’histoire dans les interfaces, tout comme le traitement de texte a incorporé l’histoire des typographies issues du monde de l’imprimé.
Vous pouvez préparer une sorte de rallye, où l’élève devra deviner quels sont les objets et à quoi ils servaient (en préparant si besoin une sorte de QCM), mais surtout en incitant à manipuler (sans trop dégrader ces vestiges du passé). Il vous faudra dénicher des lecteurs de k7 audio encore fonctionnels, voire ces vieux magnétophones qui ont usé des bandes-son de cours de langue.
Si vous disposez d’un de ces vieux jeux électroniques fonctionnant à l’énergie solaire, vous pourrez montrer l’exemple d’un dispositif qui fonctionne encore 30 ans après ! Tous les médias ne sont pas zombies, certains sont carrément des survivants !

Allez faire un tour sur l’INA qui regorge de vidéos présentant les inventions et innovations des décennies précédentes. On y retrouve les premières sorties du minitel, du téléphone bebop, des évolutions téléphoniques, des premiers reportages sur Internet, etc. Une mine pour faire double coup : en montrant la manière dont on s’imaginait les techniques et aussi montrer la teneur d’un reportage télé il y a 10, 20, 30 ou 40 ans plus tôt, voire plus.
Il est aussi possible de travailler sur des illustrations et des textes qui imaginaient le monde au XXe siècle. Un site incontournable fait un gros travail en ce sens : archeosf3, dont il est possible de trouver un certain nombre de publications et de rééditions de travaux oubliés sur Publienet, qui a ouvert une collection dédiée « archéosf 4.

Impossible également de faire l’impasse sur le Web. InternetArchive5 regorge de captures d’écran et de captation de sites web notamment des premiers âges du Web ! L’occasion d’expliquer et de montrer les évolutions. Il faudra néanmoins espérer que le site de votre établissement ne soit pas resté dans son état originel de la préhistoire du Web… On espérera également que le professeur documentaliste n’est pas resté coincé en 1984, sans quoi vous pouvez tenter de privilégier la piste de Retour vers le futur. Un vieux doc qui ressemble au doc, voilà de quoi faire revenir Marty McFly, nom de Zeus !

Quoi qu’il en soit, il apparaît opportun de mieux intégrer à l’évaluation de l’information la question des supports et de la matérialité. Des problématiques bien souvent mieux abordées par l’archivistique que par la documentation. Pourtant, l’évaluation commence bien souvent par une capacité à analyser justement les supports et dispositifs techniques qui ne sont jamais neutres. Cette rematérialisation pédagogique permet de mieux appréhender tout le sens des humanités digitales qui requiert l’apprentissage par la mobilisation de tous les sens.

L’Archéologie des médias

L’archéologie des médias est une discipline scientifique qui commence à gagner en maturité et qui est issue de plusieurs influences abordant la critique des médias. En premier lieu, il y a les travaux de Michel Foucault et notamment son ouvrage L’ Archéologie des savoirs, mais aussi les théories des médias dans la lignée des travaux de Marshall McLuhan. Plus encore ce sont toutes les écoles critiques des médias et notamment de leur influence dans la société qui participent aux fondements théoriques d’un courant qui a véritablement émergé dans les années 80 en Allemagne et en Scandinavie. L’archéologie des médias cherche donc à reprendre l’étude des dispositifs qui ont d’abord préexisté avant le développement et le triomphe des médias de masse afin de mieux en percevoir leur genèse.

Jussi Parikka, un des auteurs emblématiques actuels du courant, définit l’archéologie des médias de la manière suivante : « L’archéologie des médias se présente comme une manière de réfléchir aux nouvelles cultures médiatiques en profitant des intuitions tirées des nouveaux médias du passé, souvent en mettant l’accent sur les appareillages, les pratiques et les inventions oubliées, bizarres, improbables ou surprenantes. […] L’archéologie des médias considère les cultures médiatiques comme sédimentées en différentes couches, selon des plis du temps et de la matérialité au sein desquels le passé peut soudain être redécouvert d’une façon nouvelle, alors même que les nouvelles technologies deviennent obsolètes à un rythme de plus en plus rapide. »6

L’essentiel des travaux est en langue anglaise avec les travaux de Parikka et Huhtamo7 notamment, mais aussi en allemand, voire dans des langues scandinaves. Toutefois, l’expression commence à se développer en France. Il apparaît opportun de travailler de façon à ce que des opérations pédagogiques puissent se faire. Il me semble que les professeurs documentalistes ont pas mal de perspectives innovantes à creuser…

La Leçon du Phonautographe

Le premier modèle du phonautographe.
Le premier modèle du phonautographe.

Le plus vieil enregistrement de la voix humaine date de 1860 soit 17 ans avant le phonographe de Thomas Edison. Encore fallait-il pouvoir le lire !
L’enregistrement est resté muet pendant des années jusqu’à ce qu’en 2008 des chercheurs américains (Earl Cornell et Carl Haber, du Lawrence Berkeley National Laboratory) dans le cadre du projet soutenu par l’association firstsounds8 parviennent à restituer le son enregistré à l’époque. Le son est de qualité médiocre, mais on peut reconnaître Au clair de la lune, chanté par une cantatrice (à moins que ce ne soit la voix de l’inventeur du dispositif lui-même ?).

On doit cet enregistrement au Français Édouard-Léon Scott de Martinville (1817-1879) qui souhaitait enregistrer la voix humaine pour les générations futures : « Pourra-t-on conserver à la génération future quelques traits de la diction d’un de ces acteurs éminents, de ces grands artistes qui meurent sans laisser après eux la plus faible trace de leur génie ? »

Il mit alors au point en 1857 un appareil qu’il nomma « phonautographe », tel que le montre le dépôt de brevet qu’il a effectué. L’appareil parvenait à enregistrer les sons (les phonautographies) mais ne pouvait hélas les reproduire. Il sera construit par la société Koenig qui le mettra à son catalogue dans le but d’intéresser la recherche. Wikipédia nous dit que « le dispositif se compose d’un pavillon relié à un diaphragme qui recueille les vibrations acoustiques, celles-ci étant transmises à un stylet qui les grave sur une feuille de papier enduite de noir de fumée enroulée autour d’un cylindre tournant. » É.-L. Scott de Martinville finira par tomber dans l’oubli suite à l’invention d’Edison ; il cherchera néanmoins à ce que son nom et son travail ne soient pas oubliés dans cette histoire. Au final, c’est plus d’une centaine d’années plus tard qu’il redeviendra digne d’intérêt. Il est possible d’écouter ce son en ligne et de le télécharger9. Une belle leçon d’histoire à faire partager à vos élèves10.

De la génération 1.0 à la génération 3.0, les digital natives en « action »

Hormis les enseignants exerçant dans les filières tertiaires des lycées d’enseignement techniques et des lycées professionnels, peu d’entre nous connaissent les éditions EMS pour « éditions management & société ». Ce petit éditeur provincial (plus exactement normand) publie, depuis 1997, des ouvrages universitaires ou professionnels liés à la filière managériale. Cependant, son offre se diversifie et les livres, publiés en version imprimée et en version numérique, sont diffusés en France et à l’étranger francophone par les éditions Eyrolles sauf en Belgique où ems passe par la société Patrimoine3. Auprès de mes lecteurs, Pascal Lardellier n’est pas un inconnu. Tout d’abord parce que nous formons tous deux, depuis plus de huit ans une équipe de travail. Rapprochés par nos thèmes de recherche ainsi que par la concomitance de nos publications respectives ou communes relatives aux usages et mésusages du numérique par les adolescents et préadolescents, il ne faut donc pas que nos lecteurs respectifs soient surpris par des approches semblables, des réflexions partagées et des analyses très proches. Pascal Lardellier avait marqué la première remise en cause du mythe des « enfants de l’ère numérique » développée par Marc Prensky et ses « disciples » français, tel Michel Serres avec son ouvrage Petite poucette4. Ce mythe, devenu dogme, présente les jeunes nés avec les ordinateurs connectés, les consoles de jeux vidéo et les ordiphones5, comme porteurs d’une nouvelle culture numérisée peu accessible aux adultes.

D’ailleurs Marc Prensky désigne le digital native comme le tuteur des adultes, comme celui qui apprend à ses parents et à ses enseignants, ces derniers devenant les immigrants de l’ère numérique6. En 2006, paraissait l’ouvrage de Pascal Lardellier Le Pouce et la souris, enquête sur la culture numérique des ados7, bousculant le dogme de la primauté d’une jeunesse numérisée imposé par les plus hautes autorités du ministère de l’Éducation nationale, des universitaires et nombre d’élus. C’était un coup de tonnerre ébranlant les certitudes proclamées, bousculant les a priori les mieux établis et brisant une
forme d’omerta interdisant toutes les remarques, même les mieux fondées, relatives aux mésusages du numérique par une jeunesse de plus en plus connectée et de moins en moins attentive aux exigences de l’institution scolaire. Ce livre a fait date, permettant à d’autres chercheurs, comme Catherine Blaya8, Michelle Bergada9 ou moi-même10, 11 de s’engouffrer dans la brèche ainsi ouverte.
Aujourd’hui, Génération 3.0, en 160 pages regroupées en une introduction, quatre chapitres, et une conclusion, balaie ces dix dernières années, de 2006 à 2016 auscultant notre société à travers sa jeunesse constamment branchée.

La fable des jeunes, des TIC, des puces, du chat et des souris

En un constat qui refroidit les ardeurs des « technolâtres », Pascal Lardellier montre des Jeunes, qui loin de vouloir « changer le monde » comme la génération des « ex-soixante-huitards » voulaient « changer la vie », ne songe qu’à s’amuser via les activités ludiques si généreusement offertes sur le Net. À vrai dire l’auteur s’intéresse à la face cachée d’Internet, celle où les jeunes naviguent seuls sur leurs machines dans un monde virtuel proposant tant de possibilités et recelant tant de dangers.
Les jeunes, Internet et la société (de demain)

La première partie commence par un constat maintes fois repris par les partisans comme par les opposants à une société complètement connectée : la jeunesse née avec le téléphone portable et Internet surfe quotidiennement des heures durant. Que faut-il en déduire ? Quels sont les liens entre la vie connectée et la vie réelle, entre les amis de Facebook et ceux de chair, entre l’appel du Net et la solitude ? Pascal Lardellier invoque Dominique Wolton, Antonio Casilli et Pierre Lévy pour circonscrire une problématique complexe. Il sollicite aussi les grands classiques, Diderot, d’Alembert et Malraux tout en sachant que les « humanités numériques » d’aujourd’hui ont peu de rapports avec les « humanités » d’hier.
À vrai dire Pascal Lardellier imagine un monde où les adultes acceptent de mettre en oeuvre la « dialectique numérique ». Selon le lexique complétant le livre, ce concept revendiqué par l’auteur « consiste à utiliser les TIC de façon optimale à des fins pédagogiques et culturelles » en partant d’une réalité volontairement ignorée par les « technolâtres » : la dextérité des jeunes à utiliser les technologies ne leur permet pas de vérifier les sources, de trier et de hiérarchiser les informations. Elle ne les autorise pas, non plus, à avoir accès à la culture. Pascal Lardellier prône ce que prêchent les professeurs documentalistes en lui donnant un sens, une force nouvelle à travers la « dialectique numérique ». Pour faire comprendre le raisonnement engagé, l’auteur s’interroge sur le rôle de l’éducation affirmant que la mécanique ne peut remplacer l’apport des adultes, d’autant que les TIC renforcent les stéréotypes sexuels, les sports et la violence pour les garçons et les « potins », le maquillage et la vie des starlettes pour les filles.
Nouvelle remarque, les étudiants ne savent plus analyser et construire un exposé ou une dissertation autrement que par un bricolage peu pensé de « copier/coller/imprimer » pris sur Internet. Pascal Lardellier soutient que l’éducation aux médias est défaillante, car l’institution scolaire comme la famille se trouvent dépossédées de leur pouvoir de contrôle et de transmission en raison du temps passé devant les écrans par les jeunes. Car le numérique n’est pas l’eldorado prévu du creuset d’une nouvelle culture égalitaire. Internet, loin de supprimer les inégalités socioculturelles les aggrave contrairement aux affirmations d’un Michel Serres.
La démocratisation des outils numériques n’a pas amélioré l’accès à la culture et les médiations des adultes restent indispensables à la transmission des valeurs et de la culture. Supprimer les enseignants au profit de la seule médiation technique permettrait de recréer un élitisme entre ceux qui savent utiliser les techniques et ceux qui se contentent de jouer avec, entre ceux qui ont eu accès très jeunes à la culture leur permettant de dominer les machines communicantes et ceux qui n’ont pas eu cette chance.
Pascal Lardellier insiste sur l’importance des rites lors de la transmission des savoirs et de la culture et de leur disparition par une transmission robotisée. Alors, la tentation d’une réponse technique et désincarnée du savoir aux graves problèmes des banlieues ou des campagnes relève d’une dangereuse utopie. Au fond, Lardellier pose la question de la critique d’Internet dans des termes semblables à ceux utilisés, il y a 15 ans, par Philippe Breton12. Et comme chacun de ceux qui osent remettre en cause le dogme de la modernité « c’est nouveau, donc c’est un progrès », Pascal Lardellier est obligé de se justifier en affirmant qu’il n’est pas technophobe. Cette première partie pose tant un constat fondé sur l’observation d’une réalité mouvante qu’un cadre conceptuel.

Des souris et des jeunes

La deuxième partie tend à une analyse des défaillances d’experts qui n’entendent pas les alertes des enseignants et des parents et d’un système journalistique qui privilégie la vision d’un savoir-faire technologique des jeunes marginalisant les adultes.
Comme certains d’entre nous, Pascal Lardellier a sondé ses étudiants. Ils sont tous porteurs d’un ordiphone, possèdent un ordinateur, ont ouvert un compte Facebook et consultent systématiquement Wikipédia pour répondre aux demandes des enseignants ; les mêmes avouent également ne pas acheter de journaux des mois durant. L’auteur pense que la fracture numérique est une fracture générationnelle, les moins jeunes et les anciens étant plutôt « accros » à la télévision qu’à l’ordinateur connecté. Le rédacteur s’étend par la suite sur la cyber-addiction à propos de laquelle nous avons récemment écrit un livre commun13. Il revient d’ailleurs sur les violentes critiques que nous avons subies lors d’échanges « musclés » avec les tenants d’un « angélisme numérique » qui nient avec virulence une réalité bien établie par les psychiatres. Un exemple évoqué du temps passé, dès le tout jeune âge, devant les écrans est amusant : une petite fille de 4 ans récite l’alphabet « s, t, u, v, www, x, y, z » ; le triple « w » dévoile bien l’influence des claviers et des écrans sur les jeunes esprits.
Revenant sur le développement idéologique proposé par Marc Prensky et les siens qui prévoient un homme « bionique », « augmenté » etc. Pascal Lardellier leur demande comment faut-il interpréter la disparition dans leurs conférences et leurs écrits des adultes qui induisent, orientent et interdisent.

L’auteur constate aussi cette distorsion entre le rythme lent de l’école et du livre avec l’immédiateté de la trépidante vie connectée de nos adolescents devant réagir promptement à toute sollicitation des réseaux sociaux. Les jeunes subissent en continu cette injonction à céder à l’instantanéité qui s’accompagne de la méconnaissance des règles de droit, en dépit du B2i et du C2i. Car cette génération passe l’essentiel de son temps face à des écrans en dehors des adultes, parents ou enseignants qui ne peuvent les « recadrer ». L’hyperconnectivité reste ludique, solitaire et hors du contrôle parental.
Les adultes sont aussi désarmés idéologiquement par la diffusion à grande échelle de la « nouvelle religion de la communication » qui met en exergue le « jeunisme ». Évidemment, les limites d’âge sont facilement contournées en ce qui concerne les jeux vidéos d’une extrême violence et la pornographie, prenant ainsi la forme de nouveaux rites de passage. C’est une évidence pour notre auteur spécialiste des rituels liés à Internet14.

Les jeunes et la culture à l’ère d’Internet

La troisième partie scrute les relations devenues très (trop) souples entre notre jeunesse et la culture. Les enquêtes PISA convergent avec les analyses les plus pessimistes. Faut-il avoir la foi dans une vision rousseauiste et cybernétique qui exclut l’enseignant de la transmission réservant cette dernière à une initiation entre pairs via la technologie ? Pascal Lardellier répond à cette problématique par la négative en dépit des « serious games » et autres MOOC. Car si Internet démocratise l’accès à la culture, cette dernière reste réservée à ceux qui peuvent décrypter Internet. Cette démocratisation technologique est un trompe-l’oeil, car elle incite à la paresse intellectuelle et empêche l’esprit de créer des rapprochements, de chercher des solutions autres que celles présentées toutes faites sur le Net. Dès lors, les enseignements, les enseignants et l’École perdent leur légitimité, leur autorité au profit d’une remise en cause permanente qui, bien souvent, ridiculise l’enseignant au profit d’un solutionnisme technologique15 souvent limité aux toutes premières occurrences offertes par Google lors de recherches effectuées à la demande des enseignants.
Pascal Lardellier accepte mal un enseignement dépendant de plus en plus du numérique, car les résultats ne sont pas probants. Il donne de nombreux exemples, les professeurs documentalistes pourraient en citer mille autres pour compléter le tableau proposé comme celui des élèves se précipitant sur Google, Wikipédia et imprimant deux ou trois pages directement sans aucune véritable recherche, sans même avoir lu le contenu édité.
En guise de remédiation, l’auteur propose le concept de « dialectique numérique » qui consiste à :

  • trouver des informations légitimées ;
  • les sélectionner ;
  • les hiérarchiser ;
  • les vérifier en les recoupant ;
  • les exploiter ;
  • rédiger à partir de cette compilation un document (rédaction, exposé, etc.);
  • écrire en bon français et sans fautes d’orthographe.

Cette proposition dialectique, rappelle fortement les fondements mêmes des métiers liés à la documentation, au monde des bibliothèques et à l’enseignement. C’est certainement ce qui pousse le rédacteur à valoriser le corps des professeurs documentalistes. Par ailleurs, Pascal Lardellier revient sur l’importance des enseignants « humains » dans la transmission des savoirs et de la culture assumant pleinement cette position considérée comme passéiste, voire réactionnaire par beaucoup de partisans du tout numérique à l’école.

Éloge des médiateurs à l’ère des « désintermédiations » et éloge de la Génération 3.0

La dernière partie, très courte, est liée à la conclusion intitulée : « des conseils, vraiment ? ».
Pascal Lardellier s’oppose autant à un optimisme béat qu’à une critique systématique. Partant du constat que les écrans ont complètement colonisé la société, il constate que nous devons faire avec. Mais, les parents et leurs enfants n’ont plus la même façon de fonctionner et d’utiliser les technologies de la communication. Il faut donc que les adultes permettent aux jeunes de prendre un recul critique face aux outils magiques que le numérique met à leur disposition. Mais de leur côté, les jeunes de la Génération 3.0 doivent admettre que la dextérité sur un clavier n’est pas suffisante. Jeunes et moins jeunes doivent s’enrichir mutuellement. La parentalité médiatique doit préserver l’espace secret de chacun des jeunes tout en inculquant de notions de hiérarchie et d’ordre qui sont absentes du Net.

Entre espoir fou et appréhension, entre euphorie technologique et peur irraisonnée des TIC, Pascal Lardellier espère apporter une voie médiane conjuguant raisonnablement le numérique éducatif, l’enseignement et la transmission culturelle entre générations. Dans le cadre de la préparation au Capes de documentation, c’est assurément un livre à lire et à méditer.

Entrer dans les communs par la prise en compte des pratiques des élèves

L’avènement du Web 2.0 a vu un accroissement des pratiques informationnelles des élèves1. Parmi celles-ci, deux nous amènent à penser la notion de Commun : le copier-coller et la consultation de Wikipédia.
Dès 2009, dans le sillon de Nicole Boubée2, notre profession a réfléchi à la pratique du copier-coller en situation d’apprentissage3. Désormais, l’utilisation d’un document de collecte est légitimée, valorisée. Un basculement de regard s’opère sur l’activité de copie, passant d’une appropriation abusive à une pratique qui permet l’acquisition de connaissances. À partir de l’analyse des traces collectées, le professeur documentaliste demande à l’élève de revenir sur son cheminement de recherche et de construire un discours personnel. Il lui permet de comprendre, en actes, que les savoirs sont des biens communs destinés à être partagés.
La seconde pratique est la consultation de Wikipédia : elle est le Commun le plus connu. Très riche, bien référencée dans Google, l’encyclopédie est beaucoup utilisée par nos élèves. Pour autant, ils n’en connaissent pas toujours le fonctionnement et l’histoire4.

Découvrir Wikipédia au collège : une séquence pédagogique

Dans le cadre d’une séance pendant laquelle une campagne d’affichage « Pour ou contre Wikipédia ? »5 est réalisée, les élèves doivent qualifier collectivement l’outil : « encyclopédie collaborative en ligne ». Pour trouver les arguments de la controverse, ils interrogent la façon dont les articles sont construits et le mode de financement de l’encyclopédie. Invités à utiliser la notion de Bien Commun, ils réalisent que l’encyclopédie leur appartient et que son fonctionnement, sa qualité et sa pérennité les concernent.

Entrer dans les Communs par une communauté professionnelle

Les réseaux et communautés de professeurs documentalistes développés en ligne sont un levier pour le développement des Communs numériques. On trouve des listes de diffusion professionnelles, des communautés créées sur les réseaux sociaux, d’autres autour des espaces de publication et de mutualisation (les blogs de professeurs documentalistes6, le site Docs pour Doc7), ou encore autour de l’autoformation (exemple MOOCdocTICE8). Ces réseaux, qui ne constituent pas nécessairement des groupes stables et bien déterminés, fonctionnent de façon souple et horizontale, et permettent le développement de pratiques de partage sur le modèle des Communs.

Entrer dans les Communs par le besoin de ressources en ligne

Travaillant avec nos élèves en publication, nous avons besoin de ressources réutilisables. Nous pouvons utiliser les documents sous licence Creative Commons. Il est intéressant de faire choisir aux élèves la licence qu’ils souhaitent pour leurs publications.
Les institutions, musées ou archives, proposent sur leurs sites des documents numérisés. Malheureusement, même pour les documents du domaine public9, on trouve souvent une mention de copyright. Heureusement certains libèrent leurs ressources : les bibliothèques numériques libres Gallica10 et Européana11 et certains centres d’archives. Un centre qui libère ses données permet aux enseignants d’imaginer des projets pédagogiques créatifs tels que remix d’images, créations d’ambiances sonores, écritures fictionnelles… à partir des ressources proposées.

Les communs, un objet d’enseignement?

À partir des constats de Louise Merzeau, nous pouvons nous demander comment la pratique de la publication peut conduire aux Communs. Le Web offre des possibilités infinies de participation : publications, contributions, collaborations, recommandations (par le simple clic sur le bouton « j’aime »)… Cette participation se nourrit de deux logiques contradictoires : celle du profilage de notre présence et celle de la créativité. Ces aspects ont leur place dans l’Éducation aux Medias et à l’Information (EMI) qui, loin des seuls usages techniques ou médiatiques, prend en compte une facette sociale et éthique dans laquelle les valeurs des Communs ont leur place (exemple : la Matrice EMI, TRAam, Académie de Toulouse12).
Voici des exemples de séquences à partir de notions info-documentaires centrales pour développer chez nos élèves la capacité à créer et préserver des Communs13. Nous centrer sur elles permet de comprendre les mécanismes de circulation des documents.

Auteur, autorité/droit de l’information

3e, Anglais : Produire un message promotionnel vidéo présentant les atouts de la ville de Montauban14. Il s’agit de collecter ou de prendre des photos de la ville pour réaliser un film qui sera diffusé sur le blog du collège (à destination de visiteurs britanniques). Les élèves doivent utiliser des images libres de droits et réfléchir à la manière de diffuser leurs propres photographies : un travail autour des différentes licences Creative Commons est mené.
4e, Technologie : Rédiger l’article « fablab » sur un site collaboratif. Suite à un projet au Fablab qui a permis de découvrir un tiers-lieu dédié aux Communs, les élèves réalisent un document de collecte collaboratif sur un pad, créent une présentation vidéo15 puis rédigent l’article « Fablab » sur Vikidia à partir d’un compte ouvert pour le CDI. Après avoir vérifié que l’article n’existait pas encore au moment de le mettre en ligne, nous avons ouvert l’article en utilisant le vidéo projecteur. Ensuite, chaque groupe a pu se connecter à tour de rôle afin de compléter l’article à partir de son paragraphe écrit au préalable sur le pad. Un groupe s’est ensuite occupé de la mise en page de l’article en respectant les règles techniques décrites sur le site et la rubrique « sources ».

Éditorialisation16

6e, SVT : Recherche de sites Web sur les animaux qui migrent et qui hibernent. Lors d’un exposé en SVT, les élèves ont été initiés au document de collecte et à la notion de fiabilité de l’information. Ils ont dû éditorialiser avec l’outil Storify les ressources validées. C’était donc l’occasion de valoriser le travail effectué sur la catégorisation des sites web (officiels, associatifs, collaboratifs…) et d’apporter une plus-value à cette recherche susceptible d’être utile à d’autres collégiens17, 18.

Redocumentarisation19

5e, EMI : Création d’un mur d’images sonores à partir d’images d’archives. Via un enregistrement audio, les élèves commentent une image de la Première Guerre mondiale avec la question « Comment communiquait-on il y a cent ans ? » en explicitant l’origine de l’image, les droits permettant sa réutilisation, sa description et des informations sur l’outil de communication visible sur l’image. Un mur d’images sonore collectif20 est mis en ligne.
Ces notions permettent de poser des enseignements et d’ouvrir des questionnements avec les élèves sur :

  • l’instabilité des documents numériques ;
  • les différents lieux de stockage de l’information lors des processus d’éditorialisation et de redocumentarisation ;
  • les nouvelles significations que la redocumentarisation donne aux informations portées par le document ;
  • les outils utilisés (sont-ils libres, gratuits, interopérables, pérennes ?…) et les contraintes d’écriture qu’ils imposent ;
  • les notions de libre et gratuit (elles ne sont pas synonymes !) ;
  • les moyens pour une communauté (exemple la classe) d’être gestionnaire et responsable de ressources ;
  • le rôle des savoirs et l’importance de leur diffusion dans la société.

Existe-t-il une «pédagogie des communs» ?

Nous proposons ici quelques exemples de postures pédagogiques répandues qui permettent au CDI d’être un lieu de Communs. Nous pouvons mettre les élèves en posture de :

  • produire des documents (son, texte, diaporama, infographie…) en respectant le droit de l’information et dans l’objectif de partager ;
  • expérimenter le travail de groupe et la notion de compétences distribuées : savoir fédérer, coopérer ;
  • s’appuyer sur leurs pratiques personnelles : en prendre conscience, les interroger, les structurer ;
  • réfléchir aux articulations entre individuel et collectif. Nous pouvons les amener à expliciter leurs difficultés et chercher collectivement des solutions, déterminer à partir d’un travail terminé des critères d’évaluation pour que les autres élèves s’en inspirent et montrer ainsi le rôle fertile et créatif de la copie-partage ;
  • pratiquer le débat argumenté sur des sujets à controverse pour prendre en compte les arguments d’autrui ;
  • s’engager dans le temps long de la pédagogie de projet et considérer l’erreur comme utile à l’apprentissage : points d’étape où les avancées sont verbalisées, médiations entre pairs ;
  • s’impliquer et s’approprier l’espace du CDI. Pour cela, proposer des espaces modulables : ludothèque, vidéothèque, grainothèque… Permettre aux élèves de faire évoluer cet espace en fonction de leurs besoins du moment ; préparer avec eux un mode d’emploi de la modularité du mobilier en fonction des besoins explicités.

Développer une communauté dans l’é(ablissment : 3 exemples

Le pédagolab : l’exemple du collège Saint Jean de Saint Sulpice

Le Pédagolab du collège Saint Jean s’inspire des Proflabs21. Les enseignants volontaires de toutes les disciplines se réunissent au CDI tous les quinze jours sur le temps du repas. Le pédagolab fonctionne de manière horizontale ; il se donne comme intention de construire ensemble des savoirs, savoir-faire et savoir-être à enseigner aux élèves, de partager des expériences et des séances mais aussi des questionnements et des doutes.

Une publication collective autour de l’EMI : l’exemple du blog EMI Théo

Les élèves et l’équipe éducative du collège Saint Théodard ont la possibilité de publier sur un blog pour partager avec le plus grand nombre ce qui se vit au collège dans le domaine de l’EMI. Ainsi, au fil du temps, ce blog devient un Commun, puisqu’il propose des ressources créées par la communauté des élèves et des enseignants (tous niveaux et toutes disciplines confondues) de l’établissement qui souhaitent partager leurs expériences selon les critères spécifiques des licences Creative Commons.

Des évènements éphémères au CDI

Il est possible de mettre en place un temps (par exemple sur la pause méridienne) où chacun, élève et membre de la communauté éducative, peut proposer en partage un talent ou une production. Ce temps peut être régulier (une fois par mois) ou libre. Sous la forme de présentations animées d’expositions, musique, danse, théâtre… ou d’ateliers participatifs, ils permettent de vivre le CDI « en commun ».

Promouvoir des outils libres et collaboratifs : un engagement

Les logiciels de bureautique

Utiliser des logiciels libres (tels que Libre ou Open office) est contraignant : nous sommes confrontés à des problèmes de compatibilité avec les logiciels que les élèves utilisent. Mais il est utile de persévérer et d’expliciter ce choix : les logiciels proposés sont gratuits et peuvent être téléchargés à la maison. Ils permettent de travailler sur des documents créés avec les suites propriétaires, c’est l’inverse qui est impossible : un bon exemple de captation des connaissances.

La gestion documentaire : PMB

Certains professeurs documentalistes utilisent le logiciel de gestion documentaire PMB, libre et gratuit. Certaines académies (Toulouse) ont fait le choix d’héberger les bases des établissements et d’assurer la maintenance des sauvegardes. Chacun peut personnaliser et configurer le portail documentaire selon ses besoins22, s’appuyant sur une communauté de partage sur les listes de diffusions (échanges et mutualisation de fiches et notices par exemple).

Les outils du Web 2.0

La plupart, notamment des outils de Google, ont aussi leur version libre. L’association Framasoft a lancé l’opération « dégooglisons Internet23 » et propose pour chaque outil de Google une alternative que l’on peut utiliser avec les élèves ou les collègues (exemple : framapad pour le traitement de texte collaboratif). Les arguments développés sont : la lutte contre la concentration des acteurs d’Internet, l’espionnage de la vie numérique, l’enfermement de nos données dans des « cages dorées ».

Une grainothèque au CDI

Info-Documentation et participation citoyenne

Une grainothèque est un espace où il est possible de déposer et prendre des graines. L’idée est portée par l’association Graines de Troc24.

Ce projet peut être interdisciplinaire autour de différentes séances.
En SVT : sur la biodiversité et la classification des plantes (lien avec le classement au CDI). En EMC/Géographie : débat sur les semences libres et l’action des multinationales. Dans le cadre du projet Éco-École : réutilisation des brouillons pour fabriquer les enveloppes de graines. En techno. : mise en place de l’arrosage automatique des plantes au jardin et création de bacs avec des palettes. En français : réalisation du document de collecte pour des recherches sur les graines lors de la rédaction de fiches descriptives, création d’affiches pour les appels aux dons de graines et les campagnes de distribution. Le conte du colibri25 peut être étudié.

Un partenariat peut être mis en place avec l’association des Incroyables Comestibles (mise à disposition de plantes aromatiques à l’entrée du collège) et le projet de sciences participatives Sauvages de ma rue26.

Wikipedia

L’encyclopédie collaborative est organisée selon des règles établies par la communauté des Wikipédiens qui assure la gestion et la protection des ressources créées. Les contenus sont tous sous Licence Creative Commons, librement réutilisables.
Les contributeurs savent que le contenu publié ne leur appartient plus. Financée par la Fondation Wikimédia, organisation à but non lucratif, Wikipédia est un des rares outils du Web 2.0 à ne pas créer de revenus qui reviendraient à une société privée.

De la communication aux communs

On pourrait s’attendre à ce que la problématique des Communs numériques attire d’emblée les publics d’étudiants, en particulier dans la filière des sciences de l’information et de la communication, où l’on peut supposer qu’ils sont déjà actifs en ligne et relativement au fait des logiques de réseau. Or il n’en est rien, et c’est ce paradoxe qu’on se propose d’examiner, en essayant d’identifier ce qui fait obstacle à l’appréhension et, a fortiori, à l’adoption d’une telle philosophie. Il n’est bien sûr pas question de supposer chez ces jeunes une quelconque inaptitude, mais de mettre en lumière la difficulté que ce concept représente pour eux. On voudrait montrer par là que les Communs ne s’opposent pas seulement aux logiques d’enclosure que les commoners aguerris ont l’habitude de combattre, mais aussi à des habitus communicationnels qui ne sont pas ceux des « propriétaires », mais des usagers ordinaires. Ce faisant, on contribuera peut-être à mieux définir les conditions nécessaires au développement d’une intelligence des Communs chez l’ensemble des citoyens.

Partager

Un premier malentendu à dissiper concerne le sens et l’usage du mot « partage ». Pour ces jeunes habitués à dialoguer par messagerie, SMS ou application Facebook, le partage consiste à envoyer à leurs proches des messages témoignant de leur activité ou de leur état d’esprit. Ces envois peuvent bien sûr véhiculer de l’information ou intégrer des contenus issus d’une source externe (image, vidéo, citation). Pour autant, ils ne sont ni conçus, ni traités comme mise en commun de ressources au profit d’une communauté. La communication reste ici interindividuelle et relativement linéaire, même si elle s’adresse à plusieurs : la transaction est « ciblée » (terme qui paraît résumer à leurs yeux tout échange d’information) et le bénéfice n’est pas transférable au-delà d’une distance relationnelle relativement courte et statique. Ainsi, la pratique répandue du partage de notes de cours via Facebook – qui pourrait constituer une première forme de communautarisation – consiste bien plus à déléguer une tâche à l’un d’entre eux qu’à organiser un système de contribution collective. Le réseau n’est pas utilisé pour inciter chacun à contribuer, mais pour dispenser certains d’une part du travail. Le recours à des pads, pour la même fonctionnalité, ne rencontre qu’un succès très modéré. Il ne leur vient par ailleurs pas à l’idée que ces notes de cours pourraient intéresser des personnes extérieures à leur cercle, et qu’il pourrait dès lors être utile de les mettre en forme à l’intention de cet autre « public ».

Publier

On voit par là que c’est moins une méconnaissance des pratiques de partage qu’une certaine conception de la communauté qui bloque en premier lieu la mise en oeuvre de Communs. Si, comme beaucoup d’usagers de l’Internet, les étudiants vivent la connexion comme un état quasi naturel, ils n’ont pas pour autant développé la conscience d’espaces communs au sens d’espaces collectivement construits et administrés. Souvent circonscrit aux relations affectives, même lorsqu’il touche à leur travail, le collectif est vécu comme une modalité de la privacy, nettement séparé d’un « espace public » associé quant à lui aux ressorts scéniques du jeu médiatique, politique ou marchand. Pour cette raison, le passage à l’acte publicatoire constitue une étape décisive dans la découverte des Communs. Il permet d’objectiver l’environnement numérique, habituellement perçu en immersion, en révélant pour chaque plateforme ou application des règles, des normes, des acteurs et une échelle d’appropriabilité. Cette compréhension des spécificités dispositives, en même temps que des effets de continuum transmédiatique, nous paraît un préalable à la capacité d’inscrire, dans ce milieu ambiant, un espace relevant d’une gouvernance commune.

Cela suppose de repenser la formation aux outils courants de communication (RSN, Hang-out), de gestion de contenu (blog WordPress) ou de curation (veille sur Twitter ou anthologies) non plus à des fins d’expression ou de promotion, mais de contribution. Cela suppose également d’ouvrir le cadre encore très fermé de la salle de classe sur l’environnement, en acceptant d’interagir avec des acteurs extérieurs. Cette mesure représente indéniablement une prise de risque, mais celle-ci est moins sécuritaire que symbolique, et c’est surtout le confort des étudiants qui s’en trouve menacé. « Exposés » dans cet espace public qu’ils ne fréquentaient jusqu’alors qu’en spectateurs ou en consommateurs, ils sont amenés à développer une réflexivité en s’interrogeant sur le mode d’agencement de leur présence collective. Quelles règles, quelles actions, quelles ressources, quel design de l’information ? Ces questions, essentielles à la gestion de Communs informationnels, peuvent alors commencer à être formulées.

Valoriser

Si la publication de contenus produits par leur propre collectif constitue une bonne introduction aux principes des Communs, c’est aussi parce que les étudiants éprouvent des difficultés à reconnaître à leur juste valeur les Communs que d’autres produisent ou rendent disponibles. Familiarisés avec un usage des biens numériques qui ne passe que rarement par une transaction monétaire, leur référence est celle d’un monde de disponibilité apparente où l’on « se sert », soit directement, soit en contournant les barrières légales ou techniques, soit en se reportant sur un produit similaire. Leur univers est donc très éloigné du monde du livre, structuré autour de la constitution plus ou moins artificielle de biens rivaux et de droits de propriété intellectuelle, et du monde de la recherche, où l’open access est loin d’être acquis. Habitués au streaming, au téléchargement, aux applications gratuites et à la circulation d’un grand nombre de données, leur pratique ne s’est encore que rarement heurtée aux verrous des enclosures. Ils ont d’autant plus l’impression d’habiter un environnement numérique d’abondance qu’ils ne recourent qu’à un nombre restreint de types de ressources, dont ils n’exploitent qu’une faible proportion de métadonnées. Cherchant rarement à reformater, restructurer ou redocumentariser, ils ne perçoivent pas que telles données ne sont pas ouvertes (par exemple les cartes de Google Maps), que les CGU de telle plateforme sont restrictives ou que le format de telle image ou tel livre est impropre au partage. Ils « prennent » ce qui se trouve à la surface, sans se soucier de la qualité des données qu’ils contribueront eux-mêmes à propager. La sensation (et l’obsession) de la facilité qui domine encore leur représentation doit donc être combattue, pour qu’ils mesurent l’enjeu des Communs de la connaissance. Pour cela, il faut paradoxalement « casser » les logiques de communication, au profit d’une pratique concertée de l’éditorialisation.

Bibliothèques et communs de la connaissance

Depuis l’Antiquité et la mythique bibliothèque d’Alexandrie, la raison d’être des institutions que sont les bibliothèques est de matérialiser un droit d’usage collectif sur la culture au bénéfice de la communauté qu’elles desservent. Si on se reporte à leur définition moderne, telle que formalisée notamment par l’économiste Elinor Ostrom1, on est en présence de biens communs lorsque des ressources sont mises en partage au bénéfice d’une communauté qui se dote de règles pour en organiser la gouvernance et en assurer la durabilité. Longtemps les objets culturels (à commencer par les livres) sont restés des ressources rares et coûteuses, présentant un caractère rival2. Dans ce contexte de rareté et de rivalité, les bibliothèques constituaient un moyen pour les groupes sociaux d’élargir l’accès à la culture et à la connaissance. C’est en ce sens, qu’au-delà de leur nature de services publics, elles peuvent aussi être considérées comme des « communs sous garantie publique ».

À partir de la Révolution française, avec l’essor du concept de « bibliothèque publique », cette fonction a gagné en importance et ce n’est qu’à partir des années 80 que le développement des médiathèques a permis d’élargir leur champ d’action aux domaines de la musique et de la vidéo. Pourtant dans le même temps, la connaissance et la culture ont fait l’objet d’un « second mouvement des enclosures », comme l’a appelé le juriste américain James Boyle3. Les règles du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle sont en effet devenues au fil du temps de plus en plus contraignantes, en soumettant les usages de la culture à la logique du droit exclusif.

Longtemps pourtant, les bibliothèques ont pu prêter des documents à leurs usagers sans être réellement affectées par ces restrictions juridiques. Le droit d’auteur n’interférait pas avec la sphère des usages collectifs, que favorisaient les bibliothèques. Dans les années 90 cependant, l’évolution de la réglementation européenne a fini par soumettre l’activité de prêt public au droit d’auteur. On aurait pu alors assister à une remise en cause radicale des principes de fonctionnement des bibliothèques, notamment parce que le prêt aurait pu devenir payant pour les usagers. Mais le législateur français a choisi une solution intermédiaire, préservant la faculté pour les bibliothèques de prêter des livres, mais instaurant en contrepartie une compensation financière payée par l’État et les collectivités pour rémunérer auteurs et éditeurs4.

Ce compromis a le défaut d’assimiler les usages collectifs de la culture à un « préjudice » devant être compensé. Mais il a aussi le mérite en pratique d’avoir permis de préserver la capacité des bibliothèques à faire de la culture un Commun. Tous ces établissements ne se trouvent cependant pas dans une situation identique : pour les bibliothèques universitaires par exemple, la résistance à l’enclosure de la connaissance est graduellement devenue plus difficile. En effet, traditionnellement, la production des chercheurs est diffusée par le biais de revues scientifiques, dont le contrôle est peu à peu passé aux mains d’un petit nombre d’éditeurs en situation d’oligopole. Cette situation leur a permis d’augmenter d’année en année le prix des abonnements auxquels souscrivent les bibliothèques pour mettre ces ressources à disposition de la communauté universitaire. Cette tendance à la hausse s’est encore renforcée avec la numérisation des revues et leur inclusion dans des bouquets d’abonnements électroniques. Les bibliothèques se sont alors retrouvées prises entre le marteau et l’enclume, à un moment où les restrictions budgétaires liées à la crise impactent les budgets d’acquisition, au point parfois de les forcer à se désabonner de ressources essentielles.

Les licences Creative Commons permettent à l’auteur d’un document d’autoriser sa réutilisation à certaines conditions : donner son nom, le modifier ou non, le commercialiser ou non...
Les licences Creative Commons permettent à l’auteur d’un document d’autoriser sa réutilisation à certaines conditions : donner son nom, le modifier ou non, le commercialiser ou non…

Le numérique a en effet une incidence ambivalente sur les bibliothèques et leur capacité à rester des garantes de l’usage commun de la culture. La numérisation et la dématérialisation constituent une chance exceptionnelle pour la diffusion des connaissances : là où les bibliothèques géraient auparavant la rareté et la rivalité des supports, elles peuvent avec le numérique s’affranchir des limites imposées par les formats analogiques. Le développement des bibliothèques numériques offre ainsi théoriquement un accès mondial et permanent à des ressources qui nécessitaient auparavant une consultation sur place. Mais si ces potentialités sont réelles pour les oeuvres appartenant au domaine public, les choses sont différentes pour les œuvres toujours protégées par le droit d’auteur. Pour les livres numériques par exemple, les bibliothèques ne peuvent souvent les proposer à leurs usagers qu’à la condition (imposée par les éditeurs) que les fichiers soient protégés par des verrous numériques (DRM)5 pour en éviter la dissémination sur Internet. Là où le bibliothécaire était traditionnellement un « donneur d’accès » à la culture, il devient de plus en plus souvent un « verrouilleur d’accès », ce qui change fondamentalement le sens de sa mission.
Les bibliothèques peuvent hélas aussi parfois elles-mêmes instaurer de nouvelles enclosures sur la connaissance. C’est le cas notamment lorsque des établissements numérisent des oeuvres anciennes, appartenant au domaine public, qui devraient être librement réutilisables par tous, mais imposent des restrictions souvent abusives (pratiques dites de « copyfraud6 »).  Là où l’acte de numérisation devrait élargir les droits d’usage collectif, il devient un prétexte invoqué pour les restreindre…
Heureusement, d’autres bibliothèques ont adopté une attitude différente et encouragent au contraire le plus largement possible la réutilisation des contenus qu’elles produisent. Ce faisant, elles deviennent des « contributrices aux Communs » qui se développent aujourd’hui sur Internet. Certains établissements font le choix par exemple de libérer sous licence libre les données bibliographiques de leurs catalogues pour participer au mouvement mondial de l’Open Data. D’autres numérisent des oeuvres patrimoniales et les diffusent sans imposer de restriction, favorisant la renaissance des oeuvres sous toutes les formes.

Le numérique peut aussi exercer une action en retour sur les lieux de la bibliothèque et sur la manière dont les bibliothécaires interagissent avec leurs usagers. Internet a en effet vu le développement de pratiques collaboratives entre pairs, qui ont donné naissance à de nouveaux Communs sous forme numérique, qu’il s’agisse des logiciels libres ou de Wikipedia. Les mêmes principes de coopération et de gouvernance horizontale sont appliqués aujourd’hui à la fabrication des objets physiques, au sein d’espaces comme les Fablabs ou des Hackerspaces. Or de plus en plus de bibliothèques, en lien avec la réflexion autour des « troisièmes lieux », choisissent d’héberger de tels lieux d’innovation partagée.
Plus qu’une simple innovation numérique, cette tendance (confirmée aux États-Unis et naissante en France) est aussi un vecteur d’innovation institutionnelle et une occasion de repenser la gouvernance des bibliothèques pour les rapprocher de véritables Communs, au sens moderne du terme.

Agir collectivement pour les Communs de la connaissance : exemple du collectif SavoirsCom1

Co-fondé en 2012 par deux bibliothécaires, Silvère Mercier et Lionel Maurel, le collectif SavoirsCom17 s’est donné pour but de promouvoir des politiques publiques en faveur des Communs de la connaissance. Il compte aujourd’hui plus d’une centaine de membres, professionnels des bibliothèques et de la documentation, mais aussi plus largement, chercheurs, auteurs, journalistes ou acteurs du numérique. Son but est d’interagir avec les pouvoirs publics pour les inciter à favoriser les Communs de la connaissance ou de lancer des alertes lorsqu’au contraire un risque d’enclosure survient. Depuis sa création, SavoirsCom1 milite pour une réforme du droit d’auteur dans le sens des usages, pour la défense du domaine public, pour la promotion du libre accès aux résultats de la recherche (Open Access) ou l’ouverture des données publiques (Open Data).

Pour cadrer son action, le collectif SavoirsCom1 s’est doté d’un Manifeste8 en 10 points énumérant des champs d’intervention en faveur des Communs : neutralité du Net, protection des données personnelles, Open Access, littératie des Communs, Open Data, logiciels libres, partage non-marchand, domaine public, modèles économiques ouverts et développement de tiers-lieux.
L’une des particularités de SavoirsCom1 est d’avoir cherché à faire en sorte que le collectif lui-même fonctionne comme un Commun. Pour éviter les pesanteurs et la hiérarchisation que l’on retrouve trop souvent dans des structures comme les associations, SavoirsCom1 a choisi de rester un collectif informel, avec une gouvernance strictement horizontale. Ses membres sont tous sur un pied d’égalité, sans distinction de statut. Les règles de délibération et de décision en vigueur au sein du collectif donnent la priorité à l’action, en favorisant l’initiative individuelle. Chacun est libre de proposer une action au nom du collectif sur la liste de discussion rassemblant tous les membres. La décision de s’engager dans telle ou telle action n’a pas besoin de la validation d’un vote, pour ne pas donner de prime à une majorité. C’est la règle « Qui ne dit mot consent » qui sert de principe régulateur au sein du collectif. Lorsque des divergences sont exprimées, elles doivent être surmontées par la discussion et la recherche d’un consensus, sachant qu’in fine, c’est le texte du Manifeste lui-même qui sert à arbitrer les différends.

Ces principes de gouvernance ouverte permettent d’expérimenter au sein de SavoirsCom1 de nouvelles formes d’action collective, ce qui rejoint une réflexion conduite par plusieurs des militants des Communs aujourd’hui. SavoirsCom1 fait partie du Réseau francophone autour des Communs, qui fédère un large ensemble d’acteurs se reconnaissant dans cette notion9.

Pourquoi la notion des Communs a-t-elle trouvé un écho chez les professeurs documentalistes ?

Les mutations de notre environnement numérique, qui bousculent les notions de document et d’information, nous incitent, en tant que professeurs documentalistes, à interroger nos contenus d’enseignement et nos pratiques professionnelles. La notion de Communs enrichit la réflexion parce qu’elle renouvelle l’approche du numérique. Elle interroge les questions de droit d’auteur, d’accès au document et à l’information, et les valeurs même de l’enseignement.

Travail sur les droits aux archives municipales de Toulouse10

Les archives ont demandé à l’archiviste Jordi Navaro11, membre du collectif SavoirsCom1, de les aider à simplifier les droits d’utilisation du fonds. La plupart des documents sont aujourd’hui utilisables librement. Cela s’est assorti d’une mise à disposition et valorisation du fonds : albums Flickr, compte Twitter et nom­breux versements d’images dans Wikimedia Commons.

À la source des communs de la connaissance

Évoquer les racines documentaires des Communs nous replace dans l’histoire longue de l’organisation des connaissances, des travaux et batailles pour améliorer l’accessibilité aux savoirs.
En premier lieu, la mise en commun des savoirs passe par son extériorisation, c’est-à-dire sa transformation sous forme documentaire. Cette étape n’est pas si aisée, tant il est tentant au contraire de privilégier une approche plus confidentielle, basée sur le secret ou l’initiation. La logique des confréries ou des corporations domine. La mise en commun des savoirs est loin d’être une évidence. Bien au contraire, la conservation des savoirs est source de pouvoirs.

Les premières bibliographies et autres démarches de rassemblement des savoirs sous forme de bibliographies ou de florilèges constituent une première étape. On songe aux travaux de Conrad Gesner, compilateur infatigable qui rassemble sur des fiches toutes les informations et le savoir, afin de produire des formes encyclopédiques accessibles, car réunies en quelques volumes. De la même manière, les projets de création d’index permettent de nouvelles lectures des oeuvres et constituent des instruments qui facilitent les méthodes d’accès au savoir par de nouveaux types de consultation qui évitent la lecture exhaustive. Bien sûr, les cahiers d’étudiants qui compilent des notes, les lieux communs, sont des exemples de cette volonté de rassembler, mais ils sont souvent à portée plutôt individuelle initialement. Seuls les plus avancés transforment la compilation en nouvelle oeuvre comme ce sera le cas pour les Essais de Montaigne par exemple.

Mais le plus grand obstacle à la mise en commun des savoirs réside dans le fait de ne pas écrire ce que l’on sait, ou tout au moins à ne pas le publier. Car l’oeuvre ouverte est avant tout une oeuvre offerte comme autant de savoirs mis à disposition des autres. La publication est justement une diffusion sur l’espace public des savoirs, et cela passe indéniablement par la volonté et la capacité à communiquer.
La communication est la base de la République des Lettres, ce concept historique un peu flou qui caractérise plusieurs époques successives mais qui marque les possibilités d’échanges qui existaient entre les lettrés et le besoin de partager des savoirs. On néglige trop souvent d’ailleurs sur ce point l’importance du mot République dans l’expression, car justement ceux qui l’emploient évoquent bien une res publica.

Marin Mersenne, artisan d’un des plus grands réseaux d’échanges entre savants, milite pour la communication scientifique et incite fortement ses collègues à publier et communiquer leurs travaux. Il avait paraît-il, développé tout un tas de subterfuges. Le commun dépend du succès de la communication, ce que montre bien Françoise Waquet dans son analyse de la République des Lettres : « Enfin, de la communication dépend le progrès même du savoir. Aussi fustigeait-on ceux qui se refusaient aux échanges, qui gardaient jalousement manuscrits et découvertes, qui prétendaient s’arroger le monopole des connaissances. Parmi bien d’autres, (…) L’ère du secret est révolue ; publier est une loi et l’on sait que Mersenne n’hésitait pas à recourir à des stratagèmes pour forcer ces savants qui se refusaient à devenir auteurs. Travailler pour l’intérêt public est désormais le mot d’ordre et la laus propria le cède à l’utilitas publica. » 1

L’utilité, voilà clairement une des bases de la documentation. La communication scientifique requiert face à l’accumulation de connaissances des besoins d’organisation et des classifications, tâche qu’entreprend Paul Otlet avec ses acolytes, dont Henri Lafontaine. Cet héritage documentaire est aussi celui des bibliothèques privées qui peu à peu ouvrent leur collection à un public plus large, ce qui leur confère le nom de bibliothèque publique. Les objectifs de P. Otlet vont encore plus loin, en imaginant rassembler la somme des savoirs disponibles, notamment imprimés dans un espace commun : le Mundaneum, surnommé récemment le Google de papier.

Mieux communiquer, mieux organiser l’information et la connaissance sont les bases des logiques qui président à la documentation et à l’information scientifique et technique afin de répondre aux besoins de la communauté scientifique au premier chef, mais aussi à l’ensemble des besoins des différentes communautés des usagers. Communiquer, c’est mettre en commun des informations et des savoirs, et c’est probablement veiller aussi à leur conservation. Si on prend le document dans une vision élargie, on peut aisément intégrer des éléments comme les monuments, mais de plus en plus les individus également. L’individu a en effet désormais un double numérique où la moindre de ses activités est en train d’être consignée et répertoriée. Il s’agit dès lors de veiller au bon usage de ces données recueillies de façon à ce que les données personnelles puissent avoir éventuellement une portée collective et partagée notamment après anonymisation.

Dans tous les cas, la documentation a cherché à rassembler, à faire cause commune, car il est impossible de séparer l’amélioration de la communication des savoirs, des progrès de la communication entre les hommes.

La mise en place d’un dispositif de médiation numérique : la CDIBox

De la Piratebox vers la Bibliobox

Conçue en 2011 par David Darts, professeur à l’université de New-york, la Piratebox1 est un dispositif open source2 qui permet le partage et l’échange de fichiers numériques (livres, sons, images, vidéos…) de façon anonyme et sécurisée et sans aucune connexion internet. Issue de la communauté du libre et du mouvement du Do It Yourself, la Piratebox porte des valeurs militantes avec la volonté de défendre un réseau libre et ouvert et de s’affranchir du Web tel que nous le connaissons : fichage, vente de données personnelles, publicités ciblées etc.
Concrètement, le dispositif se compose d’un routeur, dont l’usage initial a été détourné, et d’une clé USB pour le stockage de fichiers. Une fois configuré3, il génère un réseau wifi autonome sur un périmètre d’une dizaine de mètres auquel on peut se connecter librement via un ordinateur portable, une tablette tactile ou un smartphone. Les fichiers présents sur la clé USB peuvent être téléchargés par l’utilisateur ou consultés en streaming.
Percevant dans la Piratebox, de nouvelles possibilités de médiation numérique, Jason Griffey, un bibliothécaire américain, a eu l’idée en 2012 d’adapter le dispositif pour un usage en bibliothèque : il le renomme Librarybox, devenu Bibliobox dans les pays francophones. Pour éviter le risque d’échanges illégaux de fichiers entre les utilisateurs, il apporte quelques modifications au projet de base et fait de la Librarybox « une bibliothèque portable, qui peut littéralement aller partout, dans laquelle on peut uniquement télécharger »4.

La PédagoBox : pour un usage en établissement scolaire

La Bibliobox a fait son apparition il y a quelques années dans les établissements scolaires. Dans un contexte pédagogique, on parle généralement de Pédagobox. Cherchant à pallier l’absence de connexion internet dans les salles de classe, des enseignants ont vu, dans ce dispositif, une solution alternative pour proposer à leurs élèves des supports de cours multimédias5. Une fois connectés au réseau généré par la Pédagobox, les élèves peuvent accéder aux fichiers déposés par l’enseignant et les télécharger librement sur leur terminal. En fonction du paramétrage de départ, ils peuvent même, à leur tour, déposer des productions.

La CDIBox : une opportunité pédagogique de promouvoir les communs

Du côté des CDI, la Pédagobox, rebaptisée CDIBox, fait de plus en plus d’émules6. Séduits par l’aspect nomade du dispositif, le faible coût de l’installation (une cinquantaine d’euros) et la possibilité de compléter un fonds de ressources numériques souvent inexistant, les professeurs documentalistes s’en emparent pour répondre à une double mission : mettre à la disposition des enseignants et des élèves des ressources qui répondent à leur besoin et, participer à la diffusion des Communs de la connaissance.
Dans un monde où les jeunes ont le sentiment de pouvoir accéder gratuitement à des milliers de contenus sur le Web, le domaine public est une notion difficile à intégrer. La CDIBox, dont le fonctionnement s’inscrit au cœur des pratiques culturelles quotidiennes, peut être un outil efficace pour éduquer aux Communs. Passée la déception de ne pas avoir trouvé le dernier épisode de Games of Thrones dans la multitude des ressources à télécharger, de nombreuses activités peuvent être envisagées pour permettre à l’élève de passer du statut de « consommateur » à celui de « créateur » : ateliers d’écriture à partir d’images d’archives, réalisation de book trailer(bande-annonce de livre sous format vidéo) à partir d’images libres de droit ou encore ateliers mash-up7 pour aboutir à la création d’une nouvelle œuvre placée, à son tour, dans le domaine public. Outil idéal pour stocker la matière première d’une création, instrument pour diffuser des oeuvres créées par les élèves ou étagère virtuelle venant compléter le fonds du CDI, la CDIBox est en passe de devenir indispensable à tout professeur documentaliste désireux de promouvoir les Communs.

La maison de Claudine ouvre ses portes

Jean-Marc David : Frédéric Maget, vous êtes président de la Société des amis de Colette, pouvez-vous nous éclairer sur la vocation de cette association ?

Frédéric Maget : La Société des amis de Colette a été créée en 1956, soit deux ans après la mort de Colette, à l’initiative de plusieurs habitants de Saint-Sauveur-en- Puisaye, le village natal de l’auteure. As­sez rapidement l’association a pris une dimension nationale et même internatio­nale avec le soutien d’institutions, notam­ment l’Académie Goncourt et l’Académie royale belge, ainsi que celui de personna­lités importantes du monde des lettres. Elle a été reconnue d’utilité publique en 1991 ; ses objectifs n’ont pas changé depuis près de soixante ans : perpétuer la mémoire de Colette, promouvoir son oeuvre, rassem­bler les objets et les documents permet­tant de mieux la connaître (l’association est en mesure d’accepter les legs) et en­courager la recherche. Ses activités ont cependant évolué avec le temps : depuis 1977, nous publions les Cahiers Colette qui rassemblent des textes inédits, des témoi­gnages ainsi que des études, nous organi­sons régulièrement des week-ends sur les pas de Colette, des activités culturelles ou encore des colloques ; le prochain, consa­cré à « Colette et la Grande Guerre », aura lieu en 2017 à Verdun. Depuis 2014, l’asso­ciation bénéficie d’un nouveau site inter­net (www.amisdecolette.fr) qui propose de nombreuses ressources pour découvrir ou approfondir sa connaissance de la vie et de l’œuvre de cette artiste. Il existe également un Prix de la Société des amis de Colette qui récompense des travaux de recherche ou d’érudition.

À ce titre, vous avez pu acquérir la maison natale de Colette à Saint- Sauveur-en-Puisaye. Comment s’est déroulée cette acquisition ?

la maison de colette 1La Société des amis de Colette a été un des fers de lance de la mobilisation pour la sau­vegarde de la maison natale, mais c’est une autre association, créée spécifique­ment pour la gestion du lieu, l’association « La Maison de Colette », qui en est actuel­lement propriétaire. La Société des amis de Colette aura bien sûr son siège dans la maison et continuera à être une associa­tion littéraire et scientifique. Concernant l’acquisition de la maison, rien ne fut facile et ce, malgré l’importance patrimoniale du lieu qui, très vite, et à notre demande, a fait l’objet d’une inscription à l’inventaire des monuments historiques et a été reconnue par le label « Maison des illustres ». La crise, disait-on déjà, le manque d’intérêt des grands mécènes pour le patrimoine lit­téraire, le désengagement des collectivités qui craignent de nouvelles charges dans des budgets de plus en plus contraints… Beaucoup de raisons ont été avancées lorsque la mobilisation a débuté en 2009- 2010. Le tournant a été la soirée à bénéfices organisée au théâtre du Châtelet avec une distribution prestigieuse : Carole Bouquet, Guillaume Gallienne, Mathieu Amalric, Ju­liette, Leslie Caron, André Ferréol, Didier Sandre, Sabine Haudepin… « Colette en scène » a permis de faire connaître la mo­bilisation à un large public grâce à une im­portante couverture médiatique et ainsi de récolter des fonds. Le succès a également attiré l’attention du ministre de la Culture de l’époque, Frédéric Mitterrand, qui a im­médiatement apporté son soutien au projet et a entraîné dans son sillage la Région et le Département. C’est ainsi que nous avons pu, au mois de septembre 2011, acquérir la maison. Mais le plus dur restait à venir…

Quelle est la place de cette maison dans l’œuvre de Colette ?

la maison de colette 2Une place centrale. Je ne connais pas d’autre exemple en littérature d’un écri­vain qui a consacré autant de pages à sa maison natale. Colette est née et a grandi dans cette maison, elle y a passé les dix-huit premières années de sa vie. Une pé­riode essentielle de sa formation. À l’au­tomne 1891, la famille a dû brutalement quitter le village du fait de dettes et d’une mauvaise réputation. Ce départ a été pour la jeune femme un véritable traumatisme. Plus tard, devenue écrivaine, elle choisit de recréer sa maison et son village par l’écri­ture. La maison devient alors un thème récurrent de l’œuvre, à tel point qu’un de ses lecteurs, sensible à l’importance qu’elle avait pour Colette, a décidé en 1925 de la ra­cheter et de la redonner à Colette. « Je crois au merveilleux » lui avait-elle écrit. Parmi les œuvres majeures consacrées à la mai­son, il faut bien sûr citer La Maison de Claudine (1922), La Naissance du jour (1928) et Sido (1930) qui constitue une sorte de trip­tyque dédié au village natal et au person­nage de Sido, sa mère.

Dans quel état avez-vous trouvé la maison et quelles ont été les contraintes de cette restauration ?

L’état sanitaire de la maison était mauvais. Quand nous l’avons acquise, elle était inoc­cupée depuis une dizaine d’années et, dans un pays humide, cela peut aller très vite… Infiltrations d’eau et développement de mérule avaient détruit des planchers et de nombreuses boiseries. Fort heureusement, nous avons pu intervenir avant qu’il ne soit trop tard. Notre objectif de restauration était clair dès le début, c’est l’œuvre qui le justifiait : recréer la maison telle que Colette l’avait connue et décrite. Ce « et » pourrait être problématique si la confrontation des documents notariés, des quelques photo­graphies et gravures et la connaissance des lieux ne nous avaient confirmé la fidélité et la précision des souvenirs de Colette. Il a fallu ensuite trouver les entreprises qui possédaient encore le savoir-faire pour vé­ritablement retrouver l’atmosphère d’une maison de la fin du XIXe siècle.

Vous avez pris grand soin de redonner au jardin son éclat originel. Comment avez-vous procédé ?

la maison de colette 3Le travail de reconstitution, ou plutôt de re­création, des jardins, a été mené de façon exemplaire par Françoise Phiquepal, ar­chitecte-paysagiste ; il s’est agi de retrouver l’état originel des jardins dont le souvenir était conservé par quelques rares photo­graphies, des gravures, quelques minutes d’un film des années 50 et, bien sûr, par les textes de Colette. Nous avons d’abord pro­cédé à une relecture de toute l’oeuvre (une soixantaine de volumes…) à la recherche des descriptions des trois jardins : jardin d’en face, jardin-du-haut et jardin-du-bas. Cette lecture nous a permis de retrouver toutes les plantes, arbres et arbustes pré­sents et leurs emplacements respectifs. Ensuite, il a fallu se replonger dans l’his­toire de la botanique et retrouver, ce fut le travail de Mme Phiquepal, les modes et les techniques de plantation à cette époque, dans le contexte d’un jardin de ville. Ce fut notamment possible grâce au manuel qu’utilisait Sido au jardin et dont nous avons pu retrouver un exemplaire. Les quelques espèces qui étaient d’origine – notamment les célèbres glycines de la ter­rasse et de la rue des Vignes – ont pu être conservées, pour le reste nous avons re­pris l’ensemble des espaces, remodelé les allées et planté toutes les espèces avec le souci d’acquérir auprès de pépiniéristes spécialisés, notamment dans le cas des rosiers et des arbres fruitiers, les espèces anciennes décrites par Colette. Il en ressort un jardin tout à fait extraordinaire, à la fois jardin végétal et jardin de papier, puisque pour chaque plante nous avons un texte de Colette, description ou anecdote, cor­respondant.

Qu’y verra-t-on et comment se dérouleront les visites ?

Nous avons vraiment œuvré à créer une maison d’écrivain : non pas un musée, avec une démarche intellectuelle ou artistique à partir d’une collection, mais un lieu intime. Les visiteurs seront donc guidés à l’inté­rieur d’une maison bourgeoise de la fin du XIXe siècle, dépourvue de barrières ou de dispositifs muséographiques contempo­rains. Tout, y compris l’éclairage, a été étu­dié pour recréer l’atmosphère de cette mai­son telle qu’elle nous a été transmise par les textes, comme si les habitants venaient de s’absenter. Pour chaque lieu, dans chaque pièce, le guide qui accompagne la visite (les visites sont guidées uniquement) fera re­vivre les textes de Colette, attirera l’attention sur tel ou tel objet ou détail et rapportera les anecdotes ou les descriptions : une plongée dans le temps et dans l’œuvre. La maison de Colette se visite comme on tourne les pages d’un livre et, j’espère qu’en sortant les visi­teurs auront envie de la relire. C’est en tout cas notre objectif.

Quelles offres pédagogiques proposez-vous aux élèves ?

Mon parcours d’enseignant et la nature même du lieu, qui fut pour Colette un lieu de formation et d’inspiration, nous ont conduits à prêter une attention par­ticulière à l’accueil du jeune public et des élèves. Outre la visite guidée qui permet, à mon sens, un accès aux textes privilégié et en quelque sorte facilité, nous propose­rons divers ateliers pédagogiques autour de l’écriture, de la botanique et de l’initia­tion au goût (un autre domaine où Colette a excellé). Le village offre également de nom­breuses possibilités :

  • accueil dans une salle de classe de la IIIe République, là même où se déroule l’histoire de Claudine à l’école (1900),
  • sentier « sur les pas de Colette » dans le vil­lage avec un questionnaire et des activités,
  • sentier littéraire et botanique dans la cam­pagne environnante à la découverte des plantes et des paysages décrits par Colette,
  • visite du musée Colette.

L’Éducation nationale propose égale­ment une classe patrimoine qui permet des séjours prolongés à la découverte du village et de la région, avec, notamment, la proximité du chantier médiéval de Gué­delon et du château de Saint-Fargeau, des activités autour des arts de l’eau et de la terre (la Puisaye est une terre potière riche en carrière de grès et d’ocres). C’est donc une offre assez riche qui, je l’espère, don­nera envie aux enseignants de venir. Il est conseillé de réserver ou de nous contacter pour plus de renseignements (cf. encadré page de droite).

La Maison va également accueillir le Centre d’études Colette, à qui sera-t-il destiné ?

Les combles de la maison de Colette ac­cueilleront le fonds d’archives le plus im­portant au monde (non, non je n’exagère pas !) concernant Colette, grâce à la réunion des fonds gérés par le Centre d’études Co­lette et des legs qui ont été consentis par des collectionneurs privés soucieux que les photographies, les objets, les lettres et les manuscrits réunis par eux, parfois ac­quis tout au long d’une vie, puissent être conservés là où tout a commencé pour Co­lette. Étant donnée la richesse de ce fonds, nous avons décidé d’installer derrière la chambre de Colette, dans ce qui était la chambre de Mélie, la nourrice, un studio pour un chercheur ou un auteur en rési­dence permettant l’accès prolongé aux ar­chives dans le cadre de travaux universi­taires ou éditoriaux. Ces archives ne seront pas accessibles librement pour le public. Leur accès sera réservé à des personnes exprimant une demande motivée. Toute­fois, ce fonds sera régulièrement mis en va­leur par le biais d’expositions dans la mai­son et au musée.

Quelles sont les œuvres de Colette que l’on peut conseiller à des collégiens et à des lycéens ?

Le Blé en herbe et les Dialogues de bêtes sont le plus souvent étudiés en classe. Pour ma part, je privilégierais au collège La Mai­son de Claudine, Sido et Gigi et, au lycée, La Vagabonde (roman d’inspiration auto­biographique ayant pour cadre le monde du music-hall et abordant la question de la condition des femmes), La Fin de Chéri (une des sources d’inspiration d’Aragon pour Aurélien), La Naissance du jour (pre­mier exemple d’autofiction et dont la prose poétique est de toute beauté) et La Chatte (un roman court d’une grande force, qui ra­conte le lien indéfectible entre l’homme et l’animal). L’étude de l’œuvre se prête égale­ment à de nombreux groupement de textes, notamment à partir de la correspondance, des textes courts – très nombreux dans l’œuvre (nouvelles, portraits) – et des textes journalistiques de Colette (nombreux et va­riés du procès de Landru à la mode des ré­gimes…), tout particulièrement ceux écrits pendant la Première Guerre mondiale qui apportent un témoignage unique sur la vie à l’Arrière et l’évolution de la condition des femmes ; ces textes se trouvent épars dans Les Heures longues (1917), La Chambre éclai­rée (1921), et Une parisienne dans la Grande Guerre (posth., 2014). L’Enfant et les Sorti­lèges (1925) de Ravel, sur un livret de Co­lette, me semble également un formidable support pour un travail interdisciplinaire. Enfin, j’ajouterai que l’œuvre a fait l’objet de nombreuses adaptations cinématogra­phiques et télévisuelles.

Pour en savoir plus sur Colette, quels sont les livres que devraient acquérir les CDI ?

la maison de colette 4Les œuvres de Colette sont pour la plupart disponibles en collection de Poche et ont, pour certaines, fait l’objet d’éditions sco­laires. Je conseillerais en complément des textes connus l’achat de Colette journaliste (Seuil/Libretto) qui peut fournir aux élèves et aux enseignants une approche originale de l’oeuvre, et une anthologie que j’avais réalisée pour Gallimard intitulée Mère et Fille (coll. Folioplus classiques). La biogra­phie de référence est celle de Claude Pi­chois et d’Alain Brunet (éd. de Fallois/Livre de Poche), mais elle est d’un abord difficile par des élèves. Celle de Gérard Bonal (éd. Perrin) est plus accessible, mais son for­mat est assez peu adapté. Il faudra donc rediriger les élèves vers les biographies de Jean Chalon (Colette. L’éternelle apprentie) et de Geneviève Dormann (Amoureuse Co­lette), toutes deux disponibles en collection de Poche. La revue TDC avait sorti en 2004 un numéro spécial Colette. Le Monde a pu­blié en septembre 2015 un hors-série « Co­lette l’affranchie ». Le documentaire sur Colette qui avait débuté la série Un siècle d’écrivains n’est malheureusement tou­jours pas disponible en DVD, mais on peut visionner le Colette (1951) de Yannick Bellon (éd. Doriane films, 2014), un des rares do­cuments filmés sur l’écrivain, et aussi J’ap­partiens à un pays que j’ai quitté de Jacques Tréfouël et Gérard Bonal (éd. Films du lieu-dit, 2004) qui serait une bonne introduc­tion à une visite à Saint-Sauveur.

Vous associez la maison de Colette à plusieurs manifestations dans la ville de Saint-Sauveur-en-Puisaye, pouvez-vous nous les présenter ?

À terme, quatre festivals ponctueront l’an­née. Tous partent d’un aspect de la vie ou de l’œuvre de Colette et ouvrent sur la créa­tion contemporaine. Deux manifestations existent déjà : le festival international des écrits de femmes, qui a lieu chaque année le 2e week-end d’octobre, et qui est la seule manifestation européenne consacrée à la valorisation de la place des femmes par leurs écrits dans les grands mouvements de la littérature, des idées et de l’histoire et le festival de musique « Comme ça me chante ! », qui se tient la dernière semaine de juillet et qui est consacré à la mélodie française et aux compositeurs que Colette a bien connus et avec lesquels elle a travaillé (Debussy, Fauré, Hahn, Ravel, Poulenc…). Les deux prochains seront consacrés à la gastronomie, avec les « Journées du goût », qui proposeront des ateliers culinaires et littéraires, et au théâtre, avec « Corps en scène », consacré à l’utilisation du corps dans les arts du spectacle. Chaque festival propose des activités ou des journées ré­servées au jeune public ou au public sco­laire. La prochaine édition du festival des écrits de femmes sera consacrée aux « Fé­minismes ».

En quoi consiste, en 2016, la modernité de Colette ?

la maison de colette 5Je me méfie beaucoup du mot et de cette obsession de la modernité comme jus­tification à l’étude d’un auteur ou d’une œuvre… Toutefois, je dirais que la vie et l’œuvre de Colette ont annoncé, et parfois devancé, de nombreuses préoccupations contemporaines en ce qui concerne la li­berté, l’émancipation et l’indépendance des femmes, les questions de genre et les représentations du masculin et du féminin, la place des animaux et l’unité du vivant (« Il n’y a qu’une bête » affirmait-elle) et l’autofiction, dont elle fut, sans que le mot fût inventé, une des pionnières. Au-delà des sujets et même des intrigues de ses romans et de ses nouvelles, il y a la langue, le choix du mot, le travail difficile de l’écri­vain, le regard sans jugement qu’elle porte sur les êtres et tout un univers de sensa­tions que l’écriture ouvre intact au lecteur. Il y a d’abord un plaisir véritable à lire Co­lette. Sa vie, par l’exemple d’audace et de liberté qu’elle offre, comme son œuvre, par la variété et la richesse des thèmes qu’elle aborde, demeurent une source d’inspira­tion formidable.

Hippolyte, un artiste pluriel et humaniste

Sabrina Da Rocha-Huard : Quel élève étais-tu ?

Hippolyte : J’étais un élève plutôt moyen, intéressé, mais pas un foudre de guerre non plus ; je m’attachais juste à passer dans l’année suivante. J’adorais les maths, puis la philo. Je détestais la physique et la biolo­gie, donc souvent je faisais de grands des­sins à la fin de mes copies en espérant que le professeur me rajoute des points. Parfois ça marchait !

Quel genre de BD aimais-tu lire adolescent ?

J’adorais Lucien de Margerin. Pour moi c’était la BD la plus drôle du monde ! Je li­sais aussi beaucoup Johan et Pirlouit, Les Tuniques Bleues, Khéna et le Scrameus­tache… de grands classiques belges ! Et puis ensuite je me suis mis aux comics, j’allais chercher mes Strange chaque mois dans les tabacs presse et je passais mon temps à les recopier, j’adorais ça.

Quels souvenirs artistiques et littéraires gardes-tu du collège ?

Assez peu en fait, je n’aimais pas trop la lecture au collège, souvent les livres pro­posés m’ennuyaient… jusqu’à ce que je lise L’Étranger de Camus, c’était en 4e, ça a été une révélation. Je me suis rendu compte ce jour-là du pouvoir de la lecture sur la per­sonne qui lit et à quel point la littérature aide à comprendre le monde, à se com­prendre soi. Ça m’a bouleversé.

Sur quoi travailles-tu en ce moment ?

Je travaille sur un reportage autour des Chagos et des Chagossiens éxilés depuis 50 ans à l’île Maurice contre leur gré. J’ai par­tagé leur quotidien dans les bidonvilles de Maurice durant deux semaines et je vais raconter leur histoire… ensuite j’ai mille autres projets, mais il faut que je prenne le temps de m’arrêter de travailler aussi, laisser à nouveau venir les idées, respirer, regarder les autres, me regarder moi, pour repartir avec plus de force et d’envie. C’est un métier qui consomme énormément d’énergie, on y pense sans cesse. Il faut sa­voir s’arrêter par moments.

Quand tu crées une BD, penses-tu à son impact sur les lecteurs ? Cela influe t-il sur ta façon de créer ?

Avant je n’y pensais pas, je pensais sim­plement à me faire plaisir ou, si je pensais au lecteur, c’était juste pour me dire « là je vais l’épater, il va en prendre plein la vue ! ». Maintenant ma vision a changé, je fais toujours les livres avant tout pour moi, enfin plutôt parce que je ne peux faire au­trement, il « faut » que je les fasse, il faut que je raconte ces histoires, c’est important, mais aussi désormais pour en parler aux gens, qu’ils prennent conscience de cer­taines choses, pour leur amener une autre vision. Cela vient aussi du fait que je fais beaucoup de reportages, souvent sur des histoires humaines et des parcours forts, qui m’ont bouleversé… j’essaie donc d’être le plus juste par rapport à cela, d’être fidèle à la parole qui m’a été donnée.

Tu as réalisé des oeuvres assez différentes, mais les dernières ont une portée plutôt humaniste. Est-ce ce vers quoi tend ton travail à présent ?

Oui, totalement. Je ne peux y échapper. Si je n’avais pas été dessinateur, j’aurais sans doute été dans l’humanitaire. C’est peut-être stupide, mais je n’y peux rien, je suis toujours en empathie et j’essaie de com­prendre plutôt que de juger. Je déteste le jugement, les stéréotypes, les préjugés. Le fait de faire de la BD reportage me permet d’aller à la rencontre des autres avec mon dessin ; ce sont toujours des rencontres in­croyables, dans le bon ou le mauvais sens, mais il y a une sorte d’excitation derrière tout ça évidemment. Je ne me voyais pas rester derrière ma table continuellement pour décrire un monde que je ne voyais pas. Il faut que j’aille au contact, sur place. Je ne vois pas ma vie autrement maintenant.

Qu’aimes-tu dans les échanges que tu as avec les élèves ?

Leur fraîcheur souvent. Pour eux tous les rêves sont encore possibles. Ils sont souvent moins « fermés » que les adultes, moins coincés par les réalités qui les entourent. Et puis, ils ont souvent des questions déroutantes, mais qui tapent juste… Ils sont toujours surprenants.

Ces rencontres avec les élèves sont-elles des sources d’inspiration ?

Oui, c’est déjà arrivé par le passé, à Kinshasa. J’animais un atelier de bande dessinée durant une semaine avec une vingtaine d’élèves, âgés entre 20 et 25 ans. L’avant-dernier jour, un nouvel élève souhaite participer à l’atelier… Je suis très à cheval sur la ponctualité et lui explique donc que c’est impossible qu’il participe à l’atelier avec autant de jours de retard. Là, il commence à m’expliquer son histoire, très timidement. Un de mes élèves vient à son secours et m’explique lui aussi sa situation : « il vit depuis enfant dans la rue, son seul rêve, c’est de dessiner mais il faut qu’il survive aussi… »
Mon atelier portait sur les parcours de vie de chacun. Il est entré et nous avons discuté de son histoire avec les autres élèves. Il avait été jeté à la rue par ses parents à l’âge de 5 ans après avoir été accusé d’être un sorcier et de porter malheur à l’ensemble de sa famille. Certains élèves étaient tristes, d’autres lançaient des jurons envers lui en disant que c’était vraiment un sorcier.
Je n’ai rien compris. Cette histoire m’a marqué et, un an après, je suis revenu à Kinshasa pour tenter de comprendre et raconter la vie de ces enfants qu’on jette à la rue en les accusant d’être des sorciers, le poids des églises néo-évangéliques dans tout ça… ça a été un de mes reportages les plus importants et depuis, je ne cesse d’avoir des liens avec le Congo.

Les élèves que tu rencontres, que pensent-ils de tes albums ?

Ça dépend. Souvent ils trouvent que je dessine bien, même s’ils préféreraient que je dessine des mangas ! Plus sérieusement, ils sont souvent touchés par les thématiques que j’aborde et qui ne sont pas simples, mais qui les concernent en tant que citoyens de ce monde. Et ils sont bien sûr très concernés par ce qui les entoure.

Quelles questions te posent-ils le plus souvent ?

Vous gagnez combien ? Vous allez faire un album comique un jour ?

À ton avis, la BD souffre t-elle encore de stéréotypes négatifs ?

Oui, comme celui d’être une sous-littérature pour certaines personnes, même si c’est de moins en moins le cas. Les mentalités évoluent, les jeunes lecteurs d’hier ont vieilli et continuent à s’intéresser à la bande dessinée, qui n’a jamais été aussi riche de propositions et de diversité qu’aujourd’hui !

Que penses-tu des exploitations pédagogiques de la BD à l’école ? Sont-elles pertinentes et suffisantes ?

Alors là, je n’en ai aucune idée ! À mon époque, la BD n’était pas du tout utilisée dans nos programmes. Je me souviens malgré tout de quelques manuels d’histoire où il y avait de la BD, je n’ai jamais compris les choses aussi facilement et de manière aussi ludique ! Donc oui, pour répondre à la question, la BD est un formidable outil de pédagogie et d’apprentissage. Ça rend simples des choses trop compliquées, sans en enlever le sens, j’en suis persuadé !

Quelle serait selon toi la bibliothèque de BD idéale pour les élèves du secondaire ?

Une bibliothèque très diversifiée ! Il en faut pour tous les goûts ! De l’humour, du manga, des bd d’auteurs, de tout, de tout ! Mais surtout, il faut les guider et les amener vers les livres. Le plus important étant qu’ils lisent, quoi que ce soit ! L’appétit vient en mangeant !

Les jeunes lecteurs apprécient particulièrement les mangas, les aimes-tu également ?

L’auteur de bande dessinée français Hippolyte au VIe Festival du livre et de la bande dessinée, à Saint-Denis de La Réunion @ Thierry Caro

Oui, de temps en temps. Mais comme pour la bd européenne ou les comics, je suis très exigeant, donc il y en a peu qui trouvent grâce à mes yeux. 20 th Century Boys est, à mon sens, un véritable chef d’oeuvre. Les mangas ont cette force de pouvoir développer des histoires sur le long terme et donc de creuser très loin la psychologie des personnages. Contrairement à la bd franco-belge qui souvent se contentait d’histoire en 48 pages, les mangas développent des histoires en 200 pages, sur 20, 30, 60 tomes ! Ça laisse de la place pour raconter des histoires, et si elles sont bonnes, alors ça devient complètement addictif et génial.
C’est un peu comme les séries TV d’aujourd’hui qui dépassent bien souvent les films de cinéma, par leur format et la profondeur des choses qu’elles abordent, sans renier sur la qualité plastique. Les lignes bougent.

Que lis-tu en ce moment ?

J’ai toujours plusieurs romans en cours, certains que je lis en quelques soirs, d’autres que je déguste sur plusieurs années. J’ai toujours Les Trois Mousquetaires de Dumas, accompagné en ce moment -du Monde sans Oiseaux de Karin Serres, de La Vie et les agissements d’Ilie Cazane de Razvan Radulescu et enfin Limonov d’Emmanuel Carrère qu’il faut que je termine aussi… tous ces romans sont le fruit de rencontres avec des personnes, des prêts, des conseils, des voyages, des rencontres. La littérature permet souvent de prolonger les rencontres et les voyages.

 

Aborder le génocide rwandais avec la fantaisie des Dieux

La Fantaisie des Dieux est une accroche pertinente pour aborder le génocide rwandais en classe.
On pourra partir de la bande dessinée pour remonter le temps de l’histoire du génocide, les modes opératoires des génocidaires, les raisons historiques qui ont mené au drame, la position de la France, mais aussi la poursuite des assassinats dans les camps de réfugiés au Zaïre et le traitement médiatique de l’épidémie de choléra dans ces mêmes camps, qui a éclipsé le génocide.

La fantaisie des Dieux

Durant l’été 2013, Hippolyte accompagne Patrick de Saint-Exupéry au Rwanda. Vingt ans plus tôt, le journaliste s’y était rendu alors que la machine génocidaire était en marche. Le lecteur accompagne à la fois Patrick de Saint-Exupéry dans sa découverte de l’horreur en 1994, et Hippolyte dans son travail de BD-reporter en 2013.
Le premier lieu visité est le Home Saint Jean, une église dans laquelle quatre mille trois cents Tutsis s’étaient réfugiés avant de périr, pour la plupart, sous les balles des génocidaires. Parallèlement au témoignage de Patrick de Saint-Exupéry, Providence, une rescapée, raconte ce qui s’est passé.

Les faits relatés par ceux qui les ont vécus sont rythmés par les plongeons d’Hippolyte dans le lac Kivu. Écrasé sous le poids de l’horreur, il ressasse au fond du lac les paroles recueillies. Flash-back sur la rencontre entre les militaires suivis par Patrick de Saint-Exupéry et des hommes qui annoncent avec légèreté avoir tué des enfants pour empêcher des attaques à leur encontre.

À Bisesero, le journaliste retrouve Éric qu’il avait rencontré au même endroit en 1994, alors traqué par les miliciens. À l’époque, Éric avait raconté aux militaires français de la mission Turquoise
le calvaire qu’enduraient de nombreux Tutsis forcés à se cacher. Il leur avait montré les morts et clamé son désespoir. Pourtant, les Français étaient repartis en demandant aux Tutsis de tenir encore quelques jours. « Tic-tac » fait l’horloge dans la tête de Patrick de Saint-Exupéry, le temps contre lequel il ne peut rien et l’horreur de ce qu’il réalise : le génocide.

Graphiquement, la bande dessinée est accessible aux élèves : elle offre à voir de beaux dessins à l’aquarelle aux couleurs agréables. Les personnages y sont reconnaissables et les paysages possèdent la force de la narration. Les mouvements et les expressions des visages sont justes tout comme les dialogues : courts et efficaces.

On appréciera aussi l’utilisation de photographies habilement insérées dans les planches.
La narration ainsi construite n’a pas besoin de montrer plus pour que le lecteur comprenne l’horreur, c’est à la fois fin et percutant.

Pour aller plus loin dans la découverte de La Fantaisie des Dieux, vous pouvez écouter Patrick de Saint-Exupéry et Hippolyte parler de la BD sur France Culture : www.france culture.fr/player/reecouter?play=4825252
Pour faire écho à l’actualité, vous pouvez également lire Les Ombres, Bande dessinée du même auteur avec Vincent Zabus, dans laquelle il est question de migration.