Une longue histoire et des défis à relever

Les relations entre les bibliothèques et les Communs de la connaissance sont anciennes et profondes, même si la compréhension de ces liens reste relativement récente et encore à approfondir.

Depuis l’Antiquité et la mythique bibliothèque d’Alexandrie, la raison d’être des institutions que sont les bibliothèques est de matérialiser un droit d’usage collectif sur la culture au bénéfice de la communauté qu’elles desservent. Si on se reporte à leur définition moderne, telle que formalisée notamment par l’économiste Elinor Ostrom1, on est en présence de biens communs lorsque des ressources sont mises en partage au bénéfice d’une communauté qui se dote de règles pour en organiser la gouvernance et en assurer la durabilité. Longtemps les objets culturels (à commencer par les livres) sont restés des ressources rares et coûteuses, présentant un caractère rival2. Dans ce contexte de rareté et de rivalité, les bibliothèques constituaient un moyen pour les groupes sociaux d’élargir l’accès à la culture et à la connaissance. C’est en ce sens, qu’au-delà de leur nature de services publics, elles peuvent aussi être considérées comme des « communs sous garantie publique ».

À partir de la Révolution française, avec l’essor du concept de « bibliothèque publique », cette fonction a gagné en importance et ce n’est qu’à partir des années 80 que le développement des médiathèques a permis d’élargir leur champ d’action aux domaines de la musique et de la vidéo. Pourtant dans le même temps, la connaissance et la culture ont fait l’objet d’un « second mouvement des enclosures », comme l’a appelé le juriste américain James Boyle3. Les règles du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle sont en effet devenues au fil du temps de plus en plus contraignantes, en soumettant les usages de la culture à la logique du droit exclusif.

Longtemps pourtant, les bibliothèques ont pu prêter des documents à leurs usagers sans être réellement affectées par ces restrictions juridiques. Le droit d’auteur n’interférait pas avec la sphère des usages collectifs, que favorisaient les bibliothèques. Dans les années 90 cependant, l’évolution de la réglementation européenne a fini par soumettre l’activité de prêt public au droit d’auteur. On aurait pu alors assister à une remise en cause radicale des principes de fonctionnement des bibliothèques, notamment parce que le prêt aurait pu devenir payant pour les usagers. Mais le législateur français a choisi une solution intermédiaire, préservant la faculté pour les bibliothèques de prêter des livres, mais instaurant en contrepartie une compensation financière payée par l’État et les collectivités pour rémunérer auteurs et éditeurs4.

Ce compromis a le défaut d’assimiler les usages collectifs de la culture à un « préjudice » devant être compensé. Mais il a aussi le mérite en pratique d’avoir permis de préserver la capacité des bibliothèques à faire de la culture un Commun. Tous ces établissements ne se trouvent cependant pas dans une situation identique : pour les bibliothèques universitaires par exemple, la résistance à l’enclosure de la connaissance est graduellement devenue plus difficile. En effet, traditionnellement, la production des chercheurs est diffusée par le biais de revues scientifiques, dont le contrôle est peu à peu passé aux mains d’un petit nombre d’éditeurs en situation d’oligopole. Cette situation leur a permis d’augmenter d’année en année le prix des abonnements auxquels souscrivent les bibliothèques pour mettre ces ressources à disposition de la communauté universitaire. Cette tendance à la hausse s’est encore renforcée avec la numérisation des revues et leur inclusion dans des bouquets d’abonnements électroniques. Les bibliothèques se sont alors retrouvées prises entre le marteau et l’enclume, à un moment où les restrictions budgétaires liées à la crise impactent les budgets d’acquisition, au point parfois de les forcer à se désabonner de ressources essentielles.

Les licences Creative Commons permettent à l’auteur d’un document d’autoriser sa réutilisation à certaines conditions : donner son nom, le modifier ou non, le commercialiser ou non...
Les licences Creative Commons permettent à l’auteur d’un document d’autoriser sa réutilisation à certaines conditions : donner son nom, le modifier ou non, le commercialiser ou non…

Le numérique a en effet une incidence ambivalente sur les bibliothèques et leur capacité à rester des garantes de l’usage commun de la culture. La numérisation et la dématérialisation constituent une chance exceptionnelle pour la diffusion des connaissances : là où les bibliothèques géraient auparavant la rareté et la rivalité des supports, elles peuvent avec le numérique s’affranchir des limites imposées par les formats analogiques. Le développement des bibliothèques numériques offre ainsi théoriquement un accès mondial et permanent à des ressources qui nécessitaient auparavant une consultation sur place. Mais si ces potentialités sont réelles pour les oeuvres appartenant au domaine public, les choses sont différentes pour les œuvres toujours protégées par le droit d’auteur. Pour les livres numériques par exemple, les bibliothèques ne peuvent souvent les proposer à leurs usagers qu’à la condition (imposée par les éditeurs) que les fichiers soient protégés par des verrous numériques (DRM)5 pour en éviter la dissémination sur Internet. Là où le bibliothécaire était traditionnellement un « donneur d’accès » à la culture, il devient de plus en plus souvent un « verrouilleur d’accès », ce qui change fondamentalement le sens de sa mission.
Les bibliothèques peuvent hélas aussi parfois elles-mêmes instaurer de nouvelles enclosures sur la connaissance. C’est le cas notamment lorsque des établissements numérisent des oeuvres anciennes, appartenant au domaine public, qui devraient être librement réutilisables par tous, mais imposent des restrictions souvent abusives (pratiques dites de « copyfraud6 »).  Là où l’acte de numérisation devrait élargir les droits d’usage collectif, il devient un prétexte invoqué pour les restreindre…
Heureusement, d’autres bibliothèques ont adopté une attitude différente et encouragent au contraire le plus largement possible la réutilisation des contenus qu’elles produisent. Ce faisant, elles deviennent des « contributrices aux Communs » qui se développent aujourd’hui sur Internet. Certains établissements font le choix par exemple de libérer sous licence libre les données bibliographiques de leurs catalogues pour participer au mouvement mondial de l’Open Data. D’autres numérisent des oeuvres patrimoniales et les diffusent sans imposer de restriction, favorisant la renaissance des oeuvres sous toutes les formes.

Le numérique peut aussi exercer une action en retour sur les lieux de la bibliothèque et sur la manière dont les bibliothécaires interagissent avec leurs usagers. Internet a en effet vu le développement de pratiques collaboratives entre pairs, qui ont donné naissance à de nouveaux Communs sous forme numérique, qu’il s’agisse des logiciels libres ou de Wikipedia. Les mêmes principes de coopération et de gouvernance horizontale sont appliqués aujourd’hui à la fabrication des objets physiques, au sein d’espaces comme les Fablabs ou des Hackerspaces. Or de plus en plus de bibliothèques, en lien avec la réflexion autour des « troisièmes lieux », choisissent d’héberger de tels lieux d’innovation partagée.
Plus qu’une simple innovation numérique, cette tendance (confirmée aux États-Unis et naissante en France) est aussi un vecteur d’innovation institutionnelle et une occasion de repenser la gouvernance des bibliothèques pour les rapprocher de véritables Communs, au sens moderne du terme.

Agir collectivement pour les Communs de la connaissance : exemple du collectif SavoirsCom1

Co-fondé en 2012 par deux bibliothécaires, Silvère Mercier et Lionel Maurel, le collectif SavoirsCom17 s’est donné pour but de promouvoir des politiques publiques en faveur des Communs de la connaissance. Il compte aujourd’hui plus d’une centaine de membres, professionnels des bibliothèques et de la documentation, mais aussi plus largement, chercheurs, auteurs, journalistes ou acteurs du numérique. Son but est d’interagir avec les pouvoirs publics pour les inciter à favoriser les Communs de la connaissance ou de lancer des alertes lorsqu’au contraire un risque d’enclosure survient. Depuis sa création, SavoirsCom1 milite pour une réforme du droit d’auteur dans le sens des usages, pour la défense du domaine public, pour la promotion du libre accès aux résultats de la recherche (Open Access) ou l’ouverture des données publiques (Open Data).

Pour cadrer son action, le collectif SavoirsCom1 s’est doté d’un Manifeste8 en 10 points énumérant des champs d’intervention en faveur des Communs : neutralité du Net, protection des données personnelles, Open Access, littératie des Communs, Open Data, logiciels libres, partage non-marchand, domaine public, modèles économiques ouverts et développement de tiers-lieux.
L’une des particularités de SavoirsCom1 est d’avoir cherché à faire en sorte que le collectif lui-même fonctionne comme un Commun. Pour éviter les pesanteurs et la hiérarchisation que l’on retrouve trop souvent dans des structures comme les associations, SavoirsCom1 a choisi de rester un collectif informel, avec une gouvernance strictement horizontale. Ses membres sont tous sur un pied d’égalité, sans distinction de statut. Les règles de délibération et de décision en vigueur au sein du collectif donnent la priorité à l’action, en favorisant l’initiative individuelle. Chacun est libre de proposer une action au nom du collectif sur la liste de discussion rassemblant tous les membres. La décision de s’engager dans telle ou telle action n’a pas besoin de la validation d’un vote, pour ne pas donner de prime à une majorité. C’est la règle « Qui ne dit mot consent » qui sert de principe régulateur au sein du collectif. Lorsque des divergences sont exprimées, elles doivent être surmontées par la discussion et la recherche d’un consensus, sachant qu’in fine, c’est le texte du Manifeste lui-même qui sert à arbitrer les différends.

Ces principes de gouvernance ouverte permettent d’expérimenter au sein de SavoirsCom1 de nouvelles formes d’action collective, ce qui rejoint une réflexion conduite par plusieurs des militants des Communs aujourd’hui. SavoirsCom1 fait partie du Réseau francophone autour des Communs, qui fédère un large ensemble d’acteurs se reconnaissant dans cette notion9.

Pourquoi la notion des Communs a-t-elle trouvé un écho chez les professeurs documentalistes ?

Les mutations de notre environnement numérique, qui bousculent les notions de document et d’information, nous incitent, en tant que professeurs documentalistes, à interroger nos contenus d’enseignement et nos pratiques professionnelles. La notion de Communs enrichit la réflexion parce qu’elle renouvelle l’approche du numérique. Elle interroge les questions de droit d’auteur, d’accès au document et à l’information, et les valeurs même de l’enseignement.

Travail sur les droits aux archives municipales de Toulouse10

Les archives ont demandé à l’archiviste Jordi Navaro11, membre du collectif SavoirsCom1, de les aider à simplifier les droits d’utilisation du fonds. La plupart des documents sont aujourd’hui utilisables librement. Cela s’est assorti d’une mise à disposition et valorisation du fonds : albums Flickr, compte Twitter et nom­breux versements d’images dans Wikimedia Commons.