C’est de retour à mon emploi dans une société d’export de films où je comblais un ennui passager en me baladant sur Twitter et les internets que j’approfondis mes recherches. J’ai lu avec étonnement et un enthousiasme grandissant un article rédigé par une future collègue dans Rue 89 et ai pris conscience de la potentielle richesse du métier1. Il faut dire que mon passé d’élève ne rendait pas totalement grâce au métier de professeure documentaliste. Dans le collège rural et catholique où je traînais mes faux jeans Levis 501, le CDI, petite salle encombrée et poussiéreuse, était ouvert occasionnellement par la personne qui faisait office de CPE, fan de chantage et d’humiliation. Dans le beau lycée tout neuf où, interne, je traînais mes jeans à patte d’éph’, le magnifique CDI était l’endroit où je découvris que des femmes pouvaient écrire des livres reconnus par la critique et pas vendus uniquement dans les supermarchés (ce n’est pas en cours de français que j’aurais pu le découvrir) et Nancy Huston, Anaïs Nin et Simone de Beauvoir vinrent à moi au hasard des rayons de ce CDI circulaire et lumineux. J’y ratais mes premiers TPE en première et y réussis mes seconds TPE en terminale, en partie grâce aux deux profs-docs plutôt discrètes et passionnées. Cependant, ingrate adolescente allergique à l’autorité, je les évitais le plus possible, en particulier lorsque je divaguais sur internet (déjà) pour aller sur les blogs de mes idoles de l’époque Gustavo Kuerten et Brian Molko alors que c’était INTERDIT ! Je faisais un usage intensif des ressources du lieu mais fuyais comme la peste les deux enseignantes qui représentaient pour moi l’autorité et la bourgeoisie culturelle qui n’étaient pas (encore) mon monde. Quinze ans plus tard, me voyais-je à leur place ? Pas vraiment, mais les échanges avec deux professeures documentalistes rencontrées sur Twitter (dont l’autrice de l’article susmentionné) passionnées par leur métier, qui prirent le temps de répondre à mes questions naïves (« on a les mêmes vacances que les enseignants ? ! ») me firent comprendre que j’étais sur la bonne piste. Travailler dans une bibliothèque, ce lieu qui me faisait systématiquement l’effet d’une faille spatio-temporelle ? Apprendre aux élèves à s’égarer sur internet (oui, je sais, on dit sérendipité en vrai) ? Conseiller des livres sans obliger qui que ce soit à en lire un ? Lutter contre le déterminisme social par la culture, l’information et la littérature ? Faire des commandes de livres plus élevées qu’un demi-smic ? Cela me faisait rêver. Une inconnue subsistait : les élèves. Avais-je envie de travailler avec des enfants/adolescent.es ? Me retrouver avec des tripotées d’élèves potentiellement aussi pénibles que je l’avais été à cet âge m’intimidait.
C’est une formidable conseillère pôle emploi qui me permit de tester mes rêves dans la réalité, et quelle réalité choisit-elle ! Je me retrouvai contractuelle dans un collège rural catholique de 200 élèves, la température du CDI ne dépassa pas les 14 degrés avant mai et je mis deux jours à accéder aux codes pour me connecter à mon poste informatique. Mes nouveaux collègues très attentionnés mais trop humbles me demandèrent avec une réelle compassion, le premier jour, de quoi j’avais été victime dans ma vie passée pour me retrouver avec eux. Mais, dès le début (enfin après avoir caché le crucifix derrière un meuble…), je m’y sentis à ma place, comme jamais je ne l’avais été.
Je me lançais avec passion et maladresse dans des séances d’initiation à la recherche documentaire, accompagnais les obsessions numériques des habitués geeks du lieu, me plongeais dans la littérature jeunesse pour conseiller ces sagas accrocheuses à des élèves addicts, réussis à bulletiner quelques revues (ou plutôt à abîmer la base de données…). J’avais été sélectionnée après un entretien avec le chef d’établissement et je n’étais clairement pas prête pour ce métier. Reine de l’esbroufe en entretien d’embauche, il était quelque peu irresponsable de me lâcher en responsabilité sans formation. La seule compétence info-documentaire que j’avais développée dans ma vie professionnelle antérieure était donc de traîner sur internet. L’apport des collègues assez engagé.es pour partager leurs travaux et questionnements sur divers blogs et listes de diffusion fut décisif dans mon atterrissage en douceur sur le terrain.

Je me rendis aussi compte avec grande surprise que j’adorais travailler avec des collégien.es mais bim ! les résultats du concours me rappelèrent que je ne pourrais pas faire ce travail très longtemps sans me former sérieusement. C’est la même formidable conseillère pôle emploi qui me conseilla la formation de master MEEF et qui me permit par je ne sais quelle manœuvre d’être étudiante et de percevoir l’allocation chômage. Je passai ensuite deux années à l’ESPE où le courage des enseignant.es et le soutien des camarades me permirent d’avoir peu d’échecs à vous raconter sur cette période. Je décidai également de mettre mon esprit râleur dans ma poche, d’adhérer sans recul aux contenus et méthodes d’enseignement, pour pouvoir consacrer mon énergie à l’absorption de savoirs et à l’acquisition de techniques, postures et savoir-faire et réussis le concours cette fois-ci. L’année de stage fut idyllique sur le plan professionnel : j’ai réussi pour la première fois de ma vie à rendre un mémoire sans en avoir honte, mes tutrices ont su recadrer mes pratiques avant que les embrouilles ne pointent le bout de leur nez et mes collègues m’ont transmis les gestes professionnels qui, cerise sur le gâteau, correspondaient à mes valeurs ; rien de drôle à raconter du coup ! Je me retrouvais bonne élève, pour la première fois.
Puis j’ai été lâchée dans le grand bain, dans un lycée, avec deux conseils répétés par mes formatrices que je m’empressai de ne pas écouter. « Il est essentiel d’avoir des relations cordiales avec les agents qui s’occupent de l’entretien du CDI » et « La première année, ne te lance pas dans trop de projets, prends le temps d’observer ».
Pour cette première recommandation, l’échec arriva vite. L’homme de service qui s’occupait du CDI voulait me saluer en me serrant la main, puis en me faisant la bise, puis en me faisant la bise et en me touchant l’épaule et le dos. Je refusai vite cette intimité non consentie, inappropriée et glaçante. Et il devint moins cordial. Chaque passage de balai était notamment l’occasion d’un débranchage en règle de mon poste informatique ; il tenta de m’interdire de déplacer les tables et chaises du CDI, interrompit des séances et déglingua durablement notre bureau. #MeToo n’était pas encore passé par là et je ne pensai même pas à en parler à ma hiérarchie. Cela dura une longue année. Le sexisme ordinaire, c’était cela aussi la découverte du métier sur le terrain. Peut-être qu’un jour, ce genre de comportement ne sera plus toléré dans la fonction publique. J’ai combattu le sexisme que j’ai subi à ma manière, en parlant, en répliquant, en expliquant, en posant des limites, mais toute l’année, cet homme a continué à utiliser son pouvoir pour me nuire. Il a ensuite été absent longtemps, et à son retour, j’ai tout raconté à ma hiérarchie. Mais est-ce moi qui suis en échec ou y a-t-il un problème systémique dans notre société ? De fantastiques personnes prennent maintenant soin du lieu, avec professionnalisme ; nos relations sont très cordiales, j’ai appris qu’éviter le conflit n’était pas toujours constructif.
La deuxième recommandation était de prendre le temps d’observer avant de me lancer ; sage conseil avec le recul, que je m’empressai de ne pas suivre. L’équipe était très dynamique, très volontaire et avait très envie de travailler avec les professeures documentalistes. Pas très sûre de moi, au fond, j’essayais de montrer que je pouvais me rendre utile mais je n’avais pas pris conscience de notre emploi du temps chargé : accueillir toutes les demi-classes des 8 secondes, dispenser 12 h de TPE par semaine et mettre en place de nombreux projets pérennes allaient poser problème. J’avais envie de petits bouts de cours magistraux, et ma collègue non. Je ne l’écoutais pas assez et notre attelage fut quelquefois bancal. Trop critique envers l’aménagement du lieu, je bousculais ses habitudes, encouragée par un chef d’établissement qui pensait que nous mettre en compétition nous rendrait plus performantes. Je me lançais même dans la commande du nouveau mobilier, dès la première année.
Je voulais trop bien faire, être la bonne élève que j’étais à l’ESPÉ alors que j’aurais dû prendre le temps d’observer et de m’adapter, profiter du moindre contrôle de l’institution pour ne pas me précipiter. Par exemple, c’est mieux de connaître un.e collègue et sa réputation avant de s’embarquer pour des séances en coanimation ! Quel cauchemar d’ajuster une évaluation à deux ! Ma posture, autoproclamée chamallow (peu de règles, anéantir les espoirs de rébellion facile en étant gentille jusqu’à l’écœurement) hérissait le poil de certains collègues qui n’avaient pas tout à fait la même posture d’autorité, et je les comprends…
Je me suis formée et j’ai formé à Trello, Piktochart, Canva, Genially, Padlet, Pearltrees, Esidoc, Calameo, Parcoursup, Twitter, Adage, Cned, Eléa, Pix, Viaéduc, Netvibes, Whatsapp, Discord, Framapad, Pronote, Peertube, Dotclear. Cela a été utile, quelquefois. Souvent, pas vraiment.
Je voulais transmettre (ou saupoudrer…) le plus de compétences info-documentaires possible, surévaluant nettement mes capacités de travail d’autant plus limitées que je devins au cours de ces premières années parent de deux jeunes enfants avec un intérêt limité pour le sommeil et illimité pour les otites et autres maladies en « -ite ».
Et puis la réforme du lycée vint tailler dans mon enthousiasme un peu ébouriffant, en supprimant mon plus grand plaisir professionnel : les TPE. C’était pour moi le lieu où nous pouvions à la fois transmettre des compétences, apprendre à connaître les élèves sur un temps long, donner le goût de la recherche et faciliter le travail en groupe en travaillant avec des collègues d’une façon souple. Pouvoir suivre des élèves sur l’année est un luxe pour les profs docs et permet également de créer des relations de confiance avec les élèves qui ensuite font plus souvent appel à nous.
Je pris conscience que des habitudes construites de longue date pouvaient s’écrouler à la suite d’un caprice ministériel, et que l’inertie supposée de l’éducation était un mythe. L’attribution de l’EMI aux enseignant.es d’Histoire-Géo-EMC et de la culture numérique aux enseignant.es de SNT finit de me décourager. C’est comme si ce que nous avions appris à faire à l’ESPÉ devenait caduc. Nous mettre en situation permanente de remise en question pour s’assurer que jamais nous ne serions suffisamment sûr.es de nous pour nous sentir compétent.es me fit l’effet d’une douche froide professionnelle. Je commençai à comprendre pourquoi certain.es collègues étaient aussi ronchons !
L’absence de prime informatique pour les professeures documentalistes acheva de me renfrogner, et je pris conscience que la vision de ce que j’estimais être le cœur de notre métier n’était pas nécessairement partagée en haut lieu. Que peut-être, un jour, je serais rattachée à une collectivité territoriale, soumise aux aléas politiques, ou que mon métier disparaîtrait.
Je décidai donc d’être patiente cette fois, d’observer les conséquences de cette réforme au sein du lycée et mon engagement s’exprima à l’extérieur du lycée, effrayée cependant par le « devoir d’exemplarité ». Puis je changeais de tactique pédagogique : finies les tentatives de massification et d’uniformisation ; je suis alors partie à la recherche d’interstices pour continuer à transmettre ce qui m’animait professionnellement. Il ne fallait surtout pas faire de beaux projets bien brillants récupérés ensuite : mon travail serait bricolé, bancal avec des objectifs plus flous et plus de liberté pour les élèves. Il serait surtout ancré dans mon lycée, inspiré par les façons de faire de collègues plus rodés et inspirants et par les besoins exprimés par les élèves.

Avec un groupe extrêmement motivé d’élèves que j’avais réussi à accrocher, grâce au projet fantastique d’une collègue dans lequel j’avais beaucoup de mal à trouver ma place, mais qui voulait bien de moi quand même, nous avions créé le journal du lycée « Les grenouilles enragées » sur l’ENT. Les contenus étaient plus sages que le titre le prévoyait, mais la liberté d’expression acquise au fur et à mesure est une de mes fiertés professionnelles. Qui penserait qu’un de mes grands plaisirs serait qu’une élève puisse parler du problème de l’hétéro-pénétrativité comme norme de l’éducation sexuelle et affective au lycée ? Qu’on publierait une caricature de Zola en crop top ? Qu’une élève éviterait de justesse le décrochage scolaire pendant le confinement grâce aux liens tissés dans le groupe ? Et que d’autres élèves prendraient la relève ? Qu’elles feraient un reportage époustouflant sur les coulisses de la philharmonie de Paris un dimanche de concert ? Qu’une élève ferait un compte-rendu hilarant du meeting d’un candidat à l’élection présidentielle ? Qu’un autre raconterait ses expériences de désobéissance civile au sein du mouvement climat ? Que des élèves dyslexiques me dicteraient avec entrain des comptes-rendus de matchs de foot ? Et que leurs travaux seraient abondamment lus et commentés !
Ce que je considère comme mes réussites professionnelles, qui rentrent toutefois dans le cadre de nos missions, ont eu lieu dans de nombreux interstices hors des cadres, dans des « bricolages », comme dirait Michel de Certeau (les SIC ont laissé quelques heureuses traces dans mon cerveau). Donc fini les échecs pour cet article, voici mes petites réussites, celles qui me motivent suffisamment pour continuer à bulletiner et à cataloguer alors que j’aime autant cela qu’une douche froide un dimanche pluvieux. Une de mes formatrices nous répétait que notre métier ne consistait pas à appliquer des recettes, des techniques, à copier des séances toutes faites. Ces réussites sont pour beaucoup liées aux hasards et aux rencontres, et j’ai appris peu à peu à lâcher prise.
En voici quelques exemples :
Un élève, aux prises avec des parents très éduqués et racistes, a trouvé de la force dans la lecture de La Place d’Annie Ernaux.
Une collègue a appelé son fils Aliocha après que ma collègue de russe et moi-même lui avions chaudement conseillé le roman d’Henri Troyat.
Grâce au talent de ma collègue, super forte en conception graphique, j’ai réussi à concevoir une affiche pour le spectacle de théâtre dont l’esthétique est presque réjouissante.
Une élève veut que je continue de lui recommander des livres qui lui « retournent le cerveau ».
Des élèves ont appris que toucher les cheveux de leurs camarades sans leur consentement n’était pas uniquement irrespectueux mais pouvait être aussi raciste.
Des élèves en difficulté ont interviewé en autonomie, sans pression, une chercheuse en biologie, pendant leurs vacances.
J’ai assisté émue à la première recherche sur internet d’une élève de sixième.
On a organisé une friperie gratuite pour le festival de l’écologie qui a déringardisé les habits de seconde main, permis à des élèves de milieux modestes d’offrir de jolis habits et accessoires à leur famille, sensibilisé à l’impact de la fast-fashion sur nos conditions écologiques et sociales d’existence et fait prendre conscience aux élèves qui ont organisé l’évènement qu’on pouvait avoir un impact sur notre société avec peu de moyens et beaucoup d’enthousiasme.
J’ai laissé pousser les herbes sauvages sur mes mollets, et ne les cache pas sous des pantalons, pour montrer qu’on peut être professionnelle sans se laisser dominer par les règles de « beauté » en vigueur.
On a fraudé une grande institution culturelle pour que nos élèves puissent rentrer avec des tickets individuels et non scolaires, car cette belle institution n’avait pas répondu à nos nombreuses demandes de devis. Et quand on nous a demandé si on était un groupe scolaire, on a menti, devant nos élèves.
J’ai averti plusieurs élèves du mépris de classe et du racisme qu’il pouvait y avoir dans certaines filières d’études supérieures, puis je les ai suffisamment convaincus qu’ils trouveraient des alliés qu’ils avaient les ressources pour y arriver. Finalement ils ont tenté l’expérience.
De nombreux élèves, un peu fatigués, un peu tristes, un peu en décalage ont trouvé refuge dans notre CDI chamallow.
Bref je suis devenue une heureuse et épanouie dame du CDI. Jusqu’à quand ?


















































