L’avenir des professeur(e)s documentalistes serait-il dans le rétroviseur ?

1989… Le CAPES documentation est créé, entérinant les pratiques pédagogiques de nombreux collègues enseignants, issus d’autres disciplines, ayant fait éclore dans tous les collèges et lycées ces nouveaux espaces de vie où les élèves apprennent seuls ou accompagnés à chercher l’information, à l’analyser et à la restituer, à s’ouvrir à des pratiques culturelles, voire à prendre goût à la lecture. Les nouveaux titulaires du CAPES commencent à instaurer des progressions en info-documentation, notamment au collège, en s’arrangeant localement avec leurs collègues ou leur chef d’établissement. Petit à petit, avec ténacité, optimisme et conviction, le professeur documentaliste fait son nid-CDI, vers lequel affluent les élèves. L’avenir est devant nous.
2015… Vingt-six ans plus tard. Rien n’a changé, ou plutôt si. Notre métier, lui, a énormément évolué avec l’arrivée du numérique et va poursuivre sa transformation. Mais nos conditions de travail ? À l’échelle locale, le peu que nous avions réussi à négocier pour former quelques classes, voire un ou deux niveaux, semble au cas par cas maintenu ou compromis, notamment dans le cadre de la réforme du collège. À l’échelle académique, notre formation continue, lors des journées départementales, n’est plus axée sur nos pratiques pédagogiques et culturelles, mais déterminée par nos IPR, enfin plutôt les IPR Établissements et Vie scolaire, autour de préoccupations de la vie scolaire précisément, notamment autour du décrochage scolaire, de l’absentéisme et d’une gestion de flux d’élèves, avec une destination : les 3C. À l’échelle nationale, certains de nos apprentissages info-documentaires sont enfin officialisés dans le cursus de l’élève, mais sans nous donner les moyens de les enseigner nous-mêmes.
Aussi pourquoi notre statut d’enseignant semble-t-il toujours aussi peu assuré dans les faits et affirmé dans les textes, alors que le contenu-même des apprentissages que nous cherchons à transmettre depuis des décennies sera désormais intégré dans les cours de nos collègues de discipline ?

Des avancées dans les textes officiels…

Pourtant, tout récemment, des textes officiels sont parus, semblant légitimer notre statut d’enseignant et le contenu de nos enseignements.
En juillet 2013 paraissait le Référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation1, mentionnant notamment les compétences spécifiques des professeur(e)s documentalistes. En plus de ses compétences partagées avec les autres professeur(e)s, le texte entérine le fait que les professeur(e)s documentalistes soient les « enseignants et maîtres d’œuvre de l’acquisition par tous les élèves d’une culture de l’information et des médias ».2
Depuis la rentrée de septembre 2015, le Décret des ORS3 reconnaît les heures d’enseignement des professeur(e)s documentalistes; chaque heure d’enseignement devant désormais être décomptée pour la valeur de 2 heures pour l’application du maximum de service de 30 heures+6 heures.
La réforme du collège prévue pour la rentrée 2016 généralise avec les EPI (Enseignements Pratiques Interdisciplinaires) l’éclatement du cloisonnement disciplinaire, une démarche de projet et un cadre de travail d’équipe pluridisciplinaire, c’est-à-dire exactement ce que les professeur(e)s documentalistes ont toujours pratiqué, et sont à même d’appliquer immédiatement à la rentrée. Enfin, à l’intérieur de cette réforme, précisément, une Éducation aux Médias et à l’Information va enfin pouvoir être enseignée à tous les élèves. Comme le souligne Pascal Duplessis4, cette dernière a une triple finalité : citoyenneté (éducation aux médias), éducation et formation professionnelle (éducation à l’information), économique (éducation au numérique).
Même si, hélas, elle n’embrasse pas, loin de là, toutes les compétences de l’ambitieux Curriculum en information-documentation proposé par l’APDEN (ex-FADBEN), il y avait vraiment toutes les raisons de se réjouir de la publication de ces différents textes semblant entériner notre mission pédagogique. Seulement, ces derniers ne soutiennent visiblement pas les professeur(e)s documentalistes dans l’exercice de leur fonction sur le terrain, lesquel(le)s souffrent de plus en plus du manque de reconnaissance dans leur travail…

Des textes officiels qui placardisent les profes­seur(e )s documentalistes

Le professeur documentaliste se retrouve un peu dans la position de l’auto-stoppeur qui doit compter sur la générosité de certains collègues et chefs d’établissement pour monter à bord des réformes pédagogiques et ne pas être laissé sur une aire de service qu’il s’évertue à rendre la plus attractive possible.
Déjà, les 21 et 22 mai 2013, avait eu lieu une conférence nationale sur « Les cultures numériques, éducation aux médias et à l’information » à l’ENS de Lyon, suite au document de l’UNESCO daté de 2012, intitulé Éducation aux médias et à l’information, et étant destiné à la formation des enseignants5. L’omission, dans le compte rendu proposé, de la seule intervention mentionnant le rôle du professeur documentaliste laissait alors perplexe. Il faut d’ailleurs souligner, par rapport à cette directive de l’UNESCO, que la France est le seul pays où des enseignants étaient déjà formés et recrutés par le biais d’un CAPES pour dispenser cet enseignement. Or, au lieu de s’appuyer sur cette force, l’institution a choisi de l’occulter…
Sur le terrain, il n’est qu’à lire les messages des collègues sur les listes de diffusion modérée (cdidoc-fr@groupes.rena ter.fr) et non-modérée (enseignants-docu mentalistes@groupes.renater.fr) pour constater à quel point l’application du décret des ORS a commencé par poser problème, laissant le champ libre à différentes interprétations de mauvaise foi de la part des chefs d’établissement et de nos IPR communs. Et pourtant, 85 % des collègues disent proposer 4 à 12 heures de séances pédagogiques par semaine, selon l’enquête de l’APDEN à ce sujet6. C’est pourquoi la moitié des professeur(e)s documentalistes ayant répondu à l’enquête de l’APDEN ont évoqué l’application de ces textes avec leur chef d’établissement, et 15 % avec leur IPR-EVS. La majorité n’a donc pas fait la demande, probablement de peur de pénaliser l’ouverture du CDI et/ou d’essuyer un refus. En effet, selon l’enquête du groupe SNES sur l’académie de Nice7, presque un professeur documentaliste sur deux (41 %) ayant eu le courage d’en faire la demande s’est vu refuser ce droit, sous prétexte d’un impératif d’ouverture du CDI ou de l’absence de considération de leurs séances pédagogiques comme étant des heures d’enseignement. De même, pour 38 % des professeur(e)s documentalistes en ayant fait la demande, le décret a pu être appliqué parce que les heures d’enseignement figuraient à l’emploi du temps des élèves et faisaient partie du projet CDI présenté à la fois en conseil pédagogique et en conseil d’administration. Mais selon les principaux intéressés, le décompte de leur service hebdomadaire, entre 2 à 4 heures, ne reflète pas la totalité de leurs heures d’enseignement. Mais que font donc « nos » IPR ? Issus souvent du corps des CPE et des chefs d’établissement, ils soutiennent… l’équipe de direction. Localement, souvent isolés, il paraît donc difficile de faire appliquer ce décret, et pour cause : depuis le Référentiel des compétences professionnelles du 1er juillet 2013, aucun texte officiel ne pose notre légitimité effective sur le terrain.
Le 17 décembre 2015, Mme Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation, Mme Pellerin, ministre de la Culture, et Jean-Marc Merriaux, directeur général de Canopé, ont signé une convention pour mettre en application les directives sur l’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI), dans le but, entre autres, de concrétiser l’engagement de créer un média par établissement secondaire et de faire vivre dans les collèges l’EPI spécifique dédié à l’EMI, souhaitant multiplier les interventions de professionnels dans les établissements. Pas un mot sur les professeur(e)s documentalistes…

 

Des conditions d’enseignement sur des sables mouvants

Pire, la réforme du collège rend difficile, voire impossible, pour les professeur(e)s documentalistes de continuer leur cycle d’apprentissages info-documentaires auprès des élèves, soit l’Initiation à la Recherche Documentaire (IRD), avec une enveloppe de 26 heures maximum par élève, la priorité étant donnée aux binômes de professeurs de discipline. Depuis 30 ans, en effet, les professeur(e)s documentalistes ne pouvaient l’enseigner que selon le bon vouloir de certains de leurs collègues et/ou de leur chef d’établissement, qui leur « donnaient » des heures et leur « confiaient » une demi-classe, et en s’appuyant sur la matière des uns et des autres, en pensant – souvent à tort – qu’ils n’avaient pas de contenu à proposer dans leurs apprentissages info-documentaires. Ne bénéficiant pas d’heures légitimes pour assurer leur formation à l’information-documentation, ils se voient de ce fait écarté(e)s de cette foire d’empoigne, où chaque discipline, chargée du même programme qu’auparavant, dispose de moins d’heures de cours magistral, et compte bien sur les EPI pour pallier ce manque.
Quant à l’Éducation aux Médias et à l’Information, réduite surtout à une Éducation aux Médias, elle est destinée à être enseignée par n’importe quel professeur, parmi lesquels le professeur documentaliste. Seulement ce dernier ne viendrait qu’en appui, en restant à la marge, sans les moyens officiels d’enseigner directement aux élèves. Il est fortement invité, notamment par les IPR, au discours volontiers flatteur, à jouer le rôle d’impulseur, voire de « conseiller technique » et d’expert de l’EMI, mais sans élève face à lui. Ce qui signifie que, certes, tous les élèves pourront avoir droit à l’EMI, mais que cette EMI n’est pas amenée à devenir une nouvelle discipline, et donc sera enseignée selon les compétences des uns et des autres, tout comme le fut l’Histoire des arts, qui d’ailleurs disparaît au collège, tributaire des réformes… Compétences frisant souvent l’incompétence, faute de temps, de motivation et d’absence de formation continue suffisante auxquelles nous pourrions pallier en aidant nos collègues au démarrage, avant de s’effacer quelques années plus tard… Pourtant la circulaire de mission de 1986, le CAPES documentation ainsi que le Référentiel des compétences professionnelles du 1er juillet 2013 désignent nommément les professeur(e)s documentalistes comme les experts entre autres de cette EMI. Ainsi, la plupart des compétences qu’ils souhaitent développer chez tous les élèves vont enfin être mises en œuvre, et ce dans de nombreuses disciplines, ce qui est une belle avancée. Mais ces apprentissages étant amenés à se faire désormais sans les professeur(e)s documentalistes, la question reste alors de savoir ce que deviendraient nos missions, une fois cette spécificité transmise à d’autres…

Un CAPES méprisé
Cette dépossession de ce qui fait le cœur de notre métier, soit notre rôle d’enseignant en info-documentation, que notre hiérarchie espère obtenir avec toute notre bonne volonté, ressemble fort à une forme de placardisation de notre profession, si ce n’est (le mot est peut-être un peu fort) à du harcèlement moral, défini par le Code pénal comme « des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité d’autrui, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. » Ainsi, nos pratiques pédagogiques sont dénigrées :
• Pourquoi en effet ne pas nous intégrer en tant qu’enseignants à part entière dans les dispositifs des EPI, des TPE et des AP ?
• Pourquoi nous faire inspecter par un corps d’IPR de Vie scolaire et non d’IPR évaluant la qualité de notre enseignement ?
• Et quel professeur(e) documentaliste, ayant passé une certification en arts, en langue étrangère, en français langue seconde ou pour la scolarisation des élèves en situation de handicap… a réussi, au même titre qu’un collègue de discipline, à l’enseigner quelques heures officiellement dans une DHG ?… N’a-t-on pas le sentiment d’être constamment dénigré en tant qu’enseignant, étant sans cesse obligé d’expliquer aux uns et aux autres notre spécificité et de rendre des comptes ? De finir par être usé psychologiquement ? Frustré par rapport à nos missions que nous considérons toujours comme étant de qualité ? N’a-t-on pas, finalement, l’impression que notre hiérarchie regrette la création de ce fameux CAPES documentation, qui semble l’embarrasser ?

Leur vision de notre métier…

Si notre statut d’enseignant est toujours aussi peu assuré dans les faits et affirmé dans les textes, alors que le contenu-même des apprentissages, que nous cherchons à transmettre depuis des décennies, sera désormais intégré dans les cours de nos collègues de discipline, c’est parce qu’il se heurte à une autre logique, plus utilitaire.
Ainsi, enseigner comme les autres signifierait avoir des heures de cours prédéfinies avec des classes en responsabilité, faire partie de la DHG… et donc pouvoir réclamer des postes de professeurs documentalistes… Ce que notre hiérarchie ne souhaite évidemment pas, en cette époque de restriction budgétaire, où elle préfère solliciter Pôle emploi pour assurer des remplacements à moindre coût, plutôt que de conserver un volant de titulaires-remplaçants. Ne faisant pas partie de l’enveloppe des postes, notre métier est donc soumis à la bonne volonté du rectorat, voire du chef d’établissement. Ainsi, dans l’académie d’Orléans-Tours, de la même façon que pour les agents de laboratoire, des quotas ont été décidés arbitrairement en novembre 2014, sur la seule base de l’amplitude horaire de l’ouverture du CDI souhaitée selon le type d’établissement et le nombre d’élèves, sans se préoccuper aucunement de nos interventions pédagogiques, et donc de notre statut d’enseignant.
De plus, la souplesse de cet enseignant pas comme les autres qu’est le professeur documentaliste va dans le sens de l’autonomie des établissements. Ainsi, notre métier est fonction de notre établissement, de notre public et de notre environnement, ce qui est normal ; ce qui l’est moins, c’est que la qualité de nos missions pédagogiques puisse dépendre de la personnalité du chef d’établissement et de l’état de nos relations avec les autres enseignants, les CPE et l’intendance. Par ailleurs, cet enseignant, présent sur place presque autant que les autres personnels (vie scolaire, intendance…) et proposant lui aussi un service (de documentation et d’information), est facilement sollicité pour des tâches qui ne devraient pas relever de sa fonction, mais qu’il lui est parfois difficile de refuser, isolé, en l’absence de soutien. Des professeur(e)s documentalistes héritent ainsi de certaines tâches ne figurant aucunement dans notre circulaire de mission en arrivant sur un poste. D’autres se résignent, parfois même font du zèle, se chargeant de la distribution des manuels scolaires, des surveillances de bac, des photocopies, des élèves exclus de cours, qui ne sont pas partis en stage ou en voyage… Pédagogue responsable, toujours à son poste, le professeur documentaliste est en effet bien pratique dans la gestion des ressources humaines, notamment dans sa désignation en tant que référent culture voire référent numérique : lui y voit une source de revenus non négligeable, en regard du peu d’indemnités auquel il peut prétendre, ainsi qu’une source de considération officialisée, tandis que cela permet à la direction de nous avoir constamment sous la main. Car cette dernière a aussi des comptes à rendre vis-à-vis de l’institution qui exige d’elle, et donc de son personnel enseignant, une réactivité de plus en plus grande à l’occasion de telle journée ou telle opération de sensibilisation : « Non au harcèlement», « Réagir face aux théories du complot », etc.

Un avenir professionnel compromis
Cette souplesse n’est en fait que toute relative, car ce qui préoccupe le plus les chefs d’établissement et leurs IPR, c’est bien la gestion des flux d’élèves et la disponibilité d’espaces de vie scolaire.
Il semble évident qu’il y ait un hiatus entre nos missions pédagogiques et l’ouverture du CDI, dont nous sommes également responsables, aux élèves n’ayant pas cours. Ainsi, non seulement il faut se montrer persévérant et inventif pour avoir des élèves en responsabilité ou en co-animation dans le cadre d’un projet précis, mais la fermeture du CDI pour mener à bien ces activités pédagogiques et culturelles, pose aussi très souvent problème, aussi bien pour la direction, la vie scolaire, l’équipe enseignante, que pour les élèves et leurs parents. D’où la difficulté d’appliquer le décret des ORS… Ainsi, cet outil de travail qui fait corps avec la fonction du professeur documentaliste devient finalement un handicap dans ses revendications pédagogiques : l’espace de vie disponible, avec un parc informatique mis à disposition, importe plus que sa véritable fonction initiale.
C’est pourquoi cette préoccupation de gestion des flux et d’optimisation des espaces scolaires a conduit les IPR Vie scolaire à mener campagne pour l’instauration de CCC, voulant réformer les CDI en dehors de toute directive nationale, sur le modèle des médiathèques. Sous un concept qui se veut séduisant, notamment par l’intitulé (creux) de Centre de Connaissances et de Culture, cette marche forcée vers une redéfinition de notre outil de travail répond à une logique de manque d’espaces et de personnels. Pour faciliter cette reconversion, l’image du CDI est rendue désuète et dépassée dans le discours des IPR adressé au personnel de direction et de Vie scolaire, lequel doit mieux s’adapter aux logiques de flux d’élèves. Car les IPR voient loin : déjà ils s’imaginent les 3C accueillant beaucoup plus d’élèves qu’actuellement, placés en relative autonomie, accompagnés par un personnel de surveillance et d’enseignement dans leur navigation numérique, les livres disparaissant progressivement. Comme le disait François Daveau dans son article « CCC entre hybride et chimère » 8, « Pour réformer à moyens constants il faut modifier les équilibres : moins de “teaching” (les cours magistraux en salle de classe) et plus de “learning” (apprentissages en ligne, collaboratifs, avec appuis pédagogiques divers et variés, à la demande) ». Encore que, dans les lycées, le CDI est déjà de fait un lieu « vie scolaire » où 9 élèves sur 10 n’ont pas besoin du fonds mais sont susceptibles d’en avoir besoin. Dans les quelques exemples de 3C de l’académie d’Orléans-Tours, le changement est peu visible : même si parfois l’espace s’agrandit, obligeant à plus de surveillance, l’équipe du CDI n’a pas été renforcée, ni l’amplitude horaire augmentée. Mais ce n’est qu’une question de temps : sous peu, les enseignants quitteront leur salle pour accompagner les élèves à notre place dans un CCC…
Car au-delà de la spécificité du professeur documentaliste en information-documentation qui est évacuée pour être répartie sur l’ensemble des enseignants, c’est toute une vision de l’enseignement en général qui mobilise les réformes : avec l’arrivée du numérique, finis le cloisonnement des disciplines et la règle des trois unités (55 minutes, salle, classe déterminée), jugés aujourd’hui archaïques, les enseignants n’étant là que pour accompagner les élèves vers le savoir, comme l’a montré la voie des T.P.E. (Travaux Personnels Encadrés), qui, déjà, s’est faite en laissant la majorité des professeur(e)s documentalistes à la périphérie, leurs collègues de discipline s’appropriant et les apprentissages info-documentaires (sans réelle motivation ni formation) et les lieux avec les élèves, ouvrant la voie aux 3C…
Enfin, cette logique utilitaire est aussi celle de former de futurs salariés, de futurs cadres bénéficiant d’un meilleur budget (grâce aux classes préparatoires), et donc de futurs consommateurs. Il ne s’agit plus de faire lire La Princesse de Clèves aux élèves qui n’en auront pas l’utilité sur leur poste de travail… de même que des stages en entreprise sont désormais proposés à tous les personnels d’enseignement, d’éducation et d’orientation… Ceci n’est pas nouveau : quand, à la fin du XIXe siècle, l’industrialisation réclamait une main-d’œuvre pouvant travailler sur des machines, il a fallu ouvrir des écoles pour apprendre à lire, écrire et compter ; et quand on commença à avoir besoin de femmes au secrétariat, dans les écoles ou dans les hôpitaux, on arrêta peu à peu de leur donner seulement des cours de couture et de cuisine…
Et pourtant, cette logique utilitaire de restriction budgétaire, d’optimisation des espaces de vie, du tout numérique, souhaite aussi se rapprocher d’une autre logique, plus humaine, proche de la pédagogie Freinet, qui ne prépare pas forcément les générations futures en fonction de ce dont l’économie et la société ont besoin, mais plutôt à une meilleure compréhension du monde qui les entoure.
Cette logique souhaite faire éclater les disciplines et les programmes les définissant. Elle prône un travail interdisciplinaire en équipe, un recentrage sur l’élève et une plus grande autonomie et responsabilisation de l’élève, se rapprochant de celle que les professeur(e)s documentalistes revendiquent. Les professeur(e)s documentalistes sont en effet souvent « à côté des » élèves et non dans un face-à-face pédagogique, les accompagnant vers l’autonomie face au savoir, les armant d’un esprit critique et les éveillant à la culture, notamment avec la littérature jeunesse qu’ils contribuèrent à faire entrer dans les collèges et les programmes. Car tout individu avec une tête bien faite peut ensuite apprendre un métier. Le savoir vivre ensemble, le savoir vivre avec les autres, prime alors sur le prêt-à-l’emploi. Depuis toujours, les professeur(e)s documentalistes voient les élèves différemment : c’est leur attitude avant tout qu’ils jugent, et non leur note, leur classement, leur obtention du brevet ou du bac. Ils préfèrent les accompagner, les encourager, plutôt que les stigmatiser.
Voilà en quoi écarter les professeur(e)s documentalistes de cette logique, et donc de la réforme du collège, paraît profondément absurde.

… Et la nôtre

Inquiets, à raison, les professeur(e)s documentalistes se sentent désarmé(e)s face à cette forme de placardisation, alors même que leur manière d’enseigner et leur contenu d’enseignement prennent toute leur place au sein du système scolaire.
En équilibre entre deux métiers très proches, qu’est-ce qui nous différencie du professeur de discipline ou encore du bibliothécaire ? Pour le premier, bien davantage qu’une somme de compétences et de savoirs, c’est d’avoir à cœur d’accompagner l’apprenant vers l’autonomie du futur citoyen dans l’accès au savoir diffusé sur la Toile comme dans les documents imprimés et de jouer le rôle d’éveilleur culturel. Rien que cela. Pour le second, c’est de pouvoir toucher toute une génération dans toute sa diversité géographique, sociale et culturelle.
D’aucuns affirment que la profession peinerait, d’une part à porter les mêmes revendications, d’autre part à trouver des espaces où débattre et des interlocuteurs auprès de qui se faire entendre. Pourtant ne partageons-nous pas les mêmes objectifs, à savoir former l’élève à l’autonomie face au savoir ? Et Internet n’a-t-il pas permis d’échanger et de partager nos réactions et expériences, plus rapidement que jamais ?
Il serait temps de cesser de croire que l’on ne peut développer des apprentissages info-documentaires qu’avec le contenu d’une autre discipline, que nous ne pouvons pas travailler seuls avec les élèves. Certes, l’info-doc n’est pas une fin en soi, mais un moyen… Allons alors jusqu’au bout de ce qui fait notre spécificité et privilégions l’autonomie du savoir en partant de la curiosité des élèves, comme pour les TPE, en proposant un choix parmi plusieurs  champs d’applications relevant des médias et de l’éducation à la santé et à la citoyenneté, et d’autres libres, satisfaisant leurs centres d’intérêt personnels.

Assez du saupoudrage par affinités, il en va de notre « responsabilité pédagogique »
Le terme « liberté pédagogique » m’a toujours fait sourire : on peut le moins mais pas le plus en général. Il en va plutôt de notre « responsabilité pédagogique » d’offrir à tous les élèves le même apprentissage en information-documentation. Qui en effet peut bien se satisfaire que trente-cinq élèves d’une classe bénéficient d’un projet d’éducation aux médias réitéré chaque année, car on s’entend bien avec tel professeur et pas avec tels autres ? Quel parent d’élève pourrait être d’accord avec cette sélection par affinité ? Et ne me parlez pas de certains professeurs de discipline en reconversion qui ne souhaitent plus travailler avec les élèves : quand un enseignant ne veut plus être confronté à la réalité des élèves, l’institution ne devrait pas se contenter de le changer de discipline, sur la base de préjugés sur la profession en l’orientant vers un CAPES documentation, mais plutôt lui faire quitter l’enseignement… et surtout ne pas nous retourner ensuite cet argument pour nous refuser toute revendication pédagogique.
De plus, donnons-nous les moyens de former les élèves. Arrêtons ce dilemme cornélien entre l’amplitude d’ouverture d’un espace et la formation des élèves et revendiquons un corps professionnel stable, motivé et accessible sur concours, permettant l’accueil et l’ouverture du CDI sur la base des 35 heures de travail, sans pour autant nous déposséder de la politique documentaire, ni de l’accompagnement individuel des usagers. Notre fonds constitue notre outil de travail… On choisit le contenu de notre kiosque (Courrier international, etc.) comme on forme les élèves à l’EMI. C’est un tout.
Bénéficions enfin d’un texte officiel permettant la mise en œuvre de notre enseignement de l’info-documentation, grâce à des dispositifs transversaux comme les EPI, les AP, les TPE, les PPCP, sans avoir à dépendre du bon vouloir de nos collègues, ou à dépenser notre énergie à convaincre les uns ou les autres du bien-fondé de notre travail. Devenons les maîtres d’œuvre de la mise en place d’un média dans chaque établissement, annoncée en grande pompe, si d’ailleurs nous ne l’avons déjà fait, ce qui est souvent le cas. En effet, le professeur documentaliste, toujours accessible, peut travailler avec toutes les classes sans distinction ; un journal scolaire, une webradio… permettent de faire de l’éducation aux médias et à l’information en l’appliquant concrètement. N’oublions pas de réclamer ce qui devrait être une priorité absolue : avoir nos propres IPR, en tant qu’interlocuteurs, issus de notre corps professionnel.
Et, pour conclure, raisonnons comme n’importe quel enseignant, sur une base de travail fixe et non à négocier au cas par cas, soit par exemple 24 heures dans l’établissement qui se décomposeraient en 8 heures d’enseignement + 16 heures de gestion de notre outil de travail, de politique documentaire et culturelle, et de présence comme référent pour accompagner les élèves; le reste, consacré aux relations extérieures et aux préparations de cours n’ayant pas à être chiffré, comme pour n’importe quel enseignant, dont à l’évidence les mêmes droits aux indemnités et intégration dans la DHG devraient nous échoir. Rappelons que notre priorité étant l’éducation à l’info-doc, l’ouverture maximale du CDI devient le souci du ministère, et sa comptabilité en moyens humains, pas le nôtre : vaut-il mieux avoir un CDI ou CCC toujours ouvert comme un lieu de vie scolaire ou former les élèves à son usage et plus généralement à l’info-doc ? Ne culpabilisons pas : c’est la formation des élèves que nous visons, pas les statistiques d’occupation d’un lieu.
Aussi est-il temps de nous manifester collectivement : les initiatives telles que le collectif « Où est le prof-doc ? »9, le boycott de la semaine de la presse pour se faire entendre ou les stages syndicaux10 sur le métier de professeur documentaliste ouvert à tous, en partenariat avec le CNAM, sont à saluer. Réagissons rapidement pour reprendre en main le métier que nous avons choisi !

 

Le Culte de l’objet et sa consommation

Aux U.S.A, « la Nouvelle Gauche » contestait non seulement la nécessité et le bien-fondé de l’intervention militaire des États-Unis au Viêt-nam, mais aussi les fondements de la société démocratico/industrielle avec pour référence idéologique Herbert Marcuse et son ouvrage magistral paru en 1964 One-Dimensional Man : Studies in the Ideology of Advanced Industrial Society1 et publié en France en 1968 sous le titre L’Homme unidimensionnel, essai sur l’idéologie de la société avancée2. Concomitamment en France, Guy Debord écrit un ouvrage fondamental, La société du spectacle3, publié en 1967 qui dénonce une société qui aliène ses membres par l’emprise des médias sur la population. Parmi tous ces intellectuels, Jean Baudrillard entretient des liens particuliers avec le sémiologue Roland Barthes dont un livre, Mythologies4, datant de 1957 a marqué toute une génération de penseurs qui vont décrypter les signes émis par notre société, ses individus et ses objets.
Le statut administrativo-universitaire de Baudrillard reste singulier. Après avoir travaillé comme ouvrier agricole, il réussit le Capes d’allemand. Enseignant dans des lycées en France puis en Allemagne, traducteur de Bertolt Brecht, de Karl Marx et du poète Hölderlin, il devient lecteur à l’Université, puis intègre à son retour en France un cursus de doctorat de troisième cycle en philosophie politique sous la direction d’Henri Lefebvre tout en suivant les cours de Roland Barthes à l’École Pratique des Hautes Études. En dépit de l’immense œuvre de Baudrillard, ce dernier, n’ayant jamais soutenu une thèse d’État ou une thèse dans le cadre du nouveau doctorat (décret de 1984), n’obtient pas le grade de Professeur des Universités. Opposé à tous les académismes et toutes les hiérarchies, ce paradoxe ne devait guère le gêner, ne l’empêchant nullement de faire entendre sa voix bien particulière jusqu’à sa mort le 6 mars 20075.
Un premier ouvrage remarquable et remarqué Le Système des objets : la consommation des signes6 paru en 1968, fait surgir à bon escient l’irrationnel et le symbolisme de la relation des hommes aux objets rappelant que ces derniers ne peuvent être réduits à leurs seules technicité et fonctionnalité.
C’est de son deuxième livre dont il est question ici. Son titre La Société de consommation7, son lieu d’édition, Paris et sa date de publication, 1970, en pleine révolte d’une partie l’intelligentsia, font date. Le livre est abondamment commenté et son succès durable puisque la dernière édition a eu lieu en 20118. Le livre de 316 pages comprend un avant-propos signé de Jacob Peter Mayer, trois parties, une conclusion et une bibliographie. Le plan scinde l’ouvrage en trois parties d’inégale importance.

Avant-Propos

L’élogieux avant-propos de Jacob Peter Mayer, spécialiste de l’œuvre d’Alexis Tocqueville et fondateur du centre de recherche Tocqueville de l’Université de Reading introduit l’ouvrage en le qualifiant de « contribution magistrale à la sociologie contemporaine. » Reprenant Jean Baudrillard, il signifie que la consommation est devenue « un mode actif de relation aux objets, à la collectivité et au monde. » L’objet passe du statut utilitaire à celui du prestige apporté à son propriétaire. Sa consommation effrénée génère un danger : celui d’une abondance elle-même créatrice d’une nouvelle morale consensuelle, soutenue par les médias et interdisant toute contestation.

La liturgie formelle de l’objet

L’auteur constate que l’abondance de notre société occidentale s’appuie sur la multiplication des objets, des services et des biens. Les hommes ne sont plus entourés par les autres hommes, mais par une foule d’objets manufacturés et d’esclaves techniques. Baudrillard décrit l’homme moderne comme assiégé par ses propres créatures artificielles accumulées et exposées au regard dans les vitrines des magasins ou dans l’intimité des habitations modernes.
Il existe donc une profusion, un amoncellement et une surabondance distillant l’impression de richesse et d’appartenance à l’ancienne aristocratie. C’est la marque qui donne une cohérence au monde apparent et séduit l’acheteur. Les grands magasins deviennent les lieux d’un art nouveau, celui œuvrant à la consommation. Ils sont les nouvelles églises de la vie « consumériste. » « La consommation saisit la vie » ordonnant autour d’elle toutes les activités.
En 1969, à quelques jours près, deux grands centres commerciaux ont ouvert leurs portes, Cap 3 000 près de Nice et Parly 2, près de Versailles ; ces modèles se perpétuent aujourd’hui, avec par exemple l’installation très récente du Polygone-Riviera à Cagnes-sur-mer dans les Alpes-Maritimes. Déambulation entre les boutiques, tentation permanente, exposition constante des objets, premières cartes de crédit, facilités de paiement, esthétique résolument moderniste, climatisation d’une immense galerie fermée, Baudrillard répertorie tous les ingrédients d’un bonheur artificiel et consommateur.
La consommation est une mentalité fondée sur la pensée magique, miraculeuse régissant la vie quotidienne. Ce qui implique la croyance dans un « droit naturel à l’abondance. »
Le sociologue soulève deux points jus­qu’alors peu abordés dans notre pays :
• S’intéressant à l’information, Jean Baudrillard montre que tout devient « fait divers. » Le politique, l’historique, la culture sont réduits à l’anodin autorisant ainsi la communication de masse à se substituer à la réalité ;
• Dès 1970, l’auteur recense les problèmes posés par la croissance. Il évoque les nuisances et les pollutions créées par l’industrie de l’abondance, le suréquipement et le gaspillage.

Théorie de la consommation

L’auteur s’interroge dans un premier temps sur le mythe égalitaire et sur l’introduction de l’idéologie du « Bonheur » par les révolutionnaires du XIXe siècle. Car pour évaluer le bonheur égalitaire, il faut que la jouissance individuelle des biens accumulés soit mesurable. Notre société se transforme en « démocratie du standing. » D’ailleurs Baudrillard remarque que les sociétés capitalistes et communistes de l’époque s’étaient engagées dans « la Révolution du Bien-Être » avec une double affirmation : « la croissance, c’est l’abondance ; et, l’abondance, c’est la démocratie. »
Or l’auteur s’inscrit en faux contre cette vision idyllique, puisqu’une large part de la population vit dans la pauvreté en dépit des richesses produites. Il affirme que toute société est porteuse d’inégalités avec une minorité privilégiée, en quelque sorte une caste. Notre société de consommation, loin de conduire à l’égalité dans l’abondance, produit de la différenciation sociale. Aujourd’hui, sur ce plan, les prévisions de l’auteur se vérifient avec l’actuelle explosion des inégalités, les plus riches s’enrichissant et les plus pauvres s’appauvrissant9. Cette pauvreté se lit dans l’espace urbain et la pollution. La verdure, l’air pur, l’eau et le silence hier gratuits deviennent l’apanage des classes privilégiées. De la sorte, la différenciation par la ségrégation géographique s’inscrit dans l’urbanisme.
Mais au fur et à mesure de la détérioration de la situation des classes subalternes et de leur exposition aux nuisances et à la pollution, la société génère des droits nouveaux qui ne sont que le signe apparent des privilèges d’une classe. Ainsi, l’auteur explique que « le droit à l’air pur signifie la perte de l’air pur comme bien naturel, son passage au statut de marchandise, et sa redistribution sociale inégalitaire. » Selon Baudrillard, l’inscription dans le Droit des valeurs naturelles implique leur transformation en formes productives comme sources de profit. Baudrillard explique que la consommation procède comme l’école et la culture « d’une institution de classe10. » L’accès aux objets, leur achat ne résulte pas de la même logique suivant la position sociale de l’acheteur. Celui qui n’a que l’argent s’entoure d’objets, les accumule ; celui qui possède la culture est autonome par rapport à eux, d’où l’importance de l’objet ancien qui fait partie de l’héritage, de la lignée.
L’auteur souligne qu’il existe une logique sociale de la consommation qui n’est pas celle de l’appropriation individuelle des biens et des services. À vrai dire, cette logique est inégalitaire, les uns ayant droit au miracle et les autres aux seules retombées du miracle. En effet, la consommation doit être interprétée comme un code, un système d’échange, une forme de langage. La communication est aussi impliquée dans les signifiants sociaux avec le savoir, le pouvoir et la culture.
Cette société de consommation ne peut être stable : elle s’emballe et organise sa fuite en avant ; les économistes ne pensent qu’à travers la croissance et l’accroissement des biens et des revenus, Baudrillard remet cependant en cause cette vision en posant la question du « pourquoi ». Car, il n’existe pas une homogénéité des consommateurs pris dans leur ensemble. Il n’y a pas une immense classe moyenne, mais la société de consommation induit « un champ social structuré. » Cette remarque de Jean Baudrillard montre bien sa référence au structuralisme introduit dans les sciences humaines par l’anthropologue Claude Lévy-Strauss11,12 et13, seule pensée concurrente de l’idéologie marxiste prégnante parmi les intellectuels et les universitaires durant les années « post-soixante-huitardes. » Si Baudrillard maintient une distance avec les marxistes, il les rejoint dans son analyse sur les classes sociales, car il estime que les consommateurs n’ont pas que des besoins et qu’une partie de ceux-ci sont organisés comme une filière créatrice de différenciations et de distances sociales suscitant les signes de la hiérarchisation de notre société. Les classes moyennes ou inférieures subissant systématiquement un décalage chronologique et culturel par rapport aux classes supérieures.
Pour perdurer, la société de consommation organise un flux de besoins constamment supérieur à l’offre des biens de la production réelle. De même, elle spécule sur un volant de chômeurs pour maximaliser ses profits. La société de consommation se perpétue grâce à un déséquilibre constant impliquant un état de crise permanent. La société de croissance n’est pas la démocratie, car elle est productrice de discriminations.
Il existerait un mythe, celui de l’homo œconomicus, qui recherche son propre bonheur à travers la production d’objets permettant de la sorte « la rencontre de la Nature humaine et des Droits de l’homme. » Or théoriser sur la société de consommation, c’est d’abord analyser les besoins des hommes. Selon Jean Baudrillard, tous les discours relatifs à la nécessité d’une production industrielle répondant aux besoins des êtres humains seraient vains, même les discours contestataires de Marx ou de Galbraith, car nul ne connaît réellement les besoins de l’humanité et de chacun de ses individus.
Il faut donc s’interroger sur le rôle de la production industrialisée de biens. Baudrillard fait appel à diverses sciences humaines, dont la sociologie et la psychologie pour tenter de dégager une réponse théorique. Il en déduit que l’objectif productiviste ne tend pas à la satisfaction des individus, mais à intégrer ceux-ci dans le système de valeurs de la société de consommation. Le consommateur devrait automatiquement adhérer au style de vie offert par cette société. Cette approche de Jean Baudrillard permet de comprendre, aujourd’hui, l’attitude de refus d’adhésion à nos valeurs d’une partie religieusement rigoriste de la population musulmane lorsqu’il est question du corps, en particulier de la surexposition publicitaire, télévisée et cinématographique du corps féminin, alors que selon leur interprétation de la foi, le corps, en particulier, celui de la femme, doit être couvert et caché aux yeux des hommes autres que ceux de l’époux14.
Faisant référence à la thèse que Galbraith a développée15, Jean Baudrillard pense que la problématique de la société de croissance n’est pas celle de la maîtrise de la production, mais bien celle de la demande consumériste. Dès lors, la communication via les sondages, la publicité, le marketing, le conditionnement devient un rouage essentiel pour l’adaptation du comportement des individus à l’égard du marché et des besoins des producteurs. Galbraith souligne que la surconsommation reste le résultat d’accélérateurs artificiels ; dès lors, Baudrillard admet que John Galbraith dénonce, à juste raison, la mystique de la satisfaction du consommateur et de sa liberté de choix. Car cette liberté est imposée dans un cadre de « laideur » et « d’arbitraire » : « de crasse, de pollution et de déculturation. »
Le reproche que fait Jean Baudrillard à John Galbraith, c’est de croire que la production d’objets est indépendante d’un tout. Or Baudrillard soutient que, s’il existe bien une technostructure s’appuyant sur les médias à son service qui paralysent les choix des individus, il existe aussi « un système des besoins » sans lequel l’aliénation ne serait pas complète.
En fait la consommation ne satisfait pas un besoin, ni une jouissance. Baudrillard la définit comme un fait social, un code, un langage, une institution et un système d’organisation. Constatant que les « gadgets » occidentaux stimulent la consommation, montrant que les ouvriers immigrés philippins en Californie se transforment en une redoutable force de travail tant productrice que consommatrice, Baudrillard pose une question fondamentale : pourquoi les consommateurs mordent-ils à l’hameçon ? Pourquoi sont-ils vulnérables aux stratégies mises en place pour les pousser à intégrer le système ?
Dès lors Baudrillard oppose la consommation-jouissance à la consommation comme extension organisée des forces productives qui relève de l’éthique productiviste et puritaine du XIXe siècle industriel. C’est ainsi que s’explique, aujourd’hui, la violence des attaques menées en Allemagne contre la Grèce, dont l’économie s’est effondrée et dont la dette devient difficilement gérable. Comme le remarque Romaric Godin, le reproche évoqué pour refuser d’aider les Grecs, c’est de dire qu’ils n’ont pas assez produit pour rembourser leur dette publique et celles de leurs banques et qu’ainsi, ils introduisent le chaos dans le système économique européen16. Cet exemple actuel illustre parfaitement le propos de Jean Baudrillard sur la logique morale et répressive mise en place par la société de consommation et ses médias.
La société de consommation est aussi la société de l’apprentissage de la consommation. Ce point de vue de notre auteur a été vérifié dans les années 1985-1992 par la création de nombreux clubs boursiers dans les lycées avec le parrainage de directeurs de banque. Des concours étaient organisés avec l’appui (le sponsoring) des banques et des médias, des créneaux horaires étant réservés à ces joutes financières sur les chaînes locales de télévision, en particulier Fr3. Baudrillard évoque « un dressage », ce terme est-il adéquat ou trop virulent ? De toutes les façons, il y a bien une part de constat et de vérité dans cette approche.
Les facettes décrites ci-dessus montrent que « l’Abondance et la Consommation » ne correspondent pas à l’accomplissement de l’Utopie annoncée. Effectivement, d’après Baudrillard, nous ne sommes pas en présence d’une société parfaite et idéale porteuse d’un principe de progrès réel et d’un avenir meilleur car la société d’abondance et de consommation exerce une contrainte civique dont les membres doivent céder à l’injonction de consommation avec tout un système de communication qui appuie cette obligation. La consommation est un outil fantastique de contrôle social des individus, entraînant une contrainte bureaucratique sur les processus de consommation. Ici, Jean Baudrillard regarde du côté de Michel Crozier et du Phénomène bureaucratique17 que nous avons précédemment analysé dans ces colonnes18.
Une contradiction grandit au sein même de la société de consommation. D’une part, elle produit de plus en plus d’individualisme et l’exacerbe et, d’autre part, cette société doit combattre l’individualisme consommateur qui met en péril la cohésion de la société. Pour ce faire, elle utilise « le lubrifiant social » de la redistribution, de la gratuité de certains services et de la propagande caritative. Toutefois, l’équilibre entre liberté, consommation contrainte et redistribution demeure bien précaire.
Ce n’est pas la seule contradiction au sein du système, puisque la consommation de masse induit la possession d’objets qui différencient, individualisent et désolidarisent les individus et leurs structures sociales. Il existe donc une production industrielle des différences qui favorise le narcissisme du consommateur. Baudrillard prend la mesure du danger en soutenant que « la société de consommation n’est pas jouissance de la singularité, elle est réfraction des traits collectifs. »

Mass media, sexe et loisirs

Cette partie est la plus longue et représente à elle seule la moitié de l’ouvrage. En guise d’introduction, l’auteur insiste sur l’hypocrisie mass-médiatique, affirmant que notre société exalte la consommation des signes et dénie la réalité des choses.
L’auteur propose quelques exemples intéressants. Les vieux sont seuls, on s’apitoie collectivement. Le corps s’atrophie en raison des contraintes professionnelles et géographiques, on le magnifie. La famille se dissout, on la loue. De nos jours, nous pouvons citer les nombreuses émissions télévisées consacrées à l’art culinaire français alors que le micro-onde et les plats surgelés remplacent au quotidien la cuisine traditionnelle.
Par la suite, Baudrillard s’intéresse au monde pédagogique et culturel. Il nous interpelle dans un passage intitulé « le recyclage culturel. » Le savoir, la qualification sociale, la carrière sont soumis au recyclage et à la remise à jour. Il note, en 1968, que les cadres et les enseignants doivent en passer par les exigences du recyclage. C’est une notion qui se veut scientifique et fondée sur le progrès continu des connaissances, en sciences exactes, mais aussi en pédagogie. Mais Baudrillard dénonce cette approche comme étant arbitraire, cyclique et « n’ajoutant rien aux qualités intrinsèques des individus. » Il compare le recyclage des connaissances à une contrainte ou une sanction jouant le rôle de l’obsolescence dirigée dans la production industrielle. Ce ne serait plus un processus rationnel d’accumulation scientifique, mais un processus social non-rationnel. Ce passage passionnant, en ce qui concerne les enseignants, infirme tout un langage « managérial » à l’œuvre depuis quarante ans au sein du système scolaire ainsi que l’approche didactique qui multiplie les signes déniant les réalités pédagogiques, sociologiques, ethniques, voire religieuses auxquelles sont confrontés les enseignants.
Le recyclage culturel peut se résumer à deux expressions : « être dans le coup » et « savoir ce qui se fait ». Ce recyclage culturel s’oppose à la culture en tant que patrimoine héréditaire d’œuvres, de pensées et de traditions. Il interdit toute dimension continue d’une réflexion théorique et critique ; devons-nous en déduire, que de nos jours, Baudrillard serait classé parmi les « néo-conservateur s» comme Alain Finkielkraut19, Régis Debray20 ou Jacqueline de Romilly21, défenseurs d’une école transmettant les savoirs et les valeurs de la République par opposition à ceux qui, employant les termes du management, n’acceptent qu’une école des compétences ?
Revenant sur la culture, notre auteur explique que cette dernière perd, dans la société de consommation, sa substance et qu’elle devient éphémère. Jusqu’aux prix littéraires annuels qui sont passés au crible de la critique. Ce renouvellement annuel permet de supprimer la permanence du fait culturel qui doit s’inscrire dans le temps au profit de la production de l’éphémère culturel, un prix chassant le précédent dans la sphère de l’oubli médiatique.
Nous assistons à un recyclage permanent forçant les hommes à céder aux contraintes de la mobilité, de statut et au profil de la carrière. Tout comme la promotion et la mise en valeur des sites de protection de la nature signifient que cette dernière est condamnée dans son existence propre.
Enfin, Baudrillard analyse les rôles réciproques du message et du médium. Il en déduit que les moyens modernes de communication, en particulier la télévision, transforment les relations humaines en neutralisant le vécu au profit de la virtualité des spectacles. À partir du médium publicitaire, l’auteur s’attaque à la fabrication d’un monde du pseudo-événement, de la pseudo-histoire et de la pseudo-culture. À ce sujet, on peut consulter les récentes études sur le storytelling menées par Christian Salmon22 et Nicolas Pélissier23.
Dans la société de consommation, le corps occupe une position bien singulière. Il est « le plus bel objet de consommation ». La forme, la beauté et le sexe sont des enjeux individuels et de société. La publicité diffuse l’image d’un corps parfait, obligatoirement mince, musclé, doré. Elle véhicule cette vision idyllique qui devient cauchemardesque pour ceux qui ne peuvent en bénéficier. Par exemple, l’on sait que la publicité pour les collants Dim dans les années 1970 était un savant montage photographique de jambes de jeunes filles de 14/15 ans surmontées par des corps de jeunes femmes de façon à accentuer la finesse des jambes exposées.
Le corps n’appartient plus à la personne. Il est exposé au regard critique d’autrui par la comparaison avec les images véhiculées par les médias publicitaires, journalistiques, cinématographiques et télévisés. Un véritable culte du corps s’impose. D’ailleurs, aujourd’hui les jeunes garçons sont touchés. À leur tour, ils s’épilent demandant à leurs camarades féminines les meilleures crèmes épilatoires et cédant à la mode des strings masculins qui exigent une épilation totale des zones érotiques.
Tout naturellement, la beauté s’associe au fonctionnalisme érotique et donc à la consommation du sexe qui devient frénésie individuelle au lieu d’être un facteur de cohésion du couple, par exemple.
Baudrillard présente ensuite un paradoxe, peut-être l’objet le plus paradoxal de la société de consommation. Celui des loisirs. Car les activités professionnelles sont si prenantes, si prégnantes et si stressantes qu’elles ne laissent que très peu de temps aux loisirs et que ces derniers s’inscrivent à leur tour dans un temps limité, donc contraint. Autre paradoxe, celui du sourire que Baudrillard intitule, « le pathos du sourire », car il faut garder le sourire en toutes circonstances, surtout lorsque les métiers exercés sont des professions de contact.
Ensuite, l’auteur évoque le détournement du don tel que le concevait Marcel Mauss24 dans le triptyque « donner/recevoir/rendre ». Or la sollicitude affichée par les commerciaux et les services d’accueil sont l’inverse de la prévenance réelle. Il faut faire du chiffre en incitant à la consommation par une attitude de sollicitation. « Avez-vous chaud ? Voulez-vous une glace, un soda ? » Nous assistons selon Baudrillard à une inquisition sociale violant l’intime sous prétexte de compréhension et de services à rendre.
Or cette société de consommation si lisse, si pacifiée, où la mort est exclue, crée une anomie (du « a » de privation et de « nomos » loi en grec), c’est-à-dire des réponses hors la loi ou en dehors des normes admises. Cette violence est secrétée par la profusion de sécurité et par les médias qui diffusent une violence consommée via les films, la télévision et, aujourd’hui, les jeux vidéo. Or la violence incontrôlable est sans fin et sans objet. Nous pouvons penser à la tragique épopée de Jacques Mesrine25 ou aux pulsions de mort des jeunes djihadistes français commettant des attentats en Europe.
Dernier point soulevé par Jean Baudrillard celui de la fatigue et de l’hyperactivité qui alternent parmi les individus de la société de consommation, les faisant passer d’un état à l’autre.
L’auteur pense que notre société aliène ses membres qui ont conclu un pacte avec le Diable depuis le Moyen-Âge. L’homme occidental s’est engagé dans un processus technique de domination de la Nature par une entreprise prométhéenne de progrès, de travail, de rationalité et d’efficacité. Il reprend le concept d’Oswald Spengler d’un homme « faustien26 ». Mais, s’éloignant de cette vision dramatique du destin de l’Homme, Baudrillard soutient que la consommation est hédoniste et régressive. Ce qui explique que la dénonciation de cette société soit si facilement récupérée par le système. Ainsi qu’en est-il de la « Pop Music » et de « l’anti-Art » ? L’auteur avait, pour ainsi dire, subodoré que la grande remise en cause de 1968 par les jeunes marxistes se réclamant de Trotski ou de Mao, donnerait naissance à tant de défenseurs idéologiques de la société, comme Serge July, qui dirigea longtemps le journal Libération27, de dirigeants politiques, tel Lionel Jospin28 ou Daniel Cohn-Bendit29 ou encore le philosophe André Gluksmann30 qui seront les meilleurs garants de la société de consommation.
 
En conclusion, Jean Baudrillard affine sa position et sa réflexion. L’homme de la société de consommation vit dans un système où la finalité est absente. La société d’abondance devient son propre mythe. Elle est collectivement narcissique, oubliant le sens du tragique. Ce qui se vérifie 45 ans plus tard, car le terrorisme djihadiste réinsère cette dimension tragique à laquelle les individus, comme les institutions, habitués à la tranquillité, à la sécurité de la consommation, ne savent comment répondre au point que nos dirigeants hésitent à lui donner un nom précis. Jean Baudrillard a été un grand visionnaire ayant su décrypter les signes de l’évolution de la société de consommation. Le succès passé de son livre et sa réédition 41 ans plus tard en sont la preuve.

 

C’est la lutte

Que d’énergie investie dans une lutte perpétuelle dont on ne voit pas l’issue ! Si je regarde les éditos de ces deux dernières années, il me semble que leurs titres sont édifiants : Chronique d’une mort annoncée (no 259) ; À vos projets ! (no 258) dans lequel je m’interrogerais sur la place de la formation à la culture informationnelle dans les EPI ; Implication (no 253), Déception (no 254) ; Temps de travail (no 255) ; Les beaux jours (no 249), une bien faible lueur d’espoir puisque dès le no 247 je reprenais avec 2014, même combat !
Pessimiste, addict de la contestation, jamais contente, peut-être penserez-vous que je n’ai rien d’autre à faire que de me plaindre et de contester ? Que nenni. Je suis de nature optimiste, voire positive, et j’ai la chance d’être dans un établissement où pour l’instant je n’ai pas à me plaindre. Mais pour combien de temps ? Quelles seront les attentes du prochain chef d’établissement ? Que devrais-je lui prouver ? Aurai-je besoin de lui expliquer ce qu’est un professeur documentaliste ? À quoi ça sert ? Quelles sont ses expertises ? Que d’énergie gâchée à se demander quel va être notre avenir, comment allons nous survivre « pédagogiquement » ? Pourquoi d’une Académie à l’autre, d’un établissement à l’autre, nous avons l’impression de ne pas exercer le même métier ? Quand les uns occupent la place qui leur revient, les autres sont relégués à la survie professionnelle.
Pour donner suite à l’édito du no 259, ce numéro s’ouvre sur un article qui donne l’humeur dans laquelle nous sommes ! L’avenir des professeur(e)s documentalistes serait-il dans leur rétroviseur ? de Sandrine Leturcq retrace en effet de manière pertinente et sans détour, le désenchantement de la profession ces derniers temps. Et à raison : alors que le cœur de notre métier a toujours été de développer des apprentissages info-documentaires par le biais de notre outil de travail qu’est le fonds d’un CDI, la volonté institutionnelle de ne pas nous donner notre place en tant qu’enseignants à part entière n’a jamais été aussi flagrante. Je vous laisse le soin de découvrir par vous-même. Désormais l’heure n’est plus au constat, il faut entreprendre des initiatives collectives et se faire entendre. Comme le conclut Sandrine : « Réagissons rapidement pour reprendre en main le métier que nous avons choisi ! ».
Dans ce numéro, vous trouverez également un kit de survie sous forme d’articles avec la fiche InterCDI Les Règles typographiques de traitement de texte, le thèmalire sur les relations enfants et grands-parents dans la littérature de jeunesse, une Ouverture culturelle Paix et pacifisme – un thème qui brûle l’actualité –, La Bibliothérapie : quelles actions possibles au CDI ? : de quoi améliorer notre bien-être professionnel mis à rude épreuve, un Gros Plan Quand Céline redevient Destouches sur l’album La Cavale du Dr Destouches paru en octobre dernier et chroniqué dans le Cahier des livres du no 249. Et enfin pour conclure, adieu les « documentalistes bibliothécaires ». La FADBEN devient l’APDEN, association des professeurs documentalistes de l’Éducation nationale. L’abandon de l’ancien sigle reflète une volonté ferme de confirmer l’évolution du métier vers celui de professeur documentaliste. Bonne lecture !