La transition bibliographique : que doit-on comprendre ?

Peut-on considérer que les catalogues de bibliothèques sont des outils obsolètes et pourquoi ? Les formats de ces derniers ne seraient plus adaptés aux usages et aux formats actuels du Web, ce qui, par conséquent, laisse à entendre qu’il convient d’engager une évolution en adéquation. C’est ce défi que les deux grandes agences bibliographiques françaises, ABES , BnF, ont décidé de relever en créant un programme en 2014 dont l’objectif est de permettre l’ouverture, sur le Web, des données et notices d’autorité contenues dans les catalogues. Ce processus d’adaptation suppose une période de transition appelée « transition bibliographique ». 

 

Le modèle actuel repose sur des fichiers qui présentent des fiches qui se succèdent et qui décrivent des entités matérielles en liste, fichiers de données bibliographiques juxtaposées, autorités et exemplaires. Il a donc été nécessaire de repenser le modèle existant afin de coller à celui du web sémantique ; il convient, à présent, d’aller vers des bases de données relationnelles ou orientées objet. Il est légitime de s’interroger sur toutes ces évolutions, y compris au sein des CDI en raison de l’intérêt, porté par les professeurs documentalistes, à la description des documents. De nouveaux enjeux professionnels concernant la description des objets du savoir sont donc essentiels à comprendre s’agissant d’éventuelles évolutions d’outils de gestion de nos catalogues ou relevant de la compréhension de la recherche dans les bases de données.
L’enjeu est double, il s’agit de réfléchir à un nouveau code de catalogage (RDA, Resource Description and Access) « afin de satisfaire au critère d’interopérabilité des données au cœur du web sémantique » (Raup, 2016)1 et à une adaptation des catalogues allant vers une inversion du système actuel, permettant ainsi de placer l’œuvre en tant que concept central (FRBR, Functional Requirements of Bibliographic Records-Spécifications fonctionnelles des notices bibliographiques).
Afin de mieux comprendre cette transition, nous devons, au préalable, revenir sur l’évolution des logiciels et portails documentaires et appréhender progressivement ce qui a permis l’engagement dans le processus.

Des catalogues vers le web de données

Pour rappel, un catalogue est un ensemble d’éléments constituant une collection. Les fonctions principales de ce dernier sont les description et localisation. Pour l’Agence bibliographique de l’enseignement supérieur (ABES) et selon le vocabulaire de la documentation, un catalogue est une « liste ordonnée de notices d’objets ou de documents (notice bibliographique, notice catalographique) d’une collection permanente ou temporaire, réelle ou fictive, constituant un instrument de recherche (identification et localisation de documents) et de gestion pour les utilisateurs. Un catalogue peut être consultable sur différents supports : fiches papier, catalogues imprimés, microforme, banque de données informatisée quel que soit son accès. L’ordonnancement ou l’accès peut être : chronologique ; topographique (par ordre de classement sur les rayons ou de cote de rangement) ; systématique ou alphabétique par titre, par auteur (catalogue-auteurs) ou par matière (catalogue-matières, catalogue-sujets)2. »
Cette définition renvoie au fonctionnement de la plupart des catalogues dans lesquels les notices sont classées au sein de fichiers en silos. Les différents fichiers sont reliés entre eux mais néanmoins indépendants (fichiers auteurs ou éditeurs).
L’informatisation des fonds documentaires s’est faite dans le respect des fichiers papiers qui permettaient autrefois l’accès aux documents. Ces fichiers étaient et sont, toujours, organisés en collection grâce au fruit d’un travail de catalogage, afin de répondre à plusieurs objectifs :
• permettre l’accès aux usagers ;
• conserver les documents ;
• réaliser des outils donnant accès aux différentes caractéristiques des documents sans avoir à les consulter, soit le catalogue.

Le catalogue est donc le fruit d’un travail construit dans le respect de différentes normes, telle que, entre autres, la norme Z44-050 (avril 2005) pour le catalogage des monographies. Ce qui est à comprendre dans les réalisation et réflexion autour de cet outil, c’est cette nécessité à penser et à adopter des décisions communes au niveau international. En 1961, lors d’une conférence internationale de l’IFLA (Fédération internationale des associations et institutions de bibliothèques), « Les Principes de Paris3 » sont adoptés afin de définir une position commune s’agissant des règles de catalogage et des formats. Des normes et formats vont donc être mis en œuvre afin de permettre l’échange de notices et la constitution de catalogues informatisés. Le format MARC (Machine Readable Cataloguing) est créé en 1965 à la Bibliothèque du Congrès, l’objectif majeur étant l’amélioration des échanges entre bibliothèques. L’ISBD M (International Standard Bibliographic Description) voit le jour, en 1971, et ouvre la voie à de nouvelles pratiques de catalogage normalisées. À la suite de la multiplication des formats MARC nationaux, la création d’un format universel UNIMARC vise l’uniformisation des échanges entre les différents systèmes. L’adoption est donc internationale et contribue à faciliter la collaboration entre les bibliothèques qui cherchent à progressivement informatiser leurs collections. Aujourd’hui d’autres langages tels que les SGML (Standard Generalized Markup Language) ou XML (Extensible Markup Language) permettent l’échange de données.

En France, au milieu des années 80, la bibliothèque Sainte Geneviève expérimente un logiciel, « MOBICAT », « logiciel de saisie guidée et d’aide au catalogage sur micro-ordinateur. Il permet, à partir d’une saisie en conversationnel des données bibliographiques, l’édition de fiches catalographiques conformes aux normes en vigueur dans les bibliothèques et la production d’un support magnétique structuré suivant un format international de type MARC4. » Ce logiciel n’a pas vocation à permettre la recherche par les usagers mais à faciliter la saisie du catalogage.
L’arrivée du web va engager différentes évolutions, dans un premier temps l’accès au catalogue sera rendu possible, sur la toile, grâce à un OPAC puis à un portail. Les logiciels portails documentaires voient le jour et sont dotés d’un SIGB et d’un CMS, soit un système permettant la création et la gestion des notices et un site, à l’exemple de BCDI et ESIDOC. « On parle de système intégré de gestion de bibliothèques (SIGB) quand toutes les fonctionnalités de gestion et de recherche des documents sont assurées par l’informatique ; le SIGB propose en effet une gestion intégrée de l’ensemble des fonctionnalités, les acquisitions, le catalogue et la recherche documentaire, le prêt, les statistiques, le bulletinage, voire le dépouillement des périodiques – chaque fonction correspondant à un module5. »

Les systèmes documentaires se sont adaptés aux attentes des usagers en simplifiant leur interface de recherche documentaire et en intégrant des possibilités de collaboration. Néanmoins les catalogues ne sont pas ouverts sur le web, puisque non interrogeables par les différents moteurs. C’est la raison pour laquelle la transition bibliographique sera mise en œuvre. Cet engagement est précédé par une période (1992 à 1997) durant laquelle un travail mené par un groupe d’expert sera conduit sur les protocoles de catalogage et donnera lieu à une production de données FRBR. « Il s’agit d’une modélisation conceptuelle de l’information contenue dans les notices bibliographiques. Ce n’est ni une norme ni un format de catalogage. » (Paillard, 2014, màj 2015). L’objectif étant d’inverser le modèle, lors d’une recherche il est possible dans un catalogue de trouver plusieurs versions d’une même œuvre ainsi celles-ci n’apparaissent pas sous leur forme intellectuelle mais en liste. « Le modèle FRBR inverse cette approche : le contenu, l’œuvre devient le concept central. » (Paillard, Ibid.).
Comme précisé par Françoise Leresche et Vincent Boulet dans l’article RDA comme outil pour la transition bibliographique : la position française (2016), il s’agit de ménager une transition en douceur. Le principe des FRBR repose sur un modèle entités-relations. Les entités au sein de ce modèle sont
• Œuvre : œuvre individuelle de création intellectuelle (loi, programme informatique, donnée, texte juridique) ou artistique (textuelle, musicale, graphique, photographique, filmique, cartographique, en 3D), des compilations d’œuvres, des parties composantes d’œuvres ;
• Expression : réalisation d’une œuvre sous la forme d’une notation alphanumérique, musicale, chorégraphique, sonore, visuelle, objectale, etc. ;
• Manifestation : matérialisation / publication d’expression(s) d’oeuvre(s) ;
• Item : exemplaire isolé d’une manifestation en un ou plusieurs volumes. » (Raup, 2016).

Ce modèle est à présent obsolète et a été remplacé par le Library Reference Model – Modèle de Référence pour les Bibliothèque (LRM), « modèle conceptuel publié par l’IFLA en 2017, conçu pour être utilisé dans le web de données et promouvoir l’utilisation des données bibliographiques. Il remplace les trois modèles FRBR, FRAD et FRSAD qu’il fusionne en résolvant les incohérences qui existaient entre ces modèles développés séparément. Modèle générique, il permet des extensions selon une granularité plus ou moins fine de l’information bibliographique, selon les implémentations et les règles de catalogage6. » Les technologies du web sémantique sont reprises par l’adoption du langage et modèle de graphe destinés à décrire de façon formelle les ressources Web et leurs métadonnées. La grammaire du web sémantique repose sur la construction de triplets aboutissant à des ensembles, les graphes. Le triplet est la plus petite unité de données du graphe, il est composé d’un sujet, d’un prédicat et d’un objet.

Exemple ci-dessous avec le livre Couleurs de l’incendie écrit par Pierre Lemaître.
Le titre est sujet de plusieurs objets ; quant à l’auteur, il est objet et sujet. Plusieurs triplets sont donc présents dans ce schéma et représentent le début d’un graphe.

Figure 1 – Exemple de triplet et de relations entre les différents éléments / Brigitte Réa

À la suite de la construction de ce modèle dans lequel l’œuvre devient le concept central, la question qui s’est imposée portait sur le passage d’un monde de normalisation des notices à un autre adapté à la logique du Web, dans lequel les données sont structurées afin de les partager et prenant en compte le modèle FRBR (Leresche & Boulet, 2016).
Le RDA-FR sera donc adopté en France en tant que nouveau code à appliquer au sein des bibliothèques permettant ainsi d’établir des règles françaises de catalogage adaptées au contexte du Web. « Le code RDA-FR est la transposition française du code RDA (Resource Description and Access), code de catalogage anglo-saxon à vocation internationale paru en 2010 et révisé en 2019. Dans le cadre de l’Afnor, le groupe Normalisation « RDA en France » de la Transition bibliographique a été mandaté pour adapter le nouveau code de catalogage aux pratiques et aux spécificités françaises. RDA-FR remplace progressivement les normes Afnor. Il s’appuie sur le modèle IFLA LRM (Library Reference Model) et définit une nouvelle approche du catalogage adaptée à l’environnement actuel des bibliothèques, dominé par le web7. »
« Conçu pour faciliter la recherche d’informations sur une ressource documentaire dans le contexte des technologies du web, le nouveau code de catalogage RDA-FR vise à ce que la description bibliographique et sa structuration répondent mieux aux différentes tâches des utilisateurs en ligne (trouver, identifier, choisir, obtenir, naviguer)8. »
Ce nouveau code permet de cataloguer la manifestation (l’édition produite ou publiée) et de construire des relations avec l’œuvre et ses expressions.

Figure 2 – Exemple de catalogage dans le respect du code RDA-FR / Brigitte Réa

L’information bibliographique dans RDA respecte le modèle IFLA-LRM (évolution du modèle FRBR) et repose sur un réseau de relations comme indiqué dans le schéma ci-dessus. La publication par le Livre de Poche en 2019 est une manifestation de l’œuvre de Pierre Lemaître Couleurs de l’incendie dont plusieurs exemplaires (item) se trouvent dans différentes bibliothèques. « La relation de sujet (indexation matière ou Dewey) se fera uniquement au niveau de l’œuvre. Le catalogueur n’aura plus à « réinventer » une indexation déjà créée pour cette œuvre9. »
Cette évolution qui semble essentielle pour les deux grandes agences françaises est-elle néanmoins considérée comme importante, voire mise en œuvre dans le monde de la lecture publique ?

Dans les bibliothèques et CDI : quelles retombées pour les usagers ?

Dans un article écrit par Fabrice Papy (PU université de Lorraine) et Edwige Pierrot (ATER université Aix-Marseille) La « transition bibliographique » en France : à qui profite le changement ?, la question est posée. Les auteurs s’interrogent sur l’ensemble des changements inhérents à ce programme laissant supposer que « l’exposition des données sur le Web serait malaisée, voire impossible, hors FRBRisation des catalogues. Or, depuis 1997, bien des technologies Web et des procédés de traitement ont mûri et les initiatives conduites par l’OCLC et l’ABES sur ces bases montrent que la transcription de la structure et des données des catalogues vers le Web des données est possible depuis plusieurs années. Pourtant, les bibliothèques municipales, généralement attentives à leurs usagers et soucieuses d’améliorer leurs services, n’ont pas encore réussi à s’emparer de ces évolutions technologiques destinées à soutenir de probables usages numériques qui restent encore à identifier. » (Papy & Pierrot, 201810).

S’agissant donc des bibliothèques ou des CDI, il y a lieu de s’interroger sur l’impact que ces changements auront sur l’usager. Toujours pour ces mêmes auteurs,
« il ne s’agit pas ici de remettre en question ici la pertinence de la famille de modèles FRBR qui a fait l’objet, pendant et après sa finalisation de nombreuses publications qui, en leur temps, ont souligné ses avantages et ses limites en fonction de contextes d’utilisation précis. La FRBrisation pour l’amélioration des usages et l’exposition des données sur le Web constitue un prétexte acceptable que les deux agences bibliographiques françaises ont élaboré pour orienter une stratégie globale du changement dont elles bénéficieront directement en les consacrant comme intermédiaire et fournisseurs de services et de données complémentaires pour les catalogues FRBRisés des bibliothèques. » (Papy & Pierrot, 2018).

Une prise en compte des usagers comme des implications budgétaires est nécessaire, et ce, parce qu’il convient de favoriser des lieux dans lesquels les espaces sont à construire avec ceux qui les fréquentent.
Ainsi nous devons peut-être, en notre qualité de professeurs documentalistes, maintenir notre connaissance sur les outils de gestion dont nous faisons usage au quotidien mais également nous affranchir d’un certain nombre de contraintes qui viendraient perturber nos activités pédagogiques et de gestion. Pour toutes ces raisons, les éditeurs de nos outils de gestion assurent un travail garantissant une évolution allant dans le sens d’une amélioration des fonctionnalités pour tous les utilisateurs, usagers et professeurs documentalistes.

D’après l’enquête annuelle TOSCA de 2023 (98 % du marché et 110 logiciels pour bibliothèques), il n’y a « pas de nouvelle solution sur le marché, mais une amélioration de l’offre existante et une progression de l’open source, en attendant la transition bibliographique et les nouvelles normes de catalogage ».
« PMB Services va mettre PMB en conformité avec le Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA). Grâce à un financement participatif, le module de diffusion et sélection de l’information sera entièrement refondu avec la possibilité de traiter tant les contenus éditoriaux du portail que les notices issues du catalogue ou des contenus de veille documentaire. PMB Services indique engager par ailleurs une réflexion sur l’écoconception. Réseau Canopé Pôle solutions documentaires a amélioré l’ergonomie des interfaces publiques d’e-sidoc avec notamment l’implémentation de la police Marianne et la refonte des interfaces de recherches experte et avancée. Une nouvelle version mobile a également été livrée. Un nouveau workflow est proposé pour l’administration des avis de lecture rédigés par les utilisateurs du portail. E-sidoc héberge désormais les métadonnées des articles de Brief.science, des vidéos d’ARTE Campus et des livres numériques des plateformes de Scholarvox CDI (édité par Cyberlibris) comme de BiblioAccess (édité par Numilog). L’interopérabilité avec Pronote a connu de nouveaux développements. En 2023, e-sidoc hébergera les métadonnées de Mémodocnet, base référençant des sites ou des parties de site internet sélectionnés sur la base de critères tels que la complémentarité avec les programmes scolaires, l’adéquation avec les sujets de recherche des élèves ou les compétences de lecteur requises pour une exploitation en autonomie par les élèves. Le support des fonctions de BCDI par un e-sidoc augmenté est annoncé pour 2024. » (Asselin & Maisonneuve, 2023, p. 7511).

Nous avons pensé également qu’il était important d’interroger Canopé Poitiers afin de comprendre comment se situait l’évolution de BCDI dans cette transition et nous vous livrons ci-dessous la réponse qui nous a été donnée par Christelle Fillonneau, directrice du pôle national Solutions documentaires (Réseau Canopé – Direction territoriale Nouvelle Aquitaine) :
«  Réseau Canopé via son pôle Solutions documentaires suit avec attention les travaux menés sur la transition bibliographique et notamment les évolutions induites par les trois chantiers les plus structurants : la validation du modèle IFLA LRM, la publication du format d’échange Unimarc LRM et la publication prochaine du manuel de catalogage RDA-FR.
Pour travailler autour de ces sujets, le pôle Canopé Solutions documentaires a été plusieurs fois en interaction avec des représentants du programme national Transition bibliographique. Par ailleurs, le pôle échange régulièrement avec la société Electre Data Services qui détient une expertise éprouvée du modèle LRM pour l’avoir mis en œuvre dans sa base de production et dans sa nouvelle version d’Electre (Electre NG). Dans le cadre de leur partenariat d’édition, Electre et le pôle déclineront très prochainement ce modèle dans le service MémoElectre Plus. Depuis quelques années, il est à souligner que les catalogues de CDI, accessibles depuis e-sidoc, évoluent de manière majeure avec la multiplication des ressources numériques acquises par les établissements. Par ailleurs, Canopé Solutions documentaires travaille actuellement sur un projet qui consiste à remplacer le logiciel BCDI pour proposer à terme de nouvelles fonctionnalités bibliothéconomiques au sein d’un espace numérique unifié. Il s’appliquera à prendre en compte les prochaines normes de description bibliographique dans ce futur service pour optimiser/alléger le travail de catalogage des professeurs documentalistes et réaliser des interfaces à destination des publics des CDI qui rendent compte de la richesse et de la pertinence des fonds documentaires physiques comme numériques. » (Fillonneau, 2023).

Cette transition, très certainement nécessaire au regard de l’évolution de l’accès à l’information, ne doit pas être source d’inquiétude parce qu’elle sera intégrée dans l’évolution de nos outils et même si elle ne concerne pas les professeur·e·s documentalistes dans l’immédiat, elle est cependant à connaître et à suivre avec intérêt parce qu’elle s’intéresse aux disciplines, situées au cœur de notre activité, à savoir la documentation et les sciences de l’information et de la communication.

 

 

Un selfie réfléchi : des pratiques d’information juvéniles à des pratiques documentaires raisonnées

Cet article prend appui à la fois sur une expérimentation pédagogique réalisée en contexte scolaire et sur une formation en documentation animée dans le cadre du Plan Académique de Formation (PAF), auprès d’enseignants documentalistes, en 2021-2023. Les séances pédagogiques proposées en sus mais non expérimentées sont le résultat du travail des participantes au stage de formation. Nous présenterons tout d’abord notre réflexion sur les enjeux éducatifs, sociaux et citoyens du selfie. Puis nous détaillerons une séquence pédagogique menée avec une classe de 4e. 

 

Propos liminaires

L’une des missions du professeur documentaliste mentionnée dans la circulaire de missions de 2017 est l’accompagnement des pratiques numériques juvéniles : « Il [le professeur documentaliste] prend en compte l’évolution des pratiques informationnelles des élèves et inscrit son action dans le cadre de l’éducation aux médias et à l’information. » Comme y invite le texte, intégrer ces pratiques à l’école apparaît essentiel : d’une part, pour ouvrir un espace d’échange auprès des adolescents et d’autre part, pour adapter la pédagogie documentaire en faisant notamment une place à la créativité numérique.

Le selfie, des enjeux sociétaux

Revenons, dans un premier temps, sur ce qu’est un selfie et sur ces enjeux.
Parfois considéré comme l’évolution naturelle de l’autoportrait hérité de l’histoire de la peinture, le selfie constitue un nouveau mode de communication et trouve sa place dans le monde médiatique et politique. Pour Laurence Allard, chercheure à l’Université Paris 3-IRCAV, « le selfie n’est pas seulement un autoportrait mais un autoportrait de soi dans le monde. Le plus important est à l’arrière-plan », c’est le partage d’une expérience1 qui est premier dans le message (Allard, 2014).
Ainsi, un selfie posté sur Flickr par Stewart Butterfield et Caterina Fake en octobre 2005 illustre ce point : intitulé “View – Hi mom”, il montre les deux co-fondateurs de la plateforme devant une vue de San Francisco. La légende indique : “This was sent for my parents as I was talking to them on a phone so they could see the view from where we were standing” – « Je l’ai envoyé à mes parents alors que nous parlions au téléphone pour qu’ils puissent voir la vue de là où nous étions ».

Figure 1 – Selfie de Stewart Butterfield et Caterina Fake devant une vue de San Francisco, octobre 2005. Source : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3529 (Gunthert, 2015)

 

Le selfie participe d’une communication en triangle. L’image est un message virtuel dont l’interprétation dépend de l’émetteur, de l’occasion représentée et du récepteur. Sa compréhension résulte fortement du contexte dans lequel il s’inscrit. Lorsqu’ils s’y intègrent, les individus prennent une part active à l’action qu’ils décrivent : ils ne sont pas seulement spectateurs mais acteurs des événements.

Cette décision de se placer au centre de l’événement est-elle le résultat d’une attitude générationnelle tendant au narcissisme ? Il serait réducteur de répondre « oui » et naïf de répondre « non », nous optons donc pour une voie médiane.

La généralisation du selfie courant 2000 a conduit certains psychologues à qualifier la génération des millennials (née entre le début des années 1980 et la fin des années 1990) de génération narcissique et égocentrique. Ainsi Jean M. Twenge, autrice et psychologue américaine (Generation Me, 2006 ; The Narcissism Epidemic, 2009) affirme que l’éducation bienveillante et l’encouragement à l’expression de soi ont amené toute cette génération à avoir « le langage du moi pour langue maternelle ». On constate rapidement les dérives d’une telle réflexion, la pratique du selfie par la jeunesse devenant le bouc émissaire de toutes les difficultés rencontrées par la société : si le chômage augmente c’est parce que les jeunes ne veulent plus travailler, trop occupés qu’ils sont à prendre des selfies…

Il s’agit d’une approche caricaturale qui ne doit cependant pas nous faire oublier que le selfie est effectivement une pratique générationnelle et genrée.

Figure 2 – Les effets du genre et de l’âge sur la prise de selfies individuels. Source : https://doi.org/10.1016/j.chb.2016.05.053 (Dhir, Amandeep, Pallesen, Ståle, Torsheim, Torbjørn & Andreassen, Cecilie Schou, 2016).

 

Une étude récente (Dhir & al., 2016) montre que les adolescents (qui ne sont alors plus des millenials) postent davantage de selfies que les jeunes adultes, qui eux-mêmes en postent plus que les adultes. Et toutes catégories confondues, les femmes postent plus de selfies que les hommes. Ainsi, réduire la pratique du selfie à un mode d’expression égocentrique revient à dire que les adolescents sont plus narcissiques que les adultes mais aussi que les femmes sont plus narcissiques que les hommes…

La question est davantage celle de la représentation de soi de la personne qui prend le selfie. Est-elle sujet, objet, ou acteur de l’image d’elle-même qu’elle produit ?

Figure 3 – Courbe de mise en relation entre l’implication dans la prise
de photographie individuelle et les symptômes de la boulimie au regard du niveau d’auto-objectivation. Source : https://doi.org/10.1016/j.chb.2017.10.027 (Cohen, Rachel, Newton-John, Toby & Slater, Amy, 2018).

 

Rachel Cohen, Toby Newton-John & Amy Slater (2018) font un parallèle entre le nombre de symptômes de la boulimie apparue chez leurs patientes, la quantité de photos d’elles-mêmes qu’elles peuvent déposer sur les réseaux et leur niveau d’auto-objectivation. Ils remarquent que si le niveau d’auto-objectivation est haut, plus une patiente dépose de selfies, plus les symptômes de la boulimie seront multiples. À l’inverse, si le niveau d’auto-objectivation est bas, les symptômes diminuent, y compris lorsque la prise de selfies est importante.
Le rôle de l’enseignant documentaliste se situe à ce niveau : comment permettre aux élèves de passer d’un statut d’objet ou de sujet de leur selfie à celui d’acteur (acteur de la représentation d’eux-mêmes, de leur image numérique…) ? En d’autres termes, comment les amener à évoluer d’une pratique narcissique et/ou auto-objectivante à une réelle expression de soi ?

État de l’art et concepts en lien avec le selfie

Nous faisons ici un point théorique sur quatre notions que la pratique du selfie interroge : les pratiques d’information juvéniles, les réseaux sociaux numériques (RSN), l’exposition de soi et la publication.

Les pratiques d’information juvéniles

Chez les adolescents, les pratiques d’information, définies comme « l’ensemble des rapports à l’information qu’ils soient informationnels, communicationnels, sociabilisants ou ludiques » sont presque exclusivement centrées sur les RSN (Entraygues, 2020). Elles sont marquées par un primat des pratiques communicationnelles sur les pratiques informationnelles (Dauphin, 2012, p. 23), la communication représente un enjeu essentiel pour la construction identitaire adolescente.
Dans leur dimension informationnelle, les pratiques informationnelles renvoient au besoin d’information et à l’acte de s’informer (Aillerie 2011, p. 99‑100). Elles correspondent alors à « la manière dont un ensemble de dispositifs, de sources formelles ou non, d’outils, de compétences cognitives sont effectivement mobilisés, par un individu ou un groupe d’individus, dans les différentes situations de production, de recherche, d’organisation, de traitement, d’usage, de partage et de communication de l’information ». (Chaudiron & Ihadjadene, 2011, p. 12.)
Enfin, rapportées à un objectif éducatif, elles participent d’une socialisation informationnelle, définie comme « un ensemble d’inculcations qui concerne aussi bien les pratiques, les représentations et les attitudes communicationnelles ». (Chapron & Delamotte, 2010, p. 291.) Ce qui montre l’importance d’une éducation à des pratiques raisonnées, tournées vers le développement d’une culture critique de l’information (Entraygues, 2019).

Les Réseaux Sociaux Numériques (RSN)

Les réseaux sociaux sont au centre des pratiques des jeunes et servent à partager, communiquer, s’informer et à se divertir. Ces dispositifs techniques fonctionnent à partir de trois éléments : le profil, le réseau et le contenu. Les définitions qui suivent mettent en lumière leurs spécificités de fonctionnement :
« Un site de réseau social est une plate-forme de communication en réseau dans laquelle les participants 1) ont des profils uniques identifiables constitués de contenu fourni par l’utilisateur, de contenu fourni par d’autres utilisateurs et / ou de données fournies par le système ; 2) peuvent articuler publiquement des connexions qui peuvent être vues et traversées par d’autres ; et 3) peuvent consommer, produire et / ou interagir avec des flux de contenu généré par les utilisateurs provenant de leurs connexions sur le site. » (Ellison & Boyd, 2013.)
« Les RSN comportent 1) une dimension technologique (services et technologies web, base de données, intelligence artificielle) ; 2) une dimension documentaire (informations personnelles et nominatives, documents, pages, contenus textuels, photos, vidéos) ; 3) une dimension sociale (traces numériques, liens et relations entre les personnes, discussions synchrones ou asynchrones, réactions, partages). » (Capelle & Rouissi, 2018, p. 12.)
À ces définitions, Alexandre Coutant et Thomas Stenger ajoutent une caractéristique qui selon eux est centrale à l’utilisation des RSN, l’importance des liens relationnels : « Il s’agit de spécifier la particularité des usages observés sur les réseaux socionumériques : ces sites fondent leur attractivité essentiellement sur l’opportunité de retrouver ses « amis » et d’interagir avec eux par le biais de profils, de listes de contacts et d’applications à travers une grande variété d’activités. » (Coutant et Stenger, 2011 ; Coutant, 2011.)

Exposition de soi et identité numérique

La diffusion de selfies sur les RSN pose la question de l’identité numérique, un ensemble de signes qui manifeste l’utilisateur sur Internet, et elle met en lien publication et exposition de soi. Fanny Georges distingue trois types d’identités, dont certaines sont non maîtrisables par l’usager : l’identité déclarative, l’identité agissante et l’identité calculée (Georges, 2008 ; 2009 ; 2010). La notion de visibilité développée par Dominique Cardon engage la connaissance de ces enjeux (Cardon 2008).
Pour des adolescents en quête de construction identitaire, l’identité numérique est souvent au cœur des relations sociales entre jeunes. De la composition de cette image dépend la reconnaissance affective par les pairs.
Nous pouvons mentionner ici L’invention de soi du sociologue Erving Goffman pour qui « l’individu doit compter sur les autres pour compléter un portrait de lui-même qu’il n’a le droit de peindre qu’en partie » (Goffman, 1974, p. 75), un point de vue très moderne et applicable aux pratiques d’exposition de soi sur les réseaux sociaux. Les chercheurs parlent ainsi de textualisation de soi (Allard, 2005), de figuration de soi (Allard & Vandenberghe, 2003) ou de mise en forme de soi (Coutant & Stenger, 2012), ce qui procède d’une forme de théâtralisation de l’identité. Réfléchir sous ce prisme-là, c’est réfléchir à son identité numérique.

La publication

Parfois caractérisé de photo sociale, le selfie est directement lié à la publication. Travailler le selfie en classe peut être l’occasion d’aborder la notion de publication, « action de rendre public, à travers le filtre des réseaux sociaux, questionnant la notion de diffusion et de communication sur un espace spécifique les RSN » (Apden, 2015), ce qui permet d’engager une réflexion sur cet acte d’un point de vue citoyen, en tant qu’acteur de la société de l’information.
Dans ce contexte, la publication pédagogique s’inscrit pleinement dans les missions de l’enseignant documentaliste. Elle trouve naturellement sa place dans les projets : qu’il s’agisse de développer la motivation, de valoriser les productions des élèves, de favoriser la communication entre pairs en respectant une déontologie numérique, ou d’accompagner des pratiques sur un support informel.

Un exemple de séquence pédagogique : pour un selfie réfléchi

La séquence présentée ci-après a été expérimentée avec une classe de 4e SEGPA. Nous proposons de développer son déroulé. Nous l’avons nommée «un selfie réfléchi» car nous souhaitions amener les élèves vers des pratiques d’information raisonnées (au sens de raisonnement) et leur faire comprendre les enjeux multiples qui se cachent derrière cette pratique juvénile quotidienne.

Objectifs de la séquence pédagogique

Les objectifs de la séquence sont d’engager une réflexion sur la notion de selfie, de faire comprendre aux élèves la différence entre selfie et autoportrait, et de les sensibiliser aux notions d’exposition de soi et de publication. Composée de trois séances d’une heure, la séquence a été réalisée en co-intervention avec le professeur de français. La production finale, à savoir le selfie réfléchi, est l’objet d’une évaluation.

Déroulé de la séquence

Séance 1 : Qu’est-ce que le selfie ?
Pour débuter la séance, nous avons choisi d’entrer directement dans le vif du sujet, mettant les élèves en activité en leur demandant de réaliser un selfie et de nous l’envoyer. Nous avons donné nos coordonnées téléphoniques pour rassembler et pouvoir projeter les selfies de tous les élèves. Nous aurions pu demander aux élèves de les déposer sur une plateforme.
Dans un deuxième temps, nous voulions comparer les représentations des élèves : pour ce faire, ils devaient répondre à deux questions sous la forme d’un questionnaire interactif sur Wooclap2. Les questions étaient :
Pour vous, un selfie et un autoportrait, c’est pareil ? OUI ou NON ;
Donnez un mot-clé que vous associez au selfie.
Nous avons ensuite confronté les réponses, laissé la place au débat et travaillé sur la définition à partir des mots-clés choisis. Quelques critères du selfie ont fait consensus : la photo de soi prise par soi-même, le smartphone, le réseau, le partage. La discussion s’est prolongée sur la notion de publication, de partage et d’exposition de soi.
Pour conclure la séance, nous avons travaillé à partir de la définition d’égoportrait extraite du site de l’Office québécois de la langue française : « Autoportrait photographique fait à bout de bras, la plupart du temps avec un téléphone intelligent, un appareil photo numérique ou une tablette, généralement dans le but de le publier sur un réseau social3

Nous avons intégré le visionnage d’une vidéo4 de la Collab’de l’info disponible sur la plateforme Lumni qui revient sur les objectifs pour réfléchir au rôle du selfie dans la société, notamment dans les médias (Marteau & Porcel, 2018).

Séance 2 : Préparation du selfie
Pour la deuxième séance, nous sommes passées à la mise en œuvre avec comme consigne d’imaginer un selfie réfléchi mis en scène pour se représenter.
L’objectif était alors de réfléchir à ce qu’on veut montrer de soi, de sa personnalité, de ses goûts en construisant précisément la composition de la photo. Les élèves devaient aussi réfléchir au lieu, à leur expression sur la photo et au cadrage.

Séance 3 : Réalisation et mise en scène de soi
La consigne a été donnée aux élèves d’apporter tout le matériel nécessaire à la réalisation du selfie : smartphone et accessoires pour la décoration. Du temps a été consacré à la réalisation.
Une fois le selfie réalisé, ils devaient écrire quelques lignes sous la forme d’un texte autobiographique ou d’un poème pour l’accompagner dans le cadre du partenariat avec le professeur de français.
Les productions de cette séquence ont été valorisées et affichées dans la classe ; elles peuvent être diffusées sur le site de l’établissement sous réserve des autorisations requises et de l’acceptation des élèves. Elles peuvent également constituer une photo de classe afin de donner une dynamique de groupe.

Pour conclure

Cette séquence sur le selfie permet d’ouvrir le débat sur une pratique d’information juvénile quotidienne et de questionner l’exposition de soi et la publication pour des adolescents en quête de reconnaissance des pairs. Elle peut se décliner avec tous les niveaux de classe au collège (mais aussi en 2de Bac Pro5) et peut donner lieu à des partenariats disciplinaires variés. Nous proposons en illustration de cet article, en annexes (1 à 4), les réalisations des participantes au stage ‌de formation.

 

 

Annexe 1

Séquence
« Un selfie original qui me ressemble »

Cécile Mauron, Élodie Delage & Sandrine Reynaud, participantes au stage de formation

Un documentaliste et un professeur d’arts plastiques/Une classe de 3e.

• Séance 1 au CDI : recherches sur l’ordinateur
Trouver, par groupe de deux, deux autoportraits originaux réalisés par des artistes connus ou des célébrités.
Projection et analyse commune de ces autoportraits (En quoi ces autoportraits sont-ils originaux ?).
• Séance 2 au CDI
Les élèves remplissent une fiche les décrivant : description physique, centres d’intérêt, qualités, défauts (apprendre à se connaître).
Ils imaginent un selfie original à partir de leur description personnelle et des exemples vus en séance 1. Ils font un croquis de leur selfie en tenant compte des éléments suivants : cadrage/ point de vue/lumière/décor/accessoires/message sur pancarte.
• Réalisation du selfie à la maison. Envoi par mail à la professeure documentaliste.
• Impression et accrochage des selfies au CDI. Vote des autres élèves à qui on demande de choisir le selfie le plus original.

 

 

Annexe 2

Séquence
« Se décrire, s’écrire »

Régine Vidal & Carine Bonnard, participantes au stage de formation

Socle Commun de Connaissance et de Culture
Domaine 1. Des langages pour penser et communiquer (notamment langue française, langues vivantes ou régionales et langage des arts et du corps).

La séance est proposée à une classe d’UPE2A de lycée, des élèves à spécificité particulière1. Parfois les élèves confient qu’ils sont différents dans leur pays et en France : introvertis ici, réservés là-bas – ou inversement ! Comme s’ils étaient deux personnes distinctes et que c’était pour eux une des manières d’affronter le changement et d’en venir à bout.

Les objectifs : communiquer, prendre confiance en soi, au sein du groupe, s’ouvrir, s’épanouir et « mesurer le chemin parcouru ».

L’évaluation se fait en deux temps. La première, par les élèves eux-mêmes, lors des présentations orales souvent commentées, approuvées, appréciées.
La deuxième, par le professeur de FLE et le professeur documentaliste sur des critères d’originalité, d’humour, de créativité, d’investissement. Pas de note.

La production finale : un carnet individuel fabriqué à partir des selfies, dessins et commentaires collectés pendant ces quatre temps. Les commentaires sont écrits à la main ou tapés à l’ordinateur (au choix), pourvu que cela soit fait proprement. Les élèves conserveront leur carnet.

Le téléphone intelligent est un medium nécessaire chez les élèves. Il leur permet, surtout au début, d’effectuer des traductions.

La séquence se déroule en quatre temps, essentiellement au CDI. Chaque selfie est accompagné d’un texte de plus en plus élaboré en français. Tous les travaux sont conservés au CDI ou en classe. La longueur des séances est forcément variable : il faut prendre son temps.

• Dans la classe
« Comment je suis maintenant ».
Prendre un selfie au tout début de leur arrivée dans l’établissement avec un objet (vêtement, bijou, costume, jouet, photo…) représentant le pays qu’ils quittent, leur famille, les traditions.
Ils doivent également rédiger un court texte dans leur langue expliquant ce choix et la prise de vue. Ils peuvent faire parler l’objet.
Ils se présentent à l’oral en français : nom, prénom, âge, nationalité et montrent la photo.
On se pose la question du terme selfie : existe-t-il dans leur langue, sinon quel est-il ? Ils l’écrivent sur une feuille.

• En dehors de la classe
Prendre un selfie (avec un peu d’aide selon le cas) d’eux en train de pratiquer un hobby, un sport, une activité culturelle. Ils doivent également se dessiner et répondre aux questions :
« J’aime parce que… »
« Je pratique parce que… »
Argumentation en français, présentation à l’oral.

• En classe, un 3e selfie et/ou 4e selfie symboliques (partiel ou total)
Comment sont-ils en classe UPE2A et dans la classe d’inclusion ? Comment se voient-ils au sein des groupes ? Quels sont les adjectifs qui traduisent leur place ?
Description, comparaison en français, présentation à l’oral

• En classe, un selfie de fin
« Comment suis-je maintenant, après quelques mois dans mon pays d’accueil ?»
Prendre le selfie de fin avec un objet français représentatif, bizarre ou curieux.
Présentation à l’oral. Comparaison avec le selfie de départ.

 

1. L’UP2A (unité pédagogique pour élèves allophones arrivants) est un dispositif d’aide à l’apprentissage du français par les élèves nouvellement arrivés en France (primo-arrivants) et allophones.

 

 

Annexe 3

Séquence
« Se représenter dans la peau d’un élève anglo-saxon »

Milena Geneste & Laurence Bardin, participantes au stage de formation

Anglais cycle 4 (5e)

Les objectifs disciplinaires
– Découvrir les aspects culturels d’une langue vivante ;
– Percevoir les spécificités culturelles des pays et des régions de la langue étudiée en dépassant la vision figée et schématique des stéréotypes et des clichés ;
– Mobiliser ses connaissances culturelles pour décrire des personnages réels ou imaginaires, raconter.

Les objectifs info-documentaires
– Aspect fictionnel du selfie qui ne représente pas forcément la réalité, le quotidien de l’élève ;
– Mener des recherches documentaires.

Le contexte/Le scénario
Une enseignante d’anglais souhaite travailler avec le profes­seur documentaliste. Les élèves de sa classe de 5e doivent se mettre dans la peau d’un élève anglo-saxon. Après avoir effectué des recherches documentaires au CDI (livres, revues et recherches en ligne), les élèves découvrent la culture anglaise. Ils doivent ensuite se mettre en scène en prenant un selfie réfléchi : mise en scène, accessoires… Cela se fait au CDI avec le matériel du CDI (appareil photo, tablette…).

Organisation de la séquence
En amont de cette séquence, l’enseignante d’anglais a déter­miné une liste des thèmes qu’elle souhaite traiter : les différents repas, les loisirs, l’école, des monuments emblématiques…
Le professeur documentaliste a sélectionné des sites fiables correspondant au sujet.
Les enseignants ont préparé une trame pour les recherches avec quelques éléments à travailler impérativement.

• Séance n° 1 (1 h)
Présentation aux élèves des objectifs de la séquence. Répartition des élèves par groupe de deux ou trois. Chaque groupe tire au sort le thème qu’il aura à traiter.
Les élèves débutent leurs recherches.

• Séance n° 2 (1 h)
Les élèves terminent leurs recherches. Ils peuvent imprimer des images (en demandant l’autorisation aux enseignants). Ils réfléchissent à la mise en scène de leur selfie.
Devoirs à faire : les élèves réfléchissent à leurs accessoires et doivent les apporter au prochain cours.

• Séance n° 3 (1 h)
Chaque élève met en place son matériel, se prend en photo individuellement (avec le matériel du collège) dans le studio (réserve du CDI). Pendant ce temps-là, les autres élèves trouvent une légende à leur selfie (écrite en anglais). Au fur et à mesure, les photos et les légendes sont déposées par les enseignantes sur un mur virtuel privé.

• Séance n° 4 (1 h)
Correction des légendes par l’enseignante d’anglais. Réflexion et débat autour de la notion de stéréotype.

 

 

Annexe 4

Séquence
« Je suis une œuvre d’art »

Nadia Ghani & Laureline Vles, participantes au stage de formation

Une séquence Documentation/Arts plastiques

1. Recherche documentaire dans le fonds du CDI ou sur internet. Constitution d’un corpus de portraits et d’autoportraits (peinture) ;
2. Réaliser un selfie ressemblant à un portrait mais détourné, avec un accessoire ou une pose qui représente l’élève : intégrer un élément qui le caractérise.
– Analyse en arts plastiques : comment reconnaît-on l’élève ?
– Notion de représentation de soi en info-documentation.

• Séance 1
Au cdi, présentation du projet et réalisation de selfie en vue de créer une exposition de portraits-selfies (cadres or). Distribution d’une fiche outil pour effectuer des recherches documentaires
Choisir un portrait dans lequel vous vous reconnaissez (ambiance, physique, couleurs, endroits, origines…).

Objectifs info-documentaires
– Exploiter le centre de ressources comme outil de recherche de l’information ;
– Développer des pratiques culturelles à partir d’outils de production numérique.

Objectifs en arts plastiques
– Faire preuve d’autonomie, d’initiative, de responsabilité, d’engagement et d’esprit critique dans la conduite d’un projet artistique ;
– Mener à terme une production individuelle dans le cadre d’un projet accompagné par le professeur ;
– Porter un regard curieux et avisé sur son environnement artistique et culturel, proche et lointain, notamment sur la diversité des images fixes et animées, analogiques et numériques.
1. Choix d’un artiste
2. Choix d’une œuvre
3. Citation de la source

• Séance 2 : Le storyboard de mon projet
Les élèves viennent avec le portrait choisi.
Fiche outil pour analyser le portrait choisi (composition du portrait, lieu, expression du visage, cadrage, couleurs).
Préparation de la mise en scène de leur futur selfie à l’aide d’un storyboard (composition de la photo, lieu, expression du visage, cadrage, couleurs, idées d’accessoires qu’ils ont à la maison, idée pour personnaliser le selfie, soit par un accessoire, soit par un geste, une posture, une expression, trouver un titre personnalisé à son œuvre).
Consigne : ne pas copier le portrait, faire un selfie inspiré mais unique. Reconnaître l’œuvre mais surtout l’élève.
Devoirs : photo à réaliser à la maison.

Objectif en arts plastiques
– Recourir à des outils numériques de captation et de réalisation à des fins créatives.

Objectif info-documentaire
– Découvrir des représentations du monde véhiculées par les médias.
• Séance 3 : La présentation des selfies de chaque élève
Argumentation sur le choix de l’œuvre (procédé de confection, expression des difficultés rencontrées).

Objectif en arts plastiques
– Expliciter la pratique individuelle ou collective, écouter et accepter les avis divers et contradictoires.

Objectif info-documentaire
– Exploiter l’information de manière raisonnée.
• Séance 4 : Le montage de l’exposition au cdi : panneaux avec selfie et portrait original à côté
Classification par courants artistiques selon les siècles.

Objectifs info-documentaires
– Classer ses propres documents sur sa tablette, son espace personnel, au collège ou chez soi sur des applications mobiles ou dans le « nuage » ;
– Organiser des portefeuilles thématiques.

 

 

Veille numérique

éducation

Dictionnaire de l’Académie française

La première édition du Dictionnaire de l’Académie française date de 1694. Le portail numérique de l’Académie française met à disposition les 9 éditions du dictionnaire. Par défaut, la définition est celle de la neuvième qui est plus descriptive et comprend l’étymologie, la métalangue, la révision de l’orthographe de 1990 et des titres d’œuvres pour illustrer les mots. La nomenclature est passée de 32 000 mots (8e éd) à 55 000 mots (9e éd). Le portail du dictionnaire est enrichi de ressources éditoriales : conjugaison intégrale de 6200 verbes, difficultés ou curiosités de la langue française, liens hypertextes vers le portail Gallica de la BnF, courriers des internautes, liens vers France Terme (terminologie), liens vers la BDLP et l’OQLF (francophonie).
 https://www.dictionnaire-academie.fr/

Le projet AGATE de l’INRAE

L’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement développe le projet AGATE, une bibliothèque numérique patrimoniale. Son objectif est de mettre en valeur le fonds numérisé de l’INRAE (images et monographies) en partenariat avec la BnF et les Archives nationales. Les thématiques : Agriculture, Machinisme agricole, Restauration des terrains en montagne, Montagnes, glaciers et alpages, Comité d’histoire, Botanique, Vigne et vin, Entomologie.
 https://agate.inrae.fr/agate/

Lizards & Lies, jeu sur la théorie du complot

Ce jeu de société simule l’évolution de la désinformation en ligne. Pour cela, une équipe composée de trolls et de conspirationnistes propage de fausses informations, tandis qu’une autre équipe composée de modérateurs et de décrypteurs tente de freiner l’extension des fake news ! Ce jeu de plateau canadien est téléchargeable gratuitement en français, anglais et lituanien.
 https://www.lizardsandlies.ca/

Wikipédia

Wikipédia hors ligne

On méconnaît souvent le possible téléchargement gratuit et légal de l’encyclopédie Wikipédia sur un ordinateur. À l’heure de la fibre et du haut débit sur presque tout le territoire, l’intérêt semble limité. Néanmoins, certaines localités subissent régulièrement des coupures internet (intempérie, entretien du réseau…) et le réseau internet en dehors de l’hexagone n’est pas forcément facilement accessible. Le poids de l’encyclopédie est tout de même de 31,8 Go (avec images) ou de 12,6 Go (sans images). À savoir : en choisissant cette option, vous ne bénéficierez plus des mises à jour.
 https://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Wikip%C3%A9dia_hors-connexion

Jouer à Wikipédia avec WikeyS

Ce jeu collaboratif diffusé par Wikimédia a pour objectif de faire comprendre le processus éditorial de l’encyclopédie Wikipédia. Le jeu a été conçu par des professeurs documentalistes et la SCOP Prismatik avec le soutien du ministère de la culture. Jeu de plateau, la version pdf est librement téléchargeable et imprimable. Une courte vidéo sur la page d’accueil du jeu explique les règles de WikeyS.
 https://www.wikimedia.fr/wikeys/

Misogynie sur Wikipédia

Les contributeurs de l’encyclopédie collaborative sont à 90 % des hommes selon une étude de la fondation Wikimédia. De plus, les biographies concernent à plus de 80 % des hommes d’après le collectif Les sans pagEs. Régulièrement, les pages sur des femmes ou des personnes transgenres sont supprimées ou “corrigées” de façon malintentionnée. Bien que conscient de cette situation, Wikipédia ne parvient pas à régler les problèmes de violence sexiste et les biais de genre auxquels l’encyclopédie est confrontée. Instaurer la parité parmi les administrateurs de Wikipédia pourrait constituer un début de solution.

Lecture numérique

DigitALL, pédagogie inclusive

Le projet européen DigitALL se consacre à l’inclusion dans l’apprentissage numérique des élèves du premier et second degré. La plateforme propose six types de ressources : un guide sur les besoins d’adaptation numérique, des fiches pratiques, une boîte à outils, des tutoriels vidéo, des checklists d’adaptation par trouble et handicap, des fiches de travail pour les enseignants. La plupart des documents sont au format PDF et tous disponibles en six langues sous licence Creative Commons.
 https://digitall-project.eu/index.php/fr/projet

éditeurs

Tromperie dans l’édition sur Amazon

L’autoédition a fait apparaître de nouveaux escrocs sur les sites de e-commerce. Un ouvrage peut se retrouver en double avec deux éditeurs différents, l’éditeur officiel et l’autoéditeur. La couverture est strictement identique, par contre, le livre de l’autoéditeur ne contient que des pages vierges, un cahier en somme ! Par exemple, l’ouvrage Son odeur après la pluie de Cédric Sapin-Defour a été victime de la supercherie sur Amazon en juillet 2023. Les autoéditeurs indésirables se nomment Eyuait pablishingg, Pellafoxx Publishing, wellaw california, malokaz,…

écologie

Les panneaux de pluie ?

Après les panneaux photovoltaïques dont l’efficacité pour transformer les rayons du soleil en énergie ne cesse de s’améliorer, un nouveau type de panneau pourrait voir le jour. En Chine, les chercheurs ont réussi à mettre au point une technologie qui transforme l’impact des gouttes de pluie en énergie. La capacité serait de l’ordre de 200 watts par mètre carré, soit presque autant qu’un panneau solaire.

géant du web

Financement des réseaux télécoms par les GAFA

Les géants du net utiliseraient plus de 50 % de la bande passante mondiale. De nombreux réseaux télécoms (Orange, Bouygues, BT, Deutsche Telekom, Vodafone, Telefonica,…) réclament une contribution financière des grandes entreprises technologiques telles que Google, Facebook, Amazon, Netflix et TikTok. La mandature actuelle de la commission européenne, qui s’achève en juin 2024, souhaiterait faire passer ce projet de taxation malgré une sérieuse opposition des lobbyistes et des pays du nord de l’Europe.

Réseaux sociaux

X vs la presse

Le réseau social X, anciennement Twitter, n’affiche plus ni le titre, ni le lien, ni le châpo d’un article de presse en ligne qui a été tweeté par un internaute. Seuls une image et le nom du journal apparaissent sur le tweet depuis le 4 octobre 2023. Serait-ce en lien avec l’assignation en justice engagée par des médias français durant l’été 2023 et l’obligation de se conformer à la législation européenne des droits voisins ! Par ailleurs, bien plus inquiétant, depuis que X s’est retiré du code de bonnes pratiques de l’UE en matière de désinformation, les fake news sont en pleine expansion sur la plateforme.

Droit et données personnelles

Les influenceurs et le respect de la loi

Selon la Direction générale de la répression des fraudes, plus de la moitié des influenceurs ne respectent pas la réglementation sur la publicité et les droits des consommateurs. Petit florilège d’entorses à la loi citées par la DGCCRF : “non respect des règles de transparence du caractère commercial de leurs publications”, “tromperie sur les propriétés des produits vendus”, “opérations de promotions non autorisées”, “pratiques commerciales trompeuses”, dropshipping (vente de produits sans posséder les stocks)…

Carte d’identité numérique

Depuis 2023, il est désormais possible pour chacun de détenir une carte d’identité numérique sur son smartphone avec l’application France identité. Elle permet de prouver son identité dans les démarches administratives sur internet en délivrant des attestations numériques à usage unique. Si vous devez renouveler votre carte d’identité physique, la version numérique n’est en aucun cas obligatoire. Néanmoins, il est impératif de posséder une carte d’identité à puce pour activer la carte numérique. L’application est encore en version bêta et est disponible uniquement sur Android et iOS.
 https://france-identite.gouv.fr/

Technologie

L’appel du 18 juin 1940 reconstitué

Il ne reste aucun enregistrement de l’appel du 18 juin 1940 par le Général De Gaulle. Afin de recréer la voix du Général, l’intelligence artificielle a été requise pour reconstituer l’un des plus grands discours de l’histoire. L’Ircam est à l’origine de cette prouesse technologique qui donne tout de même à réfléchir sur les potentiels risques de création de faux discours parmi les deepfakes.
 https://www.lemonde.fr/videos/video/2023/01/18/moi-general-de-gaulle-l-appel-du-18-juin-peut-il-etre-reconstitue_6158301_1669088.html

L’écriture par la pensée

L’Université de Stanford en Californie a inventé un système de connexion directe entre le cerveau et l’ordinateur. La pensée de l’individu est transmise par des signaux qui sont analysés puis retranscrits par une IA. Plus précisément, un programme informatique enregistre les signaux au moyen d’implants dans la tête, puis les associe à des phonèmes (éléments sonores d’une langue) pour les retranscrire en texte. Cette invention en phase de test en laboratoire présente actuellement un taux d’erreur de moins de 25 %. À terme, l’interface entre le cerveau et la machine se fera sans fil. L’objectif premier est de donner la parole aux personnes en situation de handicap. Rédiger une veille numérique par la pensée ferait assurément gagner du temps !

NFT : œuvre d’art, certificat d’authenticité ?

En mai 2023, le rapport de l’Inspection générale des finances clarifie l’usage et les enjeux juridiques des NFT (non fungible tokens). La synthèse précise clairement que ces “jetons à identifier” à vocation commerciale ne sont ni des œuvres d’art ni des supports d’œuvre. Une NFT « ne constitue que la réunion, dans la mémoire d’un programme, de l’identifiant d’un détenteur, d’un lien vers l’emplacement du fichier numérique constituant l’œuvre, et d’éventuelles métadonnées ». Le rapport insiste également sur le fait qu’il ne peut être considéré comme un certificat d’authenticité.

HeyGen, une IA polyglotte

Avec l’application HeyGen, toute personne qui souhaite s’exprimer dans une langue étrangère, sans faire d’efforts, en a la possibilité. Il suffit d’enregistrer une vidéo dans sa langue natale puis d’indiquer la langue souhaitée. Grâce à une IA, la vidéo change de langue et le mouvement de la bouche est modifié afin de s’adapter à la langue étrangère.
L’application payante offre quelques essais gratuits.
 https://www.heygen.com/

No future…

Les câbles internet sous-marins sous contrôle des GAFAM

En dix ans, les géants du net (principalement Alphabet et Meta) ont mis la main sur les câbles de fibre optique sous-marins en les finançant eux-mêmes. Auparavant, seuls les consortiums pouvaient les construire étant donné les coûts astronomiques (300 millions d’euros pour un câble transatlantique actuellement). 99 % du trafic internet mondial passe par les câbles sous-marins, ce qui donne un pouvoir considérable à ceux qui les possèdent.

 

Colette

Ressources, partenaires, projets

Colette l’écrivaine. Colette la star des nuits parisiennes. Colette la femme entravée, la femme libérée. Colette la Bourguignonne…
Originaire de Saint-Sauveur-en-Puisaye, dans l’Yonne, Colette n’a jamais perdu son accent, son attachement pour sa terre natale, qu’elle a si souvent et si brillamment évoqué dans son œuvre. En cette année 2023, où l’on fête les 150 ans de sa naissance, les hommages sont nombreux dans la région, mais également sur tout le territoire, tant Colette a marqué, et marque encore, la vie culturelle française.
De ses origines bourguignonnes, Colette gardera toute sa vie un attachement viscéral à la nature, aux animaux, à la vie rurale. Nombre de ses romans décriront une campagne riche, fertile, propice à une vie en communion avec la nature. Car c’est une campagne rêvée que Colette nous décrit, avec sa plume si riche, si nuancée. Et si sensuelle… Car ce sont les sens que Colette va exalter tout au long de ses textes. Une sensualité liée à la nature, aux éléments, et au corps… Car Colette la Bourguignonne, qui ne peut vivre sans ses chats, est aussi Colette la Parisienne, qui dansa quasiment nue sur scène, et scandalisa le Tout-Paris par son audace.
Tout au long de sa vie, Colette émaillera ses récits de touches autobiographiques. Son affection pour sa mère, féministe et athée, son enfance, que l’on devine derrière le personnage de Claudine, ses amours, ses envies, ses chats…
En cette année de commémoration, expositions, animations et différentes parutions rendent hommage à l’artiste. À Besançon, Colette est partout, à la gare ou encore sur les tramways. À Saint-Sauveur en Puisaye, le musée et la maison Colette entretiennent son souvenir et son héritage artistique. À Granville, une exposition décortique son roman Le blé en herbe.
Une année de célébrations pour une écrivaine à la personnalité complexe, attachante, qui fit parfois scandale, et qui a laissé une empreinte indélébile dans la vie culturelle française.
Une femme qui ose, qui défie, qui affronte. Une artiste.

 

MUSÉES / EXPOSITIONS

Maison de Colette, Saint-Sauveur-en-Puisaye (Yonne)
Pour comprendre Colette, sa vie et son œuvre, la Maison de Colette, à Saint-Sauveur-en-Puisaye, est incontournable. C’est dans cette maison que va se construire durant son enfance tout ce qui fera de Colette ce qu’elle est. Son amour pour la nature, son goût pour la liberté, l’audace et la création artistique. De nombreuses expositions, conférences et animations sont à découvrir dans cette maison-musée, à l’ambiance agréable, au cœur d’une Bourgogne vallonnée. La Bourgogne fait partie intégrante de la vie de Colette. On peut la sentir, la respirer à travers son œuvre. Une étape dans sa maison natale est donc indispensable. Le lieu abrite les archives Colette, gérées par le Centre d’Études Colette.
www.maisondecolette.fr

 

Musée Colette, Saint-Sauveur-en-Puisaye (Yonne).
Non loin de la maison natale de Colette, le musée propose une découverte de la vie et de l’œuvre de l’autrice grâce à une série d’installations artistiques permettant une approche sensorielle. Il est également possible d’y découvrir une partie des meubles de l’appartement parisien de Colette, au Palais-Royal. Des expositions autour de Colette y sont régulièrement organisées, elles sont réalisées par le Centre d’études Colette.
http://www.musee-colette.com/
En 2023, exposition Devenir Colette, Centre d’Etudes Colette, Département de l’Yonne :
https://www.facebook.com/museecolette89?locale=fr_FR

Maison de Colette, Besançon (Doubs)
De 1900 à 1905, Colette passa plusieurs séjours à Besançon, dans une charmante maison située dans le quartier des Montboucons. Cette bâtisse fut acquise par son mari Willy, avec les revenus générés par la série des Claudine. Colette y appréciait tout particulièrement le verger entourant la maison. Celle-ci n’est ouverte qu’à certaines occasions. Un projet de Maison des écrivains est actuellement en cours de réflexion. La maison est restée « dans son jus », et c’est un véritable voyage dans le temps qui attend le visiteur lorsqu’il pousse les portes de la maison de l’artiste. Un endroit « à fort potentiel », dont il faudra suivre les évolutions futures.

Non loin de la gare Viotte (Besançon), c’est un grand visage de Colette qui accueille le visiteur à la descente du train. Réalisée en résine blanche, haute de près de quatre mètres, l’oeuvre ne laisse pas le passant indifférent. Elle est signée Nathalie Talec, cheffe d’atelier aux Beaux-Arts de Paris. L’artiste a collaboré plusieurs fois avec le FRAC de Franche-Comté et le musée des Beaux-Arts de Besançon.

Musée d’Art Moderne Richard Anacréon, Granville (Manche). Exposition Colette, le blé en herbe (2023). Cette exposition plonge le visiteur dans le roman Le blé en herbe, en mettant en lumière le scandale lié à sa parution, les liens avec Chéri et l’adaptation cinématographique de Claude Autant-Lara en 1953.
www.ville-granville.fr/a-voir-a-faire-a-granville/vie-culturelle-et-artistique/musee-dart-moderne-richard-anacreon/

DANS LES PROGRAMMES

Lycée

Français, première générale et techno­logique
Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle : Colette, Sido suivi de Les Vrilles de la vigne / parcours : la célébration du monde.
Bulletin Officiel n° 5, du 4 février 2021.
www.education.gouv.fr/bo/21/Hebdo5/MENE2036974N.htm

HLP, première générale
Les représentations du monde : l’homme et l’animal ; « La relation à l’animal constitue un révélateur de la place que l’homme s’attribue dans la nature et dans le monde, avec de fortes implications philosophiques, éthiques et pratiques. »
Bulletin Officiel spécial n° 8 du 25 juillet 2019.

Histoire, première
Thème 3 : La Troisième République avant 1914 : un régime politique, un empire colonial – Chapitre 2. Permanences et mutations de la société française jusqu’en 1914. L’évolution de la place des femmes.
Bulletin officiel spécial n° 1 du 22 janvier 2019

Collège

Français, Culture littéraire et artistique, cycle 3
Vivre des aventures : un roman d’aventures […] dont le personnage principal est un enfant ou un animal.
BOEN n°31 du 30 juillet 2020 et le BOEN n°25 du 22 juin 2023
https://eduscol.education.fr/document/50990/download

Histoire, cycle 4, classe de 4e
Thème 3 : Société, culture et politique dans la France du XIXe siècle.
« Conditions féminines dans une société en mutation »
Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015

Histoire-Géographie, cycle 4, classe de 3e
Thème 3 : Français et Françaises dans une République repensée.
« Dans la seconde moitié du XXe siècle, la société française connaît des transformations décisives : place des femmes »
Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015

PISTES PÉDAGOGIQUES

Donner le goût de lire : en classe de 6e, les Dialogues de bêtes sont toujours très appréciés par les élèves. Ils pourront, par exemple, être étudiés parallèlement à une série de lectures autour des animaux : Les fables de La Fontaine ou Contes du chat perché de Marcel Aymé, par exemple.

Colette sera bien entendu un élément incontournable d’une recherche documentaire sur le féminisme et son évolution historique. Son rôle dans la vie culturelle parisienne pourra également être abordé dans l’histoire du début du XXe siècle, en particulier celle de l’entre-deux-guerres.

Une approche interdisciplinaire peut relier entre eux les thèmes de l’écriture de Colette, de son attachement pour les animaux, et son amour de la nature. Un travail reliant lettres, SVT ou encore arts plastiques pourra mettre en lumière les différents aspects de la vie et de l’œuvre de Colette. La Maison de Colette sera à ce titre un support très intéressant.

Parcours culturel sur les pas de Colette : la découverte de la Maison de Colette pourra également s’élargir à d’autres sites du département de l’Yonne, comme la vieille Ville d’Auxerre, le château de Guédelon ou le Conservatoire des Arts de la forge.

Le site Gallica permettra des recherches documentaires iconographiques, afin de mettre en lumière, par exemple, la grande diversité des créations artistiques de Colette. Cette multiplicité d’activité pourra être mise en forme à l’aide de de cartes mentales ou de nuages de mots.

Un travail d’analyse d’image autour des affiches des adaptations filmiques des œuvres de Colette est également envisageable.

 

ARTICLES

Colette, tout feu, tout femme ! Lire, le magazine littéraire, Les classiques, hors-série, T.12, février 2023.
Le magazine retrace ici la vie de Colette selon trois axes : « Portrait d’une féministe tout-à-tout », « Sido, la mère partie » et « Une icône sans tabou ».

Colette. Le tourbillon de la vie. Le Monde, hors-série : une vie, une œuvre, n° 55, janvier 2023.
Ce numéro hors-série du Monde propose une sélection d’écrits de Colette, dont quelques lettres inédites, ainsi que des témoignages et des textes d’auteurs contemporains. Il met en particulier l’accent sur la profondeur de l’œuvre de Colette, alors qu’elle fut longtemps considérée comme une romancière aux textes légers et quelque peu frivoles.

Panique, Delphine. Pas si sage… Topo n° 004, 03/2017, p.104-113.
Un numéro qui évoque le premier roman de Colette et ses débuts d’autrice.

Daveau, Hélène. Gabrielle Colette : le jour où elle s’est fait couper les cheveux. Je Bouquine n° 467, 01/2023, p.18-22.
Dans les années 1920, la coupe à la garçonne a fait fureur. Se couper les cheveux était alors vécu comme une libération pour les femmes. Colette illustre ici cet épisode bien moins anecdotique qu’il n’y paraît.

FILMOGRAPHIE

De nombreux films et pièces de théâtre filmées autour de Colette et de son œuvre ont été réalisés, la société des amis de Colette en offre un recensement : https://www.amisdecolette.fr/ressources/filmographie/

FICTIONS

Poitou-Weber, Gérard. Colette, l’immobile vagabonde. 1985 (version DVD : Doriane films, 2004).
Feuilleton en quatre parties avec Clémentine Amouroux (Colette jeune), Macha Meryl (Colette âgée). 350 minutes.

Trintignant, Nadine. Colette, femme libre. Gaumont Columbia Tristar Home Vidéo, 2004.
Feuilleton en deux parties « librement inspiré de la vie de Madame Colette ».
Première partie : La femme trahie, 100 minutes.
Seconde partie : La femme vengée, 100 minutes.
Westmoreland, Wash. Colette. Studio Canal, 2019. 1 h 52 mn.
Biopic américano-britannique avec Keira Knightley (dans le rôle de Colette), Dominic West (dans celui de Willy) et Denise Gough (dans celui de Missy).

DOCUMENTAIRES

Bellon, Yannick. Colette. Les Films Jacqueline Jacoupy, 1952. Court-métrage : 29 mn.
Avec Colette, Maurice Goudeket, Pauline Tissandier et Jean Cocteau. Scénario de Colette.
Assise dans son appartement du Palais-Royal, Colette revit ses souvenirs. Fascinant.

Denjean, Cécile. Colette l’insoumise. Arte, 2017. 54 mn.
Grâce à de nombreuses ressources iconographiques, la réalisatrice brosse le portrait d’une Colette complexe, libre, parfois exubérante, et toujours tellement attachante.
https://www.arte.tv/fr/videos/079398-000-A/colette-l-insoumise

RADIO

Garrigou-Lagrange, Mathieu. Colette, affirmer sa liberté. France Culture : émission La Compagnie des œuvres, 2017, 4 épisodes d’environ 58 mn. 1 : Je veux faire ce que je veux ; 2 : Il faut voir et non inventer ; 3 : Romancière mais moraliste ; 4 : La jouissance féminine. Quatre grands axes sont ici proposés : la vie libre de Colette, sa volonté de naturalisme, une romancière au jugement parfois sévère et la jouissance féminine.
www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-colette

Kristeva, Julia. De l’écriture au féminin : Colette selon Julia Kristeva. France Culture. 2003, 5 épisodes d’environ 29 mn. 1 : Colette est un écrivain de goût dont on attend qu’elle éveille le goût de ceux qui n’osent pas avoir de goût ; 2 : Les Vrilles de la vigne signent l’entrée de Colette dans le Panthéon des Lettres françaises ; 3 : Colette ou la chair du monde ; 4 : L’Enfant et les sortilèges, une méditation psychanalytique de Colette sur la relation mère-enfant ; 5 : Le couple, la guerre et le féminisme selon Colette. Dans cette série, Julia Kristeva analyse ici la vie et l’œuvre de Colette sous différents angles : la relation mère-enfant, le féminisme, son rapport au couple, à l’amour, à l’écriture…
www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-de-l-ecriture-au-feminin-colette-selon-julia-kristeva

Compagnon, Antoine. Un été avec Colette. France Inter, 2021, chaque épisode dure 4 minutes.
Sous la forme d’un « feuilleton » régulier d’Antoine Compagnon, c’est un voyage au coeur de la vie et de l’œuvre de Colette qui est ici présenté. Si les thèmes « classiques » sont abordés, telles sa sexualité ou sa vie dans le music-hall, d’autres aspects moins connus sont développés. Une émission s’attarde sur son père Jules, dont on parle rarement, et une autre sur les liens de Colette avec la musique.
www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/un-ete-avec-colette

RESSOURCES EN LIGNE 

La Société des amis de Colette (site incontournable) propose de découvrir l’œuvre de Colette dans le cadre d’une préparation au bac. Sido et Les vrilles de la vigne figurent au programme de français de série générale et technologique, dans un parcours « La célébration du monde ». Une sélection de photographies anciennes, des vidéos, une bibliographie permettent une approche historique et littéraire.
www.amisdecolette.fr/colette-au-bac/

https://www.amisdecolette.fr/

 

Febvre, Cécile ; Zemmour, David. Conférence sur Sido et Les vrilles de la vigne (en ligne). Académie d’aix-Marseille. 2023, 47 mn.
www.pedagogie.ac-aix-marseille.fr/jcms/c_11104940/fr/3-conferences-sur-les-nouvelles-oeuvres-au-programme-en-premiere-roman

Gallica propose un choix de documents variés : photographies, articles de magazines des années 1910 et 1920, ainsi que le catalogue de l’exposition proposée par la BnF en 1973.
www. gallica.bnf.fr/conseils/content/colette

 

Colette – Domaine public via Wikimedia Commons

 

 

Rencontre avec un auteur de bande dessinée atypique : Benoit Vidal

Deux classes du lycée Washington-Touchard du Mans (3e PrépaPro et 2de Pro) participant au prix BD Une Case en Plus ont travaillé autour du titre Gaston en Normandie et posent leurs questions à l’auteur, Benoit Vidal (cf. annexe 1). Ce titre retenu dans la sélection du prix 2022-2023 présente un réel intérêt pédagogique par son contenu comme par sa forme. En effet, outre qu’il aborde la question de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en croisant des souvenirs de témoins directs, avec des allers-retours passé/présent, il propose une mise en récit originale, alliant roman-photo et bande dessinée. 

 

Un parcours atypique

Pourquoi et comment avez-vous décidé d’être auteur ?

J’ai publié Gaston en Normandie en mai 2022, chez FLBLB. J’avais publié, chez le même éditeur, Pauline à Paris qui est sorti en 2015. Et j’ai aussi coscénarisé une autre bande dessinée, plus traditionnelle, qui est publiée chez Glénat1. Entre mes deux albums, j’ai fait un documentaire en bande dessinée chez un autre éditeur2.
Mais auteur, ce n’est pas mon métier principal. Je suis enseignant-chercheur. J’ai été prof en lycée, j’ai passé une thèse de doctorat et j’ai un poste de maître de conférences à l’université. J’ai donc plusieurs casquettes : enseignant, chercheur et auteur de roman-photo ou de roman graphique. Quand on est enseignant-chercheur, on publie des articles de recherche ou des manuels scolaires. J’ai donc publié beaucoup de choses !
Alors, pourquoi ai-je décidé de devenir auteur, et précisément auteur de roman graphique ? Eh bien, parce que cela me faisait plaisir ! Parce que j’en avais envie, ce n’était pas une contrainte. J’avais déjà un métier et des revenus par ailleurs.

Comment avez-vous eu envie de faire de la bande dessinée ?

Quand j’avais votre âge, je lisais beaucoup de bandes dessinées. Au collège, on faisait des fanzines. À l’origine, ça veut dire magazines de fans. Ce sont de petites revues qu’on réalise soi-même, qui ne sont pas faites de façon professionnelle, qui ne sont pas éditées. Demain, vous prenez une feuille A3, vous la pliez, et vous faites des articles et des dessins que vous réalisez vous-mêmes. Vous en faites cinquante exemplaires que vous distribuez autour de vous ou même que vous vendez. Il y en a plein qui existent ainsi partout, des millions ! Moi, j’ai fait cela avec des copains quand j’étais collégien, puis lycéen et aussi étudiant à la fac. Raconter des histoires, c’est quelque chose qui me tenait vraiment à cœur. Quand j’étais ado, mon rêve, c’était de devenir auteur de bande dessinée.

La découverte du roman-photo

Couverture du magazine FLBLB, n° 14, 2003.

Il y a autre chose d’important dont je voudrais vous parler, c’est de ma relation à ma grand-mère Joséphine. Quand j’ai eu 22/23 ans, j’ai commencé à enregistrer mes grand-mères avec un enregistreur et des cassettes. Je les faisais parler : comment elles avaient vécu leur enfance, leurs parents, leurs grands-parents, des histoires personnelles et familiales. Et puis, un jour, à Angoulême, dans les années 2000, je tombe sur des jeunes qui avaient créé un magazine intitulé FLBLB, un nom imprononçable ! (Ils venaient de l’école des Beaux-Arts de Poitiers et ils créeront ensuite les éditions FLBLB.).
Vous voyez là le numéro 14 qui n’est composé que de romans-photos. Moi, je ne connaissais pas trop le roman-photo. J’en avais lu dans Fluide Glacial, un journal de BD humoristique important à l’époque, qui publiait toujours deux pages de roman-photo dont l’auteur était Léandri. Je savais que le roman-photo existait mais je ne connaissais pas vraiment. Vous voyez cette image ? Deux pigeons qui discutent. C’est simple : on a une photo de pigeons, on met des bulles et on les fait parler. C’est ça, la magie de la bande dessinée ! Vous pouvez faire parler n’importe qui, n’importe quoi, même des objets ! C’est une construction mentale. On dit que la bande dessinée, c’est un art séquentiel. On ne voit pas l’image bouger, les images sont fixes. C’est le cerveau qui reconstruit, et on imagine ce qui s’est passé entre les deux images.
Je découvre dans ce fameux magazine FLBLB n° 14 un récit qui se proclame roman photobiographique (remarquez le jeu de mot), une sorte d’autobiographie réalisée par Grégory Jarry. Je n’avais jamais vu cela, je trouvais ça très étrange. Entre temps, je comprends que FLBLB fait de la bande dessinée et que ce numéro 14 n’était qu’un numéro spécial sur le roman-photo. J’étais déçu ! Mais ensuite, voilà un autre livre de FLBLB qui m’a donné le déclic. Il s’intitule Les Maquisards du Poirier. C’est un livre qui a été réalisé avec les enfants d’une école primaire et des auteurs de FLBLB. Le projet, c’était que les enfants aillent voir les personnes âgées de leur village, les fassent parler de leur vie et de comment elles avaient vécu la Seconde Guerre mondiale. Ils les ont enregistrées et photographiées. Ils ont mis les textes dans les bulles. Ce n’était pas très sophistiqué comme procédé et les photos ne sont pas très jolies ! Je me suis dit alors : « J’aime bien la BD, j’aurais bien aimé en faire, mais bon, je ne suis pas dessinateur et c’est un rêve qui ne s’est pas réalisé. Cette histoire en photos me donne des idées ».

Couverture de Les maquisards du Poirier. Grégory Jarry. FLBLB, 2007.

Une démarche personnelle

J’avais les histoires enregistrées de ma grand-mère et je me suis dit : « Je vais faire la même chose. Je vais la prendre en photo et mettre ce qu’elle me raconte dans des bulles. ». C’est comme ça que j’ai commencé à faire mes premières pages ! La première histoire faisait trois pages. Des amis m’ont dit : « Ah ! tu devrais en faire d’autres. ». Je les ai publiées sur un blog3. À la fin, j’ai réalisé quatre-vingts pages. Puis je les ai autoéditées : j’ai imprimé trois cents exemplaires de ce livre (Le débarquement et le platane) que j’ai vendu autour de moi, à ma famille et mes amis. L’année d’après, je retourne à Angoulême et je montre tout ça à FLBLB. Ils ne sont pas intéressés, mais ils m’encouragent à continuer et à revenir les voir ! Progressivement, dans mon travail, je me suis mis à ajouter des images d’archives pour illustrer ce que racontait la personne, procédé que vous avez remarqué dans Gaston en Normandie. Ça, c’est nouveau, je crois que je suis la seule personne au monde à faire ça ! C’est comme un documentaire que vous voyez à la télévision ; vous avez une personne interviewée et vous voyez des images, des extraits de films en rapport avec son propos. C’est la même chose, mais sur papier ! Voilà comment je suis devenu auteur de bande dessinée.

Pourquoi enregistrez-vous votre famille ?

Pour une raison principale qui peut être partagée par tous : connaître un peu mieux sa famille, savoir comment on vivait autrefois. Mais tout le monde ne va pas jusqu’à enregistrer. C’est dommage, car quand les gens partent, disparaissent, on se dit « mince, je ne me rappelle pas très bien ce que telle personne m’avait dit ». J’ai donc voulu garder une trace de la mémoire familiale avec des enregistrements. Et c’est comme ça que j’ai appris à poser des questions. Quand on pose une question, il faut savoir ensuite se taire. Ce n’est pas facile de se taire ! Écouter, laisser des blancs, jusqu’à ce que la personne aille au bout de ce qu’elle veut dire ou reparte sur autre chose. Au début, je posais trop de questions et je coupais la parole !

 

Roman-photo ou bande dessinée ?

La bande dessinée mêle dessins et textes, alors que vous, à la place des dessins, ce sont des photos. Est-ce que c’est original comme procédé ?

Le Journal illustré, n° 36, 4 septembre 1886, p. 284-285.

En fait, le roman-photo, ce n’est pas très original ! Voici un exemple de roman-photo qui date de 1896. C’est un reportage photographique : Paul Nadar va interroger Chevreul, un académicien qui avait 100 ans, comme ma grand-mère ! On y voit même Félix Nadar, pris en photo par son propre fils. Vous voyez ce genre existe depuis longtemps mais il ne s’est pas développé !
Dans les années 60-70, il y a eu beaucoup de romans-photos, c’était alors un genre très particulier, publié dans les magazines féminins, souvent des romances à l’eau de rose, cantonné à un style très particulier. C’est passé de mode dans les années 80 bien que le magazine Nous Deux existe toujours. C’est un des plus grands tirages de la presse française. Donc, en fait, ce n’est pas si original comme moyen d’expression !
Mais moi, je raconte une histoire avec une succession d’images de natures différentes. Quelle que soit la nature des images, pour faire un roman graphique, il faut que les images conduisent la narration.

Comment avez-vous procédé pour trouver les photos illustrant Gaston en Normandie ?

J’ai utilisé beaucoup de photos d’archives pour Pauline à Paris. Pour Gaston en Normandie, c’est plus ciblé comme thème. Donc, j’ai surtout utilisé les collections des services des armées américaine et anglaise. Certaines sont libres de droit mais on doit quand même les référencer. J’ai aussi utilisé des photos militaires allemandes. Je cherche sur Internet. Parfois, ce sont des photos d’anciens magazines que je scanne. Sur le site Photosnormandie4, des images ont été mises à disposition pour que les gens identifient éventuellement des personnes ou fassent des commentaires. J’ai découvert comme cela des photos où j’ai retrouvé mon grand-père !
Pour le reste, je prends des photos, j’ai acheté un appareil avec un grand angle. Au départ, je cadrais de trop près ma grand-mère et après, je ne savais pas où mettre ma bulle ! Du coup, j’ai par la suite fait des photos en grand angle, ce qui me permet après de zoomer comme j’en ai envie ! La qualité est suffisamment bonne, car les cases ne sont pas très grandes. Je prends ainsi les parties qui m’intéressent ! Par exemple, quand mon père est en short, je ne trouve pas cela élégant, alors je m’arrange pour le cacher ! Quand je photographie mon père, je ne fais pas de belles photos car ce n’est pas le plus important, c’est le témoignage qui est important. Je ne suis pas photographe ; je collecte la mémoire et je raconte des histoires. En bande dessinée, le beau dessin détourne souvent de l’histoire, il faut que le dessin soit au service de la narration. C’est la même chose ici avec la photo.

Comment procédez-vous après ?

Une fois le texte enregistré, il faut le retranscrire et c’est très long ! Parmi les photos, j’essaie de prendre l’expression qui correspond le mieux à ce que dit mon père. Quand j’ai pris cette photo-là de Gaston, croyez-vous que ce soit le texte qu’il disait ? Pas forcément et même probablement pas ! C’est vrai que c’est une forme de manipulation… Une fois que c’est retranscrit et que j’ai sélectionné les photos, je fais un montage. On peut utiliser un logiciel professionnel comme In design. Moi j’utilise Scribus qui est gratuit et qui me suffit pour organiser mes images et mon texte.

Gaston en Normandie, p. 62, case 4 – Droits de reproduction réservés © B. Vidal et FLBLB

Le rapport à l’intimité familiale

Pourquoi avoir choisi le Débarque­ment comme thème central ?

Je ne l’ai pas vraiment choisi… Mais un peu quand même ! Parmi les souvenirs de ma grand-mère, le Débarquement était un des moments les plus forts pour elle, mais aussi parce que la petite histoire (l’histoire familiale) croise la grande Histoire (celle qu’on apprend dans les livres d’école). Sur le Débarquement, quand j’étais ado, j’en ai vu des photos, des films et lu des bandes dessinées ! C’était un sujet très souvent traité. Et voilà que ma grand-mère me racontait des choses que j’avais vues au cinéma ! D’ailleurs, au départ, les premières histoires que j’ai faites sur mon blog, c’était autour du Débarquement. Je pensais que ça plairait aux gens parce que c’est un sujet dont ils ont déjà entendu parler et qui pourrait les toucher. Si je n’avais fait que collecter des témoignages du Débarquement, cela aurait pu intéresser les historiens mais qui d’autre ? Je pense qu’il faut ajouter des choses plus personnelles. C’est ce que je fais dans Gaston en Normandie : je veux parler de ma relation avec ma grand-mère et de la façon dont j’interprète ce qu’elle me raconte. Et j’en viens à parler de choses plus personnelles et plus intimes.

Gaston en Normandie, p. 15 – Droits de reproduction réservés © B. Vidal et FLBLB

Votre père a-t-il été traumatisé par la guerre ?

Quand on l’entend raconter, on n’a pas l’impression qu’il ait été traumatisé. On a l’impression d’un souvenir extraordinaire pour lui. Après, cela ne veut pas dire qu’il n’a pas eu de très grandes peurs ou des angoisses. Dans le livre, vous avez vu que dans ma famille, à Bayeux, personne n’est mort et rien n’a été détruit. À Caen, dans les villes autour, vous avez vu combien les gens ont souffert de la guerre : des morts, des blessés, des maisons détruites. Alors évidemment au moment même, quand on le vit, on ne sait de quoi sera fait demain et si on va s’en sortir. Et effectivement, avant que le front ne se déplace, pendant plusieurs mois, il va y avoir des combats dans la région. Ma grand-mère était très angoissée, elle avait quarante-cinq ans, quatre enfants et elle était enceinte. Tous les jours, avec son mari, ils avaient peur. Mon père raconte tout ça avec un certain recul, comme un enfant qui a vécu un moment extraordinaire. Mais il faut comprendre qu’il est né en 36 et il a trois ou quatre ans quand la guerre débute. Il n’a pas de souvenir d’avant la guerre.
Toute son enfance, entre trois et sept ans, s’est déroulée sous l’occupation militaire allemande. Il n’y avait pas de jouets, pas de cinéma et pas de télévision. Interdiction d’écouter la radio. La nourriture était rationnée, on produisait des biens qui ne servaient alors qu’à l’armée ou à l’économie allemande. Je n’ai aucune photo de mes grands-parents à cette époque car il était quasiment impossible de trouver des pellicules photos dans les magasins. Donc, mon père, enfant, n’a jamais connu le monde sans guerre. Tout d’un coup, du jour au lendemain, le 7 juin au matin, les Anglais rentrent dans Bayeux. Il n’y a pas eu de bataille dans la ville. Les gens sont heureux. Mon père ne voit que cette joie. Même s’il va aussi voir les blessés arriver des villes avoisinantes, il voit surtout de très jeunes soldats – dix-sept ou dix-huit ans – qui arrivent avec des motos, des chewing-gums et du chocolat que mon père n’a jamais mangé ! Il apprend à démonter des mitraillettes… Mais je pense qu’il est partagé entre deux extrêmes car il sait aussi que beaucoup de gens ont souffert.

Du côté de l’édition de bande dessinée

Avez-vous été aidé ou avez-vous fait ce livre tout seul ?

J’ai envie de dire, oui, je l’ai tout fait tout seul… Mais en fait on ne fait pas tout, tout seul ! Je me suis fait relire par des proches, des gens de ma famille et en fonction de ces retours-là, j’ai beaucoup modifié. Une chose que je n’ai pas faite, c’est la couverture ! C’est l’éditeur qui l’a réalisée ainsi que les pages ouvrant les chapitres. FLBLB est une petite entreprise qui publie une dizaine de livres par an, ils sont quatre salariés. Un des salariés est infographiste : il sait faire des couvertures, des photomontages. C’est lui qui a réalisé cette couverture pour Gaston en Normandie. On décide ensemble : je lui propose des choses et lui aussi. On a hésité entre plusieurs couvertures. Sur celle-là, vous avez vu, il reprend une photo de l’album, la colorise tout en la recadrant pour cacher la tête du général de Gaulle, c’est un parti pris original et je la trouve très réussie.

Combien d’exemplaires avez-vous vendu de Gaston en Normandie ?

En tant qu’auteur, je ne suis pas au fait tous les jours des ventes. Je dois demander à mon éditeur et lui aussi, il a toujours une marge d’erreur. Les livres sont chez les libraires mais peuvent être en stock. C’est donc le diffuseur qui donne les chiffres. Tous les ans, je reçois un relevé qui me dit combien j’ai vendu de livres. C’est à partir de cela que sont calculés mes droits d’auteur. L’an dernier, les ventes de Pauline à Paris avaient dépassé les 2000 exemplaires. On doit être autour de 2300 aujourd’hui. Pour Gaston en Normandie, entre 1000 et 2000. Mais il faut savoir que, dans le monde de l’édition, c’est généralement au cours de la première année de publication que les ventes sont élevées. Récemment, j’ai reçu un prix intitulé Cases d’Histoire. Je peux espérer que ça augmentera les ventes !

Combien gagne un auteur pour chaque livre vendu ?

Ce livre-là est vendu 20 euros. Ce n’est pas cher par rapport à une bande dessinée en couleur, de 160 pages, qui va coûter plutôt 25 ou 30 euros. Un manga, de format plus réduit, en noir et blanc, c’est entre 6 et 7 euros. Un album traditionnel cartonné, c’est plutôt 12-13 euros. L’auteur va avoir environ 10 % des 20 euros, c’est-à-dire entre 1 et 2 euros. S’il vend 1000 livres, combien gagne l’auteur ? Entre 1000 et 2000 euros. Si vous y avez travaillé pendant un mois, ça va ! Mais si vous avez travaillé pendant 5 ans… Vous comprenez que pour gagner beaucoup, eh bien, il faut beaucoup vendre ! C’est le cas de quelques titres comme Astérix ou Thorgal qui sont vendus à des dizaines, voire centaines de milliers d’exemplaires. On ne gagne pas d’argent en fonction de son travail, mais en fonction du succès de son livre. Un tout petit nombre d’auteurs gagne beaucoup d’argent et de très nombreux autres ne gagnent pas leur vie comme auteurs et font un autre métier en parallèle. Pour vivre honorablement, il faut pouvoir vendre 20 000 exemplaires par an. Or, vendre 5000 exemplaires, c’est déjà beaucoup. C’est déjà un succès éditorial mais c’est à peine suffisant pour en vivre ! Il n’y a que 200 ou 300 auteurs de bande dessinée en France et en Belgique qui peuvent vivre de ce métier et ils ne représentent que 5% des auteurs de bande dessinée. L’immense majorité n’en vit pas, ils ont donc un métier à côté qui leur permet de vivre et éventuellement de continuer la bande dessinée.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour publier cette bande dessinée ?

J’ai rencontré des difficultés de plusieurs ordres. J’ai fait huit versions différentes de cette histoire – dont une fin différente que vous pouvez lire sur mon blog5. J’ai envoyé la quatrième version à FLBLB. Comme Pauline à Paris a bien marché – c’est le roman-photo qui se vend le mieux chez cet éditeur – je savais que j’avais de fortes chances qu’ils acceptent de publier ce livre. C’est déjà bien d’avoir un éditeur ! Il y avait aussi des contraintes techniques. J’ai utilisé de nombreuses images : les miennes mais aussi 500 à 1000 images d’archives que j’ai prises ailleurs. Sont-elles libres de droit ? Ai-je le droit de les utiliser ? Il a fallu que j’effectue les recherches et cela m’a pris plusieurs mois. Une autre contrainte très forte : vais-je oser enregistrer mon père ? Le photographier ? Car je sais qu’il n’aime pas être photographié.

De tous vos livres, quel est votre préféré ?

Je les aime tous ! J’avais de très bons retours sur Pauline à Paris alors j’avais peur de ne pas avoir le même retour positif sur Gaston en Normandie… J’avais peur de lasser, mais les retours sont très bons, en fait !

Avez-vous des projets ?

J’en ai, mais c’est un peu vague. J’y réfléchis ! Je n’ai rien commencé. Je suis dans une phase où je m’interroge…

 

 

 

Annexe 1

Déroulé pédagogique
Gaston en Normandie

L’objectif global de cette étude de Gaston en Normandie s’inscrit dans le dispositif Une Case en Plus dont le but est d’appréhender la richesse de la bande dessinée et ce, sous toutes ses facettes : en tant qu’objet éditorial, objet de savoirs, source de plaisirs de lectures et surtout en tant que langage spécifique. Proposer une étude approfondie d’une bande dessinée en classe, c’est envisager un travail sur la bande dessinée et non pas seulement avec la bande dessinée.

Cette séquence autour de l’album Gaston en Normandie a été conçue et réalisée en co-animation avec une professeure de lettres-histoire du lycée professionnel, pour une classe de 3e PrépaPro, composée de 16 élèves, globalement faibles lecteurs et peu accoutumés à la lecture de bande dessinée, et pour une classe de 2de Pro.

Dans le cadre du projet Une Case en Plus, les élèves ont bénéficié de plusieurs séances autour de la bande dessinée où ils ont manipulé des albums. Ils ont été ainsi amenés à identifier les différents acteurs d’une bande dessinée et à décrypter des images (rallye bd, énigmes/jeux autour des albums de la sélection). Ils n’ont pas lu Gaston en Normandie avant la première séance. Ils rencontrent l’auteur en cours d’année, à l’issue des quatre premières séances.

1. Découverte de l’album Gaston en Normandie

À partir d’un questionnaire proposant une analyse minutieuse de la couverture (image et paratexte) et de la 4e de couverture (photomontage, résumé), complété par une visite sur le site de l’éditeur, les élèves découvrent l’auteur Benoit Vidal et l’éditeur FLBLB puis émettent des hypothèses autour de l’album. La lecture guidée de la page 27 leur permet d’affiner les intentions de l’auteur (croiser les souvenirs de Joséphine et Gaston autour du Débarquement) et de préciser les liens familiaux entre les trois personnes.

Objectif : amener les élèves à réaliser que Gaston en Normandie est une bande dessinée basée sur la collecte de témoignages familiaux et une bande dessinée sur le Débarquement en Normandie.

2. Prendre conscience des spécificités de ce récit : entre bande dessinée et reportage-photo

En analysant les planches 44 et 45, les élèves sont amenés à préciser la nature des images présentes dans ces deux planches : photos venant de sources diverses (photos personnelles, photos de guerre, reproduction de peintures, de tapisseries, d’illustrations populaires ou savantes…). Ayant accès à la liste des sources iconographiques citées par l’auteur, ils prennent conscience de la richesse et de la diversité des photomontages et de la nécessité légale de la citation des sources à laquelle est confronté l’auteur.

Objectif : amener les élèves à comprendre la distinction entre roman-photo et bande dessinée, réaliser que ce titre qui emprunte aux deux genres compose une œuvre hybride et singulière.

3. Le Débarquement à travers Gaston en Normandie

À partir d’un questionnaire autour des pages 14, 18, 31-32, 55 et 85, les élèves confrontent les témoignages de Gaston et Joséphine aux événements historiques (les bombardements et le Débarquement en Normandie).

Objectif : comprendre le contexte historique des témoignages mis en scène par Benoît Vidal.

4. Les civils dans la guerre à travers Gaston en Normandie

À partir d’un questionnaire autour des pages 15-17, 30, 32-33, 38-39, 40-41, 22-23, 46-54 et 77-83, les élèves travaillent sur le thème Les civils dans la guerre, selon trois axes proposés par l’album : Partir ou rester ?, Soigner et accueillir, Les enfants dans la guerre.

Objectif : comprendre l’importance historique des témoignages tout en prenant conscience de leur subjectivité, de la différence entre témoignage et histoire.

5. Rencontre avec l’auteur

Préparation de la rencontre avec l’auteur : mot d’accueil adressé par deux élèves à l’auteur, organisation des questions par thèmes et ordre des questions. Organisation d’un goûter de fin de rencontre. Lors de la rencontre, prise de notes par une des classes.

Objectif : marquer un temps fort avec la rencontre physique de l’auteur, mieux appréhender les enjeux et les choix narratifs et graphiques de l’auteur, valoriser le travail collectif mené en classe.

6. Création graphique

Chaque élève compose une planche à « la manière de Benoit Vidal » à l’aide du logiciel BDnF1.
Thème imposé : raconter un souvenir d’enfance en utilisant des images de natures et d’origines diverses.
Contraintes : sur une planche de 9 cases de taille régulière, l’élève auteur se mettra en scène (trois photos au moins du présent), les autres images peuvent être des photographies personnelles de leur enfance ou, au choix, créées, trouvées, détournées (mais libres de droit). Les élèves devront présenter la liste des références iconographiques de leur planche.

Objectifs : en créant une narration en images basée sur la photographie ou l’illustration, prendre conscience du procédé du roman-photo et du langage spécifique de cette narration. S’initier à un outil numérique spécialisé. Être sensibilisé aux droits à l’image.

Toutes les séances (questionnaire/correction) ci-dessus sont téléchargeables via le site Le Dock (http://ledockbd.blogspot.com) qui mutualise les séances réalisées dans le cadre Une Case en Plus.

 

1. BDnF : outil de création numérique gratuit mis au point par la BnF permettant de créer des récits mêlant textes et images. https://bdnf.bnf.

 

 

Les premières fois

La question sexuelle n’est pas neuve dans la littérature jeunesse. Déjà Perrault mettait sur papier des contes destinés aux enfants et truffés de morales bien peu voilées sur la question. Et la métaphore de la bagatelle est en effet courante dans les contes, les comptines et les chansons. Au regard de ce bagage culturel historique, la littérature jeunesse d’aujourd’hui peut paraître à première vue fort chaste. La version actuellement en vigueur de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, adoptée en 2011, comporte encore une dimension moralisatrice, mais elle ne cible plus aujourd’hui que les contenus spécifiquement pornographiques, ayant évacué la notion de « débauche ». C’est peut-être ce qui explique que le XXe siècle ait été une période de publications plutôt lisses sur ce sujet, du moins dans les ouvrages « grand public ». Le thème par excellence de la littérature jeunesse étant le récit initiatique, la question de la découverte du sexe ne pouvait être passée totalement sous silence, c’est pourquoi nous nous interrogerons dans ce Thèmalire sur la place qu’occupe la première expérience sexuelle dans les récits, lorsqu’elle n’est pas d’ailleurs au centre de l’histoire. S’agit-il d’utiliser les publications jeunesse pour sensibiliser les adolescents à un enjeu de santé et de société ? Est-ce un tabou qui se lève sur une étape de l’accomplissement vers l’âge adulte, et qui prend peu à peu sa place dans un domaine littéraire qui gagne en liberté ? Ou encore, admettons-nous aujourd’hui l’érotisme dans les genres destinés à la jeunesse ? Et pourquoi pas les trois ? 

La première fois, un prétexte littéraire à la sensibilisation ?

La littérature de jeunesse conserve à travers le temps une entrée pédagogique, voire un peu moraliste, véhiculée par Perrault en son temps. Aussi, les premiers romans qu’on peut trouver, les plus référencés, les plus souvent mis en évidence dans nos CDI, sont souvent des récits de faits de société, qui traitent plus des conséquences possibles que du moment vécu.

Ainsi, dans le roman Soixante-douze heures, de Marie-Sophie Vermot, la première fois de l’héroïne Irène n’existe qu’en flash-back. Son histoire, c’est celle qui a suivi cette première fois, le rapport sexuel constitue l’élément déclencheur, pas le récit. Et Irène nous raconte ainsi son accouchement sous X, à 17 ans. On retrouve le même thème dramatique dans le court roman de Jo Witek, Trop tôt : une belle et intense expérience amoureuse au bord d’une plage, racontée dans les premiers chapitres, est suivie d’une lourde décision à prendre : avorter ou pas ?
Si la première fois n’y est pas du tout tabou, ces deux romans ont comme point commun de ne pas la mettre au cœur du récit : elle est le point de départ d’un récit ultérieur, qui se centre sur les conséquences plus que sur le moment vécu. Cette première fois reste d’abord le déclencheur d’une situation dramatique : la grossesse, l’avortement, ou encore l’abandon.
Ces questions sont bien sûr importantes dans la construction d’un rapport responsable au sexe, et traitées avec bienveillance et absence de jugement dans les deux ouvrages cités, mais la question du passage à l’âge adulte est ici un prétexte à la sensibilisation, à de la prévention. C’est souvent la raison pour laquelle ces ouvrages sont mis en avant les premiers : ils racontent, très bien et avec un regard doux, des moments difficiles, des choix, une réalité dont on aimerait que tous nos jeunes prennent conscience. En contrepartie, on peut avoir la sensation en lisant Soixante-douze heures que la première fois ne vaut pas vraiment comme un acte qui serait déjà une expérience en soi. Comme si l’important n’arrivait qu’après…
Le roman de Jo Witek, Trop tôt, s’attarde un peu plus longtemps sur l’expérience de la première fois, sur l’acte lui-même et les heures qui le suivent. La jeune Pia, quinze ans, raconte sa rencontre avec Nathan, leur escapade de nuit sur la plage, le plaisir des baisers et des caresses : « C’est ainsi que je me souviens de cette première nuit d’amour et c’est pourquoi je ne la regretterai jamais ». Elle raconte aussi la gêne du petit matin, le retour au quotidien, l’envie de revoir le garçon, son refus à lui et l’humiliation de ce rejet. Puis, très vite, l’histoire se centre sur cet « après », sur ces conséquences dramatiques qui suivent l’abandon au plaisir.

De l’ellipse au détour d’une page…

On l’a dit, la première fois, quelle que soit l’expérience dont il s’agit, est le principe même du récit initiatique. De nombreux romans réalistes, racontant des parcours d’adolescents, voient leur personnage principal se confronter à cette question. Sans être au cœur de l’histoire, il s’agit d’une étape indéniable. Si elle est souvent traitée par l’ellipse, l’évocation, le souvenir, la métaphore, elle existe cependant, ainsi que les questionnements qui s’y rattachent.

Dans sa saga Comment bien rater ses vacances, Anne Percin raconte le quotidien de Maxime, un adolescent de 17 ans, et son évolution : le jeune homme, accro aux réseaux sociaux, à ses amis et à la musique, va devoir s’occuper de sa grand-mère hospitalisée et survivre seul ; puis, il découvre l’amour et le travail en équipe avec son groupe de rock… Le deuxième volet de la saga, Comment bien gérer sa love story, met l’accent sur sa relation naissante avec Natacha. Lorsque Maxime a l’occasion de passer pour la première fois la nuit chez sa petite amie, il raconte ses premiers moments de sensualité et de désir. Le roman est raconté à la première personne, et Maxime entretient pendant tout le récit une forte connivence avec son lecteur, agrémentée de clins d’œil, de notes de bas de page truffées de private jokes et de souvenirs communs établis au fur et à mesure de la lecture. Sa première fois est donc traitée par une belle ellipse, qui lui permet de mettre en avant sa pudeur et l’intimité du moment vécu avec une bonne dose d’humour et d’autodérision.

Le roman de Bertrand Jullien-Nogarède aborde cette étape de façon beaucoup plus sérieuse dans La première fois que j’ai été deux. Ce roman sentimental raconte la rencontre de Karen, une jeune adolescente désabusée des relations amoureuses, avec Tom Darcy, un jeune anglais qui lui fait découvrir l’amour. Ce roman très introspectif nous emmène dans leur voyage à Londres dans la famille de Tom, et s’attarde sur leurs échanges et discussions autour de l’amour et de leur avenir. Loin d’une relation charnelle et sensuelle, les deux héros sont plutôt portés sur le sentiment et l’intellect. Pour Karen, la première fois se passera dans un hôtel, “comme dans un rêve”… et il n’en sera très vite plus question !

Parmi les récits qui mentionnent cette étape de la première fois, certains sont notables pour avoir raconté une première fois… ratée. C’est le cas dans Geneviève, le quatrième tome de la saga Quatre sœurs de Malika Ferdjoukh. Dans cette fresque familiale dépeignant les déboires de cinq sœurs orphelines, chaque tome s’attache plus particulièrement à l’une des sœurs, héroïne éponyme du volume. Geneviève est le quatrième tome : la jeune fille est la deuxième de la fratrie, âgée de 16 ans, réservée et dévouée à sa famille. Donc, lorsqu’elle rencontre Vigo, le bad boy par excellence, son côté raisonnable est un peu bousculé. Après une soirée en amoureux catastrophique, Vigo toque à sa fenêtre et la rejoint dans sa chambre. Rien ne se passe comme dans son imagination : elle porte son tee-shirt le plus vieux et le plus moche, le chat est caché sous la couverture, le lit est dans une commode ancienne étroite et grinçante, le préservatif tombe derrière le matelas, une chauve-souris rentre dans la chambre, et ils sont finalement interrompus par Charlie, l’aînée des sœurs, avant même d’avoir commencé. Malika Ferdjoukh réussit pourtant à montrer dans leur maladresse la sensualité du moment, le désir qu’ils ont l’un pour l’autre. Partie remise, mais un premier contact avec le sexe qui leur donne l’envie d’y revenir.

Notre feu, publié en 2021 par Alexandre Chardin, commence également sur une première fois ratée, mais pour d’autres raisons. Là où celle de Geneviève échoue en raison du contexte et de la maladresse, c’est le stress de la performance qui gâche le premier rapport de Colin. Le roman débute sur l’angoisse numéro un des garçons confrontés à leurs débuts sexuels : l’éjaculation précoce, l’incapacité à aller au bout de l’acte, l’humiliation de ne pas avoir réussi et le rejet de la fille. Colin, sportif de haut niveau, part le lendemain de cette expérience ratée loin de sa petite amie, en vacances avec sa famille. Ces vacances auront leur lot de premières fois, et parmi elles la rencontre avec une jeune fille qui ne lui plaît pas plus que cela, mais qui finira par le séduire grâce à d’autres atouts. D’un roman initiatique au synopsis somme toute assez banal, Alexandre Chardin réalise finalement une œuvre jeunesse qui fait l’éloge de la séduction. Comment Colin se laisse-t-il charmer par Ada, au point d’en tomber follement amoureux ? Comment arrive-t-il avec elle à laisser le désir opérer sans faire de l’acte d’amour une épreuve à réussir ? Ce n’est pas uniquement la première fois de Colin qui nous est racontée, c’est sa première fois partagée avec l’autre. Notre feu s’inscrit dans un mouvement plus moderne de la littérature jeunesse, où le sexe passe d’une étape du développement de l’adolescent à un thème central de la littérature.

… À un thème éditorial

S’agit-il d’une libération des mœurs concernant la jeunesse ? Est-ce une réaction à l’accès de plus en plus facile à la pornographie ? À la présence de moins en moins censurée des scènes de sexe dans les films et séries pour ados ? Au succès des fanfictions et des autopublications de romances érotiques comme 50 nuances de Grey ? Toujours est-il qu’aujourd’hui, la littérature érotique pour les jeunes a fait son entrée dans les librairies, et qu’une réelle demande éditoriale, concernant les œuvres jeunesse qui s’emparent d’érotisme, existe.
Au-delà des textes aussi controversés que le roman de E. L. James, les auteurs se sont emparés du sujet avec des ouvrages qui ont toute leur place dans un CDI. Au contraire, ils se sont attachés à prouver qu’on peut parler d’érotisme aux adolescents sans faire l’apologie de la soumission ou du masochisme.

L’éditeur anglo-saxon Andersen Press a par exemple commandé en 2010 à l’auteur Keith Gray un recueil de nouvelles, paru sous le titre original Losing it, et traduit en français sous le titre La première fois. Le titre original est explicite : toutes les nouvelles sont centrées autour de la virginité, de la manière de la perdre et des représentations qui y sont liées : pourquoi la perdre ? Quelle sera mon image, ma réputation auprès des autres si je l’ai encore ou au contraire si je ne l’ai plus ? Est abordée également la question épineuse de la religion, de la tradition, de l’époque, et donc du tabou dans le cercle familial ou amical. Séducteur ou traînée ? Libre d’être attiré.e par le même sexe ou pas ? Le premier rapport étant au centre de chaque récit, chaque auteur aborde un non-dit, une peur, ou une représentation à déconstruire.

Une anthologie sur le même thème, française cette fois, a été publiée par les éditions Eyrolles. 16 nuances de premières fois : le titre souhaite sans aucun doute prendre le contre-pied de 50 nuances de Grey. La première fois est ici abordée dans un sens un peu élargi : première fois que ça a été bien, première fois avec un autre garçon, est-ce qu’entre filles ça compte, même sans pénétration ? Ce recueil coordonné par Manu Causse et Séverine Vidal apporte cependant une variation inattendue sur le thème, avec des récits situés dans un univers fantastique ou d’anticipation qui décalent le propos.

On retrouve toutes les angoisses de l’adolescent liées à sa première expérience sexuelle dans le roman américain de Cameron Lund, La toute première fois. Keely, seule vierge de son petit groupe d’amies, rencontre un garçon qui lui plait mais a terriblement peur de paraître inexpérimentée. Elle choisit de désacraliser ce moment en demandant à son meilleur ami et tombeur de réputation d’être son premier et de lui apprendre. Elle se questionne sur la différence entre désir et sentiment, l’importance de la confiance dans le partenaire, la complexité des relations amoureuses, amicales et sexuelles.

On voit qu’un tournant a été franchi dans la définition des publications destinées à la jeunesse en observant l’augmentation des ouvrages récents qui font la part belle au thème du sexe. L’éditeur Thierry Magnier a créé en 2019 une collection entièrement consacrée à la question sexuelle chez les adolescents, intitulée L’ardeur. Les trois mots qui accompagnent le nom de la collection montrent le choix éditorial : « lire, oser, fantasmer ». Il ne s’agit pas uniquement de traiter d’un fait de société, d’une étape du développement, mais aussi d’aborder le sexe par l’imaginaire, l’érotisme et la découverte. Parmi les dix titres de la collection, nous en avons retenu trois dans notre bibliographie. Dans Touche-moi, de Susie Morgenstern, Rose raconte sa vie d’adolescente albinos, qui rêve des garçons alors qu’ils n’osent pas l’approcher. Elle confronte ses fantasmes à la réalité, se demandant à partir de quand le sexe devient une obsession, se questionne sur l’image du sexe qu’elle se construit avec la pornographie. La question du handicap est également présente dans le roman de Camille Emmanuelle, Le goût du baiser. Aurore est une jeune fille qui a perdu le goût et l’odorat dans un accident. Ce récit aborde de manière surprenante le complexe, avec un handicap qui ne se voit pas, mais qui crée une réelle angoisse chez l’adolescente : est-ce que je sens mauvais ? Comment m’en rendre compte ? Elle fait apparaître une autre dimension de la sensualité en mettant à l’honneur l’importance des cinq sens dans la relation intime. Enfin, toujours dans cette collection, Les premiers plans de Rémi Giordano pose la question du coming out, de la découverte du sexe pour un jeune homosexuel qui se cherche et se pose des questions bien spécifiques : serai-je actif ou passif ? Est-ce important ? Est-ce qu’on peut changer après ? Une collection à découvrir et à intégrer à vos rayonnages de lycée, car les auteurs n’y mâchent pas leurs mots.
Nous pouvons terminer ce panorama avec un ouvrage qui fait un peu figure d’OVNI, D’or et d’Oreillers de Flore Vesco. Réécriture de contes de fée, ce roman reprend leurs versions non édulcorées pour les enfants et multiplie les références à ces différentes histoires, de Barbe Bleue à Cendrillon en passant par Le Monde de Narnia. Ainsi, lorsque notre princesse au petit pois passe quelques nuits chez son prétendant, elle découvre son corps, la masturbation, le plaisir de voir l’autre et de se laisser voir, bref, elle découvre le désir, le corps et la séduction.

Le sexe et sa découverte ont bel et bien toute leur place dans la littérature jeunesse aujourd’hui, et les choix de lectures et de films des adolescents témoignent d’une vraie demande sur ce thème. Il est difficile de faire l’impasse sur cette étape signifiante du développement de l’adolescent dans des récits souvent initiatiques. Le roman est également un outil majeur de sensibilisation, d’information, notamment émotionnelle : il permet de découvrir comment d’autres ont vécu ce moment, y compris dans l’imaginaire et d’avoir un espace de questionnement et de tâtonnement. Mais c’est aussi un vrai sujet littéraire complexe qui comporte ses propres codes, ceux de l’érotisme, du fantasme, et qui n’est plus réservé aux adultes.

 

Le cerveau en question(s)

Nous avons choisi dans ce dossier d’InterCDI d’interroger la place des neurosciences au CDI ainsi que le rôle du professeur documentaliste dans les projets qui y font référence, projets portés par des équipes de collègues motivés. Que nous apprennent les résultats des recherches récentes dans ce domaine ? Quels sont les apports potentiels des neurosciences aux pratiques de classe ? Autant de questions auxquelles il n’est pas envisageable d’apporter de réponses définitives car, comme le souligne Edouard Gentaz, professeur de psychologie du développement à l’université de Genève et directeur de recherche à l’institut des sciences biologiques du CNRS dans l’ouvrage Les neurosciences à l’école : leur véritable apport1, les études sur les neurosciences sont relativement récentes et encore très discutées, notamment en raison d’un manque d’études significatives. Il rappelle également que les neurosciences ne sauraient expliquer à elles seules des phénomènes aussi complexes que l’apprentissage et l’enseignement. Il importe d’observer l’environnement de l’individu et de s’appuyer sur différentes disciplines : « Pour un enseignant, il est important de prendre conscience que lorsque l’élève apprend quelque chose, il “sculpte” son cerveau et, dans certains cas, peut “recycler” de nouvelles zones cérébrales. Les compétences sont beaucoup plus modulables que ce que l’on pensait. […] Mais les recherches en neurosciences à elles seules ne peuvent guider les pratiques pédagogiques. Elles doivent être associées aux autres disciplines, comme celles issues de la psychologie scientifique » (Gentaz, 2022, p. 27).

Dans un premier temps, nous essaierons de comprendre les mécanismes de la pensée en jeu dans l’évaluation de l’information. L’adhésion à certaines infox ou théories du complot est-elle principalement une affaire de cerveau ? Quelle est la part du contexte socio-culturel et de l’environnement informationnel ? Pour éviter de tomber dans les « mythes cognitifs », Raphaël Heredia propose, avec Désinformation une histoire de cerveau vraiment ? de faire la part des apports respectifs de différents champs, dont certains sont délaissés (sociologie du numérique, sciences de l’information, sciences de l’éducation) quand d’autres sont largement invoqués (neurosciences, psychologie cognitive ou sociale). L’approche est compréhensive, il s’agit dans tous les cas de mettre à distance une vision de l’ÉMI comme « une histoire de gens qui pensent mal, à remettre sur le droit chemin cérébral ».
C’est dans le cadre d’une réflexion générale sur les pratiques pédagogiques que Manon Lefebvre convoque les neurosciences : non comme un outil proposant des méthodes universelles à appliquer pour améliorer les apprentissages, mais dans une logique d’expérimentation et d’adaptation des pratiques, rapportée ici plus particulièrement à l’ÉMI et centrée sur le processus de mémorisation. Certains « allants de soi » sont questionnés, et des pistes suggérées, en appui sur les résultats de recherches récentes ; la nécessaire prise en compte du contexte, et le rôle primordial de l’enseignant à ce niveau sont rappelés avec insistance. Dans la continuité de sa réflexion, Marine Brochard-Castex propose un exemple concret, dans un contexte de cours bimensuel, mettant à l’épreuve du terrain certaines des pistes préconisées.

Dans un second temps, nous nous pencherons sur des expérimentations pédagogiques lancées dans plusieurs académies, qui ont pour objectif la création d’un contexte éducatif favorable aux apprentissages et à la gestion des émotions. Virginie Breyton relate ainsi le déploiement dans l’académie de Versailles d’un dispositif soutenu par la CARDIE2, visant à développer les compétences psychosociales des élèves, et plus précisément, leur bien-être. Elle donne à voir comment les professeurs documentalistes peuvent s’impliquer et contribuer à l’acquisition par les élèves d’une meilleure connaissance des « mécanismes » du cerveau et de leurs capacités cognitives, émotionnelles et sociales. Les pratiques ludiques et créatives occupent une place de choix dans ce processus, ce que met également en avant Anne-Valérie Mille-Franc dans l’académie de Montpellier, laquelle propose dans un article des pistes et des outils pour travailler différemment avec les élèves. Toutes les deux soulignent l’importance d’une formation solide et s’interrogent sur la manière dont le professeur documentaliste peut contribuer à l’instauration d’un climat serein, propice à l’épanouissement des élèves.
Avec la création d’un groupe « zèbres » (terme inventé par Jeanne Siaud-Facchin, psychologue clinicienne et psychothérapeute), Louise Daubigny propose une expérience singulière d’accueil en CDI d’élèves à Haut Potentiel (des élèves « à besoins éducatifs particuliers »). Ici aussi, l’auteure invite à dépasser certaines idées reçues, et interroge le rôle du professeur documentaliste. La démarche de projet et les activités sollicitant imagination et créativité sont mises en avant. Le CDI peut être « une bulle d’air » pour ces élèves, selon ses mots. Enfin, Stéphanie Druesne, professeure d’EPS et formatrice académique en yoga, invite à faire un pas de côté avec la pratique du yoga : au-delà du projet présenté, appuyé par l’académie d’Orléans3, et à destination d’élèves mineurs isolés allophones, c’est de la relation corps/esprit que traite l’article, et des effets bénéfiques que peut avoir le yoga sur le cerveau ; apprendre à accueillir et à maîtriser ses émotions permet d’apaiser les tensions physiques et mentales et favorise la concentration ; vivre les mots – et les savoirs – via des mouvements et des postures participe au processus de mémorisation, l’élève se préparant ainsi pour de nouveaux apprentissages.

Désinformation : une histoire de cerveau, vraiment ?

La mode des biais cognitifs dans l’esprit critique

Pour agir dans un environnement, nous mobilisons des approximations intuitives et rapides, dénommées heuristiques. Mais dans certaines situations, celles-ci génèrent des distorsions qui ne seraient pas la réponse optimale, en fonction de nos a priori ou des informations à notre disposition : des déviations qui entraîneraient des erreurs de jugement ou de raisonnement. Dans ce cas on parlera de biais cognitifs. La vulgarisation sur ce sujet est très prisée dans la presse et dans le monde de l’entreprise pour expliquer nos décisions. De même que le gène ou le neurone sont parfois présentés précipitamment comme des déterminants de nos comportements (neurone de la violence, gène de l’infidélité, etc.) chez des intermédiaires médiatiques ou culturels (Lemerle, 2013), le biais cognitif est lui aussi sollicité comme la clé explicative de nos comportements. L’enseignement n’échappe pas à cette conception qui permet de créer des expériences attrayantes qui permettraient de comprendre ces raccourcis que pourraient exploiter les mentalistes (pour le divertissement) et certaines pratiques plus manipulatoires (charlatan, publicité). L’auteur de ces lignes a lui-même mis en place des activités sur ce thème pour aborder l’esprit critique. On trouvera aisément des activités qui énonceraient les biais qui expliquent les adhésions et croyances (« les 5 biais qui expliquent l’inaction climatique », « les biais cognitifs qui expliquent l’attrait aux infox sur la crise sanitaire », « apprendre à déjouer ses biais »). Mais en lisant la littérature scientifique sur ce sujet, on se rend compte que tout cela occulte des causes contextuelles qui expliquent la mésinformation : par exemple, un manque d’informations cohérentes pendant une crise sanitaire, ou des médias poussés au sensationnalisme et à la course au clic (Griessinger & Moukheiber, 2020).

Tout d’abord ces biais recouvrent des choses très disparates. Chacun d’eux relève d’expérimentations précises, opérées dans des conditions bien particulières où l’on tente d’isoler des variables : plaquer un artefact de laboratoire dans une salle de classe est problématique, car celle-ci est un environnement multifactoriel qui ne place pas les élèves dans les conditions d’une expérience. Peut-être certaines de leurs réponses ou erreurs sont liées à des biais cognitifs, mais ce n’est pas toujours le cas et c’est rarement la cause unique. Ajoutons que certains biais se voient modérés : par exemple, l’existence de l’effet Dunning-Kruger (les moins compétents dans un domaine surestimeraient leurs compétences) est remise en question dans certaines recherches (ou dépendante d’éléments culturels). Mais il est parfois utilisé pour discréditer la parole d’autrui.

D’autre part, différents modèles ont été proposés pour expliquer l’existence des biais cognitifs et ils font l’objet de controverses (Hjejj & Vilks, 2023). La théorie populaire du système1 (intuitif, rapide, économe) et du système2 (analytique, plus lent) de Daniel Kahneman et Amos Tvertsky a souvent été vue comme une manière d’expliquer que le raisonnement analytique est moins source d’erreurs, ce que récuse le chercheur en psychologie cognitive Hugo Mercier : «Il n’existe aucune preuve expérimentale suggérant l’existence systématique d’un lien entre le fait de se montrer moins enclin à l’analyse – mise en branle par le système 2 – et une acceptation plus fréquente des croyances douteuses (…). Le lien supposé entre une pensée analytique et l’adhésion à des croyances douteuses n’a rien de systématique. On a tendance à associer athéisme et pensée analytique mais ce n’est pas le cas partout. Au Japon, par exemple, il existe une corrélation entre le fait de croire au paranormal et un usage plus fréquent de la pensée analytique » (Mercier, 2022. p. 73-74). De fait, un raisonnement moins rapide, moins intuitif (pour reprendre l’opposition système1/2) ne sera pas le gage de davantage de rationalité (on peut être motivé à raisonner afin de rechercher des informations qui vont dans le sens d’une conclusion à laquelle on veut croire).

Autre objection : ces biais s’observent dans un cadre où l’on attend une déviation par rapport à une réponse attendue, normée. Mais au quotidien, il n’y a pas toujours une bonne solution qui serait LA réponse rationnelle. Sur certaines questions de société, il ne suffit pas de démêler le vrai du faux : selon les valeurs, les contextes, les savoirs impliqués, on n’arrivera pas aux mêmes solutions ; ainsi, avoir un avis négatif sur le glyphosate ou les OGM (exemples souvent pris pour supposer un manque de rationalité) ne peut se réduire à un biais. Sans entrer dans le débat, que votre auteur serait bien incapable de trancher, on objectera que cette question n’est pas purement technique, mais socio-scientifique : elle touche plusieurs champs d’expertise, pose des questions complexes, dépend de choix de société, nécessite de nombreuses connaissances et des retours d’expériences locales. En débattre, permet de faire émerger des questionnements de manière collective et d’explorer différentes dimensions (Pallares, 2019).

D’autres modèles comme la rationalité écologique expliquent que nos heuristiques rapides peuvent donner lieu à des décisions « ok » (Gigerenzer, 2009).  Intuition et raison n’y sont pas opposées. D’autres chercheurs diront que cette binarité entre deux systèmes est obsolète (Melnikoff & Bargh, 2018) ou que l’on peut relier les différents modèles (Samuels & al, 2002). À croire que les biais cognitifs seraient des mécanismes à déconstruire pour arriver à une supposée neutralité et mieux s’informer, on risque d’essentialiser des pratiques informationnelles problématiques par ce seul prisme, sans comprendre les contextes et les raisons propres à chacun.e. On peut voir les biais comme des déviations mais aussi comme des « moyens de » (Table ronde, Moukheiber, 2022) : dans de nombreux contextes, ces heuristiques sont utiles, opératoires et permettent de stabiliser l’incomplétude de notre environnement informationnel (on ne peut pas accéder à toutes les données dans une situation). Prenons l’exemple du biais de confirmation (tendance à sélectionner les informations qui confortent nos a priori) : s’il peut nous empêcher de nous confronter à des informations contradictoires, il peut aussi nous aider à trouver des arguments pour défendre un point de vue, nous créer une bulle saine en ligne, poser un curseur de vigilance face à une information contradictoire quand on a une base solide sur un sujet (Mercier, 2019).

La tâche de Wason : Quatre cartes présentent un chiffre sur une face et une lettre sur l’autre. Seules les 4 faces ci-dessus sont visibles. Quelle(s) carte(s) devront être retournées pour que cette règle soit juste : Si une carte a un D sur une face, alors elle porte un 5 sur l’autre face. Beaucoup choisissent D et 5, alors qu’il s’agit de D et 7. Ce casse-tête est censé identifier un biais. Seulement le même exercice dans un contexte plus concret (identifier des personnes en âge de boire), donne moins d’erreurs. D’autre part, on estime que la réussite dépend de la compréhension linguistique de l’énoncé.
Image : wikimedia commons

Déjouer les biais en éducation ? Fausse bonne idée ?

Qu’en disent les sciences de l’éducation ? Les auteurs et autrices d’une synthèse des recherches sur l’éducation à l’esprit critique se sont penchés sur les liens entre esprit critique et biais cognitifs (EPhiScience, 2021). Ils concluent qu’une « éducation à l’esprit critique ne peut se limiter à une approche visant à éliminer ce qui semble être faux. Le piège serait alors de considérer qu’une pensée purgée de tous ses biais correspondrait nécessairement à de l’esprit critique ». D’autre part, le texte souligne que les études sont parfois contradictoires, en se basant sur les expériences menées sur les biais pouvant affecter la prise de décision dans le milieu médical : certaines concluent que le travail sur le biais cognitif pourrait améliorer l’action des médecins mais d’autres notent que cela pourrait altérer la confiance en soi et le jugement, en cas de situation d’incertitude ou d’urgence. Certaines études de ce champ médical suggèrent qu’il est parfois plus pertinent de viser à combler un manque de connaissances dans le domaine concerné que de demander aux individus d’essayer de contrôler et réduire leurs biais. Cette conclusion pourrait être transposée au milieu éducatif de façon plus générale : il n’est pas forcément pertinent de considérer l’adhésion à une infox comme émanant avant tout de biais si l’individu dont il est question connaît peu le sujet et n’a donc pas les connaissances pour repérer des éléments suspects. Une autre piste évoquée dans la synthèse, serait de mettre en place des outils pratiques pour minimiser l’impact de biais dans nos prises de décisions (check-list, mémos, logiciels collaboratifs). On peut s’en inspirer pour réfléchir à des outils qui nous aideraient dans notre environnement informationnel et nos usages en ligne de manière similaire.

En résumé, identifier des biais peut avoir un sens pour améliorer des pratiques dans des contextes précis telle qu’une prise de décision clinique, mais a-t-on le recul pour appliquer cela à des phénomènes disparates de mésinformation ? De l’avis de Charlotte Barbier, qui a participé à cette synthèse, l’articulation entre recherches en éducation et recherches sur les biais n’est pas encore très claire et il est difficile de tirer des conclusions sur l’intérêt pour les enseignants d’enseigner les biais cognitifs à des élèves (Table ronde, Barbier, 2022). Dans ce cadre, si les biais peuvent fournir des pistes réflexives sur soi, favoriser la métacognition, d’autres éléments sont cruciaux : capacités d’argumentation, connaissance épistémique du sujet, dispositions. En évaluation critique de l’information, des travaux permettent de réfléchir aux heuristiques mis en œuvre par les adolescents (Sahut, 2017) : ce peut être un levier pour prendre en compte leurs usages et les aider à les améliorer. Dans des pratiques informationnelles collectives, au sein de dispositifs sociotechniques, de modèles économiques et d’infomédiaires, on ne peut tout réduire à une histoire de débiaisage individuel afin de tout vérifier par soi-même : on réfléchit aussi aux sources ou personnes de confiance sur lesquelles s’appuyer. On pourra aussi se centrer sur d’autres types de biais : porter un regard critique sur les biais racistes ou de sexe/genre en histoire des sciences ou dans les œuvres de fiction, les biais statistiques en mathématiques et SES, les biais idéologiques dans des discours médiatiques en ÉMI.

Ces instincts et ces mécanismes qu’il faudrait dompter

Une biologisation de la mésinformation se retrouve encore en formation : des concepts obsolètes, comme le cerveau triunique (un cerveau reptilien, siège des instincts primaires, un cerveau limbique, siège des émotions, un néocortex, siège du raisonnement) pour expliquer le partage instinctif d’une information, sont vivaces. Le cerveau reptilien a pu être «une ressource symbolique pour quiconque désirait imputer le déplorable état du monde aux défauts innés de la nature humaine ou simplement évoquer de manière expressive les pulsions qui nous gouvernent» (Lemerle, 2021) : une théorie vite tombée en désuétude dans son propre champ disciplinaire, mais réutilisée dans le champ médiatique pour expliquer certains comportements qui font l’actualité. Une autre idée, qui renforce des comportements archaïques inadaptés au monde actuel, issue de la psychologie évolutionniste, un courant très controversé (Richardson, 2010) mais qui a été très prisé dans la vulgarisation de l’esprit critique, énonce que le cerveau réagirait trop vite car il doit surinterpréter les dangers pour survivre en des temps ancestraux. Dans cette perspective de course à la lutte contre les infox, on peut vite donner l’image d’une entité rationnelle qui a pour but de dompter une entité archaïque. (L’inventeur de la théorie reptilienne, Paul MacLean, parlait de devoir «tenir en laisse ce reptile»). Ces explications biologiques et organiques pour justifier des comportements sociaux (mésinformation, pulsions, réactions émotives) font le bonheur de publicitaires ou d’entreprises managériales qui s’accommodent bien de l’économie de l’attention et des explications simples pour expliquer des actions jugées irrationnelles.

Si les neurosciences ont pu être une plus-value pour l’élève (comprendre sa mémoire, rythmer son apprentissage), on note des mésusages fréquents, à l’instar des biais : l’imagerie a pu être dévoyée pour favoriser des méconceptions dans des cadres scolaires et la formation : cerveau gauche-cerveau droit, effets des écrans sur le cerveau, localisme exagéré de fonctions à certaines zones cérébrales (voir le documentaire Arte Suis-je mon cerveau ? avec Albert Moukheiber) ou à certains neurotransmetteurs (Cobb, 2021). Il suffit d’observer le nombre de publications qui expliquent l’appétence à certaines pratiques en ligne par le prisme de la dopamine. Cette vision a des répercussions qui peuvent avoir une incidence sur nos pratiques pédagogiques : penser que les réseaux génèrent des shoots de dopamine et grignotent l’attention est caricatural, voire méprisant vis-à-vis des jeunes.

Dompter des biais, intuitions et émotions qui court-circuiteraient notre raisonnement va souvent de pair avec des oppositions intuition/raisonnement ou émotion/rationalité qui correspondent peu aux savoirs tels qu’ils se font. De nombreux exemples de l’histoire des sciences, comme du quotidien, montrent comment l’intuition et l’émotion peuvent être vectrices de connaissance. « Aucun moment ne se passe au neutre dans des parcours complexes où une personne interagit avec autrui, opère dans des lieux amènes ou hostiles, s’approprie de multiples outils, passe des heures dans des activités exigeantes avec une pluralité d’interlocuteurs. (…) Le travailleur intellectuel est aussi un être de chair et de sang qui éprouve des émotions dans son travail ou encore, en renversant la perspective, que son travail, tout scientifique qu’il est, se fait aussi dans l’émotion » (Waquet, 2022). Ce serait d’ailleurs une vision quelque peu désincarnée d’assimiler les connaissances et les sciences « à un point de vue neutre et situé au-dessus des passions et des intuitions, penser que la science parle au-dessus de la mêlée, du point de vue de Sirius, (…) qu’elle est ventriloque et parle comme Dieu » (Pestre, 2010).

Il est alors intéressant d’évoquer des épisodes de « découverte » scientifique pour entrevoir la manière dont s’est réellement construit un savoir (le débat autour de la génération spontanée entre Pasteur et Pouchet, par exemple). D’autres pratiques pédagogiques intègrent l’émotion : en histoire, dans le traitement de certaines actualités, on prend appui sur les émotions dans des situations argumentatives sur des sujets « chauds », « plutôt que de les faire taire ». On travaille, « plutôt qu’à esquiver les émotions, à les utiliser pour relancer l’apprentissage du raisonnement en histoire » (Sorsana & Tartas, 2018).

La porosité aux fake news : des infox sur les infox ? 

La vision de personnes perméables aux fake news est loin d’être partagée. Pour certains auteurs il y a plutôt une vigilance épistémique qui marche bien mais qui active des mécanismes de vigilance dans un environnement informationnel où nous sommes face à des informations contradictoires, disparates, où nous ne connaissons pas toujours les intentions et motivations des auteurs (Mercier, 2022). D’autres données suggèrent un ensemble d’idées reçues tenaces : Manon Berriche et Sacha Altay, dans leur recherche sur la désinformation et la réception d’informations médiatiques, énoncent plusieurs items contre-intuitifs : le faux ne circule pas plus vite que le vrai ; les fake news représentent une partie beaucoup moins importante que ce que l’on pense par rapport à l’ensemble des contenus ; partager n’est pas adhérer ; la création de fake news est l’œuvre d’un faible pourcentage de personnes (Berriche & Altay, 2021). Ironie du sort, deux expériences récentes laissent penser que les récits alarmistes concernant la désinformation puisent dans notre tendance à voir les autres comme crédules (Acerbi & Altay, 2022).
D’autre part, la focale de la chasse aux infox peut gommer d’autres éléments en ligne sur lesquels exercer sa pensée critique : contexte idéologique, effets de rhétorique, intentions, biais racistes/sexistes dans les discours ou dans les algorithmes, choix des arguments mis en avant, etc. Nous avons déjà énoncé par ailleurs le risque de réduire à un biais ou frapper d’irrationalité celui qui n’aurait pas le « bon » avis (qui dépend notamment de notre rapport de connaissance ou de proximité avec le sujet) dans l’espoir d’une neutralité d’apparat qu’il faudrait atteindre. Enfin, on peut questionner une éducation qui serait « contre » les infox, si elle ne s’accompagne pas d’une alternative convaincante (qu’est-ce qu’une bonne information ? quel récit est plus pertinent ?). Cela peut permettre de poser d’autres questions : qui profite de la désinformation, qui diffuse et pourquoi il/elle le fait, pourquoi est-ce qu’on y adhère ? Quelles sont les valeurs véhiculées par l’information ?

Le partage par un élève d’une théorie du complot peut-il se réduire à un biais ? A-t-il des connaissances sur le sujet ? Avait-il des compétences pour appréhender la structure de l’information en ligne ? A-t-il les capacités argumentatives pour un regard critique sur les éléments du discours ? Pour quelle raison partage-t-il ? Pour choquer, faire rire, exprimer une colère, par flemme, adhérer à une communauté ?
Image : Flat_earth. Wikimedia commons

Des enjeux socio-contextuels et collectifs

L’illusion d’une boîte à outils pour que chacun.e fasse ses propres recherches, fait l’impasse sur des processus collectifs (comme la nécessité d’identifier des sources de confiance et d’expertise) : équiper l’élève d’outils individuels n’est pas un gage de non-mésinformation quand le savoir se construit collectivement. Il s’agit de comprendre que l’attrait aux infox ne se réduit pas à une histoire de cerveau à outiller, mais est lié à des enjeux de société et de vie démocratique. On peut questionner les biais de raisonnement qui seraient à la base de croyances douteuses : mais comment détricoter l’adhésion des élèves à des vérités alternatives sans considérer le vécu ou les raisons d’adhérer ? La méfiance s’explique aussi par des vécus oppressants tels qu’on en trouve dans l’histoire scientifique : essais cliniques infructueux non signalés, manque de pédagogie, scandales pharmaceutiques, rapport sexiste ou raciste en médecine (Chamayou, 2013). L’adhésion au complotisme peut s’expliquer par une colère, l’oppression d’une communauté, telle Tuskegee aux USA, où la méfiance à l’égard de la médecine s’explique par des expérimentations médicales impropres sur les Afro-Américains (Fassin, 2020). Il serait malvenu de dire à ces personnes qu’elles sont « biaisées », quand leur crainte de la médecine a des racines historiques. Des chercheurs étudiant le complotisme à l’heure du numérique estiment qu’on peut « se départir des approches paranoïdes ou psychologisantes qui tendent à rejeter, sans autre forme de procès, l’étude des théories du complot dans le champ des déviances psychopathologiques ou des sciences cognitives et qui interdisent de les envisager comme un fait social et politique en-soi » (Giry, 2017). Voir la viralité d’un faux complot comme une preuve de crédulité ne prend pas en compte les dynamiques de diffusion actuelles et de ceux pour qui la vérité importe peu, tant que cela sert leur penchant idéologique. Des éléments socio-culturels, historiques permettront donc d’appréhender la mésinformation avec davantage de finesse. La psychologie cognitive émet elle-même des réserves sur le lien entre biais cognitifs et adhésion conspirationniste : ne sont-ils que des corrélations ? Sont-ils la cause de la méfiance ou la conséquence ? Sont-ils liés à des stratégies pour peser politiquement ? (Dieguez & Delouvee, 2021). D’autre part, cette discipline ne se centre pas que sur l’individuel : les chercheurs en sociologie du numérique et en technologies de la communication, Henri Boullier, Baptiste Kotras et Ignacio Stiles, rappellent que souvent « les explications psychologiques sont opérationnalisées comme un mélange de deux grands groupes de facteurs : individuels (tels que la confiance, l’ouverture à l’expérience, l’agréabilité, le niveau d’éducation, le narcissisme et l’autoritarisme, entre autres) et environnementaux (tels que les événements sociétaux pénibles, les conflits de groupe et les questions de pouvoir, etc.) », même si ces enquêtes sous forme de listes d’items sont accusées de manquer de nuances méthodologiques, en ne montrant pas la diversité des raisons d’adhérer à ces récits, ni les aspects sociotechniques actuels (Boullier & al., 2021). Les trois chercheurs, pour éviter un jugement péjoratif, préfèrent parler de « déviances informationnelles ».

Il est possible de proposer des activités pédagogiques qui intègrent ce questionnement sur la réception et l’impact socio-culturel des infox. La brochure belge de Media-Animation, 5 approches pour une éducation critique aux médias propose une approche sociale basée sur ces questions, dans une perspective quasi sociologique : questionner les dynamiques sociales dans la prolifération d’une information, les systèmes de production de ces informations et les modèles économiques ou idéologiques qui peuvent les générer. D’autres activités basées sur l’argumentation, le débat entre pairs et les capacités à s’appuyer sur des sources de confiance peuvent aider à sortir d’une vision centrée sur le fait de former des cerveaux qui « pensent par eux-mêmes » (ce qui peut très bien mener à se mésinformer ou adhérer à des thèses complotistes). Une boîte à outils critique, une tête bien faite avec une logique implacable et un contrôle de nos biais, ne remplaceront pas une expertise du sujet. Enfin, il est possible de questionner des phénomènes de désinformation dans un cadre d’enquête. On peut engager les élèves dans un cadre informationnel sur des sujets de société, à la manière d’activités qui intègrent la pensée critique et l’enquête sociologique, tels que l’ouvrage de cycle 3 Apprendre aux élèves à décrypter la société (Lecardonnel & al., 2022) les présente.

Sortir du biais des biais ?

Si comprendre les mécanismes cognitifs nous permet d’appréhender les usages problématiques d’Internet, les techniques de captation des interfaces (dark pattern), les modalités d’apprentissage, la métacognition ou le traitement de l’information (heuristiques de recherche, travaux sur la charge cognitive, etc.), on ne peut traiter l’infox sans « comprendre comment des objets techniques, tels que des algorithmes, des plateformes logicielles, des dispositifs de communication ou des codes informatiques, permettent la formation et la circulation de ce type de contenu » (Boullier, 2021). Les travaux centrés sur l’évaluation de l’information et les évolutions sociotechniques, prennent en compte ces dimensions : Monica Macedo-Rouet rappelle que sur écran, notamment avec les spécificités de la recherche hypertextuelle et le design des résultats des moteurs de recherche, les élèves pratiquent des formes de lecture et ont des difficultés spécifiques : les identifier permet d’améliorer leurs capacités de compréhension et d’évaluation des informations en ligne (Macedo-Rouet, 2022).

Il s’agit aussi, en tant qu’enseignant, d’éviter un discours qui serait essentialisant et monocausal, qui discréditerait la pensée d’autrui à base de biais de crédulité, sans avoir accès à son vécu, ses raisons et ses espaces de sociabilité. Nous tentons d’appréhender des sujets qui évoluent, des éléments qui touchent à la psyché et au bien-être des élèves. De même que partager une information n’est pas forcément y croire, les usages divers des pratiques informationnelles ne se réduisent pas à des défauts de « factualité » ou de cognition. Une information vraie peut être non pertinente, liée à une idéologie ou une intention particulière, véhiculer des représentations, des stéréotypes qui se questionnent, mettre en avant des faits ou des données plutôt que d’autres. Il s’agit de questionner une vision de l’ÉMI comme une histoire de gens qui pensent mal, à remettre sur le droit chemin cérébral.

Je remercie Charlotte Barbier pour sa relecture de certaines parties.

 

 

Comprendre le processus de mémorisation à l’aide des neurosciences

Lorsque j’étais enfant, j’avais du mal à apprendre mes leçons. J’avais l’habitude, pour mémoriser un texte, de le relire, de l’écrire plusieurs fois et de marcher en rond dans ma chambre en le récitant, jusqu’à le connaître par cœur. Nous avons tous essayé de nombreuses techniques pour apprendre nos leçons plus rapidement et facilement mais ça n’a jamais été facile. Si j’avais compris comment fonctionne le cerveau, j’aurais pris davantage goût à l’apprentissage et évité bien des larmes de frustration. Aujourd’hui, ce sont mes élèves qui sont confrontés aux mêmes problèmes. Certains ne prennent pas la peine d’apprendre leurs leçons, certes, mais d’autres essaient sans vraiment y parvenir car ils n’ont pas les clés pour le faire. Personne ne leur a appris à apprendre.
En intégrant les neurosciences à l’enseignement nous pouvons les aider à apprendre plus efficacement. Les méthodes prônées par les neurosciences ne sont pas miraculeuses, mais elles peuvent contribuer à leur faire gagner du temps et surtout à leur faire prendre davantage plaisir à apprendre quand ils en verront les résultats concrets dans leur parcours scolaire. Sur le long terme, cela pourrait éviter de nombreuses difficultés scolaires ou même diminuer le décrochage. Une fois bien en main, ces techniques seront une aide non négligeable dans leurs études.

En tant que professeure documentaliste, n’ayant pas de programme à suivre à la lettre, il est possible de consacrer quelques séances à travailler ce sujet en début d’année : le fonctionnement du cerveau et plus précisément de la mémoire ainsi que les méthodes à mettre en place pour mieux s’organiser et être moins stressé.

L’objet de cet article est de présenter certaines des méthodes qui peuvent être mises en place dans le cadre de l’Éducation aux médias et à l’information (ÉMI), en combinant consolidation de connaissances et usage de l’outil numérique (compétence TICE). Pour cela, je m’appuie sur différentes lectures, notamment un ouvrage récent écrit par un collectif de scientifiques qui fait le point sur la question Les neurosciences cognitives dans la classe. Guide pour expérimenter et adapter ses pratiques pédagogiques (ESF Sciences humaines, 2018). Différentes propositions d’adaptation en classe et/ou au CDI sont faites tout au long de l’article, inspirées de mes propres expériences en tant qu’étudiante, puis enseignante, et croisées avec ces lectures.

Qu’est-ce que les neurosciences cognitives ?

« Les neurosciences cognitives désignent une discipline scientifique et un domaine de recherche qui ont pour objectif d’identifier et de comprendre le rôle des mécanismes cérébraux impliqués dans les différents domaines de la cognition (perception, langage, mémoire, raisonnement, apprentissage, émotions, fonctions exécutives, motricité, etc.). » (Berthier, Borst, Desnos & Guilleray, 2018, p. 18). Pour cela, elles utilisent plusieurs techniques comme les techniques d’imagerie cérébrale telles que l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), l’électroencéphalographie (EEG) et la magnétoencéphalographie (MEG), ainsi que des études comportementales et des tests psychologiques pour étudier les processus mentaux.
Les neurosciences sont utilisées dans de nombreux domaines comme l’éducation, la médecine, la psychologie, l’informatique (l’intelligence artificielle par exemple) et les sciences sociales. Elles ont par ailleurs fait d’énormes progrès dans le domaine de l’éducation durant les dernières décennies. Elles permettent de mieux comprendre les processus universels qui sous-tendent l’apprentissage, notamment dans les champs de la mémorisation, de la compréhension, de la mobilisation de l’attention, de l’implication dans les pédagogies actives et de la place pertinente du numérique dans les apprentissages (Berthier & al., 2018, p. 11). Ce domaine scientifique basé sur la recherche en neuroscience se subdivise en plusieurs sous-domaines en fonction de la thématique principale. Ainsi on appellera neuroéducation ou neuropédagogie celle qui s’intéresse à l’éducation et plus précisément à la psychologie de l’éducation, aux apprentissages et au développement des élèves. Elle permet par exemple de comprendre les mécanismes du cerveau qui permettent de lire, d’écrire, de compter, de raisonner ou encore de respecter autrui.
Les neurosciences cognitives peuvent permettre aux enseignants de développer des pratiques pédagogiques plus efficaces en se fondant sur les résultats des recherches scientifiques. Connaissant mieux le fonctionnement du cerveau humain, nous aurons davantage de clés en main pour pouvoir accompagner les élèves dans leurs apprentissages. Cela aura beaucoup d’impact non seulement sur leurs difficultés, mais aussi sur leur bien-être à l’école et donc sur le climat scolaire.
L’un des domaines de prédilection de la neuropédagogie est la mémorisation qui sous-tend l’ensemble de notre vécu. Non seulement la mémoire est la base de nos connaissances, de nos acquis, mais c’est aussi ce qui nous construit en tant qu’individu. Il est donc fondamental de savoir comment elle fonctionne, de connaître ses règles, afin de pouvoir construire des séances pédagogiques plus adaptées. Je vais me centrer sur ce domaine et présenter des techniques qu’il est possible de mettre en place en cours. Ces techniques peuvent paraître chronophages au début, mais c’est sans doute un gain de temps et de bien-être sur le long terme.

Comment fonctionne la mémoire ?

Comme indiqué ci-dessus, la mémoire est l’une des clés de l’apprentissage, elle peut être un levier sur lequel les enseignants peuvent s’appuyer pour améliorer la réussite des élèves. S’il est important de connaître son fonctionnement pour comprendre le rôle des techniques et des méthodes qu’il est possible de mettre en place, il l’est aussi d’être vigilant face aux neuromythes1 qui circulent au sujet du cerveau et de son fonctionnement.

Une mémoire, des mémoires ?

En premier lieu, il faut savoir que la mémoire se compose de cinq systèmes interconnectés, impliquant des réseaux neuronaux distincts, et que ces différents réseaux neuronaux sont impliqués dans de multiples formes de mémorisation (INSERM, 2019). Ainsi, nous ne pouvons pas dire que nous avons « une bonne ou une mauvaise mémoire », ni que « l’on perd la mémoire » car plusieurs systèmes de mémorisation s’entremêlent dans le cerveau. On peut distinguer : la mémoire de travail (au cœur du réseau), la mémoire sémantique, la mémoire épisodique, la mémoire procédurale et la mémoire perceptive qui renvoie aux différentes modalités sensorielles (INSERM, 2019).
Les systèmes de mémoire sollicités dépendent de ce que nous sommes en train de faire ou d’apprendre. Par exemple, nous n’utilisons pas la même mémoire ni la même partie du cerveau lorsque nous apprenons des tables de multiplication ou lorsque nous recevons des stimuli perceptifs. Chaque type de mémoire se distingue par la durée de rétention des informations, que ce soit quelques secondes, des années, ou encore toute la vie, ainsi que par la qualité des informations que le cerveau doit retenir.
En deuxième lieu, la mémoire n’est pas simplement une unité de stockage, elle est active. Mémoriser quelque chose enclenche plusieurs processus cognitifs qui permettent de stocker une information, de l’oublier, de la consolider, de se la rappeler.
En troisième lieu, chaque type de mémoire est logé dans une certaine partie du cerveau. Par exemple, les cortex sensoriels visuels, auditifs ou moteurs sont commandés par le cortex préfrontal (partie avant du cerveau). La mémoire procédurale, non déclarative se trouve dans le cervelet (partie arrière du crâne) et le striatum (centre du cerveau). Tandis que la mémoire déclarative est localisée dans le cortex préfrontal et dans l’hippocampe.

Figure 1 – Zones du cerveau impliquées dans la mémoire
© Inserm, F. Koulikoff

Enfin, chaque information n’est pas stockée par un seul neurone mais par un réseau de neurones. Il ne se passe pas un instant, au cours des activités quotidiennes, sans que nous ne mobilisions une de ces mémoires (Berthier & al., 2018, p. 121).

L’oubli, un processus naturel important pour la mémoire

Lorsque nous parlons de mémoire, il ne faut pas mettre de côté un élément important qui lui permet de fonctionner : l’oubli. Souvent perçu comme négatif, l’oubli est un processus naturel et nécessaire du cerveau et de la mémoire. Sans l’oubli, le cerveau serait surchargé d’informations inutiles et il serait difficile de se souvenir des choses importantes. Plusieurs facteurs peuvent être à l’origine de l’oubli, tels que des interférences avec d’autres informations, une absence de consolidation ou encore la répression de souvenirs douloureux (Mansuy, 2005).
Cependant, l’oubli peut être minimisé en utilisant des stratégies de mémorisation efficaces pour renforcer la consolidation de la mémoire. Il n’est pas un ennemi de la mémoire, mais plutôt un allié qui permet de se concentrer sur les informations essentielles et de mieux les retenir.

La mémoire de travail et l’importance de regrouper les informations de manière pertinente

La mémoire de travail est celle qui permet de retenir un bon nombre d’informations de natures différentes (verbales, imagées, auditives, buts à atteindre, etc.) pendant quelques dizaines de secondes. La distraction et les perturbations extérieures peuvent facilement interférer avec cette mémoire. Sa capacité est limitée à environ sept informations qui peuvent être maintenues et manipulées en même temps (INSERM, 2019). Il s’agit de l’empan mnésique2.

Il est toutefois possible de regrouper les informations à apprendre de manière pertinente afin d’augmenter la quantité d’informations manipulables simultanément ; et il est préférable d’apprendre aux élèves des stratégies pour regrouper de manière pertinente les informations à mobiliser plutôt que de chercher à augmenter leur empan mnésique ; celui-ci s’accroît de toute façon naturellement avec l’âge. Des études ont montré que l’entraînement intensif pour augmenter cet empan n’a pas d’effet significatif sur la rétention des cours (Berthier & al., 2018, p. 126-127).

Le rôle crucial de la répétition et de la remobilisation des connaissances

Si l’oubli est un processus naturel pour le cerveau, il varie en fonction de certains facteurs tels que le stress, le manque de sommeil, la complexité des choses à mémoriser. Pour contrecarrer l’oubli, il est indispensable que l’élève étudie la même notion à plusieurs reprises, ce qui lui permettra de la retenir durablement. Les moments de rappel sont essentiels, mais ils ne doivent être ni trop rapprochés ni trop éloignés dans le temps. L’intervalle entre les moments de réactivation est stratégique, car si les répétitions s’enchaînent trop, cela supprime l’activité cérébrale utile à l’apprentissage. C’est ce que montrent Martin Riopel et Sophie Olivia McMullin dans l’article Effets d’espacement et de répétition en contexte scolaire (2021, p. 13-19), en appui sur les résultats de recherches récentes :
« […] il a été observé qu’espacer les répétitions favorisait l’implication de la mémoire à long terme (Bradley et al., 2015). Concrètement, espacer amène à devoir récupérer en mémoire à long terme ce qui a été vu ou fait précédemment en réactivant les réseaux de neurones impliqués dans l’apprentissage en cours (Ibid.). La récupération en mémoire, cette réactivation des réseaux neuronaux liés à un apprentissage, favorise ainsi la consolidation des apprentissages (Nelson et al., 2013). » (Riopel & McMullin, 2021, p. 14.)
Martin Riopel et Sophie Olivia McMullin distinguent l’espacement régulier et l’espacement progressif. L’espacement progressif consiste à commencer par des espacements courts entre les réactivations et à allonger progressivement les temps d’espacement à mesure que l’on se rapproche de l’évaluation finale. Bien que l’effet final sur la performance ne soit pas significativement différent lorsqu’on compare l’espacement régulier et l’espacement progressif, ils remarquent que « l’effet sur la performance minimale est significatif et peut avoir un impact sur la motivation à plus long terme » (Ibid., p. 16). Aussi, suggèrent-ils de « privilégier l’espacement progressif » (cf. page suivante « le rythme expansé »).
Il revient cependant à chaque enseignant d’expérimenter et de trouver le bon équilibre pour savoir quel espacement est le plus propice pour organiser les réactivations des notions vues avec les élèves.

Comment faciliter la mémorisation ?

L’importance des tests

Il est crucial de tester continuellement ses connaissances pour faciliter la mémorisation. Cela ne se résume pas au traditionnel contrôle de connaissances qui peut être perçu négativement par les élèves. Les tests sont ici un outil au service des apprentissages, et un levier très puissant pour la rétention et la consolidation en mémoire. Ils sont l’occasion pour les élèves de recevoir des informations métacognitives sur la qualité de leur apprentissage, ce qui leur permet de cibler les informations à consolider. De plus, les évaluations formatrices3
ont un effet positif sur la concentration des élèves.
Ainsi plutôt que de simplement inviter les élèves à relire le cours, il est recommandé de tester régulièrement leurs acquis, pendant les séances, à des intervalles courts (toutes les vingt minutes par exemple) car la relecture seule ne garantit pas la compréhension et la mémorisation des informations.

L’importance des feedbacks immédiats

Les feedbacks immédiats sont essentiels pour aider les élèves à comprendre leurs erreurs et leur éviter de les refaire. Quand le cerveau de l’élève commet une erreur, il le détecte implicitement. Cette détection implicite ne se fait pas uniquement au niveau du signal électrique cérébral mais aussi par le ressenti subjectif de l’élève. Aussi est-il important de fournir un feedback immédiat, pour que l’élève puisse remettre en question son résultat. « L’enjeu est […] de capitaliser sur ce ressenti de l’erreur et le doute qu’il engendre en explicitant l’erreur par un feedback immédiat. » (Berthier & al., 2018, p. 132). En effet, le cerveau fonctionne en détectant les régularités et anticipe souvent des informations.

Les techniques de mémorisation et d’apprentissage actif

• La répétition à rythme expansé

La mémorisation par reprises à rythme expansé est utilisée pour consolider l’apprentissage de savoirs déclaratifs (notions, concepts, définitions, propriétés). Elle consiste à réactiver l’apprentissage d’une notion plusieurs fois mais avec des intervalles de plus en plus grands dans le temps. Le principe est de rappeler la notion au moment où elle risque d’être oubliée, puis au fur et à mesure qu’elle est maîtrisée, à étendre la durée entre chaque rappel. Le rythme expansé se fonde sur l’hypothèse de la courbe de l’oubli du philosophe allemand et père de la psychologie expérimentale Hermann Ebbinghaus.

Figure 2 – Image FunMooc sur les sciences cognitives
Courbe de l’oubli d’Hermann Ebbinghaus

La courbe de l’oubli porte sur le déclin de rétention de la mémoire dans le temps : si une information n’a pas vocation à être conservée, elle est peu à peu oubliée au fil du temps. Hermann Ebbinghaus n’a testé cette hypothèse que sur lui-même mais il pensait fortement que ses résultats pouvaient être universels. Comme le schéma le montre, si les nouvelles connaissances ne sont pas réactivées dans les jours ou les semaines qui suivent le moment où elles ont été apprises, elles vont être vite oubliées. Il convient cependant d’être vigilant quant à cette hypothèse, car certains paramètres n’ont pas été pris en compte durant l’expérimentation : notamment le moment de la journée où les informations sont apprises, les conditions de l’apprentissage, ou certains éléments relatifs au sujet lui-même (âge, vécu, fatigue…) ; par ailleurs, le dernier écart d’intervalle pris en compte entre deux réactivations n’est que de 31 jours ; enfin Hermann Ebbinghauss n’a pas utilisé de témoin, contrairement à la méthodologie scientifique actuelle4.
Au-delà de ces réserves, deux principes sont mis en évidence : une information qui n’est pas remobilisée est vite oubliée et espacer la pratique selon un rythme expansé peut permettre au sujet de mieux retenir et réactiver un savoir à chaque fois qu’il y est exposé.

• La sélection des essentiels et le calendrier de reprises 

Pour mettre en œuvre le rythme expansé, l’équipe pédagogique peut se fonder sur la méthode Leitner et mettre en place un calendrier de reprises, sous la forme d’un planning annuel organisant la réactivation des « essentiels » à connaître par les élèves. Le calendrier peut être facilement créé sur un tableur en déterminant à l’avance le nombre de semaines de cours, et le nombre de chapitres à étudier. À chaque cours, l’enseignant sait ainsi quelles sont les nouvelles notions à étudier mais aussi quelles notions d’anciens chapitres sont à réactiver lors du cours.
En amont, l’enseignant aura déterminé les connaissances clés (mots-clés, définitions, concepts et notions, points de méthodes) que les élèves doivent acquérir durant l’année scolaire (les élèves ne sont pas en mesure de déterminer eux-mêmes ce qui est essentiel ou non). On peut envisager que ces savoirs soient l’objet d’une fiche Les essentiels à connaître, et/ou écrits au tableau à un endroit spécifique, en début de séquence.

Par exemple, pour un cours introductif aux médias, les essentiels à connaître seront les définitions de « média », d’« information », de « rumeur », d’« opinion », etc., et les divers types de médias (journaux, radio, télévision, réseaux sociaux…).

Ces éléments dit « essentiels » sont à prendre en compte dès la création du calendrier de reprises, et à signaler aux élèves au fur et à mesure durant les cours pour qu’ils se concentrent sur ces éléments. Il est préférable pour eux de maîtriser les notions fondamentales plutôt que de chercher à connaître l’ensemble des cours dans chaque discipline (ce qui est impossible).
Dans l’exemple de calendrier ci-dessous (figure 3), la première colonne liste les différents chapitres qui vont être étudiés durant l’année, et la première ligne mentionne le nombre de semaines disponibles pour les étudier. Pour chaque chapitre, les semaines où les savoirs vont être enseignés apparaissent en noir, et celles où les connaissances seront réactivées sont en vert. Il n’y a pas de loi qui permette de déterminer les écarts avec précision, de réactivation en réactivation : sur la figure 3, l’intervalle est de l’ordre S2 + 2, puis S3 + 3, etc. ; plus souvent, l’intervalle est doublé : une semaine, puis deux, quatre, huit, etc. Pour plus de précisions, on peut se référer à la fiche pédagogique Calendrier de reprises, sur sciences-cognitives.fr5.

Figure 3 – Calendrier de reprises – Sciences cognitives, fiches pédagogiques

La méthode Leitner, créée dans les années 1970 par le journaliste scientifique allemand Sebastian Leitner, propose un système de classement et de mémorisation des connaissances par répétition espacée, en appui sur un ensemble de cartes et de boîtes (figure 4). Elle est performante pour apprendre du vocabulaire, des définitions, des dates et bien d’autres informations. Le classement des cartes de révision s’effectue en fonction de l’apprentissage de l’élève.

Figure 4 – Image provenant de Wikipédia6

Par exemple, si la définition à apprendre est celle de « média », la personne qui crée les cartes (l’élève ou l’enseignant) écrit au recto de la carte : « Un média est… », et au verso tout ou partie de la réponse. Il peut y avoir une seule carte recto-verso, ou plusieurs cartes lorsque la définition est complexe :
Carte n° 1 : « Un média est… », réponse au dos de la carte : « un moyen de communication » ;
Carte n° 2 : « Que diffuse un média ? », réponse : « des informations » ;
Carte n° 3 « À qui s’adresse un média ? », réponse : « à un large public », et ainsi de suite.
Lorsque l’élève donne une réponse juste à la question du bac n° 1, la carte peut être placée dans le bac n° 2 qui sera étudié un peu plus tard. S’il donne une mauvaise réponse, la carte reste – ou revient – dans le bac n° 1 pour être révisée le lendemain, et ainsi de suite.
Selon cette méthode, basée sur le principe de « répétition expansée », les cartes sont révisées de moins en moins souvent au fur et à mesure que les savoirs sont mémorisés par l’élève. Le fait que les cartes soient mises dans des paquets et des boîtes différentes permet d’organiser facilement les révisions avant oubli, l’enseignant et les élèves peuvent savoir visuellement quel est le paquet à réviser.

• Le cahier de réactivation

Un cahier de réactivation (papier ou numérique) peut également être utilisé comme outil support à la réactivation collective de notions essentielles dans les disciplines. Il permet de créer un rituel propice aux apprentissages et de renforcer l’interdisciplinarité (Berthier & al., 2018, p. 191-193). Dans l’esprit du dispositif, chaque classe dispose d’un cahier de réactivation qui passe de cours en cours, porté par un élève responsable (les délégués par exemple). Les réactivations sont faites sur un temps court (quelques minutes), en début d’heure. Chaque professeur peut ainsi, au démarrage du cours, interroger les élèves sur quelques notions (3 maximum), même si celles-ci ne relèvent pas de sa discipline. Les élèves répondent collectivement à la question posée à l’aide d’une ardoise ou d’un cahier de brouillon, ou bien l’enseignant désigne au hasard un élève pour y répondre. À la fin de chaque cours, l’enseignant ajoute dans le cahier quelques questions relatives à sa discipline et leurs réponses en inscrivant la date à laquelle il les a ajoutées et les dates auxquelles les notions doivent être réactivées.

La méthode Feynman, la compréhension au service de la mémorisation

La compréhension est un élément clé de la mémorisation. Si un élève comprend une notion, il la retiendra avec plus de facilité. L’une des meilleures façons de savoir si une notion est maîtrisée, c’est de demander à l’élève de l’expliquer de manière simple, avec ses propres mots. Il est possible d’utiliser la technique d’enseignement et d’apprentissage de Richard Feynman7, physicien américain et prix Nobel de physique en 1965. Cette technique permet de mettre en évidence ce que l’élève sait et ce qui n’est pas encore acquis car pas encore compris. La première étape consiste pour l’élève à écrire tout ce qu’il sait sur la question ou la notion qu’il est en train d’apprendre sur une feuille blanche. Les informations données doivent être suffisamment claires pour être comprises par un élève plus jeune. En faisant cela, il peut repérer assez vite ses lacunes et les faiblesses de son explication. L’étape suivante consiste à faire des recherches complémentaires, relire son cours, et/ou demander des explications ou des exemples au professeur. L’élève retourne ensuite à sa feuille blanche pour ajouter les informations qui manquent. L’opération doit être renouvelée jusqu’à ce que le résultat soit satisfaisant. Il reste ensuite à l’élève, pour éprouver ses connaissances, à expliquer la notion à quelqu’un qui ne la connaît pas. Si la personne comprend, c’est que lui-même l’a suffisamment comprise pour pouvoir l’expliquer correctement. Cette technique peut faire l’objet d’exercices en classe, entre élèves. Cela participe d’un apprentissage actif, exigeant en temps, mais efficace.

À titre d’exemple, nous pouvons imaginer une séance de réactivation en ÉMI à la fin d’une séquence sur l’introduction aux médias. En amont, le professeur documentaliste a sélectionné plusieurs notions importantes à connaître comme : « média », « information », « source », « droit d’auteur », etc. Il note ces différentes notions au tableau, avec pour consigne : « Sur une feuille blanche, essayez de définir ces notions vues en cours. Donnez une définition et un exemple pour chacune d’elle ». Les élèves ont une dizaine de minutes pour se remémorer leurs connaissances. Ensuite, ils se répartissent en groupe de trois ou quatre et travaillent sur la notion qu’ils maîtrisent le moins. Une fois en groupe, ils essaient de partager leurs connaissances sur la notion et notent les éléments sur une nouvelle feuille blanche. Le professeur documentaliste passe dans chaque groupe pour les aider et voir leur avancée. Après l’étape de mise en commun, les élèves ont le droit de chercher dans leur cours pour trouver les éléments qui manquent et les ajouter sur la feuille. Une fois le travail terminé, chaque groupe passe au tableau pour expliquer la notion au reste de la classe. S’il manque des éléments, toute la classe peut être sollicitée pour faire des ajouts. Le professeur peut ainsi vérifier que les notions sont bien comprises par chaque élève. Quand tous les groupes sont passés, il est possible de demander à la classe de relier les notions et concepts entre eux. Par exemple qu’est-ce qui relie les médias à l’information, etc. On peut imaginer la création d’une mind map (carte mentale) au tableau.

Sur quels outils s’appuyer pour mettre en place ces techniques de mémorisation ?

Anki, un logiciel de création de cartes

Le logiciel Anki (https://apps.ankiweb.net/) s’appuie sur la méthode Leitner ainsi que sur un algorithme SM2 créé à la fin des années 1980. Il permet de créer des paquets de cartes ou decks. Chaque paquet correspond à un stock de cartes appelées aussi flashcards. Il est possible de créer des cartes simples question/réponse, mais aussi des textes à trou, d’insérer des images, des sons ou des formules mathématiques ; les enseignants peuvent envoyer des paquets de cartes aux élèves via Pronote. Anki peut être utilisé sur les tablettes ou les ordinateurs de l’établissement mais aussi sur les téléphones portables (les élèves peuvent réviser sur le trajet école-maison).
Les cartes apparaissent à l’écran sous deux formes : soit le recto apparaît seul, soit il apparaît avec la réponse (verso). L’élève peut ainsi s’interroger puis vérifier la réponse. Le logiciel se fonde sur la courbe de l’oubli d’Hermann Ebbinghaus. L’algorithme permet de présenter les cartes à réviser au moment où l’élève est sur le point d’oublier ; et permet donc à l’élève de réviser plus souvent les cartes les moins connues et moins souvent les cartes déjà sues.

Par exemple, à la question « Quelle est la définition d’un média ? », après un temps de réflexion, l’élève peut afficher la réponse « un moyen de communication ». Pour passer à la question suivante, il doit choisir l’un des boutons proposés en bas de l’écran : « encore », « correct », « facile » en fonction de la difficulté qu’il a eue à trouver la réponse.
En fonction du bouton choisi, la question réapparaîtra ultérieurement dans un délai calculé par l’algorithme et selon les lois statistiques de l’oubli. L’intervalle de rappel peut varier entre quelques minutes, plusieurs jours, des mois et même des années. Ces intervalles sont recalculés à chaque interrogation et dépendent de l’élève.

Parmi les logiciels de carte mémoire existants, Anki n’a certes pas un design fait pour séduire les élèves, mais c’est un logiciel performant qui permet l’individualisation des apprentissages. Il existe plusieurs versions : Ankiweb (accessible directement sur Internet), la version logiciel (qui peut fonctionner sans Internet) et l’application Anki qui peut être téléchargée sur les smartphones ou les tablettes des élèves (version la plus agréable en terme d’expérience utilisateur). C’est un outil entièrement gratuit.

Duolingo et Memrise

D’autres sites ou applications comme Duolingo (https://fr.duolingo.com) ou Memrise (https://www.memrise.com/fr/) peuvent être utilisés, notamment pour la compréhension et l’apprentissage des langues. Memrise, moins connu du grand public, est un outil efficace pour la mémorisation à long terme.
Une fois inscrit sur le site ou sur l’application, l’enseignant peut soit créer son propre cours, soit demander aux élèves de s’inscrire à un cours déjà présent sur le site (certains cours sont très bien faits comme ceux pour l’apprentissage des verbes irréguliers par exemple). En créant un cours, l’enseignant peut intégrer des images et des sons, voire de courts extraits vidéos. Là encore, l’algorithme qui sous-tend tout l’apprentissage permet de réviser chaque jour les éléments déjà vus mais sur le point d’être oubliés.
Les élèves peuvent ainsi apprendre à leur rythme et se lancer des petits défis de révision rapide. Le site est plutôt ludique pour l’utilisateur mais sa version gratuite contient de plus en plus de publicités. L’application peut être un atout pour les élèves qui souhaitent réviser régulièrement et à tout moment sur leur téléphone portable. Si ce site a été pensé en premier lieu pour les langues, il est tout à fait possible de créer des cours de révision en ÉMI et d’y inscrire les élèves pour des réactivations de notions en classe.

Les logiciels de tests en ligne

Enfin, pour des tests rapides permettant de consolider les apprentissages, plusieurs outils sont disponibles : notamment Kahoot (https://kahoot.com/fr), Quizlet (https://quizlet.com/fr-fr) ou encore Wooclap (https://www.wooclap.com/fr) qui permettent de créer des quizz rapidement et surtout d’avoir un retour immédiat sur les réponses des élèves. L’avantage des supports numériques est qu’ils ne nécessitent pas de correction et que les résultats peuvent être récupérés.
Wooclap par exemple est un outil intéressant pour dynamiser les cours d’éducation aux médias et à l’information. Chaque élève, doté d’une tablette, peut suivre la présentation qui est au tableau. À un moment donné du cours, choisi en amont dans la présentation, des questions vont s’afficher sur leur tablette. Ils disposent d’un certain temps (30 secondes ou 1 minute) pour y répondre. Cela permet de savoir si les élèves ont bien compris les notions et, dans le cas de réponses non satisfaisantes, de leur réexpliquer directement. Les élèves apprécient ce mode de fonctionnement car les questions ne sont pas des questions pièges, mais juste une vérification de la compréhension. Ils apprécient de trouver rapidement les bonnes réponses, le cours est dynamique, ce qui semble les encourager.

Conclusion

En utilisant dans leur pratique pédagogique des techniques basées sur la remobilisation des connaissances et la compréhension active, en mobilisant certaines méthodes issues des neurosciences, les professeurs documentalistes, comme tout enseignant, peuvent contribuer à consolider les apprentissages des élèves. Enseigner les techniques de mémorisation peut être un levier dans cette perspective.
Mais c’est aussi un défi : cela exige un investissement initial important en matière de préparation et de formation, et des ajustements en continu lors de l’introduction de techniques et d’outils nouveaux (cours à adapter, stratégies à élaborer, temps supplémentaire à prévoir). Des obstacles, tels que les contraintes de ressources ou les résistances institutionnelles peuvent aussi entraver la mise en œuvre de pratiques qui bousculent l’existant des formations.
Au-delà de ces difficultés, cependant, et des efforts supplémentaires à déployer, ces changements sont porteurs d’une nouvelle dynamique pour les pratiques : les bénéfices potentiels concernent autant l’enrichissement de l’expérience éducative que l’amélioration des apprentissages des élèves à long terme. Et ils plaident pour un rapprochement fécond entre l’enseignement et la recherche : les enseignants peuvent trouver là matière à information sur les avancées scientifiques, et à enrichir leurs pratiques, et en retour faire bénéficier les chercheurs de remontées du terrain, en prise avec les conditions réelles d’enseignement, attentives à ce qui est possible, compte tenu des besoins des élèves en situation. C’est cette idée que met en avant le projet des cogni’classes proposé par le collectif Sciences cognitives (sciences-cognitives.fr) : les classes y sont présentées comme une adaptation de la pédagogie pour le mieux apprendre et le mieux-être de tous, avec des déclinaisons différentes suivant les contextes.

 

 

Utiliser les neurosciences pour favoriser la mémorisation des élèves dans un contexte de cours bimensuel

Comme beaucoup d’enseignant·es documentalistes, j’ai les classes de 6e à l’emploi du temps, en demi-groupe, toutes les deux semaines. Je ne m’intéresserai pas ici au contenu de notre progression, mais plutôt à nos conditions d’enseignement et plus particulièrement à leurs modalités. Alors que nos collègues « de disciplines » voient les élèves régulièrement, et au pire des cas sur une périodicité hebdomadaire, nous sommes quant à nous confronté·es à une périodicité très faible, bimensuelle, voire encore plus faible quand des vacances scolaires ou une formation s’intercalent. Appliquant les conseils reçus lors de ma formation initiale dans l’enseignement, je ménageais un temps en début d’heure pour rappeler le contenu de l’heure précédente, mais je finissais souvent par donner toutes les réponses face à des élèves amorphes, ce qui était autant insatisfaisant qu’inutile. Comment faire dans ces conditions pour que les élèves réussissent à mémoriser le contenu des cours, et le réinvestissent rapidement au début du cours suivant ?

Où la courbe d’Ebbinghaus permet de comprendre les mécanismes de l’oubli

En 2017, mon équipe pédagogique s’est intéressée aux neurosciences et nous avons pu bénéficier de formations en établissement et d’un accompagnement de la CARDIE. En formation, on nous a présenté un schéma qui m’a soudainement fait comprendre beaucoup de choses : la « courbe de l’oubli » ! Cette courbe, basée sur les travaux d’Hermann Ebbinghaus de 1885, montre la capacité de rétention d’informations en fonction du temps qui passe.

La courbe d’Ebbinghaus. La consolidation mémorielle (s. d.). Sciences cognitives. Consulté le 20 avril 2023
https://sciences-cognitives.fr/wp-content/uploads/2020/10/AFSC-Fiches-Theoriques-La-consolidation-memorielle.pdf

On y voit deux axes : celui du temps et celui de la capacité à retrouver une information apprise. En effet, toute information acquise est amenée à s’oublier progressivement, c’est le fonctionnement normal de l’oubli. Au bout de 24 h, on considère qu’on n’aura retenu que 25 % des apprentissages, et ce taux diminue encore au fil des semaines. C’est exactement ce qui se passe avec notre groupe d’élèves, qui revient au bout de deux semaines avec un très faible souvenir de la leçon précédente. Cependant, le levier d’action réside dans la seconde courbe, en haut de la figure : si l’on revoit l’information après le premier apprentissage, le cerveau va la considérer comme utile et la retenir. Plus on revoit une information, et plus elle sera considérée comme utile et mémorisée1. C’est sur cette courbe que l’on va s’appuyer pour parler de métacognition aux élèves et leur donner des outils pour mémoriser les contenus travaillés en classe.

Où l’on rend les élèves acteurs de leurs apprentissages

Les élèves sont en général assez friands des éléments qu’on peut leur donner sur le fonctionnement de leur cerveau. En début d’année, on va ainsi pouvoir leur parler de la difficulté à mémoriser que l’on rencontrera dans le contexte des cours, puisqu’on ne se verra que toutes les deux semaines. Il faut ensuite déconstruire l’idée commune qu’on peut mémoriser après un seul apprentissage. Une image utilisée fréquemment dans les formations en neurosciences est celle des pas dans la neige : la première fois que l’on marche dans son jardin pour aller au fond de celui-ci, dans la neige, il n’y a pas de chemin, il est laborieux d’y aller. C’est le cas de notre premier apprentissage. Plus on réemprunte ce chemin, plus les traces de pas vont se superposer, plus le chemin sera large et aisé. C’est ce qui se passe dans le cerveau, quand on renforce des connexions neuronales. L’accès à l’information sera plus rapide et plus aisé. Donner ces clés aux élèves, leur parler de métacognition, c’est les rendre acteurs de leurs apprentissages et les aider à mettre en place, de manière autonome, des stratégies d’apprentissage.

Où l’on revoit nos objectifs notionnels

Pour mémoriser à long terme une information, il faut donc y revenir, la reprendre, la réactiver régulièrement. On parlera alors d’apprentissage distribué dans le temps, par opposition à un apprentissage massé, où une notion n’est vue qu’une fois. Pour entrer dans un apprentissage distribué, il faut commencer par se questionner, en tant qu’enseignant·e : parmi le contenu de mon heure de cours, que puis-je considérer comme essentiel ? Quels éléments est-il important que les élèves aient absolument mémorisés ? Il faut réussir à identifier ces essentiels2, ceux qui seront nécessaires pour aborder la suite de la progression pédagogique et qui devront être mémorisés sur un temps long. Il faut alors se défaire de l’envie, illusoire, que les élèves retiennent tout. L’acquisition solide de quelques connaissances sera préférable, à long terme, à l’oubli de beaucoup de notions. À partir de ces essentiels, on pourra mettre en place des techniques pour reprendre les notions, au sein du cours, puis dans l’intervalle entre deux séances.

Où l’on propose des outils de mémorisation aux élèves

Pendant la séance, on va tenter au maximum de permettre aux élèves de reprendre les notions abordées. Diverses techniques sont envisageables, des plus évidentes (interroger plusieurs élèves successivement ou après quelques minutes, faire reformuler par un élève un énoncé…) aux plus complexes. Ainsi, plutôt que de faire recopier un mot aux élèves à partir de la trace écrite au tableau, je transforme ce travail de copie en reprise de notion : j’écris alors le mot au tableau, puis j’indique aux élèves qu’ils auront à l’écrire dans quelques minutes sur leur feuille ; je leur demande de le mémoriser, de se le répéter, de fermer les yeux et de se le répéter encore ; j’efface alors le tableau, je prends le temps de distribuer les feuilles, et l’élève recopie le mot qui n’est plus au tableau au bon endroit. Avec cette activité, l’élève commence à mémoriser l’information, et repère qu’elle est signalée comme essentielle. Bien sûr, ces activités sont bien plus chronophages qu’une simple copie au tableau, aussi faut-il en user avec mesure.

Après ces reprises en classe, il faut songer à permettre aux élèves de mémoriser les essentiels avant la séance suivante. Au début de ma pratique pédagogique, j’annonçais fièrement à mes classes que je ne leur donnerais jamais de devoirs à faire à la maison. Maintenant, je leur annonce tout aussi fièrement qu’il y aura toujours des devoirs à faire à la maison, mais des devoirs très brefs, un QCM de trois questions au maximum, et que j’attends d’eux qu’il soit systématiquement fait.

J’avais d’abord conçu ces QCM, proposés grâce à l’outil Pronote, comme des outils facultatifs pour retenir les notions. Cependant, lors de la séance suivante, je constatais que le résultat restait le même : des élèves qui me regardaient passivement sans savoir répondre à la réactivation de début d’heure. Les années suivantes, j’ai rendu ces QCM obligatoires : je contrôle que chaque élève a répondu aux questions, et j’évalue en fin de période leur assiduité dans le socle commun de connaissances (item D2.1 du cycle 3 : Se constituer des outils de travail personnel et mettre en place des stratégies pour comprendre et apprendre). En complément de ces QCM, qui ne peuvent se faire qu’une fois, je propose des activités construites avec le site https://learningapps.org/ qui reprennent les mêmes questions, et que l’élève pourra refaire ou faire avant de se tester sur le QCM.

Une fois qu’il est convenu qu’il y aura un QCM, on peut, au moment où l’on aborde la notion essentielle en classe, la signaler comme étant l’une des réponses du QCM. Les élèves se montrent souvent assez surpris qu’on leur donne les réponses : de toute évidence, l’évaluation ou l’exercice reste dans l’opinion commune un piège mis en place par l’enseignant·e, et non un outil d’évaluation, de progrès et d’apprentissage. Parler de métacognition aux élèves, leur donner les clés pour apprendre, c’est aussi se positionner comme accompagnateur de l’apprentissage et non plus en censeur : c’est autant de gagné pour dédramatiser l’erreur et éviter le stress.

Où l’on reprend sereinement les notions essentielles

En début de séance, on va ensuite pouvoir ritualiser un temps de réactivation. Cette introduction à la séance va prendre la forme de quelques questions. Celles-ci doivent reprendre celles du QCM préparé par les élèves. Une fois l’année bien avancée, je reprends également des notions abordées antérieurement, toujours selon le mécanisme mis en avant par la courbe d’Ebbinghaus. Cette ritualisation doit mettre tous les élèves en situation d’engagement actif, et on ne peut pas se contenter d’interroger oralement quelques élèves. Pour cela, il y a plusieurs possibilités, de la plus
numérique (avec l’application Plickers, qui permet de tester rapidement les élèves3), à la plus classique qui est celle d’une ardoise, et que j’utilise personnellement. Pour favoriser la coopération, je laisse les élèves travailler en îlots, le fait de reformuler à un·e camarade étant encore une excellente manière de reprendre une notion. Je permets aux élèves de chercher les solutions dans leurs fiches, même s’il serait souhaitable de ne pas y recourir. Encore une fois, chercher la solution est une manière de reprendre une notion. Le plus souvent, il n’est pas nécessaire de corriger ces questions car les élèves ont tous restitué les réponses. On peut alors commencer la séance.

Rituel de début de séance : les questions de réactivation sont affichées au tableau, avec un temps limité. Les élèves cherchent les réponses et complètent leur ardoise.

Je propose encore un temps de réactivation juste avant une évaluation : les élèves sont invité·es à s’auto-positionner individuellement sur les compétences qui seront mobilisées sur un petit tableau (je sais / je ne sais pas / je ne suis pas sûr·e). On forme ensuite des groupes d’entraide, avec à charge pour les élèves confiant·es de débloquer les autres en quelques minutes, en expliquant, utilisant les leçons, se déplaçant, prenant des exemples… L’intérêt de ce temps a pour objectif de réactiver les notions, évidemment, mais surtout de mettre l’élève en confiance et de faire diminuer les hormones de stress. En effet, libérées en trop grande quantité, ces hormones bloquent l’accès aux connaissances stockées dans le cortex.

Avant l’évaluation : un élève complète son auto-positionnement

Depuis que j’ai mis en place ces rituels de classe, j’ai certes perdu du temps, car comme je l’ai dit, ces moments sont chronophages. Mais j’en ai également gagné beaucoup, car je travaille désormais avec des élèves plus engagé·es dans la construction de leurs apprentissages, et qui mémorisent sur un plus long terme les notions abordées. Ces changements se constatent surtout sur la rapidité de mise au travail en début de séance.

Où l’on peut encore aller plus loin

Sur le plan de ma seule progression, les résultats pourraient être probablement encore meilleurs en planifiant davantage les ré-apprentissages des élèves. En effet, je ne peux pas savoir à quelle date les élèves ont répondu au QCM proposé sur Pronote. Le risque est qu’il ait été fait la veille, avec un effet de bachotage (qu’on appelle apprentissage massé) au détriment de l’apprentissage distribué que j’essaie de mettre en place avec les activités Learningapps et le QCM.

Dans mon établissement, j’ai la chance d’avoir une petite équipe de collègues qui s’est intéressée à cette question de la mémorisation par les neurosciences. Les professeur·es principaux·ales sont un petit nombre à avoir mis en place des « cahiers de réactivation ». Ces cahiers permettent de noter à chaque heure une question (et sa réponse), qui correspondent aux essentiels. On y fait également figurer la date où la notion a été vue. Plusieurs colonnes, à j+1, j+7, j+30, j+60 permettent de réactiver ces essentiels de manière expansée4. Ce cahier forme, au cours de l’année, un répertoire des essentiels de la classe, une sorte de mémoire commune des apprentissages de l’année, que partagent élèves et équipe enseignante.

Pour conclure, on voit que le fonctionnement de la mémorisation mis en évidence par les neurosciences, ainsi que les différents travaux de recherche sur l’emploi des sciences cognitives au service de la pédagogie nous offrent plusieurs leviers pour aider les élèves à mieux apprendre et à devenir acteurs de leurs apprentissages. Ces outils ou ces techniques sont pour certains intégrables à notre pratique quotidienne sans demander de trop grands aménagements. C’est encore l’occasion d’envisager des innovations en équipe, afin de tisser des liens entre les enseignements et de mettre en valeur les savoirs. Plus simplement, c’est une manière efficiente de faire évoluer sa pédagogie au service de la réussite des élèves.

Cahier de réactivation d’une classe de 6e