Des bulles de silence dans le désert des bruits

« Tu fais des bulles de silence dans le désert des bruits ». Ce vers de Paul Eluard (Facile, 1935) pourrait constituer une citation intéressante à mettre en exergue au CDI pour allier Printemps des Poètes et règles de vie du lieu, en un clin d’œil poétique. Cette phrase peut également s’apparenter au fil conducteur de ce numéro d’Intercdi.
Bruit et silence, le yin et le yang de nos vies au CDI, la beauté du doux bourdonnement des élèves au travail ou du calme après la déferlante de la récréation ; l’agacement et l’agressivité des décibels qui montent lorsque l’espace est saturé de sons. Comment gérer cet éternel dilemme ? Timothée Mucchiutti s’est penché sur cette question dans sa fiche pratique, grâce à une réflexion sur l’aménagement de l’espace et sur l’éducation à la santé par la sensibilisation au bruit et à ses risques auprès des élèves.
Le silence du temps qui s’étire et qui paresse ensuite, dans l’ouverture culturelle de Sophie Dremeau qui donne un avant-goût de vacances, en proposant par exemple aux lecteurs estivaux de se mettre en scène avec le livre emprunté pour les vacances, de manière à créer une carte postale poétique exposée au CDI à la rentrée suivante. Le silence des non-dits et des secrets de famille ou a contrario le bruit des jeux d’une fratrie font également écho au thémalire de Mélanie Davos qui dresse une sélection de fictions sur la famille.
Envelopper nos existences d’un silence documentaire qui effacerait toute trace numérique, c’est ce qu’analyse Olivier Le Deuff dans son article Indexation des connaissances versus indexation des existences. Citant Colin Koopman, « le scénario est effrayant : tout le monde autour de vous est bien attaché à ses données alors que [si] vous êtes sans données, sans informations, et par conséquent vraiment sans défense, que feriez-vous de vous-même ? Que pourraient faire de vous les autres ? » Comment combiner la transparence permanente des individus indexés à l’aune des algorithmes numériques et la nécessaire classification des connaissances, au fondement même du savoir ? Pour y répondre, Olivier Le Deuff convoque la figure tutélaire de Guillaume de Baskerville (Le Nom de la Rose, U. Eco), personnage qui était « mû par l’unique désir de la vérité, et par le soupçon (…) que la vérité n’était pas ce qu’elle lui paraissait dans le moment présent ». Une définition possible de l’ÉMI, en quête d’esprit critique et de fiabilité de l’information ?
Enfin, la calme concentration du lecteur attentif alors que l’imagination galope dans son esprit ou le bruit effervescent d’une animation ludique autour du Défi Babélio : voilà de quoi nourrir nos envies d’activités de promotion de la lecture, grâce à l’article de Corinne Paris sur le désormais célèbre défi participatif. Une manne d’idées et de possibilités à explorer autour de cette sélection annuelle de romans et de BD… avant d’aller fureter dans la première librairie ouverte sur le métavers, comme le signale, entre autres pépites, la veille numérique de Gabriel Giacomotto.
Silence, on lit, on indexe, on réfléchit, on agit !

Écritures médiatiques et partage de savoirs

Dans le contexte du web participatif, de nouvelles formes de publication se sont développées, elles sont à l’origine d’un renouveau des pratiques d’écriture en ligne. Chacun, amateur ou expert, peut facilement devenir producteur de contenus, créer et publier ses propres productions médiatiques : rédiger des billets pour son blog, poster articles et messages sur les réseaux, contribuer à une définition wiki ou plus simplement échanger autour de contenus produits par d’autres. Ceci, dans une intention de communication, préoccupée de mise en visibilité, de participation, et/ou de partage de savoirs.
Ces questions sont au cœur de ce nouveau numéro d’Inter CDI qui étudie – et interroge – les formes, les codes et les langages que ces productions médiatiques mobilisent, individuellement ou collectivement, compte tenu des régimes de participation dans lesquels elles s’inscrivent.

Contribuer à l’encyclopédie collaborative Wikipédia, où « le pouvoir d’écriture est distribué » entre contributeurs volontaires (pas forcément experts), implique, comme le met en évidence Gilles Sahut, de suivre certaines règles formelles, qui visent à réguler le processus de publication et garantir un niveau de qualité aux articles. Deux règles rédactionnelles, au fondement de la politique éditoriale de Wikipédia, sont étudiées dans l’article : la neutralité de point de vue et la citation des sources ; elles constituent des cadres de négociation pour trancher d’éventuels désaccords entre contributeurs, en cas de sujets controversés notamment. En référence aux « politiques de vérité » de Michel Foucault, l’auteur distingue six régimes épistémiques qui fonctionnent comme une grille d’analyse des désaccords éditoriaux ; ils correspondent à autant de rapports à la vérité et de conceptions de la validité, dans Wikipédia, et même au-delà. Ce qui est une invitation à faire de la question complexe du « vrai » un objet de réflexion à part entière dans le cadre d’une éducation critique à l’information et aux médias.
C’est à une autre communauté de savoir, la blogo-sphère infodoc, que s’intéresse Victoria Pfeffer-Meyer, et plus particulièrement aux récits-témoignages de six professeurs documentalistes : des productions créatives qui réinventent des rhétoriques et développent des formes nouvelles de rapport au savoir. Le processus d’écriture est multimodal, interactif, et réflexif ; le média blog sert à communiquer avec les pairs et à prendre du recul sur sa pratique. Et si les discours font une large place à l’introspection, ils sont également l’occasion de produire et de partager des savoirs, à partir de l’expérience personnelle, et de créer des réseaux de savoirs et d’acteurs. À l’occasion, ils donnent aussi à voir des situations originales (deux exemples sont donnés) : débordant de l’info-documentaire au sens strict, et mettant à profit centres d’intérêt (yoga, méditation) ou pratique personnelle (allaitement sur le lieu de travail) pour créer ou approfondir des savoirs qui, partagés, constituent des ressources pour la communauté.
Avec les résultats de l’enquête réalisée via les listes de diffusion nationale et académique par Kaltoum Mahmoudi et Emilie Dooghe, un autre type de savoir professionnel est partagé, relatif à la mise en application du décret sur les ORS dans les établissements. Derrière les mots retenus par les professeurs documentalistes pour parler des obstacles, des bricolages ou des renoncements opérés, c’est de rapports singuliers à la fonction enseignante que témoignent les discours. Le texte du décret se révèle ambigu et diversement interprétable, ce qui ne peut qu’interroger.

Au-delà de ces trois articles, de nombreuses pistes de lecture sont proposées, sur des sujets variés (condition noire, changement climatique, pratique de l’oral, nouveautés éditoriales), dans d’autres formes médiatiques, qui élargissent la focale, ouvrant sur divers savoirs à explorer.

Algorithmes et manipulations ?

Dans ce numéro, nos collègues entendent, entre autres, démystifier l’éducation aux médias et à l’information, réfuter les évidences dont cet enseignement est souvent affublé, à l’instar des théories sur la pseudo neutralité des algorithmes ou encore sur les digital natives. Chacun insiste sur l’indispensable médiation pédagogique des enseignants pour déjouer les pièges du numérique, expliciter les intentions réelles derrière les programmes informatiques, utiliser de manière adéquate ces outils. Antoine Henry, maître de conférences en SIC, analyse le rôle croissant des algorithmes dans nos vies, tout en soulignant le grand mystère qui règne encore autour de leur conception : contenu tenu secret, prétendue neutralité, notamment. Il nous alerte sur la nécessité d’introduire des séances de formation sur ce sujet auprès des élèves et suggère quelques pistes de travail en ce sens. Adeline Segui Entraygues et ses collègues développent une réflexion sur la notion d’ éducation aux médias et son apprentissage dans l’enseignement primaire, réflexion qui, hélas, permet de constater le manque de formation de nos collègues et la méconnaissance de notre métier par ceux-ci. Lucile Sire rédige une fiche pratique parfaitement intégrable au cours de sciences numériques et technologie : comment réaliser des ­booktubes, booktrailers ainsi qu’un thèmalire autour des réseaux sociaux avec une palette thématique qui va de l’humour à la gestion de sa “célébrité” sur le net, en passant par les inévitables dangers. Le tour d’horizon numérique de Gabriel Giacomotto vous convaincra définitivement de la nécessité de rester informé et averti. Marine Brochard Castex, affectée dans un CDI de collège en milieu rural, ambitionne pour sa part de démontrer comment un accueil étendu et de qualité, associé à une réflexion visant à faciliter et à favoriser l’accès à des ressources variées, peut être un vecteur d’égalité entre les élèves. Enfin, l’ouverture culturelle sur la folie nous rappelle qu’il est essentiel de combattre les préjugés et les idées toutes faites, en somme, garder l’esprit ouvert en toutes circonstances.

Ce numéro est également pour nous l’occasion de vous souhaiter à toutes et à tous une excellente et heureuse année 2022, laquelle sera marquée par la célébration du 50e anniversaire de la revue Intercdi, dans un numéro spécial publié cet automne.

Lecture, grande cause, petits moyens

La lecture, déclarée « Grande cause nationale » par le président de la République, pendant un an, jusqu’à l’été 2022 !
Le texte publié sur le site de l’Éducation nationale* reprend, entre autres, de nombreuses initiatives déjà existantes, portées bien souvent par les professeurs documentalistes en collaboration avec les autres professeurs : quart d’heure de lecture, résidences d’auteurs, club lecture, prix littéraires, etc. Espérons que cette grande cause améliore la visibilité de ces actions, impulse une augmentation des faibles budgets alloués aux CDI de collèges et de lycées professionnels et mette en lumière le rôle essentiel des professeurs documentalistes, lesquels ne sont, hélas, cités qu’une seule fois dans cette “déclaration”. A contrario, les librairies, dont nous sommes partenaires sur certains projets, sont mentionnées une dizaine de fois. Souhaitons que cette opération ne se limite pas à inciter les jeunes à acheter des livres avec le pass culture ou à promouvoir le dispositif Jeunes en librairie, même si, bien évidemment, l’objectif affiché est la découverte des métiers de la chaîne du livre, la rencontre avec les libraires et les auteurs… N’oublions pas que nos partenaires de projets pédagogiques, les bibliothécaires, bien que cités plusieurs fois dans ce texte, voient leur mission en faveur de la lecture jeunesse complexifiée par l’instauration du pass sanitaire, dès l’âge de 12 ans, à l’entrée des médiathèques municipales.
Les professeurs documentalistes n’ont pas attendu cette annonce pour constater la baisse des compétences en lecture des adolescents et pour s’impliquer dans des projets visant à leur redonner le goût de lire. Bien évidemment, la lecture, sous toutes ses formes, constitue une part importante du métier. Le projet de création d’un prix littéraire par Clelia Robbe (professeure documentaliste), Catherine Poulain (professeure de lettres) et Jerémy Vanhille (libraire) en apporte une parfaite démonstration, puisqu’il s’agit de créer un nouveau prix littéraire avec le concours des élèves, ce qui induit la connaissance et l’exercice de chaque métier de la chaîne du livre. Quant à la fiche pratique sur les prix littéraires, proposée par Corinne Paris et Sandrine Leturcq, toutes les deux professeures documentalistes, elle dresse un panorama précis et détaillé des démarches à accomplir, des financements envisageables, des principaux prix, des activités possibles sans que les élèves à besoins spécifiques ne soient oubliés.
Objectif : faire lire, bien sûr, mais également devenir soi-même passeur de livres.

 

*https://www.education.gouv.fr/ete-2021-ete-2022-la-lecture-grande-cause-nationale-323642

Aller dans le sens du vert

A l’heure des multiples atermoiements et coupes sèches autour de la Loi Climat et Résilience, il est grand temps pour nous d’inventer, à notre échelle, de nouvelles manières d’apprendre, qui permettront d’éduquer aux choix environnementaux, et renouvelleront les modes d’actions pédagogiques pour donner un sens écologique global à nos démarches.
Pourquoi le professeur-documentaliste est-il appelé à avoir un rôle déterminant sur ce sujet ?
Parce que le thème des changements climatiques, qui s’apparente sur certains aspects aux questions socialement vives (QSV), interroge notre rapport à la vérité et à l’évolution des connaissances scientifiques sans lesquelles le savoir ne peut se construire. « Science sans confiance n’est que ruine médiatique » nous dit l’exposition Histoires de fausses nouvelles de la BnF. L’enjeu informationnel est posé : comprendre la complexité de la question et s’informer avec clairvoyance et esprit critique sont déjà des manières d’agir pour la préservation de la planète. Ainsi « l’être au monde informationnel » proposé ici par Anne Lehmans repose sur une culture de l’information qui modélise controverses et incertitudes tout en mettant en œuvre un CDI « soutenable », dans ses dimensions bibliothéconomique, documentaire et culturelle.
Parce que nous sommes à la croisée de toutes les disciplines, et que la « littératie climatique » s’appuie sur cette transversalité complexe, à l’image de la difficulté à classer les documents traitant du développement durable. Que ce soit dans l’article de Laure Pillot ou dans celui d’Alain Devalpo sur Globe Reporters Environnement, les CDI sont présentés avec force comme des lieux de convergence de l’EMI et de l’EDD. La lutte contre les idées climato-sceptiques y prend corps dans la pratique de l’enquête journalistique, de la revue de presse ou du débat argumenté, et l’on peut utiliser dans cette optique la compilation des ressources présentées dans l’Ouverture Culturelle. La fiction peut également être un vecteur de cette prise de conscience : le Thèmalire sur les dystopies climatiques de Sophie Dremeau en est un bon exemple.
Parce que nous sommes les moteurs d’une pédagogie de projet qui passe par une éducation en actions. Prendre conscience des enjeux de l’Anthropocène en adaptant les enseignements, voilà ce à quoi nous incite Valérie Schacher dans sa Tribune. En témoignent les initiatives présentées par Louise Daubigny, d’une pâte à tartiner « maison » à l’organisation d’un forum associatif autour du développement durable, les séances détaillées par France-Claire Brouillard autour de la valorisation des déchets et de l’empreinte écologique des vêtements, ou encore la séquence pédagogique sur la pollution numérique réalisée par Florence Michet. L’agrégation de petits gestes, certes insuffisante, peut néanmoins permettre à chacun de prendre sa part. C’est le sens aussi de la fiche pratique que nous vous proposons pour « verdir » la gestion et l’aménagement du CDI.
Parce que nous sommes responsables d’un lieu de vie, de culture et de savoirs, central dans l’établissement, que nous pouvons agencer et remodeler avec une relative liberté. Nous sommes au cœur des expérimentations pédagogiques et de l’engagement participatif, comme le montrent tout d’abord Raphaëlle Bats et Mathilde Gaffet, en ce qui concerne le monde des bibliothèques publiques dont les propositions sont inspirantes. Bénédicte Langlois décline ensuite les dimensions nature et culture d’une grainothèque originale. Enfin Nora Nagi-Amelin, grâce à son Jardin du rêve et du savoir, déplace le CDI hors les murs et nous donne la bouffée d’oxygène et d’espérance dont nous avons tant besoin.
« Marcher dans la Nature, c’est comme se trouver dans une immense bibliothèque où chaque livre ne contiendrait que des phrases essentielles » affirme Christian Bobin (La lumière du monde, 2001). Prenons-le au pied de la lettre et mettons-nous en action dans et pour la Nature. Cultivons nos jardins intérieurs et partagés en nous retroussant les manches et en innovant, comme nous savons si bien le faire !

Lire des livres. Lire délivre…

Quand on pense que le livre a pu être, un instant, considéré comme un bien non-essentiel. Quand on pense que les librairies, les bibliothèques et les médiathèques ont été, un temps, fermées.
Érasme a dû se retourner dans sa tombe, lui qui écrivait : « Quand j’ai un peu d’argent je m’achète des livres et s’il m’en reste j’achète de la nourriture et des vêtements ». Bon, pour les vêtements c’est raté aussi…
Et puis, c’est peut-être son best-seller L’Éloge de la folie qui a inspiré ces idées délirantes à nos gouvernants.
En tout cas, le livre, sous toutes ses formes, est au centre des CDI depuis leur création et par conséquent au cœur de notre revue.
À ce propos, Thimothée Mucchiutti nous offre quelques pistes pour valoriser les collections. Des conseils faciles à mettre en œuvre et permettant de promouvoir la consultation et l’emprunt des documents en s’appuyant sur les centres d’intérêts de nos différents publics et sur les actions éducatives menées dans nos établissements. Cela ne coûte pas cher et ça peut rapporter des lecteurs. Une autre piste à suivre pour mettre en valeur les fictions : le booktube qui utilise l’appétence des jeunes pour le numérique et rajeunit la traditionnelle et poussiéreuse fiche de lecture d’antan ; ou encore le bookflix qui reprend la page d’accueil de Netflix pour mettre en avant les nouveautés et les tendances actuelles de la littérature jeunesse.
Parmi les livres ayant le plus de succès dans nos CDI, les bandes dessinées arrivent certainement en tête. Agnès Deyzieux, spécialiste en la matière, s’interroge sur la place des autrices dans le 9e art. Dans cet article très complet, elle retrace le difficile parcours des femmes dans la bande dessinée, un milieu traditionnellement fermé aux autrices. Des pionnières, depuis Claire Brétécher ou Florence Cestac, jusqu’à Pénélope Bagieux ou Aude Picault, la route a été longue et semée d’embûches. Elles sont encore peu nombreuses (12% des auteurs de bandes dessinées) et comme leurs collègues masculins très mal rémunérées.
La bande dessinée représente une grande part du cahier des livres d’InterCDI. Vous y retrouverez d’ailleurs la critique du dernier album de Florence Cestac : Un papa, une maman. Une famille formidable (la mienne). Ce cahier de critiques est le fruit du travail d’une vingtaine de nos collègues qui présentent l’actualité d’une centaine d’éditeurs, petits ou grands. À ce sujet, nous aurons le plaisir de vous annoncer, dans un prochain numéro, une nouveauté qui vous fera gagner du temps et enrichira vos bases… Ne divulgâchons pas cette information encore classée par la rédaction « confidentielle » !
Pour finir, comment ne pas citer Alberto Manguel qui écrit dans La Bibliothèque, la nuit :
« Il se peut que les livres ne changent rien à nos souffrances, que les livres ne nous protègent pas du mal, que les livres ne nous disent pas ce qui est bien ou ce qui est beau, et ils ne nous mettent certes pas à l’abri du sort commun qu’est la tombe.
Mais les livres nous offrent une multitude de possibilités : possibilité d’un changement, possibilité d’une illumination. »
Oui, en cette période de liberté restreinte, d’enfermement, lire des livres nous délivre…

Professeur et documentaliste, l’équation (im)possible ?

Récemment, un article du Monde de l’éducation titrait sur « le blues des professeurs documentalistes » (26/01/21), une profession singulière, métissée, à la double mission : gestionnaire d’un centre de ressources et enseignante, mais sans discipline propre et sans heures de cours dédiées. Le constat n’est pas nouveau, qui le plus souvent pointe le malaise identitaire des professeurs documentalistes, en lien avec la dualité de la fonction, et à la suite un positionnement incertain et un manque de reconnaissance sur le volet formation.

Comment gérer la dualité pédagogie-gestion au quotidien en CDI ? Comment enseigner tout en essayant de répondre aux différentes missions incombant aux professeurs documentalistes ? Et qu’est-ce qu’enseigner ? Les articles initiaux de ce numéro d’Inter-CDI proposent une réflexion sur ces questions, et tentent d’y apporter des réponses concrètes, tirées des observations et des expériences des auteures. La démarche est volontaire et située, chaque témoignage est singulier. Deux idées en ressortent, qui se rejoignent, suggérant de concevoir le CDI comme un « environnement capacitant » et/ou un « Commun » de l’établissement : porteur de formation et d’initiatives pour les élèves, stimulant leur disposition à s’engager dans des expériences et à apprendre/se former.
Avec l’idée de Commun, telle que définie par Kaltoum Mahmoudi, il s’agit de construire collectivement un espace de ressources partagées, avec des élèves volontaires, promus délégués ou tuteurs, qui prennent en charge la gestion du CDI en l’absence des professeures documentalistes : le soir dans le cadre de l’internat, ou en journée lorsque les professeures documentalistes assurent leur mission pédagogique, dans ou hors CDI. Ce mode de gouvernance n’est pas sans difficulté selon l’auteure, il bouscule les modes de fonctionnement établis et les représentations des acteurs, et nécessite de faire des compromis. Le projet se veut politique autant que pédagogique, il signe un engagement militant, soucieux de prioriser le mandat pédagogique.
Pour Léa Gillet, dynamiser l’environnement CDI, c’est aussi aider les élèves à mobiliser et utiliser les ressources à leur disposition, pas seulement mettre des ressources à disposition. Or, la dualité documentaliste-professeur peut générer des situations incapacitantes lorsque l’apprentissage est empêché, ou même décapacitantes lorsque les conditions de travail sont dégradées. Aussi insiste-t-elle sur le nécessaire dialogue Direction-Vie scolaire-CDI visant à rompre avec l’idée, bien ancrée, d’un « CDI fermé » alors même que la professeure documentaliste enseigne. Faire avec ces contraintes oblige à se réinventer en permanence ; les manières d’enseigner se trouvent questionnées. Dans ce contexte, la réalisation, par les élèves, d’émissions webradio sur la vie et le fonctionnement du CDI est envisagée comme un projet capacitant : une occasion de partager des savoirs, info-documentaires et techniques, et de donner une visibilité aux activités mises en œuvre au CDI, « justifiant » la fonction enseignante.
La note de lecture sur l’ouvrage de Florence Lhomme La relation pédagogique, signée Florence Michet, prolonge la réflexion sur la dimension « enseigner », ses modalités, ses espaces. Le discours est centré sur la salle de classe, ce que regrette la rédactrice ; mais les professeurs documentalistes peuvent trouver là « des clés pour construire » (pédagogie de projet, interdisciplinarité, autonomie, collaboration…), comme autant d’aides à la mise en œuvre d’un environnement capacitant et de leviers pour faire bouger un système traditionnellement normé.

Professeur et documentaliste, une équation délicate, qui invite au mouvement et à la réinvention. Ce dont témoigne ce numéro, riche en propositions : au-delà de la réflexion engagée sur un sujet sensible, il ouvre des perspectives, offrant outils pratiques, veille numérique, pistes de lecture, et faisant une large place à l’ouverture culturelle.

Essentiel / Non essentiel ?

Parcourir les réseaux sociaux, ces derniers temps, permet de mesurer la colère des collègues face au mépris institutionnel dont les professeurs documentalistes sont à nouveau, – éternellement devrait-on dire ? – victimes par le refus de leur octroyer la prime informatique versée à tous les professeurs…“à l’exception des professeurs de la discipline de documentation”, sous prétexte qu’ils ne seraient pas devant élèves tout en étant professeurs, quel paradoxe !
Directement liée à la conception très limitée de l’acte pédagogique révélée par ces simples mots, la méconnaissance ministérielle ou l’ignorance volontaire d’une partie de nos missions atteint ici des sommets inégalés depuis la constante interprétation à géométrie variable du décret d’août 2014 sur la récupération des heures d’enseignement. Pourtant, le statut de professeur documentaliste, créé par le CAPES de documentation de 1989, réaffirmé par le référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation de 2013, est clairement entériné par ces textes qui détaillent nos fonctions pédagogiques tout comme notre utilisation quotidienne des outils informatiques, inhérente à notre mission de gestion d’un centre de documentation mais également à notre rôle primordial dans l’éducation aux médias et à l’information, sauf à considérer que les CDI n’ont pas évolué depuis leur création en 1973, dans le mouvement des pédagogies innovantes.
Le refus de la dérisoire prime informatique n’est que la goutte d’eau qui fait déborder le vase mais génère “en même temps” une mobilisation sans précédent des professeurs documentalistes et un intérêt médiatique inespéré pour notre profession.
En attendant, les professeurs documentalistes continuent d’être submergés d’injonctions numériques et pédagogiques contradictoires, sans que jamais un véritable programme de co-enseignement critique d’EMI vienne donner un cadre et des orientations clairs pour la mise en œuvre de cet enseignement.
Hélas, les préjugés concernant les professions liées à la culture ont la vie dure, c’est tellement vrai qu’une nouvelle classification a récemment vu le jour : essentiel / non essentiel. Orwellienne à souhait, elle frappe d’exclusion tout ce qui porte atteinte à sa pensée binaire, soit l’ensemble du monde culturel. En relisant Borgès, qui lui connaissait les limites de tout classement, on ne peut que constater l’arbitraire, l’absurde et l’inanité d’un tel choix.
La revue InterCDI, fondée sur la pratique collaborative des professeurs documentalistes, depuis 1972, tient à rappeler ce qui fait la richesse de notre profession, à savoir la pluralité d’exercice, laquelle se manifeste par la diversité des contributions de chaque collègue. Elle prouve à quel point les professeurs documentalistes s’investissent dans leur métier et participent, au même titre que chaque autre professeur, dans le respect de leur liberté pédagogique et missions propres, au développement de l’esprit critique et à l’enrichissement de l’horizon culturel des élèves.

EMI versus obscurantisme

Une véritable éducation aux médias et à l’information : rien n’a jamais semblé plus urgent mais rien n’est aussi négligé en dépit d’une actualité dramatique, très fortement liée à ce déficit permanent. Les choix effectués en la matière dans les nouveaux programmes du lycée posent question : répartir les compétences ÉMI et info-doc dans les disciplines sans nommer explicitement le professeur documentaliste comme co-enseignant ou référent dans ces domaines, ne facilite la tâche de personne et renvoie chaque professeur à ses propres compétences, souvent très disparates, sans qu’aucune formation collective ne soit proposée aux enseignants.
Les exemples sont pourtant nombreux sur le terrain, de formations à deux voix, professeurs documentalistes et professeurs d’autres disciplines, dans lesquelles chacun accorde ses pratiques. Ceci, même si la suppression des dispositifs interdisciplinaires, qui officialisaient la pédagogie de projet et la présence du professeur documentaliste, complexifie la mise en place d’un parcours cohérent de formation à la culture informationnelle de tous les élèves.
Faire preuve d’esprit critique face à l’information, recouper les informations en comparant différentes sources, comprendre les mécanismes de la rumeur et des fake news, sensibiliser au cyberharcèlement, savoir analyser les images, respecter le droit à l’image, utiliser les réseaux sociaux de façon responsable et sécurisée, constituent plus que jamais des savoirs essentiels que chaque citoyen se doit de maîtriser. Logiquement inscrits dans les programmes, ils devraient être prioritairement pensés avec le concours des professeurs documentalistes qui trouveraient là les moyens et la reconnaissance indispensables pour assurer leurs missions. Y a-t-il vraiment une prise de conscience institutionnelle du fait que les réseaux sociaux, massivement utilisés dans le quotidien par une très grande partie de la population, doivent être une priorité didactique dans l’éducation nationale ?
Non pas que les réseaux sociaux soient à eux seuls responsables des récents attentats : il est bien évident que de multiples facteurs, historiques, sociaux, politiques, entre autres, expliquent ces événements inacceptables.
N’oublions pas que notre collègue, Samuel Paty, était professeur d’Histoire-Géographie avant d’être professeur d’ÉMI, comme l’y enjoignent les programmes officiels. Comment une séance pédagogique sur la liberté d’expression avec comme support des caricatures peut-elle conduire à un assassinat ? Cet attentat ignoble atteint l’éducation nationale au cœur de ses missions : faire respecter le principe de laïcité et transmettre les valeurs de tolérance, de liberté, de fraternité et d’égalité.
N’oublions pas que d’autres attentats se sont produits récemment, en particulier devant les anciens locaux de Charlie Hebdo. Viser la presse, viser les médias, quel meilleur moyen pour faire taire la liberté d’expression et tout esprit critique.
N’oublions pas que le procès des attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper Cacher est en cours, filmé pour l’Histoire comme le rappelle Martine Sin Blima Barru, une des commissaires de l’exposition Filmer les procès, un enjeu social, actuellement présentée aux Archives nationales. Nous avons choisi de réaliser un gros plan sur cette exposition dont la thématique alliant justice, image et mémoire, colle tragiquement à l’actualité tant en ce qui concerne les faits de terrorisme que ceux relatifs à la crise sanitaire. En effet, même si le procès du scandale du sang contaminé n’est pas dévoilé dans l’exposition, les Archives nationales en conservent l’enregistrement. Enfin, il nous est apparu qu’une visite commentée avec les élèves de cette exposition pourrait contribuer à l’éducation au regard, à l’image, à la subtilité critique et analytique indispensable à chaque citoyen.

Les voies de l’oral

Cette rentrée bien particulière ouvre une nouvelle année scolaire marquée par le « Grand Oral » auquel se soumettront les élèves de classe Terminale préparant les cinq épreuves finales du baccalauréat 2021. Les compétences orales évaluées relèvent d’une part de la capacité pour l’élève à prendre la parole en public, d’exploiter ses connaissances et d’autre part de développer une argumentation en lien avec son projet personnel. Les professeurs documentalistes sont doublement mobilisés à la fois pour la préparation et la participation au jury. Pour autant leurs actions menées au CDI, au sein des établissements scolaires et dans des cadres pédagogiques non formels participent de longue date de cette didactique de l’oral. Les activités dans leur diversité, les projets engageant les compétences en jeu dans le Grand Oral montrent une multiplicité d’entrées qui ne peuvent être réduites à ce seul domaine de « l’oral ». En effet, les apprentissages info-documentaires convoqués, la manière dont leur progression sont conçues relèvent pleinement du champ des oralités. Ce numéro de dossier se classe résolument dans cette perspective, celle d’expliciter, analyser des situations de communication, des actes de langage, en somme des faits culturels. Car chaque prise de parole évoque un contexte particulier : celui de l’oralité première aux situations de communication ordinaire, interpersonnelle, et celui de l’oralité seconde qui fait référence à un oral médiatisé et surtout relie l’écrit à l’oral pour reprendre la terminologie de Walter J. Ong. Ce dossier distingue au sein des pratiques professionnelles deux axes d’orientation qui par ailleurs se rejoignent souvent : l’enseignement de l’oral inscrit dans une démarche d’éducation aux médias et à l’information et plus globalement du développement la culture informationnelle et la pratique de l’oral dans une approche davantage communicationnelle faisant appel aux techniques du corps, à un art de dire et de parler.
Car comme l’évoque Sylvie Plane il ne s’agit pas d’enseigner un oral mais plutôt des oraux selon des cadres et enjeux de communication pluriels et de les extraire d’une représentation influencée par l’écrit. Elle souligne ainsi dans son approche historique toute la complexité du rapport entre l’Ecole et l’enseignement de l’oral oscillant entre maîtrise de la langue et maîtrise du discours. Ces objectifs de maîtrise s’articulent de manière fondamentale, essentielle avec ceux de l’éMI : les contributions d’Isabelle Martin et Blandine Schmidt interrogent les dispositifs médiatiques et analysent la démarche communicationnelle inscrite dans le dossier du CLEMI « se préparer à l’oral par la pratique médiatique », celle d’Emily Bouillon et d’Emeline Bis montre bien comment une classe media permet de travailler des apprentissages de maîtrise de la langue, de prise de parole, de connaissance des médias grâce à l’animation d’une webtv par les élèves. Stéphanie Quattrociocchi expose l’intérêt double de l’expérimentation du LabAurascope autour de l’enseignement de l’oral, à la fois pour l’élève et pour l’enseignant grâce à la vidéoscopie. Autant de lectures qui éclairent la démarche proprement info-documentaire des pratiques pédagogiques autour de l’oralité.
Bien parler selon des contextes variés relève également du développement de compétences psychosociales, d’estime de soi, de confiance, de compréhension de codes culturels, de signes pour bien argumenter ses propos, être capable de redonner voix à un texte par une interprétation juste, personnelle et donc par le fait de comprendre et de s’approprier une voix autre. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Cyril Delhay, auteur du rapport éponyme explicite son dessein politique de faire de l’apprentissage de l’oral un levier d’égalité des chances. Cette réactualisation, dans les programmes scolaires, de la nécessité de développer les compétences orales des jeunes adolescents fait écho au pouvoir que la parole maîtrisée donne. En reprenant son propre parcours il nous livre les clés de son enseignement d’un art oratoire, ce qui entre en résonance avec les déambulations jansoniennes proposées par Martine Liagre, la pratique du booktube selon Djamila Aït Hammi, la participation à des concours de lecture à voix haute conduite par Cécile Combettes. Virginie Seba, professeure documentaliste, slameuse, poète, nous fait partager la part sensible de son propre enseignement dans une dernière étape de ce voyage en oralité(s).
Au printemps dernier des voix se sont tues dans les théâtres, salles de spectacle vivant… peu de temps cependant pour reprendre par d’autres voies médiatisées, du podcast jusqu’au simple téléphone permettant des consultations poétiques avec pour mot d’ordre « Tenir parole ». Gageons que la lecture de ce numéro vous accompagne dans vos expérimentations par-delà les conversations masquées, la distanciation sanitaire, pour permettre aux élèves de « tenir parole » à leur tour.