Franquin, un prodigieux besoin de rire

La célébration du centenaire de la naissance de Franquin nous offre l’occasion de parcourir l’œuvre de ce maître du neuvième art, représentant emblématique de l’école de Marcinelle.
Un homme discret et modeste (comme un de ses personnages) qui toute sa vie resta fidèle à des valeurs humanistes. Un dessinateur qui s’adressa aux enfants avec un but : « L’éducatif, ce n’est pas de faire une biographie de Christophe Colomb, qui en somme était un sale esclavagiste et qui a provoqué une foule de saloperies. L’éducatif, c’est d’apporter le rire dans les familles où on ne rigole pas. »
Dans nos CDI, les collégiens secoués de spasmes silencieux à la lecture de Gaston Lagaffe ou les lycéens souriant à l’humour grinçant des « Idées noires » sont la preuve vivante que la mission qu’il s’est donnée est accomplie et qu’elle perdure par-delà les années.
Pour fêter cet anniversaire, en bonus, une playlist en hommage à Franquin.

Ces gens-là. Jacques Brel

André Franquin est né le 3 janvier 1924, à Etterbeek, commune voisine de Bruxelles. Sa mère fait trois fausses couches avant sa naissance. Lorsqu’il paraît, ses parents sont relativement âgés. Son père Albert, petit employé de banque, offre à sa famille une vie terne et austère. Avec une mère « lamentatoire » et un père de mauvaise humeur, faut vous dire qu’on ne rit pas chez ces gens là… André, sans frère ni sœur, ni cousins, trouve de la compagnie auprès des animaux qui peuplent la maison. Une tortue, un écureuil, des poules, des perruches, petit bestiaire que l’on retrouvera dans l’œuvre future. Le jeune garçon échappe à cette vie monotone en lisant des illustrés : Mickey, Robinson, Hop-Là. En lisant et surtout en dessinant. Dès son plus jeune âge, son trait suscite l’admiration de sa famille comme il le confie à Numa Sadoul :

Un oncle m’avait offert un de ces tableaux d’écolier, une planche noire supportée par un trépied. Il s’est fait que mon père a été frappé par un gribouillage que j’y avais inscrit, un dessin à la craie représentant un chien qui respirait une fleur. Mon père trouvait le dessin si beau qu’il est allé avec le tableau noir chez un ami photographe et qu’il l’a fait reproduire. Quand vous avez cinq ans et qu’on prend au sérieux votre œuvre au point d’en faire une photo, ça vous fait un certain effet.

André suit ses études dans la sévère école catholique Saint-Boniface d’Ixelles, école qui avait accueilli quelques années auparavant Hergé. Là, il ne rit pas beaucoup non plus. À la fin de ses humanités, son père, sans doute pour satisfaire des ambitions frustrées, souhaite qu’il devienne ingénieur (où ça ?) agronome (j’ai honte !). Grâce à une conspiration entre sa mère et des voisins, le jeune homme qui ne souhaite qu’une chose – dessiner – est inscrit en 1942 à l’école Saint-Luc pour y apprendre sérieusement le dessin. Dans cette institution d’art religieux, même s’il partage de bons moments avec ses camarades, André s’ennuie ferme et ne reste au final qu’un an. Quelque temps après la fermeture de l’établissement pour cause de bombardements, le dessinateur Eddy Paape (futur créateur de Jean Valhardi) recommande Franquin à la CBA (Compagnie belge d’actualités) un nouveau studio qui souhaite se lancer dans le dessin animé.

En septembre 1944, il est engagé comme animateur. Parmi ses collègues du studio, il rencontre Maurice De Bevere (Morris, dessinateur de Lucky Luke) et Pierre Culliford (Peyo, dessinateur des Schtroumpfs) avec lesquels il devient ami (pour la vie). Malheureusement, le rêve de dessin animé tourne court. Le patron de la CBA, soupçonné de collaboration avec les Allemands, est arrêté et le studio fermé.

L’Amérique, l’Amérique. Joe Dassin

Grâce à Morris, Franquin trouve du travail comme illustrateur aux éditions Dupuis, plus exactement dans les pages du Moustique, programme hebdomadaire de radio, d’humour et de détente. Il y rencontre Joseph Gillain (Jijé dessinateur des Aventures de Spirou) qui l’invite à venir travailler chez lui avec Morris et Will (Tif et Tondu). Jijé, leur aîné d’une dizaine d’années, déjà bien installé dans la profession, va jouer le rôle de maître auprès de ses jeunes recrues. Dans cet atelier, ils travaillent quotidiennement ensemble dans une ambiance familiale ponctuée de bons repas et de franches rigolades (enfin !). Submergé par le travail et voulant terminer son ambitieuse biographie de Don Bosco, Jijé confie à Franquin les Aventures de Spirou. Le jeune homme dessine, encore maladroitement, Fantasio et son tank, qui sera publié dans l’almanach Spirou de 1947.

Jijé, catholique convaincu, craignant une invasion soviétique et une troisième guerre mondiale, décide de s’exiler avec femme et enfants aux États-Unis. Il entraîne avec lui Franquin et Morris qui, eux, espèrent travailler pour Walt Disney. Ils débarquent à New York en 1948 et traversent les États-Unis dans une vieille Ford Huston. Le rêve de travailler pour Disney tombe rapidement à l’eau. À cette époque, le père de Mickey licencie plus qu’il n’embauche. La petite troupe, dont le visa est de courte durée, se réfugie au Mexique où elle réside durant quelques mois. Franquin, en pleine jeunesse, profite de cette escapade mexicaine pour faire la fiesta et s’abreuver de tequila avec son compère Morris. Ce qui ne l’empêche pas d’envoyer ses planches de Spirou par la poste. Au bout de quelque temps, il décide cependant de rentrer en Belgique où l’attend avec patience Liliane qu’il épouse en 1950. Morris reste encore un peu aux États-Unis, s’imprégnant des paysages qui lui serviront pour Lucky Luke.

Sur l’aventure mexicaine, on peut lire la bande dessinée Gringos Locos, scenario de Yann et dessin (magnifique ligne claire) d’Olivier Schwartz chez Dupuis. Yann, scénariste historique de Dupuis, s’est entretenu de nombreuses fois avec Franquin sur son voyage américain. Il s’est servi de ces conversations pour écrire son scenario. Après sa publication, les familles contestèrent sa version des faits, demandèrent un droit de réponse qui fut intégré à l’album. À lire, malgré tout.

Hotel California. Eagles
(ne pas oublier que Spirou est un groom)

Entre 1950 et 1969, Franquin va donc dessiner de nombreuses aventures de Spirou et Fantasio. Dans cette série, il peut aborder tous les genres : le polar avec La mauvaise tête (à condition, lui intime Charles Dupuis, de ne pas représenter d’armes à feu), l’espionnage avec Le Temple de Bouddha et l’aventure avec La Corne de Rhinocéros. Son Spirou va devenir la star de l’hebdomadaire qui porte son nom : il sera toujours plébiscité lors des référendums auprès des lecteurs du journal. Le dessinateur sent qu’une énorme responsabilité pèse sur ses épaules ou plutôt sur son crayon. Pour se soulager, il crée un atelier à Bruxelles, 15 avenue du Brésil, dans lequel travaillent les scénaristes Henri Gillain (le frère de Jijé), Rosy et Greg (le père d’Achille Talon) et les dessinateurs (pour les décors) Jidéhem et Will.

Franquin va créer des personnages qui deviendront rapidement iconiques. Pacôme Hégésippe Adélard Ladislas, comte de Champignac, savant fou, inventeur déjanté, grand amateur de champignons. Zorglub, autre savant dément mais du côté obscur de la force. Zantafio, cousin malfaisant de Fantasio. Seccotine, jeune journaliste se déplaçant en scooter, trop rare personnage féminin de la bande dessinée franco-belge. Enfin, le Marsupilami qui fait son apparition dans Spirou et les héritiers (1952). Cet animal légendaire, appartenant à la cryptologie, doit sa naissance à l’observation d’un contrôleur du tramway de Bruxelles qui devait faire dix choses à la fois. Le Marsupilami connaîtra un tel succès que le dessinateur en gardera les droits. On le retrouvera dans des séries parallèles et même en dessin animé.

En mai 1961, Franquin publie dans Spirou les premières planches de QRN sur Bretzelbourg, réquisitoire humoristique contre le militarisme. Empoisonné par l’inhalation d’un produit toxique, harassé par des années d’un travail de stakhanoviste, pressuré par des contraintes continuelles de livraison de ses dessins, il entre dans une profonde dépression. Dans la dernière planche qu’il livre, le sadique docteur Kilikil s’adresse d’une façon prémonitoire à Fantasio « Ze zont fos nerfs gu’il faut soigner ». Les lecteurs devront attendre avril 1963, pratiquement deux ans, pour connaître la fin de l’histoire. Durant toute cette période, l’artiste ne rit plus, il broie du noir.

En 1967, alors qu’il commence Panade à Champignac, Franquin sait que ce sera la dernière aventure de Spirou qu’il dessine. D’ailleurs l’histoire est si courte, trente sept planches, que pour sa sortie en album, il y ajoute Bravo les Brothers dans lequel Gaston Lagaffe offre à Fantasio un trio de chimpanzés qui vont ravager la rédaction. À tel point que Fantasio est obligé de prendre : « le tranquillisant que Franquin a oublié ici un jour » Magnifique preuve d’autodérision, s’il en est !

Dans Les aventures de Spirou et Fantasio, Franquin, grâce à un trait virtuose, impose son style : savant mélange de réalisme, de caricature et d’humour. Il excelle plus particulièrement dans les scènes d’action, de bagarre ou de poursuite.

Le dessinateur passe la main à Jean-Claude Fournier, dessinateur breton, qu’il a choisi et qui va proposer une vision plus poétique et écologique des aventures du célèbre groom.

Modeste et Pompon, pompon. Ludwig van Beethoven
(j’ai honte, heureusement il est sourd !)

En 1955, Franquin découvre que les éditions Dupuis lui ont dissimulé la réimpression d’un album de Spirou ainsi qu’un tirage supplémentaire de sept mille exemplaires d’un autre titre, ce qui représente pour le dessinateur un manque à gagner important. Lui qui en plus du succès de sa reprise de Spirou se décarcasse pour le journal, dessinant des bandeaux-titres de couverture, des culs-de-lampe, fournissant des illustrations de couverture pour les autres titres de Charles Dupuis, se sent trompé, pire, floué. Son attachement et sa fidélité à son éditeur paternaliste en prennent un coup. Il menace alors de le quitter avec perte et fracas. À la tête des éditions du Lombard et du journal Tintin, Raymond Leblanc, trop content de voler un auteur vedette à son concurrent, profite de l’occasion et ouvre grand sa porte à Franquin. Le dessinateur s’engage à fournir chaque semaine au journal une page gag de Modeste et Pompon. Il a choisi le nom de Modeste dans le calendrier et Pompon parce qu’elle porte des pompons dans les cheveux. Lorsqu’il rentre chez lui, après avoir signé son contrat, Liliane, son épouse, s’arrache les cheveux en constatant qu’il n’a rien négocié avec son nouvel éditeur, se contentant de recevoir ce que l’on donne à un débutant. Franquin n’a pas et n’aura jamais le sens des affaires.
Réconcilié avec Charles Dupuis qui a fait jouer les violons pour le récupérer, le dessinateur se voit contraint de livrer, en plus des deux planches hebdomadaires de Spirou, la page de Modeste et Pompon. Pour le seconder dans ce surplus de travail, Franquin s’associe à des scénaristes expérimentés tels Greg, Peyo et même René Goscinny, à qui il présente ainsi ses personnages : « Pompon est gentille, Modeste est un vantard sympa, mais question psychologie, il ne faut pas trop leur en demander ». Les autres personnages sont Félix, un ami représentant de commerce essayant de leur vendre des gadgets inutiles, les trois neveux de Félix, de petits diables sympathiques et deux voisins : l’un grincheux et l’autre casse-pied.

Dans cette série sur un jeune « couple » représentatif des classes moyennes, on découvre le goût du dessinateur pour le design inspiré de créateurs emblématiques de son époque. Ainsi le fauteuil « Lady » dessiné par le designer italien Marco Zanuso dans lequel Modeste lit son courrier ou son journal. Une série emblématique de la vie en banlieue durant les Trente Glorieuses, avec pour modèle l’« american way of life ».

En 1959, après 183 planches, Franquin, au bord du burn-out et du nervous breakdown, abandonne Modeste et Pompon à Dino Attanasio, heureux de se libérer ainsi d’une lourde charge.

Gaston y a l’téléfon qui son. Nino Ferrer

Dans le Spirou du 28 février 1957, un jeune homme entre timidement dans la rédaction, il est habillé avec élégance, nœud papillon, veste boutonnée, pantalon à pinces, chaussures de ville. On suit ses traces dans les marges du journal. Première apparition de Gaston.

Franquin a présenté au rédacteur en chef, le génial Yvan Delporte, l’idée d’un personnage de bande dessinée qui ne serait pas dans une bande dessinée. N’ayant rien à faire, il saboterait le journal par ses maladresses, par ses gaffes. Le rédacteur en chef, anarchiste et anticonformiste, saute avec joie sur cette idée saugrenue. Le mois d’après, Gaston a changé son élégante tenue pour un col roulé vert et un jean (les espadrilles viendront après), il fume tranquillement une cigarette (autres temps, autres mœurs !) tandis que Fantasio, le désignant, prévient ainsi les lecteurs :

« Attention depuis quelques semaines, un personnage bizarre erre dans les pages du journal. Nous ignorons tout de lui. Nous savons simplement qu’il s’appelle Gaston. Tenez-le à l’œil ! Il m’a l’air d’un drôle de type ! ».

Ce drôle de type multiplie les maladresses : il renverse de l’encre sur le concours de la semaine, place devant l’objectif son visage, obstruant ainsi un article ou lâche des souris dans le journal.

Un tel personnage qui ravit à la fois son créateur et les lecteurs ne pouvait rester indéfiniment limité aux marges de Spirou. Franquin trahit donc son idée originelle et l’intègre dans une série qui comprendra… 909 planches !

Le 15 décembre 1960, à la stupeur de ses jeunes lecteurs, Gaston est licencié par Monsieur Dupuis ! Il faut dire qu’il a introduit depuis plusieurs semaines une vache dans les locaux de la rédaction. Au bout de quelque temps, Fantasio lance un appel aux lecteurs : « Écrivez en masse, par milliers, écrivez à M Dupuis de reprendre Gaston. » L’appel est entendu, la rédaction reçoit plus de 7000 lettres, Gaston est réintégré. Franquin et Delporte se félicitent de leur mise en scène.

De 1957 à 1991, Gaston va assumer sa tâche première de saboter le bon fonctionnement de la rédaction par son goût du moindre effort, son éloge de la sieste, et par ses dangereuses inventions aux domaines d’application variées (cuisine expérimentale, chimie amusante, musique polyphonique). Il va également, au volant de sa Fiat 509, modèle 1925, rapidement semer la panique, aussi bien en ville, au grand dam de l’agent Longtarin, qu’à la campagne.

Parmi les personnages emblématiques de la série, outre Fantasio qui sera remplacé par Prunelle comme rédacteur en chef, on rencontre l’homme d’affaires Monsieur De Mesmaeker, victime d’un running gag l’empêchant de signer ses contrats, l’agent Longtarin dont l’idée fixe est de verbaliser Gaston, Mademoiselle Jeanne qui lui voue un amour platonique, Jules-de-chez-Smith-en-face, son ami du bureau d’en face, comme son nom l’indique et Joseph Boulier, caricature du comptable de Dupuis qui avait essayé d’escroquer Franquin. À ces personnages s’ajoutent un chat dingue et une mouette rieuse.

Gaston Lagaffe sert de porte-voix aux batailles que Franquin livre contre la bêtise humaine. Il part en guerre contre les parcmètres : « Tu paies pour rouler, tu paies pour t’arrêter ». Il s’oppose à Thierry Martens, nouveau rédacteur en chef de Spirou, qui publie des articles sur les maquettes d’avion nazis : « Je considère toute chose militaire comme épouvantablement stupide, démesurément absurde ». Un gag illustre cet antimilitarisme viscéral dans lequel Gaston désagrège un défilé militaire avec un sac de noix renversé. Par le biais de son personnage, le dessinateur soutient également des associations. Pour l’UNICEF, il crée un autocollant sur lequel Gaston tient dans ses bras un enfant africain décharné à qui il donne un biberon en forme de bombe, tout en déclarant : « Vous êtes certains que nous les aidons ? » Écologiste avant l’heure, il offre à Greenpeace une affiche intitulée Sauvons les baleines. Enfin, pour Amnesty International, il dessine une planche dans laquelle Gaston est frappé, électrocuté et torturé avant d’être déporté dans un camp de concentration.

En 2023, les éditions Dupuis, publient, contre la volonté d’Isabelle Franquin, la fille du dessinateur, Le retour de Lagaffe par Delaf, dessinateur canadien. Un album purement commercial dont on peut facilement se passer.

Back to black. Amy Winehouse
(avec modération si possible)

« Les Idées noires – déclarait Franquin – c’est Gaston tombé dans la suie. » Les premières Idées Noires paraissent dans le Trombone Illustré, cet ovni qui est venu dynamiter le magazine Spirou. À la fin des années 70, Delporte (qui n’est plus rédacteur en chef) et Franquin sont mécontents de la ligne éditoriale conduite par le rédacteur en chef trop conservateur à leurs yeux. Les deux amis arrivent à persuader Charles Dupuis (qui ne peut rien refuser à Franquin) d’intégrer à Spirou un supplément faussement clandestin agrafé au centre du journal. La rédaction est située dans un entresol dans la cour de l’immeuble Dupuis à Bruxelles. Malgré ses faibles moyens, Le Trombone illustré va accueillir de grands dessinateurs : Gotlib, Alexis, F’Murr, Rosinski et leur offrir un espace de liberté correspondant à l’évolution de la bande dessinée qui s’éloigne de l’enfance pour devenir adulte. C’est dans ce supplément que paraissent les premières Idées noires. L’expérience va durer seulement trente semaines, la cohabitation entre les deux journaux totalement opposés, l’un réac, l’autre anar, ne pouvant durer plus longtemps.

En 1977, Gotlib qui considère Franquin comme un de ses maîtres va accueillir les Idées noires dans les pages de Fluide Glacial, une revue qu’il a créée deux ans auparavant.

Contrairement à d’autres dessinateurs de sa génération, Franquin n’hésite pas à afficher ses convictions. S’il met en scène les peurs ancestrales de l’humanité (loup, foudre, monstre nocturne) il n’oublie pas des peurs bien plus contemporaines (pollution, capitalisme, nucléaire). Avec toujours comme ultime leçon : du pire, il faut toujours rire…

Ce dessinateur « engagé » va donc défendre de multiples causes à travers les Idées noires. L’antimilitarisme : un général convié par un marchand d’armes à prendre un cigare sur son bureau allume un obus antiaérien. La défense des animaux : une corrida dans laquelle le taureau a eu les deux oreilles et la « queue » du matador. L’anticléricalisme (se vengeant de sa jeunesse passée dans des institutions religieuses) : un prêtre apprenant que l’autocar rempli de pèlerins s’est écrasé au fond d’un précipice et que le petit chien de Madame Ramponneau a survécu s’écrie : « Un vrai miracle ». L’interdiction de la chasse : avec PANDAN-LAGL, la cartouche de sécurité pour lapins qui explose aux visages des chasseurs. L’abolition de la peine de mort : la sentence « Toute personne qui en tuera volontairement une autre aura la tête tranchée » s’appliquant à une succession infinie de bourreaux qui se guillotinent les uns après les autres.

Les Idées noires marquent une rupture technique dans l’œuvre de Franquin. Il s’inspire d’autres auteurs maîtres du noir et blanc comme Charles Elmer Martin, dessinateur du Saturday Evening Post ou du dessinateur italien Guido Buzzelli. La découverte du Rotring, stylo avec un réservoir d’encre, va le pousser dans un style à la fois plus fouillé et plus minutieux. Elles sont publiées en deux tomes en 1981 et 1984 chez Audie, la maison d’édition créée par Gotlib

Le 5 janvier 1997, Franquin n’a pas relié une corde entre un arbre et son cou, avant de se jeter en voiture dans la mer du haut d’une falaise afin que l’on dise à son enterrement :
« … je ne l’ai pas pris au sérieux quand il a parié qu’il mourrait pendu et noyé dans un accident de voiture… » (Idée noire n° 18).

Le 5 janvier 1997, il est mort bêtement d’un infarctus.
« Et ça ne l’a pas fait rire… »

 

Ressources 

Émissions de Radio

« Qu’est-ce que créer ? L’Art neuf de la bd » 4/5. QRN sur Bretzelburg de Franquin et Greg par François Schuiten. France Culture. Cours au Collège de France. Août 2023. 58 minutes.
Passionnante conférence du dessinateur des Citées Obscures. Visible également sur Youtube.

André Franquin (1924-1997) génial, modeste et discret. France Culture. Émission Toute une vie. Octobre 2014. 59 minutes.
Un portrait de l’artiste par José Louis Bocquet, journaliste et scénariste, Jean-Claude Menu, dessinateur et éditeur et Numa Sadoul, auteur d’Et Franquin créa Lagaffe.

Filmographie

Boujenah, Paul. Fais gaffe à Lagaffe. Société Nouvelle de Cinématographie (SNC), 1981, 85 minutes.
Nanar oubliable malgré la présence de Daniel Prévost dans le rôle de Prunelle.

Martin-Laval, Pierre-François. Gaston Lagaffe. Les Films du Premier ; Les Films du 24 ; UGC Images, 2018, 84 minutes.
Adaptation médiocre par un des Robin des bois.

Chabat, Alain. Sur la piste du Marsupilami. Pathe Distribut, 2012, 105 minutes.
Sans doute, le plus fidèle à l’esprit de Franquin. Mention spéciale à Lambert Wilson, dictateur sud-américain travesti en Céline Dion.

Musées/ Expositions

Maîtres de la BD européenne. BnF, 2000. Plusieurs planches sont consacrées à Franquin et à ses personnages. Exposition en ligne.
> http://expositions.bnf.fr/bd/index.htm

La BD à tous les étages. Centre Georges Pompidou, 29 mai au 4 novembre 2024.
Avec, entre autres, « Bande dessinée, 1964-2024 » une immersion exceptionnelle dans les multiples univers du neuvième art. Planches originales, dessins inédits, carnets de travail…
Avec notamment, pour le rire, des planches de Franquin, Gotlib, Bretécher, Catherine Meurisse…

Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Angoulême.
Elle propose un article très détaillé sur la BD
Gringos locos et les controverses qui ont accompagné sa sortie. Vous pourrez également consulter un dictionnaire de la BD, avec, par exemple, une entrée sur le « dessin vivant » à partir du personnage de Mademoiselle Jeanne.
> https://www.citebd.org/neuvieme-art/gringos-locos-la-legende-retournee
> https://www.citebd.org/neuvieme-art/dictionnaire

Le monde de Franquin. Cité des sciences et de l’Industrie, du 19 octobre 2004 au 31 août 2005. Le dossier de presse de cette exposition est téléchargeable :
> https://www.cite-sciences.fr/archives/francais/ala_cite/expo/tempo/franquin/divers/presse.html

Musée de la BD. Bruxelles
> https://www.cbbd.be/fr/accueil

Sitographie

Dupuis. Site de l’éditeur historique de Franquin.
> https://www.dupuis.com/

Franquin, Marsu productions. Site très complet sur la vie et l’œuvre du dessinateur.
> http://www.franquin.com/

Gaston Lagaffe. Éditions Dupuis : Site « officiel » de Gaston.
> https://www.gastonlagaffe.com/franquin.html

Franquin en 1971 : « Gaston est un grand travailleur ». INA, 2020, maj 2024. À l’occasion du centenaire de la naissance de Franquin et de l’édition par La Poste en 2024 d’un timbre représentant un autoportrait du dessinateur, l’INA propose de nombreuses vidéos sur celui-ci.
> https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/franquin-
bd-gaston-lagaffe

Dans les programmes

COLLEGE

Français, Cycle 3
Sixième : Culture littéraire et artistique : Littérature jeunesse, bande dessinée, notamment dans le cadre des thèmes suivants : « Héros/héroïnes et personnages ; Se confronter au merveilleux, à l’étrange ; Vivre des aventures ; Le monstre, aux limites de l’humain »
Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015 modifié par Bulletin officiel n° 30 du 26-7-2018

Français, Cycle 4
Cinquième : Culture littéraire et artistique : « Héros/héroïnes et héroïsmes : On peut aussi exploiter des extraits de bandes dessinées »
Troisième : Culture littéraire et artistique « Dénoncer les travers de la société : on étudie des dessins de presse ou affiches, caricatures, albums de bande dessinée. » « Les caricatures sont-elles des insultes ou des dénonciations ? Lecture de dessins de presse ; dessins satiriques d’élèves sur l’actualité ou sur la vie du collège »
Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015 modifié par Bulletin officiel n° 30 du 26-7-2018

Arts plastiques, Cycle 4
« Les genres hybrides ou éphémères apparus et développés aux XXe et XXIe siècles : bande dessinée » « la caricature »
Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015 modifié par Bulletin officiel n° 30 du 26-7-2018

LYCEE

Français, Seconde
Le roman et le récit du XVIIIe siècle au XXIe siècle : « Pistes de prolongements artistiques et culturels, et de travail interdisciplinaire : bande dessinée, roman graphique »
BOEN spécial n° 1 du 22 janvier 2019

Programme de spécialité d’arts de première et terminale générales : arts plastiques et histoire des arts.
BOEN spécial n° 1 du 22 janvier 2019

Enseignement Moral et Civique, seconde – première – terminale
Dans le cadre des thèmes annuels des classes de :
• Seconde (également étudié en seconde professionnelle) : la liberté, les libertés
« découvrir la richesse et la variété des supports et des expressions »
« tolérance. Respect de la personne humaine. » « liberté d’expression » « L’engagement au regard des libertés » « Les enjeux éthiques : approches des grands débats contemporains »
• Première : la société
• Terminale : la démocratie
BOEN spécial n° 1 du 22 janvier 2019
• Terminale professionnelle : S’engager et débattre en démocratie autour des défis de
Société : « la liberté d’expression »
BOEN spécial n° 1 du 6 février 2020

 

Franquin © Dupuis

Les classiques en bande dessinée

Les classiques, caractérisés par leur pérennité, continuent de s’imposer par leur pertinence thématique et leur universalité narrative. Ces œuvres transcendent leur contexte original pour toucher des générations successives, abordant des valeurs humaines fondamentales tout en reflétant des préoccupations éthiques et esthétiques durables.
Comme le souligne le journaliste Christophe Averty dans un article du Monde : « On reconnaît les classiques à leur universalité : ils parlent à tous et traversent les âges sans prendre une ride. Les adaptations, au cinéma ou en bande dessinée, leur permettent de continuer à toucher de nouveaux publics1. »
Les genres de ces adaptations sont divers, incluant fables, contes, nouvelles et romans, couvrant une gamme de genres allant de l’aventure, comme dans Le Tour du monde en 80 jours, au fantastique, avec Dracula ou Le Horla, en passant par la poésie avec Le Petit Prince. Chaque adaptation offre une lecture renouvelée qui stimule ou provoque de nouvelles interactions et interprétations pour un dialogue fécond entre les textes. Elle permet aussi de redécouvrir des thèmes classiques sous un nouveau jour, de réévaluer des personnages à travers une perspective moderne, ou simplement de réactualiser une œuvre ancienne.

Dépoussiérer les classiques

Ces ouvrages qui nous paraissent indispensables à transmettre sont parfois difficiles d’accès : le vocabulaire trop soutenu, l’emploi des temps du passé trop suranné ou encore la narration trop lente en détournent les lecteurs potentiels.
Grâce au 9e art, il est possible de faire découvrir de manière plus facile certaines œuvres et d’éviter qu’elles prennent la poussière sur les rayonnages du CDI.
La bande dessinée, mêlant textes et images, permet donc de transmettre ces récits intemporels, facilitant l’entrée dans la lecture en encourageant les lecteurs à passer des images aux mots, à parcourir l’adaptation avant de se tourner vers l’original.
Il s’agit, ni plus ni moins que de fournir aux lecteurs ce que Maylis de Kerangal, interviewée par Le Monde, appelle un « tremplin ». « Ces textes m’ont ponctuellement accompagnée sous différentes formes, m’offrant comme un tremplin vers la langue classique2 », se souvient-elle.
Ainsi en est-il de l’ensemble des récits médiévaux connus sous le nom Le Roman de Renart. C’est avec plaisir que l’on suit les aventures du facétieux goupil, rusé et beau parleur, qui joue des tours pendables à Isengrin le loup, son rival de toujours. Cette fable de la littérature médiévale se prête bien à la bande dessinée car les histoires sont courtes, vivantes et pleines d’humour. Ici, le contexte du Moyen-Âge est présent, avec les décors et les costumes ainsi que la religion, et les dialogues sont adaptés afin d’être compréhensibles par un jeune public. Cette lecture vive, au graphisme dynamique et moderne, peut se prolonger par celle d’extraits de la farce elle-même.
D’autres adaptations seront utilisées de la même manière, par exemple Les Enfants du Capitaine Grant de Jules Verne, par Alexis Nesme. On y lit les aventures en mer et sur terre de Mary, 16 ans, et de son frère Robert, 12 ans, à la recherche de leur père disparu, le capitaine Grant. Ils vont voyager de l’Amérique du Sud jusqu’en Australie et en Nouvelle-Zélande. Cette bande dessinée réussit la gageure de transposer un roman de presque 1000 pages en un volume de 152 pages. On coupe donc à travers les descriptions en longueur de la faune et de la flore, et on passe sur les leçons d’histoire qui, bien qu’intéressantes, risquent fort d’en ennuyer plus d’un. Quant au dessin, il est extrêmement fin et les planches sont magnifiques, se rapprochant de la technique de la gravure. Les personnages transcrits en animaux anthropomorphes peuvent en dérouter certains, mais ils sont, par ce moyen, caractérisés de manière rapide.
Toujours pour les 11-15 ans, les romans autobiographiques de Marcel Pagnol, de La Gloire de mon père au Temps des Amours, en quatre BD sont une réussite. Sous la supervision de Nicolas Pagnol, celles-ci se veulent respectueuses du texte initial qui est dense, tout en faisant la part belle aux images de la Provence du début du XXe siècle, avec une très belle palette de couleurs dans les tons de jaune, ocre, vert et bleu ciel.

Au plus près des programmes

Nombre de bandes dessinées s’intègrent parfaitement aux programmes de français et donnent la possibilité d’explorer des œuvres et leurs contextes historiques, de découvrir des auteurs ou encore de s’initier à un genre littéraire. Beaucoup pourront être lues dans le cadre du cycle 3, comme Le Petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry adapté par Joann Sfar. On y retrouve donc ce petit garçon qui s’aventure sur six planètes, à cause d’une rose cruelle et le développement de son amitié avec un aviateur en panne dans le désert du Sahara.
Autre adaptation à proposer aux élèves de 6e dans le cadre de la séquence sur les monstres, Sacrées sorcières de Roald Dahl, avec les dessins pleins d’humour de Pénélope Bagieu : on retrouve avec jubilation, sous son crayon acéré, l’histoire de ces sorcières difficiles à repérer et qui n’ont qu’un seul but : faire disparaître les enfants qu’elles haïssent !
Le fantastique, aussi, regorge de pépites : La Rivière à l’envers de Jean-Claude Mourlevat, adapté par Djet. Tomek, un adolescent de 13 ans, tient une épicerie dans son village. Une mystérieuse jeune fille, Hannah, entre un jour dans son magasin et lui demande s’il vend de l’eau de la Rivière Qjar, « l’eau qui empêche de mourir, vous ne le saviez pas ? ». Après le départ de Hannah, Tomek décide de partir à sa recherche, un voyage qui lui fera traverser des lieux magiques et rencontrer des personnages extraordinaires. Dans la deuxième partie, on suit Hannah à la recherche de cette rivière magique pour sauver sa passerine. Les dessins de Djet sont précis et lumineux, le découpage est original et dynamique, autant d’éléments qui invitent les lecteurs à s’immerger dans cette histoire merveilleuse pour un beau moment de lecture. Par ses planches oniriques, cet ouvrage offre aux lecteurs des possibilités narratives qui diffèrent du roman, modifiant la structure originale sans l’appauvrir pour autant.
Autre récit littéraire fantastique souvent lu en classe, Le Horla de Guy de Maupassant fait l’objet d’une belle interprétation par Guillaume Sorel. Le personnage central vit au bord de la Seine, lorsqu’il voit passer un trois-mâts brésilien. À la suite de cette vision, des événements étranges se produisent et le narrateur a l’impression d’être habité par un être maléfique qu’il surnomme le Horla. Le dessin à l’aquarelle joue avec brio sur la lumière et les ombres. De page en page, la descente aux enfers du héros, pris de folie, nous envoûte. Une BD difficile à lâcher qui devrait séduire les plus récalcitrants.
Les Misérables de Victor Hugo sont à ranger dans la séquence sur la fiction pour interroger le réel en classe de 4e. Les plus réticents à cette lecture-fleuve (3000 pages en Folio, 324 pages dans le texte abrégé à L’École des Loisirs) seront tentés par le manga de Sun Neko Lee ou par la BD de Maxe L’Hermenier, Siamh, et Lokky. L’action se déroule en France de la bataille de Waterloo (1815) aux émeutes de juin 1832. Hugo nous narre la vie de Jean Valjean, de sa sortie du bagne à sa mort. La BD de Maxe L’Hermenier retranscrit le contexte de l’époque, la misère dans laquelle vivent les personnages, les injustices et la violence de ces vies. Une belle réussite, fidèle à l’histoire, mais originale dans ses illustrations très détaillées et parfois très fortes.
Au cycle 4, les propositions ne manquent pas : La ferme des animaux de Georges Orwell adapté par Maxe L’Hermenier pour le texte et Thomas Labourot pour le dessin, introduit de manière intéressante l’ouvrage de Georges Orwell et sa dénonciation de la montée des totalitarismes en Europe. Dans ce récit, les animaux d’une ferme se rebellent contre leur fermier et décident d’instaurer l’autogestion mais bientôt cette utopie dégénère. Les illustrations toutes en rondeur peuvent surprendre face au texte et aux actions souvent violentes, mais le dessinateur sait aussi transcrire le caractère impitoyable du cochon Napoléon et de ses chiens de garde. Le scénario est fidèle au roman, mis à part la disparition de l’hymne « Bêtes d’Angleterre », et favorise le questionnement des lecteurs quel que soit leur âge.
Dans la veine naturaliste du XIXe siècle, les élèves découvriront le trait acéré d’Agnès Maupré qui adapte Au bonheur des dames d’Émile Zola. Qu’on se souvienne : Denise, une jeune femme provinciale, arrive à Paris après la mort de son père. Elle souhaite rejoindre le magasin de vêtements de son oncle, mais celui-ci ne peut l’embaucher à cause de la concurrence d’un nouveau grand magasin, le susnommé « Au bonheur des dames », dirigé par un certain Octave Mouret. Par besoin, elle y devient vendeuse et un amour naît entre elle et son patron. Au détour des pages, on observe la naissance de la société de consommation, les conditions de vie et le statut des femmes. Toute une époque se dévoile devant nous. Le dessin est parfois proche de la caricature (on pense à Honoré Daumier et autres caricaturistes du XIXe pour montrer les aspects négatifs de cette période révélés par le roman). Agnès Maupré fait aussi une large place au mouvement dans ses dessins, rendant la lecture très dynamique. Un album à conseiller aux élèves de 3e comme de 2de.
Les bons lecteurs se plongeront dans La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette, par Catel et Claire Bouilhac, aux illustrations simples de couleurs douces focalisées sur les personnages, pour une histoire d’amour qui a traversé les siècles. En effet, l’héroïne, Mademoiselle de Chartres, une jeune fille de 16 ans arrive à la cour du roi Henri II pour être présentée et trouver un bon parti. Elle se marie avec le prince de Clèves qu’elle n’aime pas. Peu de temps après, elle tombe amoureuse du duc de Nemours, un amour illégitime qui la conduira à se retirer au couvent, après la mort de son mari. Les lecteurs y retrouvent le contexte politique et social de l’époque ainsi que les idéaux des courants précieux et jansénistes du roman de Mme de Lafayette.

Multiples adaptations pour une lecture comparative

Les élèves peuvent lire les multiples adaptations récentes du Voyage au centre de la terre : pour les férus de mangas, on ne peut que conseiller celle en 4 tomes chez Pika de Norihiko Kurazono aux illustrations surannées, adaptées au contexte de l’histoire. Le travail sur les textures et les ombres est très soigné et la BD plutôt fidèle au texte : on y suit les péripéties d’Axel et de son oncle le professeur Lidenbrock, géologue et minéralogiste. Celui-ci, ayant déchiffré dans un vieux manuscrit un cryptogramme révélant qu’on peut atteindre le centre de la terre en empruntant la cheminée d’un volcan islandais éteint, s’embarque dans cette aventure avec son neveu. L’adaptation du même roman par le talentueux artiste italien Matteo Berton est un véritable régal. Imprimé en quatre couleurs Pantone qui collent au récit, les illustrations bénéficient de mises en pages variées et dynamiques, parfois très minutieuses avec la liste détaillée des fournitures emportées pour le voyage, parfois pleines de vie avec le mouvement des eaux ou encore la réfraction de la lumière par la roche. Enfin, la version de Patrice Le Sourd donne vie aux héros sous une forme animalière (des lapins cette fois !). Les dessins aux couleurs sépia sont délicats et la mise en page assez traditionnelle. En revanche, avec deux volumes de 48 pages, le texte est forcément bien tronqué.

Comme dans l’exemple ci-dessus, les classiques, souvent libres de droits, font l’objet de multiples possibilités. Nombre d’auteurs s’en emparent avec plaisir. Les raisons en sont la nostalgie d’une lecture d’enfance, la volonté de moderniser une œuvre aux valeurs toujours d’actualité, l’envie de donner sa propre perception du récit… « Car un texte n’est jamais un objet mort : il est capable de se réactiver à l’infini grâce aux sensibilités, aux imaginaires et aux différentes formes qu’on lui donne », rappelle Maylis de Kerangal3.
Ainsi, certaines histoires devenues des mythes modernes ne cessent d’être adaptées et réadaptées, telles Dracula, Frankenstein ou encore Ulysse. Au cinéma, Dracula, par exemple, a fait l’objet de plus d’une centaine de films, fidèles ou libres, de séries, de parodies, etc. Idem en bande dessinée avec près de 100 versions, toutes n’étant pas de très bonne qualité. Mais une adaptation récente, celle de Georges Bess, a fait beaucoup parler d’elle et à raison car l’auteur a su rendre honneur au mythe gothique de Dracula : tout en noir et blanc pour rendre l’ambiance encore plus sinistre, supprimant la structure épistolaire du récit d’origine, ce roman graphique raconte l’histoire d’un clerc de notaire, Jonathan Harker, envoyé par son employeur en Transylvanie pour conclure une affaire immobilière avec le comte Dracula. Mais, retenu prisonnier par la créature démoniaque, il est vampirisé par trois femmes qui l’empêchent de s’enfuir. Pendant ce temps-là, Dracula voyage jusqu’à Whitby en Angleterre où il séduit Mina Murray, la fiancée de Jonathan Harker et vampirise l’amie de celle-ci, Lucy Westenra. S’il s’éloigne très peu de l’histoire, George Bess excelle dans la composition des pages : gros plans d’un visage pour le magnifier, page de paysage d’un noir lugubre, multiples vignettes se bousculant pour mieux suggérer le mouvement … Cette bande dessinée offre un terrain unique pour explorer comment le langage visuel et le texte interagissent pour créer du sens. Le style de dessin, la palette de couleurs et la composition des planches jouent un rôle tout aussi important que le texte pour la narration de l’histoire. L’artiste a choisi d’utiliser des couleurs sombres et des lignes oppressantes pour refléter l’atmosphère d’angoisse et de terreur, ajoutant ainsi une couche d’interprétation au texte.
On retrouve le même artiste pour l’adaptation de Frankenstein, encore un mythe monstrueux incontournable. Le roman épistolaire de Mary Shelley raconte la création, par un jeune savant nommé Victor Frankenstein, d’un être assemblé à partir de chair morte. Horrifié par sa créature, le savant abandonne le monstre mais celui-ci se vengera. Comme dans le récit initial, Bess garde la forme de récits emboîtés. On retrouve ces mises en page dynamiques, moins surchargées que dans Dracula. Le fort encrage noir laisse place à une variation de nuances de gris pour plus d’ambiguïté.
On pourra se tourner vers une autre version récente de l’œuvre, celle de Marion Mousse chez Delcourt qui diffère esthétiquement de la précédente. L’illustration est plus ronde, la composition plus classique mais la version n’en est pas moins excellente. On est dans un autre univers artistique, moins gothique et moins fantastique mais tout aussi prenant.

Les mangas, nouvelle passerelle vers des textes difficiles

Les adaptations d’œuvres classiques en manga ne doivent pas être mises de côté. Elles ouvrent en effet plus facilement les portes vers certains genres littéraires délaissés, en proposant des ouvrages visuellement plus attractifs.
Par exemple, pour une première approche du théâtre shakespearien, pourquoi ne pas se tourner vers eux ? L’adaptation de Roméo et Juliette de Shakespeare par Megumi Isakawa offre une nouvelle perspective sur cette tragédie emblématique, rendant l’intrigue et les émotions des personnages plus accessibles à ceux qui pourraient trouver le texte original intimidant.
Dans le même esprit, Hamlet en manga capte l’essence de la pièce tout en simplifiant certains de ses aspects plus complexes, facilitant la compréhension des thèmes profonds de l’œuvre. Cette approche visuelle peut aider les lecteurs à saisir plus rapidement les dynamiques de pouvoir, la trahison, et le conflit interne, pivot central de cette tragédie.
La bande dessinée Arsène Lupin par Takashi Morita, qui s’inspire des romans de Maurice Leblanc, illustre parfaitement la manière dont l’adaptation de la littérature classique en manga peut revitaliser et rendre accessible des genres littéraires spécifiques, comme le roman policier, à un public jeune qui pourrait les percevoir comme désuets. Cette version de l’œuvre de Leblanc transforme Arsène Lupin en un personnage qui opère dans un cadre visuel dynamique, rendant les intrigues immédiatement captivantes. Le format manga, connu pour son rythme rapide et ses visuels attrayants, permet de surmonter les barrières que peut représenter la prose du XIXe siècle, en rendant l’histoire plus accessible. Les illustrations permettent de mettre en scène des éléments clés tels que les indices, les expressions des personnages et les scènes d’action, qui sont cruciaux pour le développement de l’intrigue et l’engagement du lecteur. Le récit dans ce tome 1 incorpore des éléments de mystère, d’espionnage et de romance, typiques des aventures de Lupin.
Les aventures d’Alice au pays des Merveilles, adaptées par Junko Tamura et publiées chez Nobi Nobi !, permettent aux élèves de s’immerger dans cet univers littéraire classique par le biais de ce médium visuel et narratif qu’ils connaissent et affectionnent. Alice, en proie à l’ennui auprès de sa sœur dans le jardin familial, est soudainement captivée par la vision d’un lapin blanc pressé qui consulte sa montre à gousset. Cette scène incite Alice à suivre le lapin, la menant à chuter dans un terrier pour le moins inhabituel. L’adaptation manga respecte la trame originale du récit de Lewis Carroll, tout en intégrant des épisodes moins familiers tels que le quadrille des homards ou l’épisode Cochon et poivre, enrichissant ainsi l’expérience de lecture. En préservant les éléments essentiels de l’histoire originale tout en les présentant dans un format plaisant, cette adaptation encourage non seulement la compréhension textuelle mais aussi la réflexion sur les thèmes universels de ce classique : le passage de l’enfance à l’âge adulte ; la logique et l’irrationalité qui reflètent les complexités et parfois l’absurdité du monde réel ; les changements physiques et psychologiques des adolescents, la rébellion contre l’autorité, etc. Autant de sujets qui contribuent à la portée intemporelle et universelle d’Alice au Pays des Merveilles, permettant au récit de résonner avec des lecteurs de différentes cultures et générations.
Les élèves ont aussi à leur disposition Les voyages de Gulliver de Jonathan Swift adaptés par Kiyokazu. Qu’on se souvienne : Lemuel Gulliver, chirurgien de marine, se retrouve à la suite d’un naufrage à Lilliput, une île où les hommes ne mesurent pas plus de 15 cm de haut. Il tente de réconcilier les habitants avec ceux de l’île voisine de Blefuscu, les motifs de leur guerre sans merci étant le côté par lequel il faut casser la coquille d’un œuf. Ensuite, il entreprend un deuxième voyage et se retrouve à Brobdingnag où il rencontre des géants. L’adaptation en manga a du succès, mais la satire sociale y est atténuée avec des dessins manquant d’originalité.
C’est d’ailleurs le principal reproche que l’on peut faire à cette collection qui a le mérite d’attirer les lecteurs de mangas vers les classiques. Leur promotion peut donc être considérée comme une stratégie pédagogique efficace pour stimuler l’imagination des élèves et les inviter à explorer ces œuvres littéraires. Cette approche ne se limite pas à la simple lecture ; elle engage les élèves dans une interaction profonde avec le texte, facilite leur immersion culturelle et leur compréhension plus profonde des nuances littéraires.

 

 

Bande dessinée à tous les étages !

Avant sa fermeture pour travaux courant 2025, le Centre Pompidou met à l’honneur le neuvième art en exposant les œuvres de cent-trente artistes du 29 mai au 4 novembre 2024 : une consécration pour cet art majeur. C’est l’occasion de découvrir de remarquables expositions telles que Bande dessinée, 1964-2024, La bande dessinée au musée ou encore Corto Maltese, une vie romanesque. Autre indice, parmi tant d’autres, qui montre que la bande dessinée est devenue un art incontournable mais aussi un objet d’enseignement, Benoît Peeters, illustre scénariste des Cités obscures et spécialiste reconnu de la bande dessinée, a été nommé titulaire de la chaire de création artistique au Collège de France, en 2022.

Voilà un signal fort pour le monde éducatif, notamment pour les professeurs documentalistes qui, depuis de nombreuses années, s’investissent avec les collègues d’autres disciplines dans des projets tels que le Fauve des lycéens, le Prix lycéen social’BD, par la mise en place d’ateliers sur la BD, l’invitation d’illustrateurs ou encore de scénaristes. Cet intérêt prononcé des professeurs documentalistes est également visible à travers leur attention particulière à constituer un fonds pointu et adapté aux élèves, mis en valeur par un aménagement remanié et une signalétique revisitée.

Ainsi, dans ce numéro, trois articles se penchent sur le neuvième art.
Le Thèmalire de Corinne Paris fait le point sur les classiques adaptés en bandes dessinées qui complètent désormais les classiques du rayon des romans. Cet engouement pour l’adaptation en BD s’étend d’ailleurs aux romans contemporains et aux essais, tel Une farouche liberté de Gisèle Halimi et Annick Cojean.
L’ouverture culturelle de Jean-Marc David rend hommage à Franquin, maître de la bande dessinée, à l’occasion de la célébration du centenaire de sa naissance. L’humour, sous toutes ses facettes, est au programme avec, entre autres, Idées noires mais aussi avec une playlist concoctée par Jean-Marc David et non pas par Bernard Lavilliers.
Sybil Nile s’intéresse, quant à elle, à la bande dessinée numérique, un médium de plus en plus apprécié par les adolescents avec la diffusion des webtoons et des scantrads, très souvent initiés par les communautés de fans. L’autrice nous présente ainsi une utilisation pédagogique des pratiques de fans via une séquence sur La Ferme des animaux.

En attendant InterCDI en BD, n’hésitez pas à consulter les nombreuses critiques de bandes dessinées des chroniqueurs du Cahier des livres.

Bonne lecture.

 

 

 

Appel à contributions : Lectures numériques

À l’heure où la lecture fait partie des priorités de l’école et s’inscrit dans les savoirs fondamentaux, il paraît important de s’intéresser à l’articulation entre lecture et numérique. Lecture sur écran, lecture sur support numérique, lecture électronique, lecture numérique, au pluriel ou au singulier, autant d’expressions qui montrent la réalité complexe de cette pratique qui pourrait être définie comme « l’activité qui consiste à lire des textes écrits (éventuellement accompagnés d’illustrations fixes ou animées) au moyen d’un dispositif numérique : ordinateur, tablette, smartphone, borne d’information ou autre ». (Rouet, 2018.)1

La circulaire de rentrée de 2024, qui envisage l’école du futur dans un univers où le numérique devient prégnant, souligne la nécessité de s’adapter au monde qui nous entoure : afin de donner le goût de lire et de prendre appui sur les nouvelles pratiques culturelles juvéniles, explorons les poten­tialités que nous offrent les modes de lecture numérique.

Comment le professeur documentaliste, à travers l’information documentation, peut-il s’emparer du numérique pour promouvoir la lecture ?
Trois axes pourront orienter notre réflexion : le premier, la lecture numérique en tant que pratique culturelle en évolution ; le deuxième, la pédagogie avec la lecture numé­rique, et le troisième, la place de la lecture numérique dans les espaces documentaires.
Pour ce numéro, sont attendues des propositions sur les thématiques suivantes :
• l’évolution des pratiques de lecture : de l’imprimé au numérique
• les pratiques de lecture numérique
• l’accès à une lecture numérique
• l’apprentissage par la lecture numérique
• l’enseignement de la lecture par le biais
du numérique
• les supports de lecture numérique au CDI
• les dispositifs et projets liés à la lecture numérique
• les limites et obstacles à une lecture numérique

Pour avancer sur cette question ensemble, partagez avec nous vos réflexions, projets, et pratiques professionnelles sur les lectures numériques.

 

Dates limites d’envoi des propositions de contribution

Intention d’article (court résumé et plan) : 13 janvier 2025
Article complet : 2 mars 2025

 

À l’adresse suivante

Intercdi.articles@gmail.com

 

 

 

Le professeur documentaliste, au cœur de l’inclusion

« Pour une école inclusive », tel est le slogan brandi depuis 2019 qui figure en titre de la circulaire n° 2019-088 du 5-6-2019. L’École inclusive se réduit-elle à un effet d’annonce ou à de beaux discours ? Qu’en est-il réellement sur le terrain de l’établissement scolaire ? Car il ne suffit pas de décréter l’inclusion pour parvenir à la réaliser. Supporter le rapport au handicap et à la différence n’est pas chose aisée pour tous les enseignants. Entre la culpabilité de ne pas réussir à mettre en œuvre le projet d’une école inclusive et l’objectif de ne laisser personne au bord de chemin, l’équilibre est parfois difficile à trouver.

L’élève « différent » peut parfois provoquer de l’appréhension mais comment répondre à ses besoins et l’accompagner au mieux ? Se pose souvent la question du temps et des moyens techniques et financiers qui freinent la mise en œuvre de l’inclusion et font oublier l’objectif central : le développement du vivre ensemble, la transmission d’une culture de l’égalité par l’innovation pédagogique et la créativité ainsi que l’envie d’accompagner tous les élèves.

Quel est le rôle du professeur documentaliste dans la mise en œuvre du projet d’une école inclusive ? Comment faire du CDI un lieu d’inclusion de tous les élèves ?

« Penser le CDI inclusif » suppose, pour le professeur documentaliste, de mobiliser toutes ses missions. Dans ce dossier, nous commencerons par analyser la politique institutionnelle sur l’inclusion à partir de regards croisés et critiques de chercheurs et d’acteurs institutionnels. « École inclusive », « éducation inclusive », « intégration », « parcours inclusif » : la circulation de nombreux termes et expressions qui évoquent le rapport de l’école à l’inclusion et ses enjeux invite également, dès l’ouverture du dossier, à une clarification terminologique et théorique.

« Penser le CDI inclusif » nous amènera ensuite à privilégier trois entrées spécifiques :

Celle de l’accessibilité au fonds et aux ressources. Comment le professeur documentaliste parvient-il à réorganiser les espaces documentaires du CDI pour favoriser l’inclusion de tous les élèves ? Telle est la question posée par les auteurs de la deuxième partie du dossier. En effet, repenser l’accessibilité du fonds et adapter l’accueil des usagers sont autant de sujets qui seront abordés dans la deuxième partie du dossier. Un focus sur un exemple de réaménagement des espaces documentaires du CDI d’un EREA permettra de mieux comprendre les besoins spécifiques des publics.

Celle de la lecture en tant que facteur d’inclusion. Les projets littéraires, vecteurs de dynamisme collectif, sont un levier pour la réussite de tous les élèves. L’accès à l’information et au contenu du fonds documentaire est une source d’inclusion en particulier pour les communautés LGBT+.

Celle de la pédagogie. À partir d’exemples concrets, nous verrons enfin qu’une pédagogie inclusive au service des apprentissages est possible. Une pédagogie documentaire fondée sur l’information-documentation et sur la mise en œuvre de projets artistiques et culturels, sur le travail de l’oral, favorise la mobilisation et l’initiative de tous les acteurs de l’établissement scolaire comme un gage d’inclusion de tous les élèves.

Les onze articles qui composent ce dossier témoignent d’une dynamique inclusive au sein des établissements scolaires qui invite les enseignants à se réinventer et la communauté éducative à faire preuve de tolérance et d’acceptation de l’autre à l’heure où l’actualité nous impose de réfléchir à la question du vivre ensemble et de l’égalité de tous.

Du CDI inclusif à la société inclusive, il n’y a qu’un pas… à nous de le franchir.

L’entrée progressive du paradigme inclusif à l’École

L’entrée du paradigme inclusif à l’École s’inscrit dans une évolution à la fois terminologique et conceptuelle qui a eu lieu au tournant du XXIe siècle. Pour le comprendre, il paraît d’abord nécessaire de faire un détour socio-historique. En effet, « l’inclusion scolaire ne s’oppose pas seulement à l’exclusion, mais aussi à l’intégration ». (Armstrong, 2006, p. 73.) Si l’exclusion n’est aujourd’hui plus de mise, le principe d’éducabilité (Meirieu, 1991) étant désormais reconnu, la prise en compte de la diversité des élèves a évolué. Il s’agira ensuite de préciser les conditions nécessaires à la mise en place d’une École inclusive. En effet, le paradigme inclusif comporte une radicalité dans son principe mais aussi dans les pratiques pédagogiques qu’elle appelle.

1. Changement de paradigme : de l’intégration à l’inclusion

Cette première partie aborde les principaux enjeux liés à l’École inclusive qui ont évolué au cours du temps.

1.1 De l’intégration scolaire…

Le paradigme intégratif a débuté en France avec la promulgation de la loi du 30 juin 19751. Durant cette période, les élèves en situation de handicap ne bénéficiaient d’aucune adaptation scolaire, d’aucune mesure compensatoire pour suivre les enseignements dispensés. Leur réussite en milieu scolaire ordinaire était uniquement à leur charge (Göranson, 2012). S’ils n’étaient pas en mesure de suivre l’enseignement ordinaire, leur expérience scolaire se résumait à celle d’un simple « visiteur » (Plaisance, 2012 ; Ebersold & Mauguin, 2016 ; Bedoin, Despois & Givras, 2018). Ces élèves intégrés qui ne pouvaient pas suivre une scolarisation en milieu ordinaire ne bénéficiaient que d’un accès physique à l’école. Ils finissaient par être «  »exclus » d’une école ordinaire, non pensée pour des besoins éducatifs particuliers » (Pelletier, 2020, p. 18) et se retrouvaient orientés vers l’enseignement spécialisé.

1.2 … au principe d’inclusion

Le paradigme inclusif, alternatif à celui intégratif (Lansade, 2023), trouve sa source dans les textes des grands organismes internationaux des années 1990. La Déclaration mondiale sur l’éducation pour tous (EPT), adoptée en Thaïlande en 1990, présente une vision de l’éducation reposant sur l’universalité et l’équité. La Déclaration de Salamanque, en 1994, reprend dans son article 2 le concept d’EPT en stipulant que l’école ordinaire doit accueillir tous les élèves en tenant compte de leurs besoins. La Charte de Luxembourg (1996) poursuit cette ligne directrice en déclarant que « l’école pour tous et pour chacun entend s’adapter à la personne et non l’inverse ». L’École a donc la responsabilité de mettre en place les conditions de réussite pour tous les élèves (Albrecht, Ravaud & Stiker, 2001). Cette réussite dans le milieu scolaire ordinaire ne dépend plus seulement des efforts fournis par l’élève en situation de handicap, mais aussi et surtout des ajustements pédagogiques mis en place (Rousseau & Prudhomme, 2010).
Le paradigme inclusif a suscité en France de nombreux débats dans les discours politiques et au sein de la communauté scientifique. L’acception du terme « inclusion » ne faisait pas consensus dans les années 2000. Éric Plaisance et ses collègues (2007) ont expliqué sur ce point que « le vocabulaire de l’inclusion n’est guère utilisé en français pour désigner des processus concernant des personnes. Il est au contraire courant en langue anglaise, souvent couplé à l’expression éducation inclusive, de plus en plus adoptée dans les organismes internationaux. » (p. 159.) C’est ainsi que Jean-François Chossy (2003), député de la Loire, a choisi le terme d’intégration dans son rapport sur « la situation des personnes autistes en France » plutôt que celui d’inclusion « […] qui veut dire clairement “renfermer dans…” ». (p. 35.) La même année, Yvan Lachaud (2003), député du Gard, s’indignait, quant à lui, dans son rapport sur « l’intégration des enfants handicapés », de l’usage du terme d’intégration scolaire : « […]  il n’est pas concevable qu’un individu ait besoin d’intégrer la communauté nationale, sauf à en être étranger ». (p. 106.)
Au cœur de cette dissonance terminologique et conceptuelle, les auteurs de la loi du 11 février 20052 ont fait le choix de ne pas mentionner le terme « inclusion ». Sans citer explicitement le terme inclusion, ce texte législatif a néanmoins permis d’ouvrir la voie au paradigme inclusif. Il a fait entrer le champ du handicap dans le droit commun (Bedoin & Janner-Raimondi, 2017), en dotant les personnes en situation de handicap de deux types de droits : un droit à la compensation quels que soient l’origine et la nature de la déficience, l’âge ou le mode de vie (article 11) ainsi qu’un droit à l’inscription, pour tous les enfants en situation de handicap, dans leur école de quartier (article 19).

1.3 De l’inclusion scolaire…

Huit ans après la promulgation de la loi de 2005, les auteurs de la loi du 8 juillet 20133 ont explicitement mentionné le syntagme « inclusion scolaire » dans leur article 2 : « Il [le service public de l’éducation] veille à l’inclusion scolaire de tous les enfants, sans aucune distinction. » La loi de 2013 reconnaît l’éducabilité de tout enfant (article 2) et concerne un public d’élèves à besoins éducatifs particuliers (BEP), plus large que les élèves en situation de handicap4.
Serge Thomazet, Corinne Mérini et Elvire Gaime (2014) proposent une synthèse sur le changement qui s’est opéré entre la loi de 2005 et de celle de 2013 : « l’école inclusive est avant tout un principe, contenu en tant que tel dans la loi du 11 février 2005 et dont les termes sont entrés dans la prescription avec la loi du 8 juillet 2013 ». (p. 69.) Serge Ebersold (2009) développe ce dernier point ainsi : « le terme [inclusion] désigne désormais l’exigence faite au système éducatif d’assurer la réussite scolaire et l’inscription sociale de tout élève indépendamment de ses caractéristiques individuelles ou sociales ». (p. 79.) La diversité des besoins éducatifs de chaque apprenant, au-delà d’une situation de handicap, doit donc être accueillie et prise en compte par les enseignants. L’École doit ainsi trouver dans la diversité des profils de ses élèves, la singularité de chacun pour offrir un enseignement accessible à tous. Pour atteindre cet objectif, Charles Gardou (2012) confie une mission délicate mais essentielle à l’École : celle de réussir à « conjuguer les singularités, sans les essentialiser ». (p. 43.) L’École inclusive apporte une plus-value, selon Émilie Chevallier-Rodrigues et ses consœurs (2019) : « une lecture en positif de la diversité en induisant un réel enrichissement des pratiques pour donner à tous les élèves les moyens de se saisir pleinement de leur scolarité ». (p. 142.) Pour que la diversité soit vectrice d’enrichissement, Diane Bedoin (2016) souligne qu’il est essentielle de maintenir une grande vigilance quant aux conditions d’accueil réservées aux enfants en situation de handicap. Martine Janner-Raimondi (2017) précise que cet accueil nécessite « la prise en compte d’une spécificité de besoin(s), articulée à une non-stigmatisation ainsi qu’à une considération égale entre les êtres humains ». (p. 79.) En replaçant ces propos dans un contexte scolaire, les concepts de non-discrimination et d’équité doivent être couplés à la prise en compte de ces besoins éducatifs particuliers. Il faut identifier la spécificité de ces besoins pour les élèves en situation de handicap, condition sans laquelle un statut d’élève ne peut être reconnu. Godefroy Lansade (2017) ajoute que, dans le paradigme inclusif, cet accueil doit être pensé selon trois dimensions : « physique, sociale et épistémique ». (p. 18.) Tout enfant a, en effet, un droit d’accès physique pour suivre un parcours scolaire dans son école de quartier. Il doit aussi pouvoir tirer parti d’une socialisation avec ses pairs et doit enfin pouvoir bénéficier d’une accessibilisation des savoirs pour progresser dans ses apprentissages (Thomazet, 2008).

1.4 … à la scolarité inclusive

Dans la loi du 26 juillet 20195, nous pouvons repérer un nouveau glissement terminologique et conceptuel qui s’opère entre « une inclusion scolaire » (loi de 2013) et « une scolarisation inclusive » (loi de 2019). À notre connaissance, les législateurs n’ont pas pris le soin d’expliciter ce qu’ils entendaient par scolarisation inclusive, pensée pour chaque enfant qu’il soit en situation de handicap ou non.
Au-delà des termes employés et des concepts qu’ils recouvrent, Serge Thomazet (2008) considère que la mise en place de l’École inclusive implique une « véritable rupture avec les pratiques traditionnelles ». (p. 129.) Nous allons, à présent, nous attacher à définir ces transformations structurelles et profondes permettant à l’École de devenir inclusive.

2. Changement de pratiques induit par l’École inclusive

Cette seconde partie traite des pratiques liées à l’École inclusive qui rompent avec la forme scolaire traditionnelle (Vincent, 1994) sur plusieurs points. Ces pratiques inclusives impliquent que l’École accueille la diversité dans toute sa richesse.

2.1 École inclusive et partenariat

La mise en place de l’École inclusive est une œuvre commune nécessitant l’implication de tous les partenaires, membres de la communauté éducative.
Philippe Tremblay (2020) précise que, dans une École inclusive, tous les professionnels sont amenés à collaborer « à l’intérieur et à l’extérieur de ses murs ». (p. 104.) Deux types de partenariat sont nécessaires pour que l’École puisse fonctionner dans un paradigme inclusif : le co-enseignement (Tremblay, 2015) et l’intermétier (Thomazet & Mérini, 2014).
Le partenariat au sein de l’équipe pédagogique prend la forme du co-enseignement. Nous reprenons la définition que Philippe Tremblay (2015) a proposée : « Un travail pédagogique en commun, dans un même groupe, temps et espace, de deux enseignants partageant les responsabilités éducatives pour atteindre des objectifs spécifiques et partagés ». (p. 108.) Cette définition à spectre large du co-enseignement comprend tout travail réalisé conjointement par plusieurs enseignants, voire professionnels, sur un même espace-temps, nommé « chronotope d’apprentissage » (Colleoni & Spada, 2021, p. 68).
Le partenariat tourné vers les personnels extérieurs à l’École se développe, quant à lui, sous la forme d’intermétier. L’espace d’intermétier se définit, selon Serge Thomazet et Corinne Mérini (2014), comme une forme de travail collectif se mettant en place entre l’école, le secteur médico-social et la famille. L’éducation inclusive rassemble des professionnels de divers horizons œuvrant de concert à sa mise en place. Ces liens partenariaux s’entrecroisent et relient inextricablement l’École et la société.
Ces deux formes partenariales étayent un des principes fondateurs de l’éducation inclusive : il n’est pas concevable de « faire reposer la réussite du tournant inclusif sur les seules épaules des enseignants ». (Ployé, 2018, p. 144.) C’est ainsi que l’École doit se définir « en tant que projet, c’est donc un objet partagé ». (Thomazet, Mérini & Gaime, 2014, p. 70.) Ce projet commun nécessite un partenariat et un engagement de tous les membres de la communauté éducative : ils sont tous responsables.

2.2 École inclusive et conception universelle

L’École se doit d’accueillir tous les élèves (Déclaration de Salamanque, 1994) tout en s’adaptant à la singularité de chaque apprenant (Charte de Luxembourg, 1996). La conception universelle de l’apprentissage (CUA) permet un accueil sans discrimination à l’École. Elle prend, en effet, en compte la diversité des besoins de tous les élèves.
Ce sont les architectes en premier qui ont souligné l’intérêt d’adopter une conception universelle dans la construction des bâtiments en pensant leur accessibilité en amont et non en aval. Cette conception s’écarte d’une logique réparatrice, car elle est « proactive, [il faut agir] sans attendre que les obstacles se fassent ressentir » (Odier-Guedj et al., 2023, p. 134). Par exemple, la rampe d’accès permet, contrairement aux escaliers, un accès sans entrave physique ou physiologique que l’on soit en situation de handicap ou non (Gardou, 2011).
La conception universelle de l’apprentissage (CUA) rend accessible, quant à elle, les savoirs et les compétences. Elle est définie selon trois principes par le Center for Applied Special Technology (CAST, 2017). Il faut, tout d’abord, prévoir « une représentation des informations par le biais de divers moyens ; [ensuite, permettre] aux élèves d’avoir des choix dans leur manière de démontrer ce qui est appris [et enfin, laisser] la possibilité pour les personnes de s’engager dans les activités de diverses façons ». Dans ce cadre, Greta Pelgrims et Jean-Michel Perez (2016) invitent les membres de la communauté éducative à renoncer « au mythe de l’homogénéité [cognitive dans les classes d’élèves] » (p. 13) pour reconnaître « une hétérogénéité universelle ». (p. 13-14.) Cette CUA traite ainsi conjointement deux grands défis pour les enseignants : celui de proposer un enseignement accessible à tous, tout en restant ambitieux pour tous les élèves (Bergeron, Rousseau & Leclerc, 2011). Les adaptations pédagogiques (Rousseau & Prudhomme, 2010) proposées initialement aux élèves en situation de handicap ne constituent pas un travail supplémentaire pour l’enseignant, dans la mesure où elles conviennent à tous les élèves. Charles Gardou (2012) corrobore ce point de vue : « ce qui est facilitant pour les uns est bénéfique pour les autres ». (p. 38.) C’est pour cette raison que Mel Ainscow (2020) considère que l’éducation inclusive est bénéfique pour tous, c’est « comme une manière de parvenir à une amélioration générale du système éducatif » (p. 8, selon notre traduction).

2.3 École inclusive et société inclusive

La responsabilité de la mise en place de l’École inclusive repose sur la diversité de ses acteurs. L’École ne peut être inclusive que si la société est inclusive (Gardou, 2012). Pour ce faire, elle doit mobiliser tous ses membres pour qu’ils œuvrent activement et conjointement à sa mise en place. Cette mobilisation doit, in fine, « accueillir l’altérité pour co-construire du commun ». (Bedoin & Janner-Raimondi, 2017, p. 32.) Ce commun se rassemble dans une diversité sans discrimination. Cette diversité doit être considérée « non [comme] une difficulté pour la société, mais [comme] une source de bien-être social, de développement économique et un vecteur de matérialisation des droits de l’homme. » (Ebersold, Plaisance & Zander, 2016, p. 10.) Ainsi, « un consensus semble se profiler autour de cette idée que la diversité relève d’un besoin vital pour les hommes […] ». (Bedoin & Janner-Raimondi, 2017, p. 33.)
C’est de la construction d’un monde durable dont il est question. Sur ce point, la définition onusienne des dix-sept objectifs de développement durable (ODD) à l’horizon 2030 permet d’interconnecter cette construction avec la mise en place d’une éducation sans discrimination qui est le propre d’une éducation inclusive. En effet, « l’éducation occupe une place centrale dans le Programme de développement durable ». (Tawil et al., 2017, p. 7.) Elle se hisse à la quatrième place sur les dix-sept objectifs constitutifs de ce « plan d’action pour l’humanité, la planète et la prospérité » (ibid, p. 7). L’ODD4 « assure à tous une éducation de qualité inclusive et équitable et promeut des possibilités d’apprentissage tout au long de la vie ». (Tawil et al., 2017, p. 11.) Luis Ma Naya et ses confrères (2022) considèrent ainsi que l’ODD4 ouvre la voie à « une nouvelle culture éducative dans et pour l’égalité et l’équité. » (p. 128.) Ainsi, une société inclusive dans sa dimension équitable est la condition sine qua non pour que le monde perdure et qu’il soit viable.

En guise de conclusion : l’École inclusive comme processus

Il s’agit de comprendre l’inclusion à travers des processus complexes, interactifs et dynamiques. C’est pourquoi, nous parlons de « parcours inclusifs » pour rendre compte des actions et des moyens mis en œuvre pour y parvenir ainsi que des expériences vécues par les sujets directement concernés (Bedoin & Janner-Raimondi, 2017 ; Bedoin, Lemoine et Zoïa, 2022). Nous entendons souligner que la mise en place de l’éducation inclusive s’inscrit dans la durée. Elle nécessite l’engagement de tous les acteurs concernés (élèves, parents, enseignants, accompagnants, etc.), soutenus et accompagnés dans la prise en compte de la diversité par des moyens suffisants, octroyés par une société aux ambitions inclusives. « Ainsi, dans peu de temps, ne nous parlerons plus d’écoles inclusives, mais simplement d’écoles. » (Tremblay, 2020, p. 105.)

 

 

Regards croisés de l’institution sur l’inclusion et le CDI inclusif

Nous avons choisi de rencontrer trois acteurs de l’Éducation nationale autour de quatre questions dans des entretiens individuels. Ils nous apportent ainsi leur éclairage sur la question de l’inclusion et le rôle du professeur documentaliste dans un CDI inclusif.

Les directives institutionnelles récentes mentionnent que la société doit être « pleinement inclusive en intégrant la dimension du handicap dans la mise en œuvre des politiques publiques, afin de favoriser l’accessibilité universelle, l’accès aux droits, la lutte contre les discriminations et la participation des personnes en situation de handicap à la cons­truction des solutions qui les concernent » : pourquoi cet intérêt institutionnel pour l’inclusion ? Qu’est-ce qui l’explique et le justifie ?
(Circulaire n° 6375/SG relative à la mise en œuvre de la politique interministérielle pour l’inclusion
des personnes handicapées.)

Fabienne Ouvrard Avant tout, ce qui l’explique c’est l’augmentation du nombre d’élèves à besoins éducatifs particuliers (BEP) et également, en démocratie, la nécessité de donner à tous les élèves leur chance afin que l’école assure sa mission de service public. Il faut une école de l’égalité des chances et de réussite pour tous les élèves et donc l’accès aux apprentissages, y compris pour les élèves en situation particulière. L’école doit construire le parcours de chaque élève, quelle que soit son origine et ses aptitudes.

Sandra Barrère C’est une question démocratique : la société étant plurielle, il importe que l’institution soit elle-même représentative de cette pluralité.
La société, elle est faite de… gens et de personnes qui ne sont pas des standards. Il y a une pluralité qui s’exprime par la diversité des histoires, des origines, des langues, des cultures, des genres, des problématiques de santé, de handicap. Il est important que l’institution soit en phase avec la pluralité de la société. Si elle ne s’adresse qu’au garçon blanc et en bonne santé, on n’est pas dans un service public inclusif. On est dans un service public qui est intrinsèquement sexiste, voire sexiste et raciste et capacitiste. Donc oui, la réponse c’est au nom de la question démocratique et de la représentation de la pluralité du vivant.

Daniel Gillard C’est tout récent. C’est-à-dire que l’école s’insère dans la loi, le cadre légal et réglementaire le plus générique. Simplement, il est nécessaire de rappeler ça régulièrement parce que l’enjeu pour l’institution, enfin l’école en tant qu’Institution, est double.
Le premier enjeu, d’abord, c’est la manière d’approcher ça. C’est-à-dire que, est-ce qu’on approche ça par l’accessibilité ou est-ce qu’on approche ça par la compensation ?
On l’approche souvent par la compensation. Je crois que c’est un des problèmes. Si on prend la difficulté scolaire, comment est-ce qu’on traite la difficulté scolaire ?
Au lieu de la traiter, par exemple, en faisant de la différenciation et en donnant à tous les élèves les mêmes choses à faire, mais avec des aides, qui soient des aides variées et adaptées, on va donner des tâches de niveaux différents ou on va faire du tutorat. Et bien c’est pareil pour le handicap.
On va se retrouver dans une situation où, au lieu d’adapter systématiquement les supports, les tâches, mais avec l’idée d’avoir les mêmes objectifs, on va multiplier les compensations humaines, par exemple. Mais structurellement, on ne change pas. Donc ça, c’est la première chose. Et il faut le rappeler régulièrement.
Et quelque part, ces rappels institutionnels, c’est presque des rappels à l’ordre. Parfois un petit peu… Comment dire ? Un petit peu terrifiés, un petit peu désabusés, en disant, ben voilà, on demande depuis des décennies maintenant de faire de l’accessibilité et on ne fait que de la compensation.
Le deuxième rappel à l’ordre… C’est une situation pour laquelle on fait sans arrêt ces retours institutionnels qui sont un peu ritualisés. Je disais, en sept ans d’inspecteur, c’est pratiquement tous les ans qu’on a au mieux une circulaire, au pire un décret, voire une loi complémentaire qui nous dit, attention, il faut s’occuper des situations de handicap. Mais c’est parce qu’on n’arrive toujours pas aussi à insérer ça dans le droit commun.
Oui, je vais conclure en disant que cette histoire de mauvais rapport aux droits communs et cette histoire de passer davantage par la compensation que par l’accessibilité, elle vient profondément d’une mauvaise compréhension de ce qu’est une situation de handicap, c’est-à-dire que la situation née de la difficulté que génère le trouble par rapport à une situation donnée.

Quelle(s) approche(s) de l’inclusion est/sont avancée(s) par l’insti­tution ? Quelle définition donne-t-elle ? Et quelles sont les attentes pour la mise en œuvre au sein de l’école et des CDI ?

Fabienne Ouvrard L’inclusion doit donner à tous les élèves le droit à l’instruction, à l’éducation et à la culture (dans toutes ses dimensions). Une école inclusive est une école qui accueille, qui scolarise, qui s’adapte aux besoins éducatifs particuliers. Après une période ségrégative, puis une période intégrative, progressivement, s’est développée sous le terme d’inclusion une conception de la scolarisation au plus près de l’école ordinaire, qui suppose non seulement l’intégration physique (l’établissement spécialisé se déplace dans l’école) et sociale (les élèves à besoins particuliers partagent les récréations, repas, ateliers récréatifs… des élèves des filières régulières), mais aussi pédagogique, afin de permettre à tous les élèves d’apprendre dans une classe correspondant à leur âge, et ceci quel que soit leur niveau scolaire (Thomazet, « De l’intégration à l’inclusion. Une nouvelle étape dans l’ouverture de l’école aux différences », Le français aujourd’hui 2006/1 (n° 152), p. 19-27. DOI 10.3917/lfa.152.0019).
Au sein des écoles et des CDI, il s’agit de poursuivre et de rendre possible cet objectif d’inclusion en favorisant la réflexion collective, en travaillant en collaboration pluri-catégorielle (direction, professeurs, documentaliste, partenaires divers). Il faut se donner les moyens de mettre en œuvre cette réflexion pour avoir un pilotage et un environnement adaptés au public accueilli. Il faut aussi former les équipes à l’inclusion.

Sandra Barrère Il me semble que l’institution, quand elle parle d’inclusion, s’adresse ou, du moins, traite spécifiquement la question du handicap alors qu’il faudrait avoir une vision beaucoup plus large de l’inclusion. La définition inclusive de l’inclusion, si je puis me permettre, c’est effectivement la possibilité d’inclure la pluralité de tout. C’est-à-dire imaginer la question pas seulement du genre mais la question sociale, la question des origines, de la diversité et des identités de genre. C’est-à-dire qu’ici il est important qu’on puisse se reconnaître, que tout le monde puisse se reconnaître. C’est-à-dire que le jeune, imaginons, qui se pose des questions sur son identité de genre, puisse avoir des modèles identificatoires qui puissent le rassurer sur le fait qu’il a pleine légitimité à l’école. Oui. Et donc je pense qu’il est important que l’on puisse se reconnaître. Et ça, ça passe par une politique éducative qui saisit cette pluralité de manière très approfondie.

Daniel Gillard On va surtout la définir par ce qu’elle n’est pas. C’est-à-dire qu’elle n’est pas l’intégration. En fait, le système éducatif français, il a connu trois phases. La phase pour les élèves en situation de handicap, la phase de la ségrégation, c’est-à-dire qu’ils étaient placés dans des établissements à part médico-social. La phase de l’intégration, c’est-à-dire qu’on les mettait à l’école. Mais dans des dispositifs à part. Même chose d’ailleurs pour la difficulté scolaire… Alors d’ailleurs, on ne les appelait pas des dispositifs, on les appelait des structures.
L’inclusion, donc, ce n’est ni la ségrégation, ni l’intégration, c’est le fait de scolariser les élèves dans le droit commun, comme les autres, en leur offrant soit des compensations, soit de l’accessibilité. Alors, l’accessibilité, par exemple, c’est l’Ulis. L’Ulis est une structure d’accessibilité. Enfin, c’est un dispositif, mais est un dispositif d’accessibilité.
La compensation, c’est l’aide de la peine, du handicap, de la difficulté.
Problème, en fait, ce que l’institution promeut, prioritairement, parce que c’est la politique nationale, c’est l’accessibilité. Et ce n’est pas l’éducation nationale, c’est la politique étatique qui est une politique dite d’accessibilité. Sauf que la politique d’accessibilité, dans la réalité, c’est complexe, c’est complexe, au niveau des adultes et c’est complexe parce que c’est coûteux. Ça veut dire, par exemple, qu’il faut mettre tous les bâtiments aux normes.
Et quand on parle du CDI, combien de CDI sont au premier étage, sans ascenseur par exemple ? Combien de CDI ne sont pas suffisamment indiqués en termes également de signalétique ?
Et combien de CDI ne sont pas aménagés en interne pour une signalétique accessible à tous ?
C’est une évolution profonde des mentalités. Les enseignants sont prêts à la compensation. Et d’ailleurs, ils citent souvent un système qui travaille beaucoup avec la compensation qui est le système italien. Le système italien où il y a pratiquement un personnel pour un élève en situation de handicap sauf que le problème, c’est que la compensation, on s’en rend compte, c’est très coûteux aussi. Et c’est coûteux à long terme parce qu’on voit que les élèves italiens, handicap ou pas, quelles que soient les situations, ont des mauvais résultats. Des résultats encore pires que les élèves français à Pisa. On n’est pas forcément les plus mauvais de ce point de vue-là.
Pourquoi ? Parce qu’effectivement, c’est d’abord une révolution des mentalités qu’il faut faire. Et ce qui bouge le plus lentement, ce sont les mentalités, par définition.
L’institution, dans son pilotage, elle a deux gros défauts. D’abord, elle décrète de manière centralisée, sans prendre en compte et sans expliquer et sans faire travailler le terrain et sans faire confiance à l’intelligence du terrain. Et puis deuxième chose, l’institution part du principe que finalement, si les enseignants n’y arrivent pas, ce n’est pas parce qu’ils sont mal formés ou parce que les conditions qu’on leur impose sont parfois trop compliquées.
L’institution leur demande de faire de la différenciation et c’est compliqué. Et c’est chronophage de faire de la différenciation. Et en plus, il faut des compétences didactiques, pas seulement pédagogiques, mais didactiques, que beaucoup d’enseignants n’ont pas. Et il faut répondre à la demande des parents qui en demandent beaucoup pour leur enfant. Les parents dans notre société actuelle, ils ne demandent pas de la différenciation, ils s’en moquent de la différenciation. Ils demandent de l’individualisation. Voilà. Et les enseignants ont parfois tendance à y céder. Et c’est délétère parce que d’abord, vous ne ferez jamais 30 plans de travail pour 30 élèves. Et en plus, vous perdez ce qui fait le sel de l’école.
Il faudrait quand même le redire souvent, Vygotsky, il a dit, non seulement on apprend mieux avec les autres, mais on apprend mieux en plus quand les autres ne sont pas d’accord avec soi.

Comment voyez-vous le rôle des CDI et la contribution des professeurs documentalistes pour favoriser l’inclusion des élèves ?
Le CDI peut-il être inclusif ? Comment considérer le CDI inclusif  aujourd’hui ?

Fabienne Ouvrard Le CDI doit être inclusif et en capacité d’accueillir et d’accompagner tous les publics scolarisés. Un axe du projet d’établissement peut définir son rôle à ce sujet. Les professeurs documentalistes doivent être formés à cette prise en charge et travailler (coanimer) avec les enseignants des séances au CDI. Le professeur documentaliste peut par exemple travailler avec le professeur d’UPE2A pour accueillir et accompagner des élèves non francophones ou ukrainiens. On peut aussi imaginer un travail en EMI pour ces élèves.

Sandra Barrère Ah mais ce rôle est absolument déterminant, parce que justement, un CDI c’est un endroit où on va trouver de la documentation, c’est-à-dire c’est une fenêtre sur le monde. Et donc suivant que cette fenêtre est plus ou moins ouverte, la pluralité est plus ou moins représentée. Et je vois bien, dans le domaine de l’égalité des genres, l’importance qu’il y a à avoir dans un CDI des livres qui traitent de ces questions, des guides sur l’éducation aux sexualités, par exemple, parce qu’il n’y a pas une sexualité qui serait hétéronormée, il y a des sexualités. C’est-à-dire qu’il est important que le jeune gay puisse se sentir à l’aise et donc représenté à travers les documents qu’il y trouvera. Il est important que le jeune trans lui-même se sente représenté. Il est important qu’il y ait des livres qui traitent de la sexualité. Qu’il y ait des fictions qui traitent de la question du sexisme, je veux parler de livres, mais aussi de DVD.
C’est vrai que le CDI peut hautement contribuer au caractère inclusif d’un établissement et donc d’une politique éducative du respect et de l’égalité. Je pense aussi au rôle du prof doc ou de la prof doc dans le domaine de l’EMI par exemple. On a des exemples assez bouleversants de web radio dans lesquels les jeunes documentent ces questions, conduisent des interviews, travaillent la question non seulement du genre mais du lien intergénérationnel. C’est formidable, c’est comme ça qu’on construit une culture plurielle. C’est précieux ça, qu’une culture de l’égalité et du respect ait donc aussi une conscience citoyenne respectueuse de la pluralité.
Donc oui, la part du prof doc, mais aussi du CDI dans un établissement, elle est absolument centrale. Si la jeune ado qui se sent lesbienne ou le jeune ado qui se sent gay n’a pas de figure d’identification, comment peut-on imaginer de l’inclure ?
Donc voilà, toutes ces choses doivent être pensées de manière un peu rigoureuse à travers une politique d’acquisition qui représente la pluralité des humains. Et ça, ça vaut pour le genre, ça vaut pour l’orientation sexuelle, ça vaut pour tout en fait. Oui, l’orientation au niveau des métiers. Mais ça vaut pour la diversité des couleurs, ça vaut pour la biodiversité, on va dire.

Daniel Gillard Alors, évidemment que le CDI peut être inclusif, mais un premier point, c’est le fait que le désarroi des professeurs documentalistes n’est pas suffisamment pris en compte. Donc déjà, il y a effectivement, pour moi, un travail préalable, mais qui serait de l’ordre de la reconnaissance mutuelle.
C’est-à-dire, le CDI doit être un espace inclusif, mais de la même manière que dans le reste du collège, ça ne va pas de soi. Deuxième chose, alors après, travailler le CDI comme espace inclusif, ça nécessite de penser au préalable le CDI comme un système. C’est-à-dire qu’il y a un espace, il y a des données et des ressources, et il y a des missions. Et un professeur documentaliste ne peut pas penser le CDI comme espace inclusif autrement que dans le cadre d’une politique documentaire d’établissement et d’un projet de CDI.
Alors, quelques points de réflexion par rapport à ça.
D’abord, un CDI inclusif, ça serait dans l’idéal, ce serait un CDI qui serait pensé à l’avance, dont la place dans les restructurations de l’établissement serait pensée à l’avance.
Pourquoi est-ce que le CDI n’est pas pensé systématiquement comme ayant une place centrale dans l’établissement ?
Pourquoi le CDI n’est-il pas pensé au rez-de-chaussée ?
Pourquoi le CDI n’est-il pas pensé comme un espace lumineux et de taille suffisante ?
Pourquoi le CDI n’est-il pas pensé en lien avec la vie scolaire ?
Ça devrait être un pôle unique avec grosso modo un pôle central. Il y aurait la vie scolaire avec bureau des CPE, bureau des AED, salle de permanence bien centralisée, le CDI et un lien direct avec la salle de permanence permettant aussi de penser ça comme des lieux où on peut passer de l’un à l’autre, y compris au sein d’une même heure en fonction des besoins.
Et puis on y ajouterait d’ailleurs l’infirmerie. Voilà, un ensemble qui est un pôle à la fois vie scolaire et médico-social.
Ça pour moi, c’est la condition numéro un pour que le CDI soit inclusif, c’est-à-dire qu’il trouve sa place réelle, le CDI, c’est le cœur du réacteur. Et plus l’établissement est petit, plus le CDI est le cœur du réacteur.
Deuxième point, il y a une politique de ressources pensées déjà en fonction de la particularité du public scolaire et pas seulement du handicap. La politique documentaire, ça commence par « Quels sont les besoins spécifiques ? » En termes d’accès à la culture, à la lecture, aux ressources documentaires. Et du coup, quel est mon public ? Et donc la politique d’achat, la politique d’abonnement, la politique de diffusion, elle est pensée.
Ensuite, troisième condition, c’est un CDI où les actions du prof doc sont ciblées, et il s’insère dans les actions déjà en place. Donc, imaginons un collège, par exemple, piloté, où les parcours avenir, citoyen, EAC… font l’objet d’une programmation de sixième ou en troisième avec, chaque année, des programmations dans les parcours.
Et enfin, quatrième point là-dessus, quatrième condition, c’est un CDI qui a été aménagé pour ce faire.
Voilà, donc les quatre points : un CDI qui est placé correctement, un CDI qui a une politique documentaire, un CDI qui a intégré les parcours et l’EMI évidemment et un aménagement et un fonctionnement spécifique du CDI.
Alors, en fait, ce n’est pas vraiment une question de CDI inclusif. C’est une question de CDI. C’est une question de politique de droit.
C’est une question de documentation… Voilà. Avec toutes les difficultés qu’il y a pour faire comprendre ça aux autres enseignants et à toute la communauté pédagogique.

Quelles préconisations donnez-vous dans un contexte où les professeurs documentalistes regrettent le peu de reconnais–sance pour leur mission en EMI notamment ? Quelles pistes proposez-vous pour développer l’inclusion au CDI ?

Fabienne Ouvrard Je pense à de la formation d’abord, une sensibilisation à l’ensemble de la communauté éducative après un travail fait (à valoriser), une réflexion à mener en conseil pédagogique. Un travail plus proche avec les professeurs principaux, les professeurs d’Ulis, d’UPE2A. Sans doute il faudrait repenser l’espace du CDI (avec le dépôt de projet NEFLE) pour qu’il soit plus adapté à la diversité des publics.

Sandra Barrère Je vois deux, trois idées. J’ai déjà parlé de Web radio : travailler à l’acquisition de compétences en EMI, ça me paraît très important. Il y a des exemples absolument prodigieux d’émissions de radio, de réalisation de webzines, etc. Je pense aussi à la constitution des corpus et donc à la question des règles que l’on se donne dans l’acquisition des ouvrages, tout cela doit être fait très soigneusement. Mais aussi la manière dont on visibilise ces acquisitions dans l’espace, non seulement au sein du CDI, mais également en dehors du CDI. Il peut y avoir une politique d’exposition, d’affichages, etc. Avec des semaines à thème, etc. Voilà. Et c’est sans parler de tous les jours, les droits des femmes le 8 mars, la prévention des LGBTphobies le 17 mai, les violences faites aux femmes le 25 novembre, tous ces temps sont des moments névralgiques pour mettre en œuvre une politique inclusive au CDI. C’est le cœur de l’établissement, bien sûr.
Oui, et puis dans le cadre de cette politique d’acquisition, il y a des points de vigilance qui doivent s’exercer, notamment relativement à l’émergence de phénomènes culturels qui sont un peu problématiques. Je pense à la Dark Romance, par exemple. Donc là, je pense qu’il faut avoir une vigilance toute particulière, soit parce qu’on n’acquiert pas ces choses, soit, si elles existent dans le fonds, parce qu’on accompagne par un discours critique la lecture de ces documents. Et ça, c’est indispensable parce que cette tendance qui émerge de la lecture de Dark Romance est de nature à me poser question. Donc, il est très très important d’entraîner l’esprit critique des jeunes pour toutes ces raisons.

Daniel Gillard Alors, je n’ai jamais été sollicité sur des problématiques didactiques spécifiques liées à la documentation. En fait, mais ce n’est pas la documentation. C’est de manière générale.
C’est-à-dire que quand on vous sollicite didactiquement pour les élèves en situation de handicap ou en grande difficulté scolaire, on voit bien la politique actuelle, c’est le français et les maths. Il n’y a pas de réflexion didactique actuelle. Actuellement, sur les spécificités que pourrait avoir ce travail-là en EMI, on touche le problème qui est le problème fondamental de la discipline. D’abord. Il y a deux corpus disciplinaires en réalité dans la documentation. Il y a les compétences info-documentaires avec la recherche documentaire au sens large. Et c’est peu reconnu comme étant un corpus de savoir, y compris par les autres professeurs.
Et puis après, il y a l’EMI. Alors, je ne dirais pas qu’il existe un manque de corpus, il y a des ressources nécessaires qui mettent en lien les grandes thématiques de l’EMI avec notamment le socle. Mais, comme c’est une matière, comme c’est un enseignement qui n’est pas inscrit dans les programmes. L’EMI souffre non pas d’un manque de reconnaissance, mais d’un manque de connaissance.
Donc la réflexion, mais peut-être que je me trompe, qui n’a pas encore été conduite, c’est quelle adaptation ? Pour l’EMI. C’est-à-dire, vraiment dans le cadre des enseignements adaptés. Quelle adaptation pour l’EMI ? Et ça, par contre, oui, c’est un vrai sujet, parce que ça existe dans toutes les disciplines.
Alors, du coup, des pistes de réflexion. Je voudrais les livrer comme ça, parce que c’est en lien avec la réflexion actuelle que font les IPR EVS. Pour moi, la piste d’entrée pour les professeurs documentalistes, c’est la lecture. Alors, je sais qu’il y a beaucoup, beaucoup de réticences là-dessus. Parce que les professeurs documentalistes, ils vont dire, attendez, ce n’est pas notre première mission.
Pour moi, la lecture, dans le sens, aide à la lecture-compréhension, aide justement à l’interprétation des textes, aide aux inférences, aide à la mise en réseau.
Et là, on commence à rentrer justement dans les compétences info-documentaires et à l’aide à l’intertextualité. Alors, à tel point d’ailleurs qu’on a demandé pour l’an prochain à ce qu’un des IPR EVS soit associé au groupe maîtrise de la langue des IPR EVS.
On fait reconnaître la spécificité des professeurs documentalistes en entrant par la lecture non pas en les transformant en profs spécialisés qui vont apprendre à lire, parce que ça, c’est la crainte effectivement des collègues. Et c’est une crainte que je partage et que je comprends.

Je tiens à remercier mesdames Fabienne Ouvrard et Sandra Barrère et monsieur Daniel GILLARD d’avoir pris le temps de m’accorder un entretien sur le sujet de l’inclusion et de son articulation avec le CDI. J’espère avoir respecté leurs propos lors de la retranscription de nos échanges et du travail de réécriture.

 

 

Penser une école inclusive

Dans vos écrits, vous montrez que le projet d’une école inclusive se heurte à la fois à la « forme scolaire » et à une vision néolibérale de l’école. Si les enseignants sont globalement favorables à ce projet, ils sont pourtant face à des difficultés de mise en œuvre (enquête IFOP du 4 septembre 2023). Selon vous, le projet d’une école pleinement inclusive est-il vécu, par les enseignants, comme une injonction ?

J’aurais plutôt tendance à penser que la majorité d’entre eux le perçoivent comme un objectif à atteindre pour toute l’institution, au même titre que les programmes, le socle commun et la réussite aux examens de leurs élèves. Dans toute ma carrière, que ce soit comme enseignant ou comme inspecteur, je n’ai rencontré que très peu de professeurs résolument hostiles à la présence d’élèves en situation de handicap dans leur classe.
En revanche, si l’immense majorité des enseignants cherche à bien faire avec des élèves atypiques, ils souhaitent naturellement disposer des moyens nécessaires pour leur délivrer un enseignement efficace.
Or si l’institution réduit son action au seul fait d’affirmer que la scolarisation de ces élèves est une obligation et qu’elle n’octroie pas aux enseignants les outils professionnels et les conditions nécessaires pour le faire, alors il est évident qu’une situation de tension peut apparaître. Ces outils et ces conditions relèvent trop souvent de l’impensé pour les responsables politiques, que ce soit au parlement ou au gouvernement.
Pourtant, il s’agit là d’éléments éminemment constitutifs de l’enseignement scolaire. Ils touchent aux techniques didactiques, aux supports matériels, et à l’organisation matérielle de l’enseignement.
Par exemple, exiger une individualisation de l’enseignement auprès d’un professeur de collège ou de lycée qui n’a jamais appris à le faire en fonction des besoins particuliers réels de ses élèves, et alors que dans chaque classe il dénombre souvent plus d’une demi-douzaine d’élèves avec PAP1, PPS2, PPRE3 ou PAI4, et qu’il enseigne chaque jour et chaque semaine, selon sa discipline, à six ou dix-huit classes de plus de trente élèves chacune, c’est de fait créer une situation de tension humainement et professionnellement très difficile pour ce professeur. Dans ce registre, alors oui, on peut envisager que la scolarisation inclusive soit perçue comme une injonction formelle et hors-sol de l’institution auprès des enseignants. On ne peut pas faire croire aux parents que l’école est un service à la personne. L’école est une institution qui instruit des enfants et des jeunes pour en faire des citoyens, et cela dans une dimension collective qui est le ciment de notre république. Le professeur n’est pas un précepteur particulier. Il s’adresse à une classe. Il peut prendre en considération des adaptations particulières, mais ces aménagements doivent rester raisonnables par rapport à sa mission qui est d’enseigner à une classe.
On pourrait aussi développer cette réflexion dans le registre des élèves présentant des comportements très perturbateurs, élèves de plus en plus nombreux, bien au-delà du domaine du handicap. La récente enquête de l’Autonome de Solidarité Laïque conduite par Éric Debarbieux a mis en évidence que pratiquement tous les enseignants y sont désormais confrontés. Ce phénomène souvent spontanément associé à l’école inclusive ne concerne en fait qu’une frange des élèves en situation de handicap, alors qu’il touche beaucoup d’élèves « ordinaires » qui ne présentent pas de troubles du neurodéveloppement. Que dit l’institution pour permettre aux enseignants de faire face sérieusement et systématiquement à ce phénomène ? Il y a là un impensé qui compromet de plus en plus lourdement l’école, bien au-delà de sa dimension inclusive ou même du phénomène du harcèlement. Or des travaux sur ces phénomènes existent5, avec des pistes éducatives et institutionnelles qui ont montré çà et là leur efficacité. Il serait utile de les enrichir et d’assurer leur diffusion.

Dans vos écrits, vous montrez que les décisions politiques récentes (notamment la loi de finances de 2024 qui prévoit le passage des PIAL au PAS, le « choc des savoirs » annoncé par le gouvernement) ne vont pas dans le sens d’une école inclusive. Pourriez-vous préciser en quoi ? Et comment les enseignants peuvent-ils alors conforter leur adhésion au projet d’une école inclusive dans ce contexte ?

Répondre de manière précise à ces questions demanderait la rédaction d’un rapport de plusieurs dizaines de pages dans lequel on développerait soigneusement les éléments constitutifs de la problématique, mais aussi les mécanismes systémiques en jeu par rapport aux objectifs et aux choix tels qu’ils sont envisagés. Dans un entretien comme le nôtre, on ne peut que se limiter à un développement succinct. Je vais essayer d’être clair en le faisant.
Ce qui relativise la portée et l’efficacité des choix de politique éducative récents que nous évoquons ici, c’est le fait qu’ils semblent avoir été conçus dans l’ignorance par rapport à deux corpus pourtant indispensables à intégrer si l’on veut agir utilement : d’une part, les études scientifiques et les enquêtes institutionnelles nationales et internationales sur les systèmes scolaires, d’autre part l’appréhension systémique du processus d’élaboration des réformes éducatives. Ainsi, les réformes éducatives, pour être efficaces, doivent recevoir l’adhésion de la majorité des acteurs concernés dans toute leur diversité. Il ne s’agit pas de se soumettre à la démagogie. Il s’agit de concevoir des évolutions qui prennent en considération tous les aspects de la problématique, notamment quand cela remet en cause des us et coutumes que l’on pensait intangibles. Ce qui est notoirement le cas quand il s’agit de transformer un système scolaire classique fondé sur la compétition comme source principale d’émulation, avec orientation par élimination progressive, en système scolaire inclusif universel. Et comme les enjeux sont importants pour les acteurs directs et pour la société entière, on doit prendre le temps d’impliquer les acteurs opérationnels dans la réflexion tant pour la conception que pour la stratégie de mise en œuvre. Toucher à l’école, c’est toucher à la société. Promouvoir une école inclusive, c’est viser à l’instauration d’une société inclusive, ce que n’est pas notre société actuellement.
Bref, on ne réforme pas l’école pour qu’elle devienne pleinement inclusive avec des communiqués de presse démagogiques et hors-sol ou des articles cachés dans une loi de finances elle-même adoptée par le biais d’une procédure constitutionnelle sans débats.
Les enseignants sont des citoyens qui ont la particularité de faire partie de la part de la population la plus éclairée et la plus performante pour appréhender et gérer les difficultés dialectiques de la société. C’est un fait. On ne les manipule pas facilement. Leur esprit critique fait partie des compétences intellectuelles indispensables à leur mission. Il en va de même pour leur adhésion aux valeurs civiques fondamentales qui irriguent le contrat social de notre société. Dès lors, leur capacité de résilience par rapport aux errements des réformes des politiques éducatives est impressionnante quand on regarde avec du recul l’histoire de notre système scolaire. Cela soulève le respect. Chaque jour, ils enseignent à des millions d’élèves dans les classes. Où seraient ces enfants sans eux ?
Sur le plan philosophique, les principes d’une école inclusive entrent en harmonie avec leur crédo en une école qui émancipe et qui construit l’avenir de notre société démocratique. C’est là qu’ils puisent leur force pour résister aux nombreuses adversités auxquelles ils sont confrontés.
Mais ce sont des êtres humains comme tout un chacun. Il y a des limites. Personne n’a intérêt à ce qu’elles soient franchies. La récente augmentation des démissions, notamment par rupture conventionnelle, et la désaffection de plus en plus patente des candidatures aux concours de recrutement nous montrent que les grands équilibres ont été rompus. Tout le monde doit s’en inquiéter.

Dans vos écrits, vous mettez en relief les contradictions, les impensés, voire les « insensés » de ces décisions politiques. Que faudrait-il changer concrètement pour que les enseignants soient en capacité de mettre en œuvre le projet d’une école pleinement inclusive ?

Je pourrais développer un catalogue profus de mesures susceptibles d’engager une évolution efficace pour que l’école française devienne véritablement inclusive. J’avais par ailleurs consacré un article à cette question dans la revue associative en ligne du Café pédagogique.
Mais pour répondre sans prendre trop de place ici, je me limiterai à quelques orientations qui pourraient constituer la charpente de l’édifice.
En premier lieu, il faudrait absolument réduire le nombre d’élèves par division au collège où désormais la jauge de plus de trente élèves constitue une moyenne dans l’immense majorité des établissements. Dans un collège inclusif, une jauge moyenne entre vingt et vingt-cinq élèves par division permettrait aux professeurs de prendre en compte de manière effective les besoins éducatifs particuliers de leurs élèves dans toutes les classes auxquelles ils enseignent dans la semaine.
Ensuite, il faudrait que dans l’école primaire comme au collège, l’institution instaure le principe dit du « plus de maîtres que de classes », en y incluant des professeurs titulaires du CAPPEI (certificat d’aptitude professionnelle aux pratiques de l’éducation inclusive) à même d’apporter une réponse pédagogique aux cas les plus particuliers. Cela permettrait toutes les formes d’aide et de soutien pédagogiques en direct et en continu : groupes de besoins, remédiation, co-enseignement.
Par parenthèse, on retrouve ces deux éléments dans les systèmes scolaires des pays les plus inclusifs. Cela n’a rien de révolutionnaire en soi. En revanche, cela a un coût budgétaire. Mais c’est à la Nation de l’assumer en conscience ou de réfuter son intérêt, sachant qu’il s’agit d’un investissement sur l’avenir et non d’une charge improductive.
Fondamentalement, toute la formation professionnelle des professeurs, initiale ou continue, devrait être imprégnée de la scolarisation inclusive, c’est-à-dire de l’accessibilité universelle des enseignements délivrés à tous les niveaux. Cela ne devrait pas faire comme aujourd’hui l’objet d’un module « à part » de quelques heures. Toutes les dimensions de la formation devraient en être imprégnées : que ce soit la formation didactique dans chaque discipline ou la formation au fonctionnement du système scolaire.
Pour terminer ce rapide catalogue, il apparaît indispensable de penser la dimension partenariale inhérente à l’école inclusive, et cela dans ses deux dimensions : intermétiers et intercatégorielle. D’une part, il conviendrait que l’école dispose en nombre suffisant de médecins, de personnels infirmiers et sociaux scolaires, alors que leurs effectifs sont actuellement en pleine déliquescence. L’école devrait aussi, comme la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse, partenaire dans les dispositifs relais pour décrocheurs), disposer dans ses effectifs d’éducateurs spécialisés membres à part entière de l’Éducation nationale. De même, elle devrait disposer de professeurs de LSF (langue des signes française) à tous les niveaux, mais aussi d’interprètes en LSF et de codeurs en LfPC (langue française parlée complétée). D’autre part, formation au partenariat et temps de concertation indispensable au partenariat devraient évidemment être pris en charge par l’institution et reconnus comme faisant partie du temps de service usuel.
Il y aurait encore bien des éléments à prendre en compte, notamment sur le rôle, le statut, la formation et la rémunération des AESH, sur les programmes scolaires pas toujours cohérents entre eux ni avec l’accessibilisation des savoirs, l’évaluation des acquis scolaires réels et progressifs des élèves au-delà de la seule gymnastique numérologique des notes et moyennes, ou encore la profusion décourageante des dispositifs et sigles incompréhensibles accompagnés de formulaires numérisés ou non qui exigent de remplir des dizaines d’indicateurs par élève jusqu’à l’absurde, tout cela pour satisfaire la soif de statistiques de quelques-uns.

Le nombre d’enfants en situation de handicap scolarisés ne cesse d’augmenter. Il est passé de 134 000 en 2004 à plus de 436 000 en 2022 (selon Le Monde, du 06 février 2024). Pensez-vous que cette augmentation croissante puisse devenir un facteur de dégradation des conditions de travail des enseignants ?

Sur le principe, cette augmentation engage de facto une modification des conditions d’enseignement dans les classes et dans les établissements scolaires. Si on ne donne pas aux enseignants les outils et les moyens pour y répondre, alors oui, on pourrait redouter que cela se traduise par une dégradation des conditions de travail.
Dans cet esprit, on ne peut que s’inquiéter de constater depuis plusieurs années une hausse des saisines des comités compétents en matière d’hygiène et de sécurité sur la thématique de l’évolution de l’institution vers plus d’inclusivité. C’est un signal d’alerte que l’institution a le devoir de prendre en considération pour l’analyser, le comprendre dans toutes ses dimensions et apporter les réponses nécessaires sans renoncer aux objectifs inclusifs.
La scolarisation inclusive ne peut être effective qu’avec les enseignants, et surtout pas malgré ou contre eux. S’il y a un malaise, l’institution a le devoir d’en prendre sa part de responsabilité et l’obligation d’y remédier. Une politique publique efficace, c’est aussi une politique susceptible d’être adaptée par le législateur et l’exécutif en fonction des obstacles qu’elle génère et des angles morts dans sa conception. Il ne suffit pas de conjuguer à l’envi la notion de société apprenante dans certains cénacles à la pointe de la réflexion. Il faut que cette notion concerne concrètement toute politique éducative qui se veut progressiste.

Sans accompagnement ni présence d’enseignants spécialisés à leurs côtés, les enseignants font comme ils peuvent pour mettre en œuvre au quotidien, le projet d’une école inclusive. Parmi eux, les professeurs documentalistes accueillent tous les élèves au CDI (Centre de documentation et d’information) et déploient beaucoup d’énergie pour rendre ce lieu plus inclusif. Selon vous, quel est l’apport du CDI dans la mise en œuvre d’une école pleinement inclusive ?

Je répondrai avec beaucoup d’humilité à cette question. Je ne suis pas un spécialiste des CDI ni du métier de professeur documentaliste. Je n’en ai qu’une vision théorique, enrichie de quelques entretiens avec les principaux intéressés.
De mon point de vue, une chose m’apparaît primordiale : les établissements du second degré ont la chance de disposer d’un CDI avec un professeur documentaliste qui est un vrai professionnel dans son domaine. C’est un atout considérable pour donner de la vie, de l’intelligence et du dynamisme aux actions d’enseignement.
J’ai pu constater que de nombreux professeurs documentalistes ont souhaité acquérir le CAPPEI. Ce n’est pas anodin. Rien ne les y a contraints sur le plan institutionnel. En revanche, comme tous les professeurs de leur établissement, ils sont conduits à exercer leur mission avec des élèves qui sortent du schéma moyen en raison de besoins éducatifs particuliers à plus ou moins long terme : élèves en situation de handicap avec toute la variété des troubles, élèves présentant des troubles spécifiques des apprentissages et du langage avec des PAP, élèves allophones, élèves de Segpa, élèves des dispositifs relais. Ces élèves peuvent venir au CDI avec leur classe ou individuellement, dans le cadre d’un projet temporaire ou de manière régulière, seuls ou accompagnés.
Le professeur documentaliste est d’emblée confronté à une problématique pédagogique primordiale de la scolarisation inclusive : l’accessibilité des situations. En raison des besoins particuliers de l’élève, considérés du point de vue éducatif, des adaptations peuvent s’avérer nécessaires, soit sur les supports documentaires, soit sur les modalités d’accès aux supports documentaires, ou encore sur les modalités de traitement de la documentation.
Cela suppose pour le professeur documentaliste l’appropriation de deux corpus de références à partir desquels il pourra engager son action pédagogique : d’une part, une bonne identification du profil particulier de l’élève sur les plans moteur, sensoriel, langagier, cognitif ou psychique ; d’autre part une bonne connaissance des possibilités techniques matérielles ou virtuelles d’adaptation en vue de permettre l’accessibilité la plus opérationnelle possible pour l’élève. Cela concerne aussi bien les supports documentaires dans toute leur variété que les espaces du CDI ou même la gestion du temps. Enfin, le professeur documentaliste aura tout intérêt à pouvoir encadrer son action par un partenariat éclairé avec ses collègues qui connaissent bien l’élève ou les élèves présentant des profils atypiques, qu’ils soient professeurs de la classe, coordonnateur d’Ulis, professeurs spécialisés de référence, professeurs de français langue seconde, etc. Parfois, il faudra étendre ce partenariat à des professionnels non-enseignants qui accompagnent l’élève : AESH, évidemment, mais aussi PsyEN, rééducateurs des services médico-sociaux partenaires, éducateurs spécialisés, interprètes LSF et codeurs LfPC.
Pour terminer, j’évoquerai aussi une action professionnelle qui ne peut qu’être appréciée par l’équipe pédagogique de l’établissement : la mise à disposition d’un corpus documentaire relatif aux besoins éducatifs particuliers des élèves de l’établissement, qu’il s’agisse des outils pédagogiques adaptés ou des références documentaires à l’attention des enseignants et accompagnants. À cet égard, le professeur documentaliste a tout intérêt à s’abonner à la lettre de l’INSEI, l’Institut national supérieur de formation et de recherche pour l’éducation inclusive.
En considération de ces quelques éléments, on comprend aisément pourquoi des professeurs documentalistes souhaitent bénéficier de la formation préparatoire au CAPPEI.

Je vais revenir sur la notion de partenariat nécessaire à l’école inclusive que vous évoquiez précédemment. Lorsque j’étais professeure documentaliste en lycée, j’accueillais des classes pour développer les apprentissages informationnels des élèves, en partenariat avec les enseignants de disciplines. Je me suis retrouvée, plus d’une fois, face à des élèves à besoins particuliers, sans jamais avoir été prévenue de leurs situations. Tous les enseignants, nous y compris, sommes de plus en plus sollicités, « noyés » sous diverses tâches notamment administratives. Nous ne prenons pas toujours le temps nécessaire à la transmission des informations. Comment favoriser un partenariat visant l’inclusion des élèves alors que cette logique de cumulation des tâches ne cesse de s’accentuer ?

Ce que vous évoquez ici est une réalité qui s’impose à nous : la capacité inclusive de l’institution scolaire implique que ses acteurs – quelles que soient leurs fonctions et leur place – soient en mesure de se concerter et d’échanger rapidement des informations diverses pour adapter leur action et rendre accessible l’enseignement en fonction des besoins des élèves. Or notre civilisation ne cesse de soumettre ces mêmes acteurs à une avalanche d’informations tous azimuts, avec l’obsession systématique de vouloir tout embrasser et de rendre compte de tout, à tout moment, et cela dans une logique qui associe les exigences économiques, le meilleur rendement et une efficacité absolue au regard des attentes supposées de l’usager et de la hiérarchie administrative et politique.
Deux facteurs historiques ont accentué ce phénomène. Évidemment, l’irruption au début de ce siècle de la numérisation totale de l’information et de ses canaux d’échanges avec cette sorte de dictature cognitive des tableaux et feuilles de calcul qui transforment la vie humaine en données quantifiées analysables à l’infini. Et à la même période, en France, est arrivée l’adoption de la loi organique sur la loi de finances, celle du budget de l’État, qui soumet le service public à des indicateurs chiffrés, des cibles annuelles, et des objectifs de performance.
L’école inclusive n’échappe pas à cette obsession : la dictature du chiffre pour rendre compte en permanence des budgets dépensés s’impose aux établissements scolaires, aux directions académiques, aux rectorats comme à la Dgesco. Au mieux, cela se traduit par de belles infographies flatteuses sur le nombre d’élèves handicapés scolarisés, d’AESH, d’Ulis, etc. Mais la réalité pédagogique dans la classe et dans l’établissement n’est pas représentée dans ce travail de production de données chiffrées qui est pourtant censé rendre compte de la vie à l’école.
Ainsi, pour notre école inclusive et la nécessité d’échange de l’information entre les acteurs, le gouvernement a mobilisé la CNSA6 (tutelle des MDPH) et l’Éducation nationale pour développer le LPI (livret de parcours inclusif), une application en ligne censée faciliter la mise en place rapide et effective des aménagements et adaptation. Concrètement, la mise à disposition de cette application s’est heurtée à une multitude de difficultés techniques dans le cadre de l’interopérabilité avec les systèmes d’information qui existaient déjà, tant du côté de l’école que du côté des MDPH, mais aussi des obligations liées à la protection nécessaire des données personnelles et médicales. Cela a pris plusieurs années pour obtenir une application à peu près stabilisée. Et au final, on a un produit qui veut compiler tant d’informations qu’il y a là une véritable usine à gaz aussi chronophage pour ceux qui doivent entrer les innombrables données requises qu’inopérante pour le travail quotidien dans l’établissement et dans la classe.
Prenons encore l’exemple des PAP qui sont réduits à des listes de cases à cocher sans âme. Le concepteur a voulu être tellement complet dans la recension du champ des possibles adaptations qu’il a construit un formulaire roboratif dénué d’appel à l’intelligence pédagogique et éducative : c’est désormais une liste de courses avec des produits à cocher machinalement. Pour être sûr de ne pas se tromper, on aura naturellement tendance à en cocher le plus possible, quitte parfois à cocher des choses complètement inutiles, voire parfaitement inadaptées aux besoins réels de l’élève. Comment s’étonner alors que certains professeurs n’y prêtent pas attention ? « Qui trop embrasse, mal étreint », nous rappelle le dicton.
Concrètement, je pense que le partenariat doit être assumé par l’institution en incluant dans le temps de service de ses agents un volume horaire hebdomadaire annualisable et consistant pour toutes les concertations indispensables à la capacité inclusive de l’école : entre collègues, avec les parents, avec les partenaires internes et externes, pour les réunions institutionnelles afférentes, etc. Et puisque que notre civilisation est celle du chiffre, il faut que ce temps soit effectivement comptabilisé et valorisé. C’est du temps entre être humains indispensable pour donner de la vie à l’école inclusive.
En conclusion, pour répondre de manière pragmatique à votre question, prenez le temps de discuter avec vos partenaires dès que l’occasion se présente. Ce temps est rare. Il faut le préserver et le soigner. C’est souvent gratifiant sur le plan humain. Ce n’est pas du temps perdu. C’est du temps pour la vie.

 

Mettre en place une bibliothèque de l’apprenant dans un CDI

La Bibliothèque de l’apprenant, dispositif de bibliothéconomie conçu par Nathalie Lelong, bibliothécaire d’État, et Alain Durant, coordinateur pédagogique, à l’institut français de Madrid en 2005, favorise l’accès aux documents culturels en langue française des publics non francophones. Il a donc toute sa place dans les CDI de France au service des élèves allophones. Professeure documentaliste, de retour en France après une expérience de six années dans un lycée français d’Istanbul en Turquie, je vous propose un tour d’horizon de ce dispositif et des conseils pour sa mise en place dans les CDI. Cet article se base sur mon travail de mémoire de Master MEEF documentation, soutenu en 2021.

Introduction

Ce fonds spécialisé, présent désormais dans 91,3 % des médiathèques des Alliances et Instituts français à l’étranger selon une enquête d’Alice Laforêt1 (2017), est une sélection de documents basée sur deux types de ressources : des ressources pédagogiques et des ressources culturelles telles que des livres de fiction ou documentaires, des films, des chansons… Ces documents sont présentés aux usagers par niveau d’apprentissage du français, en s’appuyant sur le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR). Ce dispositif revendique la nécessité d’une dimension culturelle en renfort d’une démarche purement pédagogique d’apprentissage du français.

Mise en œuvre d’une Bibliothèque de l’apprenant au service de la promotion de la lecture et de l’apprentissage du français dans un CDI

Développer le goût de la lecture est l’un des objectifs de travail prioritaires des professeurs documentalistes. Tous les enseignants sont concernés par la maîtrise de la lecture mais c’est une des missions fondatrices du métier de professeur documentaliste que de permettre à l’élève de s’approprier le livre. Le dispositif de la Bibliothèque de l’apprenant peut être un levier important pour amener les élèves allophones nouvellement arrivés, présents dans la majorité des établissements scolaires, à se familiariser avec la lecture en langue française, qui est leur langue seconde en France.

Pour relever ce défi, le professeur documentaliste doit permettre le plus possible la rencontre des élèves avec le livre. Cela peut passer par la mise en place d’activités diversifiées, notamment en collaboration avec le professeur de français langue seconde chargé de l’UPE2A (unité pédagogique pour élèves allophones arrivants) dans laquelle sont scolarisés les EANA pendant un an après leur arrivée en France ; mais aussi en créant les conditions de cette rencontre. Le CDI représente un lieu d’accueil et d’écoute pour ces élèves et son attractivité sera d’autant plus importante que le fonds documentaire saura répondre à leurs besoins. La Bibliothèque de l’apprenant est une de ces réponses.

Description du dispositif de la Bibliothèque de l’apprenant

Les médiathèques et les CDI permettent aux apprenants de s’immerger dans le français par la lecture et le visionnage de documents en langue française. Cette méthode d’apprentissage, par immersion, est complémentaire de l’enseignement du français dispensé lors des cours. Mais cela implique que l’apprenant puisse trouver des documents adaptés à son niveau. Pour ce faire, l’apprenant a le choix entre différentes ressources culturelles.

Lire des « lectures simplifiées »

Il peut tout d’abord consulter des ouvrages d’éditions spécifiques, qui allient un texte littéraire et des mots de vocabulaire ou des règles de grammaire expliquées à chaque page. Les collections « Lectures CLE en français facile » chez Clé International ou « Lire en français facile » chez Hachette Français Langue Étrangère par exemple proposent ce type de ressources.

Piocher parmi les collections courantes

Outre ces « lectures simplifiées », il existe dans les médiathèques et les CDI un certain nombre de documents illustrés, alliant le texte et l’image, qui peuvent être des sources certaines d’apprentissage : par exemple, les bandes dessinées adulte ou jeunesse, ou les livres documentaires jeunesse.

Enfin, parmi les collections habituelles d’une médiathèque et d’un CDI, il est intéressant d’utiliser les supports audiovisuels. En effet, les menus des DVD proposent généralement plusieurs langues. Par conséquent, les apprenants peuvent regarder des films en français sous-titré (à l’origine pour les malentendants), qui est une version simplifiée du dialogue. Nous pouvons également recommander un support audio, complété par le texte en français : chansons françaises avec paroles ou livres audio avec texte original. Voir le texte écrit et l’entendre en même temps permet en général une meilleure compréhension.

Qu’il s’agisse d’un fonds dédié à l’apprentissage du français ou du fonds habituel du CDI, se pose la question de la médiation. Comment utiliser ces fonds et les mettre à disposition des élèves, tout en distinguant bien le niveau d’expression en français et le niveau de compréhension de la personne ? En effet, la visibilité de ces fonds et leur signalétique adaptée sont primordiales.

Élaboration de la bibliothèque de l’apprenant

C’est pour répondre à cette problématique que la Bibliothèque de l’apprenant a été conçue et réalisée à l’Institut français de Madrid par Alain Durand et Nathalie Lelong en 2005.

Les apprenants : des sous-utilisateurs de médiathèques françaises à l’étranger très fréquentées

En analysant les statistiques de prêt de la médiathèque de l’Institut français de Madrid, Alain Durand et Nathalie Lelong ont constaté qu’une grande partie des élèves apprenant le français n’empruntaient pas de documents autres que pédagogiques ou audiovisuels et donc ne considéraient pas cette médiathèque comme un outil culturel accessible. En effet, jusqu’à avoir atteint un certain niveau d’acquisition de la langue, les apprenants ont le sentiment de ne pas avoir les capacités nécessaires pour accéder au fonds général. Ils se sont inscrits volontairement à la médiathèque, mais faute d’autonomie, ils ont toujours le statut de sous-utilisateurs.

Forts de ce constat, Nathalie Lelong et Alain Durant ont donc réfléchi à la manière d’identifier les documents du fonds général et de les présenter par niveau d’apprentissage et ont créé la Bibliothèque de l’apprenant.

Spécificité de cette bibliothèque : un accompagnement à l’apprentissage

Cette Bibliothèque de l’apprenant propose donc une sélection de documents basée sur deux types de ressources :
– des ressources pédagogiques : livres de grammaires, livres d’exercices, CD-ROM d’apprentissage, etc.
– des ressources culturelles : livres de fiction ou documentaires, chansons, films, etc.

Tous ces documents sont présentés par niveau d’apprentissage, globalement à partir d’un niveau de débutant complet jusqu’à un niveau dit « indépendant ».

Objectifs et limites de cette bibliothèque

D’une part, les ressources culturelles sont au cœur de la problématique de la bibliothèque de l’apprenant, qui revendique la nécessité d’une dimension culturelle pour renforcer une approche purement pédagogique. Ces documents ont pour but d’accompagner et de soutenir la progression des apprenants. Ils sont aussi un vecteur important de motivation. Enfin, ils mettent en contact l’apprenant avec certains aspects de la culture française ou francophone. Sortant d’une vision purement pragmatique de la langue, ils permettent d’accéder à une sensibilité différente, culturelle, qui échappe généralement aux outils pédagogiques. Il y a aussi à travers cet accès à la culture, une notion de partage.
D’autre part, la difficulté essentielle pour la sélection de ces documents réside dans l’appréciation du niveau d’apprentissage qui peut leur être attribué. Les deux auteurs partent alors du postulat que : « tous les documents détiennent un niveau de difficulté évaluable, et qu’il est possible de les analyser au filtre d’un ensemble de critères qu’il convient de déterminer. » (Lelong et Durand, s. d., p. 6).

Plus généralement, cette bibliothèque ne suffit pas en elle-même pour un apprentissage du français : ce n’est ni une bibliothèque pédagogique, ni un outil d’auto-apprentissage. Elle n’est utile qu’au côté d’une structure enseignant les langues, dans notre cas le français langue de scolarisation.

De plus, en ce qui concerne la sélection des ressources culturelles, elle ne doit en aucun cas apparaître comme un vade-mecum culturel, de type ce qu’il faut avoir lu, vu ou écouté, ce qu’il faut savoir de la culture française ; les sélections de documents doivent rester vivantes.

Enfin, il s’agit d’une bibliothèque « tournante » : les documents ne font pas nécessairement l’objet d’acquisitions spécifiques, mais sont extraits du fonds. De la même manière, ils sont amenés à repartir dans le fonds général et à être remplacés par des nouveaux. Cette rotation doit affiner la pertinence des sélections, permettant progressivement aux professeurs documentalistes de s’approprier la grille de critères, tout en garantissant le renouvellement de l’offre documentaire.

Critères de classement des documents pour la Bibliothèque de l’Apprenant : des critères qui vont du pédagogique au culturel

Comme nous l’avons vu plus haut, le postulat de Nathalie Lelong et Alain Durant s’appuie sur l’idée que tout document possède un niveau de difficulté possible à évaluer à l’aide d’un ensemble de critères. Pour élaborer ces derniers, ils se sont appuyés sur la didactique des langues et sur les caractéristiques éditoriales et les pratiques culturelles.

Un outil incontournable à l’élaboration de ces critères : le Cadre européen commun de référence pour les langues

Cette bibliothèque de l’apprenant étant pensée comme une somme des ressources utilisées pour accompagner l’apprentissage du français, elle doit bien évidemment s’adapter à la connaissance actuelle de la pédagogie des langues. Or, depuis l’année 2000, un outil essentiel à la didactique des langues étrangères a été publié : le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR). Les propositions du Cadre sont le résultat de recherches faites depuis la fin des années 80 par des linguistes appartenant aux 41 pays membres du Conseil de l’Europe. C’est une réflexion sur les différents niveaux d’acquisition d’une langue étrangère qui conduit à une description échelonnée des différentes utilisations de la langue. Il est devenu un outil incontournable sur lequel s’appuie la Bibliothèque de l’apprenant.

Au niveau de la progression, le Cadre dégage six niveaux qu’il désigne de la façon suivante : A1, A2, B1, B2, C1, C2. En simplifiant, le A1 correspond à un niveau de découverte de la langue et à l’autre bout le C2 correspond à une maîtrise absolument aisée de la langue.

Éléments culturels pouvant influencer la notion de niveau

Si nous venons de voir que la Bibliothèque de l’apprenant s’appuie sur la progression du Cadre, elle est également basée sur une approche culturelle. C’est l’une des grandes originalités de ce dispositif. Elle permet en particulier de proposer des documents à des niveaux se plaçant au-dessous du B2, grâce à la prise en compte d’éléments échappant strictement aux descripteurs du Cadre, mais ayant une valeur indéniable dans ce qui constitue l’approche d’un document non pédagogique de la part de tout utilisateur d’un CDI.

Cette approche culturelle s’appuie sur deux principes :
Il existe des éléments culturels facilitant la réception : dans la réception d’un document en langue étrangère, certains éléments culturels peuvent faciliter la compréhension (les contes et légendes, les classiques français connus à l’étranger…).
Il y a des éléments culturels motivants : certains documents vont susciter la curiosité de l’apprenant (classique littéraire, succès récent, actualité littéraire ou sociale…).

Pour les créateurs de la Bibliothèque de l’apprenant, ces éléments, qui échappent totalement aux descripteurs du Cadre, sont importants au moment de classer les ouvrages qui rentreront dans celle-ci. Par le fait qu’ils facilitent la réception ou motivent l’apprenant, ils sont pris en compte parmi les critères de classification. Ils ne sont peut-être pas déterminants, mais ont leur poids dans l’attribution finale d’un document à un niveau ou à un autre.

Éléments éditoriaux pouvant influencer le classement d’un document

En plus des critères d’ordre culturel, d’autres critères sont pris en compte : ceux qui relèvent de la présentation éditoriale d’un document non pédagogique.

Tout d’abord concernant les ouvrages imprimés, pour un lecteur novice, dans une langue étrangère, la présentation d’un livre n’est pas indifférente. La longueur générale de l’ouvrage, la longueur des chapitres et même la longueur du texte par page sont des éléments motivants ou décourageants. L’impression générale d’avancer dans le texte est un élément déterminant pour encourager la lecture. De même, un certain confort visuel joue un rôle indéniable au moment d’aborder une lecture a priori problématique, puisque proposée dans une langue peu ou mal connue. Par conséquent, au moment du classement, il est nécessaire d’intégrer à son évaluation des documents écrits des critères relevant de la présentation typographique et de la longueur du document à traiter.

Un autre critère, au moment de juger de la difficulté d’un document écrit, est la présence ou non d’illustrations. En effet, plus les textes sont accompagnés d’images redondantes (c’est-à-dire des images qui ne sont pas qu’un agrément, mais qui illustrent de façon assez précise les actions du texte), plus ils sont faciles à aborder pour le lecteur.

Dans le cas de documents sonores, en plus des critères relevant de la langue et des pratiques culturelles comme pour les documents imprimés, il faut être particulièrement attentif à la qualité technique des enregistrements. De plus, des éléments de diction sont évalués (prononciation, rythme…). Enfin, il est déterminant pour sa classification que le document soit accompagné ou non d’un livret transcrivant les paroles.

Enfin, en ce qui concerne les documents audiovisuels (DVD et vidéos), la qualité du son est à nouveau un critère de sélection essentiel. De même, la présence ou non de sous-titres est importante.

Constitution et usages des grilles de critères

Les grilles de critères qu’ils ont constituées ne concernent pas les ouvrages pédagogiques, seulement les ressources culturelles.
Ils ont établi deux grilles, selon les supports concernés :
– les documents imprimés (textes lus compris)
– les documents audiovisuels (vidéos et DVD)

Chacune des grilles fonctionne sur un principe d’attribution de points, dont le total détermine le niveau auquel sera placé le document traité :
– moins de 80 points : niveau A1 («introduction», découverte de la langue)
– de 85 à 110 points : niveau A2 («niveau de survie», permet de se débrouiller dans la vie quotidienne)
– de 115 à 160 points : niveau B1 («niveau seuil», aisance dans les situations pratiques de la vie courante)
– de 165 à 200 points : niveau B1+

Nous sommes souvent surpris par les ouvrages qui peuvent intégrer cette bibliothèque. C’est pourquoi il ne faut pas se laisser guider par notre seule intuition et ne pas porter de jugement hâtif sur les documents. En effet, on constate que les critères peuvent se compenser, par exemple un ouvrage sans illustration peut être écrit avec des phrases courtes et syntaxiquement simples.

Page 1 de la grille de critères de classement des documents imprimés.
Crédits : N. Lelong et A. Durand

Constitution d’un tel fonds spécialisé au sein d’un CDI

Un accès libre et égal au savoir et à la culture pour tous les élèves est une des missions spécifiques des CDI, formulée dans la « Charte professionnelle des acquisitions dans les établissements scolaires » de l’APDEN (Association des Professeurs Documentalistes de l’Éducation Nationale) (2000).
Dans ce cadre, l’APDEN recommande certaines procédures d’acquisitions, qui s’appliquent parfaitement à la constitution d’une Bibliothèque de l’apprenant.

Pour évaluer l’état du fonds, elle préconise :
– d’organiser régulièrement l’analyse du fonds.
– de requalifier les collections.

Pour élucider les critères de choix, l’APDEN recommande de :
– Rappeler les principes qui président aux choix ; établir les règles de sélection et utiliser les outils de sélection.
– Déterminer les priorités en fonction des besoins recensés et des projets de l’établissement et fixer les objectifs compatibles avec le budget et les besoins des usagers.

Valorisation de ce fonds spécialisé au sein de l’établissement scolaire

Le fonds de la Bibliothèque de l’apprenant ne se suffit pas à lui-même, d’autant plus que ses usagers cibles en sont aux prémices de la langue française et n’ont peut-être jamais fréquenté de bibliothèque par le passé. Il est donc primordial de mettre en place des actions en collaboration avec l’enseignant de français langue seconde (FLS) afin de favoriser l’accès à ce fonds aux EANA.
Il peut s’agir au minimum de la visite du CDI par ce public et de la présentation approfondie de ce fonds mais beaucoup d’autres actions pédagogiques sont possibles pour l’exploiter : lecture à voix haute de ces documents, travail artistique autour d’un ou plusieurs de ces titres, recherches documentaires autour d’un auteur, suite de l’histoire à imaginer…

La Bibliothèque de l’apprenant peut également être présentée aux parents de ces élèves et une collaboration avec les médiathèques municipales environnantes peut être envisagée. En résumé, ce fonds spécialisé doit vivre et montrer son importance au sein de l’établissement mais aussi de l’environnement des élèves.

La mise en œuvre d’une Bibliothèque de l’apprenant au sein d’un CDI de collège ou de lycée répond donc parfaitement à deux des trois missions des professeurs documentalistes énoncées dans la circulaire du 28 mars 2017, à savoir premièrement la mise en œuvre de l’organisation des ressources documentaires de l’établissement et de leur mise à disposition et deuxièmement l’ouverture de l’établissement sur son environnement éducatif, culturel et professionnel : « L’expertise du professeur documentaliste fait du CDI un lieu privilégié d’ouverture de l’établissement sur son environnement ainsi qu’un espace de culture, de documentation et d’information, véritable lieu d’apprentissage et d’accès aux ressources pour tous. » (ministère de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports, 2017.)

Exemple de la création d’une Bibliothèque de l’apprenant au CDI du collège Arthur Rimbaud

Afin d’analyser la mise en œuvre de ce fonds spécialisé au CDI, je vais suivre les différentes étapes de la chaîne documentaire en commençant par la collecte des documents, puis par leur traitement et enfin par leur mise à disposition.

Création d’un fonds spécialisé, alimentation et renouvellement

Avant toute chose, je souhaite rappeler que ce fonds spécialisé peut être considéré comme un système d’information. Et comme l’expliquent Josiane Senié-Demeurisse et Isabelle Fabre2, un système d’information met en présence trois pôles :

un émetteur (l’auteur) qui détient une connaissance et, pour la diffuser, produit un document ; un récepteur (l’usager) qui a besoin d’une information et, pour trouver cette information, recherche un document pour en consulter le contenu ; un médiateur (le gestionnaire du système d’information) qui détient les langages et techniques qui lui permettent de collecter, traiter, organiser et diffuser de l’information. (Gardiès, 2011, p. 212)

Bertrand Calenge3, quant à lui, précise

qu’un fonds spécialisé dispose généralement de quatre caractéristiques : il concerne un contenu parfaitement identifié soutenu par une antériorité historique, il connaît des conditions de communication particulières, il dispose d’un budget et d’un personnel spécifiques… et il bénéficie d’un classement spécifique ! (Calenge, 2009, p. 71)

C’est dans ce cadre que j’ai créé un rayon spécifique «Petits lus» pour la Bibliothèque de l’apprenant avec une signalétique particulière. Chaque niveau du CECR a une couleur attribuée.

À mon arrivée au collège en septembre 2022, j’ai créé ce fonds spécialisé à partir du fonds existant du CDI et de nouvelles acquisitions.
Pour cela, je me suis basée sur mon expérience professionnelle dans un des lycées français d’Istanbul en Turquie et sur le fonds de la Bibliothèque de l’apprenant que nous avions créé là-bas.

Mon souhait n’est pas, pour l’instant, d’augmenter l’espace de ce fonds. En effet, il reste encore suffisamment de place pour l’alimenter et de plus je préfère renouveler la sélection d’ouvrages, plutôt que de les accumuler. Je suis donc contrainte de développer une réflexion sur l’intérêt des documents proposés afin de pratiquer un renouvellement de la collection. C’est pourquoi les documents sélectionnés conservent leur cote selon la classification Dewey. Ils sont en effet susceptibles de retourner dans le fonds général par la suite. Ce renouvellement implique donc une politique de désherbage raisonnée.

Fonds «Petits lus» mis en place au collège Arthur Rimbaud
Bibliothèque de l’apprenant de la médiathèque du Lycée français de Notre-Dame de Sion à Istanbul (Turquie)
Fonds «Petits lus» mis en place au collège Arthur Rimbaud

Traitement des documents : classement, cotation et catalogage

Les quatre niveaux du CECR, A1, A2, B1 et B2, constituent donc le plan de classement de cette Bibliothèque de l’apprenant.
Le plan de classement de la Bibliothèque de l’apprenant est basé sur les grilles de critères des documents imprimés et audiovisuels, conçus par l’Institut français de Madrid. Ce sont ces grilles qui vont déterminer le classement d’un ouvrage au sein de ce fonds.
Voici, par exemple, l’analyse du livre documentaire Un petit dessin vaut mieux qu’une grande leçon de Sandrine Campese, classé niveau A1 selon la grille de critères des documents imprimés :

En plus de la cote de la classification Dewey, je choisis d’attribuer à ces documents des cotes transitoires, pendant le temps de leur classement dans la Bibliothèque de l’apprenant. Cette cote n’abolit pas la cote Dewey mais est ajoutée sur le dos du document par une étiquette repositionnable.

Chaque document sélectionné a donc une double cote : premièrement la cote correspondant à sa classification dans le fonds général du CDI et deuxièmement la cote précisant son niveau de CECR. J’ai également ajouté le logo du fonds spécialisé «Petits lus».

Livres issus du fonds «Petits lus»

En créant ce fonds spécialisé, j’ai ajouté un emplacement « Petits lus » au niveau des exemplaires dans BCDI et j’ai indiqué le niveau de lecture dans le champs « Niveau » de la notice. Ainsi l’adresse des documents peut être facilement identifiée par les élèves lors de leur recherche documentaire.

Mise à disposition des documents

Le fonds «Petits lus» est présenté à chaque rentrée scolaire aux élèves de 6e et une rubrique du portail documentaire esidoc y est consacrée.

Conclusion

La découverte de la Bibliothèque de l’apprenant dans les médiathèques des lycées français d’Istanbul a été une vraie révélation professionnelle pour moi. Désormais de retour en France, j’ai envie de partager et de diffuser ce dispositif favorisant l’inclusion. J’aurais aimé le connaître dans les précédents collèges où j’ai travaillé et dans lesquels il y avait des UPE2A. Un tel dispositif donne une place aux EANA, leur signifie qu’ils existent à nos yeux et que le CDI est aussi là pour eux. Ce fonds leur permet d’être autonomes. Les élèves savent où trouver les ressources adaptées à leur niveau de compréhension et n’ont pas tout le temps besoin de notre aide. J’espère que ce dispositif trouvera sa place dans de plus en plus de CDI et de médiathèques en France, pour une meilleure inclusion et égalité entre tous nos élèves.

 

 

Repenser le fonds et les espaces du CDI d’un EREA dans une perspective inclusive

La circulaire n° 2017-076 du 24 avril 2017 relative au fonctionnement des EREA (Établissements régionaux d’enseignement adapté) stipule que ces établissements scolaires « accueillent des élèves du second degré qui connaissent des difficultés scolaires importantes et persistantes qui peuvent être accompagnées de difficultés sociales faisant obstacle à leur réussite » (Circulaire n° 2017-076 du 24 avril 2017). Cette circulaire précise que ces établissements peuvent également accueillir des élèves présentant un handicap. L’indice de position sociale (IPS), créé en 2016 par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’Éducation nationale et qui résume le capital social, économique et culturel de la famille dans le rapport de l’élève à l’école, est très faible pour la majorité des élèves scolarisés dans ces établissements, ce qui explique que de nombreuses difficultés extrascolaires parasitent la disponibilité de certains élèves aux apprentissages. L’origine de la difficulté scolaire des élèves accueillis au sein des Établissements régionaux d’enseignement adapté est donc multiple.

 

Exercer en tant que professeure-documentaliste au sein d’un EREA (à Muret, en Haute-Garonne) fut, pour moi, une expérience déstabilisante et source de nombreux questionnements. En effet, au fil des premiers mois passés à l’EREA, j’ai découvert le profil des élèves et surtout les difficultés auxquelles, pour la plupart, ils font face en termes d’accès à la lecture. Je me suis alors questionnée sur le sens que des élèves en grande difficulté scolaire ou en situation de handicap pouvaient trouver à la fréquentation d’un lieu tout entier tourné vers l’objet-livre quand, bien souvent, ils ne sont pas lecteurs ou quand la lecture est pour eux synonyme de difficultés, voire de souffrance ou d’échec. Comme l’écrit très justement Françoise Chapron, « les CDI ont été considérés comme un outil au service de l’égalité des chances. Paradoxalement, on constate aujourd’hui que la majorité des élèves, et notamment les plus en difficulté, n’est pas en mesure d’utiliser de manière régulière les potentialités informationnelles et pédagogiques de ces espaces » (Chapron, 2012). Cette expérience en EREA fut donc une occasion incroyable de repenser ma pratique professionnelle et de me questionner : de quelle manière peut-on repenser le CDI d’un EREA afin d’en faire un espace d’apprentissage adapté aux besoins des élèves d’un tel établissement ?
Lors de la formation au CAPPEI1 que j’ai suivie l’année suivant mon arrivée à l’EREA, j’ai pu réfléchir au concept d’école inclusive et aux changements de paradigmes qui se sont opérés ces dernières décennies. En effet, on est passé du concept d’intégration, dans lequel il revenait à l’élève à besoins éducatifs particuliers de trouver sa place dans l’École à celui d’inclusion où c’est à l’École de s’organiser pour faire face à la diversité des besoins d’apprentissage des élèves.
Cette réflexion m’a poussée à remettre en question ma pratique et mon métier de professeure-documentaliste et à me questionner sur ce que pouvait être un CDI inclusif qui puisse s’adresser à tous les apprenants. J’ai ainsi réfléchi aux leviers d’action à ma disposition, pour repenser le CDI d’un EREA2 afin d’en faire un espace d’apprentissage qui prenne en compte les besoins des élèves et le premier obstacle qu’il m’est apparu nécessaire de lever a été celui de l’aménagement de l’espace physique.
Nous verrons donc, dans un premier temps, quels sont les profils des élèves accueillis en EREA, et, dans un second temps, nous nous pencherons sur les moyens à notre disposition pour réinventer un espace CDI qui prenne en compte les profils particuliers de ces élèves.

Profils des élèves accueillis en EREA

Avant de se questionner sur la réorganisation de l’espace CDI, il faut s’attarder sur ce que sont les difficultés des élèves scolarisés en EREA et sur leurs besoins. Deux causes, principalement, expliquent les difficultés rencontrées : le peu de sens que les élèves donnent à la scolarité d’une part ; la perte de confiance dans leurs capacités de réussite d’autre part.
Le sentiment d’auto-efficacité (ou de compétence) se définit par le fait que si une personne estime ne pas pouvoir produire de résultats satisfaisants dans un domaine, elle n’essaiera pas de les provoquer. Dans un contexte scolaire, l’auto-efficacité ressentie par un élève va notamment influencer le niveau de son engagement dans une tâche, ou encore dans son désir d’apprendre, sa persistance face aux difficultés. Il s’agit donc d’un facteur de motivation précieux à cultiver chez les élèves. Or, on constate que les élèves scolarisés à l’EREA affichent, bien souvent, un sentiment d’auto-efficacité dégradé, ce qui constitue un réel obstacle aux apprentissages.
Et de ce sentiment de compétence dégradé découle inévitablement un sentiment d’incapacité acquise qui se développe chez les élèves qui constatent que leurs résultats ne sont pas contrôlables par leurs actions et que leurs efforts sont inutiles, puisqu’ils n’ont pas d’effet sur leurs compétences. Cette réaction est provoquée par la croyance qu’ont les élèves – construite à la suite des échecs scolaires répétés – que, quoi qu’ils fassent, ils ne réussiront pas et que l’échec est inévitable. Les élèves limitent alors leur engagement dans des tâches ou des apprentissages nouveaux.
En EREA, on rencontre énormément d’élèves qui ont bien souvent vécu une expérience répétée de l’échec scolaire et du déplaisir à l’École. Cela les a bien souvent amenés à développer un sentiment de compétence faible dont il découle un sentiment d’impuissance acquis, lequel entraîne des stratégies d’évitement des activités d’apprentissage et empêche l’engagement et la persévérance dans des situations anticipées comme de nouvelles expériences d’échec. Il suffit d’écouter, au détour d’une conversation, deux élèves de 6e échanger entre eux et les entendre dire qu’ils sont moins intelligents que dans un collège « normal » pour mesurer l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et de leurs capacités.

Profil des élèves accueillis en EREA [Source : Maëva Calmette]

 

Les élèves de l’EREA ont donc besoin de faire l’expérience de la réussite scolaire afin d’augmenter leur sentiment de compétence et de diminuer leur sentiment d’impuissance et ainsi d’avoir confiance en leurs capacités et d’augmenter leur motivation à s’engager dans des tâches scolaires et des apprentissages. Ils ont également besoin de réaliser des activités qui ont du sens pour eux. Enfin, il est nécessaire pour ces élèves d’évoluer dans un cadre et un environnement sécurisants mais dans lesquels ils puissent conserver un certain degré de liberté. Si on voulait résumer, on pourrait reprendre l’expression de Christian Cousin qui écrit que les élèves de l’EREA sont « des élèves capables d’apprendre et de réussir, mais pas dans n’importe quelles conditions » (Cousin, 2000). Tous ces élèves ont donc des besoins et leur particularité réside dans leur incapacité à y répondre de manière autonome en puisant dans leurs propres ressources ou dans celles de leur environnement. Avec ces élèves il s’agit donc, plus qu’avec d’autres, « d’élaborer une identité positive d’apprenant » (ibid.).

Réinventer un espace CDI inclusif et accessible aux élèves d’un EREA

« Avec la notion d’éducabilité, il s’agissait avant tout de penser la personne (le plus souvent un enfant) comme susceptible d’éducation […]. L’accessibilité vise l’autre versant ; elle concerne le responsable éducatif lui-même, qui doit mettre en place des modalités éducatives promouvant les capacités de la personne » (Ebersold et al., 2016). En tant que « responsable éducatif », il m’est apparu que je devais rendre l’environnement éducatif dont j’ai la charge accessible aux élèves accueillis, c’est-à-dire lever les obstacles qui limitent ou empêchent l’utilisation des potentialités de cet espace.

Réorganiser le fonds documentaire et son accès

Le premier travail qu’il m’a fallu mener a été de désherber l’entièreté du fonds (documentaire et fiction) : ouvrages obsolètes et en inadéquation avec le niveau des élèves ont été retirés, ce qui a permis d’aérer des rayonnages bien trop chargés où les livres, en plus d’être inaccessibles symboliquement, l’étaient aussi physiquement. Les étagères comportant le fonds documentaire (constitué par l’ensemble des ressources papier du CDI), qui, jusqu’à mon arrivée, occupaient une large part de l’espace, ont ensuite été repoussées contre les murs, à la fois pour décloisonner l’espace et pour ne plus faire du CDI un lieu centré sur le livre mais plutôt un espace dans lequel les élèves évoluent entourés de livres.
Cette réorganisation physique du fonds documentaire m’a conduite à m’interroger sur le classement des ouvrages et sur sa pertinence au regard des difficultés des élèves. En effet, plus les modes de classement sont compliqués, moins ils sont accessibles, et donc, moins les ouvrages sont consultés. Il faut donc lever tous les obstacles dans l’accès physique à l’objet-livre avant de se pencher sur l’accès à la lecture.
J’ai ainsi abandonné la classification décimale de Dewey qui m’est apparue bien trop compliquée et non intuitive pour les élèves de l’EREA et j’ai repensé un plan de classement le plus accessible possible, le plus facilement et immédiatement compréhensible par un maximum d’élèves. Pour ce faire, je me suis inspirée du travail d’une autre professeure-documentaliste, Hélène Mulot. J’ai donc classé les livres documentaires selon des thématiques qui se rapprochent davantage des disciplines enseignées et la formulation de ces thématiques a été repensée pour qu’elle soit plus intelligible. C’est pourquoi, j’ai créé un pôle « Cuisiner » qui concerne directement les élèves du CAP PSR3 et un pôle « Planter et jardiner » dans lequel sont regroupées les ressources pour les élèves des CAPa MAH4 et JP5.

Classement des ouvrages documentaires [Source : Maëva Calmette]

 

Le classement des romans par ordre alphabétique du nom de l’auteur ne faisait aucun sens pour des élèves qui, dans leur très grande majorité, sont de « tout-petits lecteurs » et dont les références, en matière de littérature, sont très succinctes. Ils ne cherchent quasiment jamais un ouvrage en ayant en tête le nom de l’auteur. Ils sont en quête, bien souvent, d’un thème, parfois d’un titre en particulier. J’ai donc choisi de classer les romans par thématiques avec un logo apposé sur le dos et la couverture qui correspond au sujet principal du livre. Ce type de classement est plus en adéquation avec les modes de recherche des élèves, basés sur la sérendipité et le butinage. En outre, il m’est bien plus aisé d’exercer une médiation entre les élèves et les livres, puisque je n’ai plus à me tourner vers le catalogue documentaire pour les aider à trouver un ouvrage. Je regarde avec eux, je tâtonne pour trouver un livre qui puisse leur correspondre.

Classement des romans par thématiques [Source : Maëva Calmette]

Cette réorganisation du fonds s’accompagne d’une réflexion concernant la signalétique et la manière de mettre en avant les ouvrages, de faire vivre le fonds.
Pour ce qui est de la signalétique, un projet est en cours avec la classe de 6e et leur enseignant d’arts appliqués afin de penser, collectivement, un système qui prenne en compte les besoins et les difficultés de l’ensemble des élèves accueillis. Il s’agit de penser un affichage clair, cohérent et formulé avec des termes immédiatement compréhensibles. Cet affichage doit permettre aux élèves d’être autonomes dans leurs recherches.
Pour la mise en avant des ouvrages, je m’inspire du bookmodel store pour « mettre en scène » les ouvrages : modifier régulièrement les ouvrages exposés sur un présentoir (ne pas se limiter à la présentation des nouvelles acquisitions) et multiplier les occasions d’exposer les couvertures des ouvrages (sur les étagères, sur les tables, etc.)

 

Le CDI de l’EREA après réaménagement [Source : Maëva Calmette]

Le désherbage et la réorganisation du fonds ont aussi été l’occasion de repenser une politique d’acquisition en adéquation avec les besoins des élèves accueillis à l’EREA et tenant compte de leurs profils, de leurs centres d’intérêt et de leurs particularités (difficultés dans l’accès au sens du texte, non-lecteur, allophone, etc.). J’ai ainsi réorienté mes achats de plusieurs manières :

• Pour le fonds « fiction » :
– Je sélectionne des romans dont les thématiques intéressent des élèves adolescents mais dont le niveau de lecture ne constitue pas un frein dans l’accès au sens.
– Je développe un fonds d’albums avec le même souci que pour les romans dans la recherche de sujets, de thématiques qui s’adressent aux préoccupations d’élèves de cet âge.
– J’ai créé un fonds de livres (BD et albums) sans texte, notamment à destination des élèves allophones mais qui sert aussi pour les élèves très en difficulté avec la lecture – voire non-lecteurs.
• Pour le fonds manga, je m’appuie sur certains élèves dans le choix des livres afin qu’ils deviennent prescripteurs des ressources disponibles au CDI. Cela permet de valoriser leurs choix et de leur montrer que leurs lectures sont reconnues et légitimes. C’est un élément important pour ces élèves souvent éloignés de la culture scolaire et de ses attendus.

• Pour le fonds d’ouvrages documentaires, j’axe mes acquisitions sur des ouvrages dont les thématiques sont en lien avec les CAP (Certificat d’aptitude professionnelle) proposés dans l’établissement (Métiers de l’Agriculture option Horticole, Jardinier-Paysagiste, Préparation et Service en Restauration). J’essaie également de développer le fonds en achetant des ouvrages attractifs visuellement et dont les thématiques intéressent les adolescents (éducation affective et sexuelle, égalité, etc.).

Réorganiser les espaces

Comme l’écrit très justement Hélène Mullot, professeure-documentaliste en collège, « repenser le CDI c’est repenser les espaces et ce qu’on peut y faire […], c’est aussi observer finement les pratiques des élèves lorsqu’ils viennent au CDI, c’est être en posture d’écoute par rapport à leur attente et en même temps pouvoir par la place d’une table, d’un livre ou d’un jeu, induire des usages qui leur permettent des apprentissages » (Mulot, 2017). Je me suis donc attachée à modifier l’organisation de l’espace pour lever les barrières et obstacles à son usage et pour permettre à chaque élève de trouver un sens à sa fréquentation et de s’emparer de toutes les potentialités offertes par le lieu.
Au regard des difficultés rencontrées par les élèves accueillis en EREA, je me suis appuyée sur les concepts d’environnements capacitants et de lieu enrichi pour penser la réorganisation du lieu en espaces qui permettent la mise en œuvre et le développement de compétences transversales grâce à des apprentissages bien souvent fortuits.

Dans ses travaux sur les espaces scolaires, Alastair Blyth – architecte et analyste de politiques éducatives (Blyth, A. (2013). Perspectives pour les futurs espaces scolaires.) – a axé sa réflexion sur le fait que, pour organiser l’espace de façon efficace, il est essentiel que l’utilisateur puisse investir celui-ci de différentes manières, à différents moments. Cependant, l’organisation de l’espace, dans beaucoup d’établissements scolaires et dans beaucoup de CDI, repose sur des espaces fixes. J’ai donc décidé de rendre l’environnement du CDI flexible et modulable en offrant aux élèves la possibilité de modifier l’espace de manière autonome. Aussi, j’ai opté pour du mobilier (tabourets culbuto, poufs d’appoint, etc.) qui permet de modifier rapidement la disposition de l’espace. Les élèves font ainsi preuve d’« agilité spatiale », déplacent les assises en fonction de leurs besoins, s’installent où ils le souhaitent et sont autonomes dans les activités qu’ils mènent.
Marion Carbillet, dans son travail sur le concept de « CDI apprenant » (Carbillet, 2018), s’attarde sur différentes situations d’apprentissage que peut favoriser le réaménagement de l’espace CDI et qui ont contribué à éclairer ma réflexion :
La notion d’apprentissages autodéterminés lors desquels l’élève va pouvoir choisir ce qu’il apprend et comment il souhaite l’apprendre. Cela permet de développer chez les élèves la curiosité et le désir d’apprendre dans des situations, des lieux et sur des sujets variés.
Le sentiment d’efficacité personnelle, dont le pendant serait cette illusion d’incompétence manifestée par les élèves de l’EREA, peut être travaillé au CDI. En effet, voir quelqu’un que l’on estime de compétences comparables aux siennes réussir une tâche permet d’accroître son sentiment d’efficacité personnelle sur cette même tâche et va à la fois influencer le niveau de son engagement dans cette tâche, son désir d’apprendre et sa persistance face aux difficultés et aux échecs.
L’augmentation de la prise d’initiative des élèves dans le CDI.
L’apprentissage entre pairs qui, comme l’écrit Marion Carbillet, « laisse entendre qu’à l’École aussi les savoirs issus de l’expérience empirique, familiale, amicale, intime parfois, sont tout à fait légitimes pour être reconnus et partagés. » (Carbillet, M. Un CDI « apprenant » ?).

À la suite du réaménagement du CDI, ce dernier est désormais constitué de cinq espaces qui ne sont pas figés : les élèves ont tout loisir de déplacer les assises et de mener l’activité de leur choix dans l’espace qui leur convient. Malgré tout, ce découpage permet de créer visuellement des zones distinctes et d’organiser l’espace.

1 L’espace de travail permet de mener au CDI des séances d’apprentissage dirigé. Il est équipé d’un vidéoprojecteur, d’un tableau blanc, de tables et d’assises qui peuvent être facilement déplacées, afin de pouvoir moduler le lieu en fonction de la séance prévue (travail en petit groupe ou en classe entière, travail individuel, etc.).

2 L’espace de créativité a pour but d’aider les élèves à développer leur curiosité et leurs compétences sociales (coopération, respect des autres et du matériel, échange, partage). Cet espace équipé de tiroirs auto-gérés de loisirs créatifs (origami, marque-pages, coloriages, mandalas, etc.) permet aux élèves d’être autonomes dans le choix de leurs activités. Pour les aider dans leurs créations, les élèves peuvent s’appuyer sur des ouvrages issus du fonds documentaire qui sont spécialement rangés à proximité de cet espace. Les créations réalisées en autonomie par les élèves peuvent être affichées au CDI afin de valoriser le travail de chacun.

3 L’espace coopératif dispose de deux tables rondes permettant à la fois les travaux de groupe lors de séances pédagogiques et les jeux de société et puzzles collaboratifs. Dans cet espace, il s’agit aussi de valoriser les compétences sociales, la curiosité et les apprentissages fortuits, notamment via les différents jeux de société proposés en accès libre.

4 L’espace numérique est composé de six postes informatiques et les élèves les utilisent beaucoup sur le temps de la pause méridienne pour y jouer à des jeux « gratuits ». Je tolère cet usage (en limitant le temps passé sur un poste informatique) car cela permet de faire venir des élèves au CDI et je peux, ensuite, leur proposer d’autres activités (notamment les jeux de société). À terme, je souhaite créer un réservoir de sites (jeux éducatifs, podcasts, vidéos documentaires, etc.) disponibles sur toutes les sessions élèves.

5 L’espace de détente est occupé par les chauffeuses et poufs et avait pour vocation, à mon arrivée à l’EREA, d’être un espace de lecture. Dans les faits, quelques élèves viennent bien s’y installer pour lire mais, comme expliqué plus haut, rares sont les élèves qui sont des lecteurs autonomes et aguerris. De ce fait, cet espace est aussi un endroit où des élèves viennent s’installer pour passer un moment hors du vacarme de la cour. Je dispose des revues et des ouvrages sur les tables basses qui meublent ce coin pour susciter la curiosité des élèves et les encourager à les feuilleter.

Le CDI de l’EREA après réaménagement [Source : Maëva Calmette]

 

En conclusion, le réaménagement du fonds et des espaces avait pour objectifs de développer les compétences sociales telles que l’échange, le partage, la coopération, la collaboration, le respect des autres, le respect des règles de fonctionnement inhérentes à un centre de ressources ; favoriser l’apprentissage par et avec les pairs ; développer l’autonomie ; encourager la motivation, la créativité et la curiosité. Cependant, si repenser les espaces, leur organisation et le classement des ressources est une étape indispensable à la construction d’un CDI inclusif qui prenne en compte les besoins éducatifs de chaque élève, elle n’est pas suffisante pour pallier les difficultés scolaires et sociales. En effet, mettre à la disposition des élèves des ressources et des activités ne suffit pas pour qu’ils s’emparent de toutes les potentialités du lieu. Il apparaît nécessaire désormais de penser une médiation documentaire, pédagogique et culturelle en direction des élèves pour lever tous les obstacles à l’utilisation de cet espace scolaire.