Lire au 21e siècle

Que ce soient les professionnels de l’information-documentation, de l’enseignement ou encore des métiers du livre, chacun cherche à faire lire les plus jeunes, en s’adaptant aux nouvelles pratiques issues de la société du numérique, en les étudiant, ou en s’ouvrant à de nouveaux genres. Lire sur tous les sujets, sur tous les supports, pour se cultiver, pour développer son imagination, pour réfléchir mais également pour être capable de sélectionner, évaluer et utiliser les informations glanées sur le vaste web.

Agnès Deyzieux revient ainsi sur le Webtoon, bande dessinée coréenne, nativement numérique, destinée à être lue sur ordinateur et sur smartphone. Elle s’interroge sur les motivations financières, culturelles, sur les procédés utilisés par les nombreux éditeurs français qui adaptent ces BD en version papier : s’agit-il d’un simple phénomène de mode ou de nouvelles politiques éditoriales visant à conquérir des publics alternatifs ou encore à découvrir de nouveaux talents ? Cela augure-t-il de nouvelles pratiques de lecture durables ? Voici quelques-unes des questions qui sont posées.

Dans son gros plan, Manon Lefebvre nous recommande vivement la lecture des ouvrages de Cassandra O’Donnell, ancienne journaliste devenue autrice de romans, fantastiques pour l’essentiel. Une romancière qui sait s’adapter à tout type de lecteurs, dont les adolescents, en abordant des sujets qui les touchent : harcèlement, homosexualité, tolérance. Une autrice qui, de surcroît, fait preuve d’une grande accessibilité et qu’il est très facile d’inviter pour une rencontre avec les élèves.

Quant à Perrine Chambaud, elle réhabilite la littérature sentimentale dans un Thèmalire autour de la romance, plus particulièrement la new romance dont elle rappelle l’importance pour le monde éditorial (en matière de ventes, notamment) et la diversité dans les thématiques abordées. Un genre dont les qualités d’écriture ne cessent de s’améliorer, ce qui permet désormais aux professeurs documentalistes d’intégrer à leur fonds ce type d’ouvrage (en dehors de la Dark romance) qui constitue un moyen certain de développer le goût de lire chez les plus jeunes.

Autour de l’exemple de la plateforme numérique Gallica (BnF), Antoine Henry analyse comment les grandes bibliothèques nationales, confrontées à l’augmentation exponentielle des documents, numériques en particulier, intègrent l’IA dans leurs pratiques. Quelles en sont les conséquences sur le plan financier, mais également en termes d’évolution des métiers et des usages. Il rappelle que, si ces outils peuvent, entre autres, permettre une meilleure accessibilité des collections, ils supposent aussi le développement de collaborations interbibliothèques, une dimension éthique et l’apprentissage renforcé de compétences en littératie informationnelle, dans leur dimension critique, tout particulièrement.

Enfin, Florie Delacroix propose une fiche pratique clé en main dédiée à la plateforme Adage et au pass Culture. Cette fiche s’adresse à tous mais elle sera très utile aux professeurs documentalistes exerçant très fréquemment la mission de référent culture et ne pourra que valoriser leur rôle essentiel dans l’ouverture à de nouvelles pratiques de lecture, en suscitant, par exemple, des rencontres avec des auteurs venus de tous les horizons artistiques.

Un numéro riche qui rend compte de la diversité de nos pratiques. Bonne lecture !

La place de l’IA dans les bibliothèques

Introduction

La bibliothèque, définie par l’UNESCO comme « un centre d’information de proximité qui met à disposition de ses usagers toutes sortes de savoirs et d’informations » (IFLA-UNESCO, 2022)1 est un espace central dans l’accès à la connaissance dans nos sociétés contemporaines. Elle remplit une mission de service public en favorisant l’appropriation par tous du savoir. Toutefois, cette institution est confrontée à des antagonistes qui la mettent sous tension. Ainsi, le nombre d’ouvrages ne cesse de croître ; le périmètre des bibliothèques s’étend avec l’inclusion de nouveaux documents comme le dépôt légal du numérique2, alors que le nombre de personnels de ces institutions reste, au mieux, constant, voire, diminue ce qui a un impact sur leur capacité à offrir des services de qualité.
Pour gagner en productivité, les bibliothèques nationales investissent de plus en plus dans des solutions technologiques qui sont aujourd’hui regroupées sous le terme d’« intelligence artificielle ». Cette dernière est considérée comme une solution pour améliorer la gestion des données, la recherche et la formation.

Les promesses d’un accès simple à la connaissance via des outils comme ChatGPT (InterCDI, janvier-février 2024, n° 307) s’emparent du monde des bibliothèques où l’algorithme semble devenir une solution pour les aider à mener à bien leurs missions. Qu’en est-il réellement ? Est-ce une tendance aussi récente que cela ? Quels sont les usages qui sont explorés par les grandes bibliothèques en Europe ? Quels enjeux et défis doivent-elles surmonter ?

Pour répondre à ces questions, il est important de comprendre les enjeux et les défis auxquels sont confrontées les bibliothèques dans le contexte de l’évolution des technologies et du changement sociétal. Dans un premier temps, nous remettrons en perspective la nouveauté de l’IA, en lien avec les besoins des bibliothèques, avant de nous centrer plus précisément sur des initiatives récentes avec un focus particulier sur le cas de Gallica. Cela nous permettra d’élargir aux transformations en cours au sein des bibliothèques.

Des systèmes experts à l’IA

L’actualité technologique remet au premier plan des thèmes déjà présents il y a plus de trente ans. À l’époque, si le terme d’intelligence artificielle est présent, c’est plus le concept de système expert que les articles scientifiques traitent. Ces derniers visent à reproduire des mécanismes cognitifs d’experts d’un domaine particulier. Le système se compose d’une base de données, d’une base de règles et d’un moteur d’inférence. Dans les années 1980-90, nous observons déjà un intérêt dans les articles scientifiques pour la classification automatique, l’indexation, mais aussi le traitement des images. Les systèmes experts n’ayant pas donné satisfaction, le terme d’IA a pris le relais ces dernières années avec l’arrivée de l’apprentissage profond (deep learning). La figure 13 illustre le glissement qui s’est progressivement opéré.
Nous avons réalisé une recherche sur le nombre d’articles présents sur la base de données Web of Science. Nous avons utilisé les requêtes « expert systems AND libraries » et « artificial intelligence AND libraries » avec une recherche dans le titre des articles indexés.

Figure 1 : Évolution de l’usage des termes système expert et IA dans le contexte d’articles scientifiques concernant les bibliothèques

Les résultats mettent en évidence une décroissance nette des systèmes experts à partir du début des années 2000 et un intérêt grandissant pour l’IA à partir de 2019. Les thématiques associées – notamment l’amélioration de la recherche, l’indexation et le catalogage automatiques et, plus généralement, la transformation de la bibliothèque – restent toutefois les mêmes.

Sous l’appellation IA règne un flou artistique comme nous le verrons dans notre tour d’horizon des projets au sein des bibliothèques nationales en Europe. Dans les projets étudiés, nous retrouvons régulièrement l’usage de la reconnaissance optique de caractères (ROC ou Optical Caracter Recognition – OCR- en anglais), la reconnaissance de textes manuscrits (Handwritten Text Recognition ou HTR), la fouille de données ou d’images, mais aussi la génération de métadonnées ou l’aide au catalogage/indexation.

Tour d’horizon des projets d’IA

Dans cet article, nous nous appuyons sur le projet LibrarIn4 en cours (2022-2025), pour appréhender la ou les manière(s) dont les bibliothèques nationales déploient actuellement des solutions dites d’intelligence artificielle pour répondre à leurs besoins. LibrarIn se concentre sur la co-création de valeur entre usagers et bibliothèques, par l’intermédiaire notamment des services proposés. Trois dimensions de la valeur sont analysées dans ce cadre : sa nature et ses caractéristiques, ses modes d’organisation et d’implémentation et ses impacts.
Au sein du consortium de recherche, une tâche spécifique s’intéresse à la transformation numérique des bibliothèques. Pour répondre à nos questions de recherche, nous avons identifié les bibliothèques et les expérimentations suivantes (organisées par date de lancement) :

Tableau 1 : Présentation des terrains étudiés dans le cadre de LibrarIn

Pour chaque bibliothèque, une étude de cas est en cours avec des entretiens qualitatifs et une analyse documentaire. Ainsi, 70 entretiens ont été réalisés en 2024. Nous avons pu échanger aussi bien avec les chefs de projets qu’avec des acteurs plus politiques, mais aussi des représentants d’usagers. Nous nous sommes intéressés à l’impact de la transformation numérique, en particulier à la vague dite d’intelligence artificielle, le tout dans une perspective de co-création entre l’établissement public et ses usagers. Notre objectif étant de mettre en lumière les processus à l’œuvre et ses effets sur les services rendus.
Il est intéressant de noter que la BnF ou la bibliothèque nationale de Finlande ont lancé depuis de nombreuses années des expérimentations. Elles sont alors en mesure de diffuser le résultat de leurs travaux de recherche et développement (R&D) qui répondent à des besoins spécifiques. C’est dans cette logique que la BnF pilote le groupe de travail sur l’IA en bibliothèque au sein de la Conference of European National Librarians (CENL)5. Consciente des enjeux, la BnF a d’ailleurs déployé une feuille de route de l’IA qui couvre la période 2021 à 20266. Au sein de celle-ci, nous retrouvons les mêmes besoins (aide au catalogage et signalement ; gestion des collections ; exploration, analyse des collections et amélioration de l’accès ; médiation, valorisation et éditorialisation des collections et aide à la décision et au pilotage) que ceux auxquels les autres bibliothèques souhaitent répondre :

Figure 2 : Feuille de route IA de la BnF, pour en savoir plus, vous pouvez contacter ia@bnf.fr

Ces cinq grands domaines se retrouvent dans le tableau 1. Les projets présentés soulignent les besoins des bibliothèques pour mener à bien des missions relatives à :
• L’accessibilité des collections. Pour cela, elles mettent en place des dispositifs visant à rendre accessibles des documents non exploitables informatiquement préalablement (en particulier des fichiers numérisés dans un format image) ou des documents manuscrits qui sont difficiles à traiter par ordinateur.
• L’évolution des processus internes, en particulier des solutions sont déployées à la fois pour mettre en place de la maintenance prédictive (l’objectif étant de savoir quel ouvrage a besoin d’être entretenu/réparé pour assurer sa préservation) ou pour aider à optimiser le rangement et l’organisation des magasins.
La feuille de route évoque à plusieurs reprises Gallica sur lequel nous allons nous attarder plus précisément.

Le cas de Gallica à la BnF

Fer de lance de la BnF pour les questions de l’IA, la bibliothèque numérique Gallica, lancée en 1997 a pour mission de rendre accessibles les ressources patrimoniales de la BnF. Les défis technologiques ont fait prendre à Gallica une importance croissante et en font un terrain d’expérimentation. Ainsi, Jean-Philippe Moreux, expert IA à la BnF, a schématisé de la façon suivante l’évolution de Gallica :

Figure 3 : Historique du projet Gallica, J.P. Moreux (2022)

Nous pouvons observer l’importance des collaborations avec des acteurs externes, en particulier dans des contextes de projets européens. Ces échanges sont cruciaux pour la BnF, à la fois pour bénéficier de fonds nécessaires à ses travaux de R&D, mais aussi pour obtenir les compétences clés afin de les mettre en œuvre. Dans son schéma, Jean-Philippe Moreux distingue les projets : ceux centrés sur l’analyse/fouille d’images et ceux consacrés à l’enrichissement des documents (pour favoriser la fouille de données). Les innovations sont progressives même si une difficulté majeure reste l’intégration des prototypes développés (comme GallicaPix) dans le système opérationnel (ici Gallica) et la gestion de la mise à l’échelle de l’outil7. L’objectif de toutes ces expérimentations est de renforcer l’accessibilité des collections nationales et les usages associés.

En parallèle, un travail conjoint est réalisé avec des bibliothèques partenaires qui coopèrent avec la BnF pour mettre en ligne leurs collections à la fois dans leurs espaces et dans Gallica. Ce sont quasiment 300 bibliothèques qui utilisent Gallica en marque blanche à l’image de la Bibliothèque nationale et universitaire (BNU) de Strasbourg qui propose un accès à une bibliothèque numérique Numistral8 basée sur Gallica.

Transformations en cours, quel(s) avenir(s) pour l’IA dans les bibliothèques ?

Les bibliothèques font face à de nombreux défis dans ce contexte. Si l’usage de ces technologies est de plus en plus accepté en interne, les besoins en compétences de pointe explosent. Pour y répondre, ces institutions qui, certes, accueillent de nouveaux métiers en se dotant de structures (comme le dataLab9 de la BnF) en leur sein, reposent principalement sur des partenariats avec des laboratoires de recherche (l’INRIA par exemple) ou des contrats de prestations auprès de sociétés de services ou de conseils.
Dans un contexte de restriction budgétaire, les projets relatifs à l’IA en bibliothèque demandent d’importants financements pour être menés à bien. Si des institutions, comme la BnF, arrivent encore à mobiliser des budgets propres pour certaines expérimentations, pour les industrialiser, les bibliothèques répondent de plus en plus à des appels à projets (notamment européens) ou à des partenariats avec des acteurs privés. Une difficulté rencontrée est celle de l’évaluation des projets d’IA. Peu d’entre elles mettent en œuvre une évaluation des impacts de leurs projets et donc sont capables de justifier les retombées concrètes associées.

Les bibliothèques, dont les missions fondamentales sont de plus en plus concurrencées par des acteurs privés s’inscrivant dans une logique d’extraction de la connaissance et d’accessibilité à celle-ci sont dans le même temps une source précieuse pour les acteurs du numérique. Nous pouvons noter un appétit croissant des géants du numérique pour les données structurées qu’elles produisent10. Leurs grandes quantités de données font de celles-ci une source intéressante pour un acteur qui souhaite entraîner un modèle informatique aussi bien sur du texte que sur des images. Elles sont alors de plus en plus sollicitées – parfois prédatées de manière sauvage lors de la phase d’entraînement des algorithmes11– par des entreprises pour mettre à disposition leurs collections pour l’entraînement d’algorithmes.

Avec la pression croissante des grandes entreprises du numérique, des États, mais aussi des contextes budgétaires contraints, se pose in fine la question de la place des bibliothèques et de leur positionnement dans le monde qui se dessine. De nouveaux espaces se construisent, ainsi la CENL permet à ses membres d’échanger dans un contexte européen. Une série de webinaires est actuellement proposée par l’organisation afin de diffuser le plus largement possible leurs avancées12. En parallèle, des collectifs se construisent comme AI4LAM (intelligence artificielle pour les bibliothèques, archives et musées) qui visent à mettre en relation les acteurs du secteur et à partager les bonnes pratiques, les projets en cours et toutes les questions que peuvent se poser les parties prenantes.
Nous pouvons noter aussi de plus en plus de ressources partagées par les bibliothèques pour s’aider mutuellement dans cet environnement mouvant. Ainsi, par rapport à un enjeu de taille qu’est l’évaluation de la sécurité du dispositif mis en place, la Library of Congress met à disposition sa grille d’évaluation des projets.

Pour résumer, à travers cet article, nous avons pu souligner des usages de technologies « intelligentes » que ce soit par la mise en place d’outils pour de la reconnaissance de caractères, dactylographiés ou manuscrits, de l’aide à l’indexation ou au catalogage, ou plus largement à l’accessibilité des collections. Des utilisations moins visibles sont aussi présentes, comme la maintenance prédictive, pour anticiper quel ouvrage restaurer, mais aussi pour optimiser l’organisation ou le stockage des collections. Ces usages croissants sont favorisés par les injonctions des tutelles politiques de réduire les coûts de fonctionnement de ces administrations publiques. Les bibliothèques se trouvent alors sur une ligne de crête où elles doivent trouver un équilibre entre leur mission fondamentale et les besoins des utilisateurs tout en tenant compte des logiques inhérentes à l’activité commerciale de certains partenaires privés.
Il nous semble alors que les réponses qui sont en train de se construire auront des conséquences importantes pour l’ensemble de l’écosystème (que ce soit les bibliothèques municipales ou associatives, ou encore les CDI) aussi bien en termes de financement qu’en termes de compétences tant pour les professionnels que pour les usagers. En effet, les nouveaux usages qui se développent s’accompagnent d’un besoin de formation et surtout du renforcement d’une littératie informationnelle afin d’avoir une réflexion sur les outils dits d’intelligence artificielle et sur leurs usages.

 

 

De l’écran au papier, le boom du webtoon

Le webtoon est-il un produit culturel numé­rique à la mode ou inaugure-t-il une nouvelle forme durable de bande dessinée ?

Le webtoon – mot-valise dérivant de web et du mot anglais cartoon – est une nouvelle forme de bande dessinée numérique, apparue en Corée dans les années 2000, qui s’est démocratisée par le développement d’Internet, des réseaux sociaux et le la téléphonie mobile. Porté par la Hallyu (la « vague » coréenne), le webtoon, comme les dramas télévisuels, le cinéma et la musique K-pop a profité de l’engouement mondial pour la culture coréenne qui a favorisé sa circulation à l’international. Il fait partie intégrante de cette politique de soft power sud-coréenne et participe d’une dynamique transmédia très porteuse.
Le webtoon désigne un récit qui combine images fixes en couleurs et textes dans un format conçu à l’origine pour écrans d’ordinateurs, désormais pour écrans de smartphones. Il est lu via la technique du scrolling. Le lecteur fait défiler verticalement les cases disposées les unes en dessous des autres avec le pouce. Certains le qualifient de bande défilée, d’autres de smartoon (contraction de smartphone et cartoon).
Cette bande dessinée, véritable révolution dans l’univers de la bande dessinée numérique, connaît un engouement dont les raisons et les enjeux mériteraient d’être décryptés. Mais ce qui nous questionne aujourd’hui, c’est l’intérêt des éditeurs français de bande dessinée pour l’adaptation de ces récits numériques en format papier et la multiplication des collections de webtoons sur notre marché éditorial. Ce phénomène soulève plusieurs questions : comment une bande dessinée digital native peut-elle être adaptée pour un format papier ? Quel en est l’intérêt ? Comment se passe cette mutation ? Ce nouveau segment éditorial inaugure-t-il une nouvelle forme de bande dessinée ? Nous essaierons de comprendre les enjeux de ce phénomène à travers une analyse de ce nouveau marché, des politiques éditoriales en cours et des publics ciblés.

Un nouveau segment éditorial dans le marché de la bande dessinée

Après que le webtoon a acquis visibilité et succès via les plateformes internationales et/ou françaises, voilà qu’il surgit de façon inattendue sur notre marché éditorial. Depuis 2021, plusieurs éditeurs exploitent le succès du webtoon numérique via des éditions au format papier, créant de fait un nouveau marché en pleine expansion. Adapter une bande dessinée digital native en bande dessinée « traditionnelle », créer une passerelle entre le format numérique et le format papier, élargir les publics, voici d’ambitieux défis. Des défis d’autant plus étonnants à relever qu’ils semblent aller contre l’air du temps, à l’heure où le numérique prend le pas sur toutes les formes de diffusion de contenus culturels.
En 2023, en l’espace de seulement un an, le nombre de séries disponibles a doublé. D’après GFK, 66 séries étaient disponibles en 2023 (soit 30 titres de plus qu’en 2022)1. Mangachat en comptabilisait, pour sa part, 76 avec 164 volumes imprimés en 20232. Et les ventes suivent : 800 000 exemplaires vendus en 2023 pour un chiffre d’affaires (CA) s’élevant à 12 millions d’euros. Bien sûr, ces chiffres restent minimes par comparaison avec le marché du manga qui affiche 40 millions d’exemplaires vendus et 331 millions de CA en 2023. Mais le segment ne peut plus être ignoré par les acteurs du marché.
Ce succès du webtoon papier ne surprend guère lorsqu’on prend en compte l’importance de la culture de l’imprimé en France. C’est ce qu’affirme Pascal Lafine, éditeur chez Kbooks, interrogé à ce sujet : « la France est un pays dévoreur de culture et notamment par le biais du papier » (Pommier, 2023). N’oublions pas également que le marché de la bande dessinée est depuis des années un des principaux moteurs de croissance du marché du livre en France (se situant en 2e position, derrière la littérature générale, entre 23 et 25 % de parts de marché ces dernières années). Le marché de la bande dessinée française propose une offre diversifiée que de nombreux pays nous envient : bande dessinée franco-belge, manga, comics, tous les segments représentatifs de la bande dessinée s’affirment, se mêlent, s’influencent sur le marché français. De grands éditeurs y côtoient des alternatifs, les grandes séries prospèrent et la bande dessinée underground peut aussi trouver son public. Que le webtoon, cette nouvelle forme de bande dessinée qui a du succès sur un support numérique, soit prise en compte par un marché éditorial qui s’est toujours diversifié au cours de son histoire n’est au final pas si incongru.
« La bande dessinée a en France une importance qu’elle n’a pas en Corée, argumente Guy Delcourt. Une partie de notre public est encore très attachée aux livres reliés, et c’est important de pouvoir leur proposer une version imprimée de quelques œuvres particulièrement populaires. » (Duneau, 2021.)

Pourquoi les éditeurs s’intéressent-ils à la publication de webtoons ?

Petit rappel historique sur le manwha en France3

La bande dessinée sud-coréenne n’est pas nouvelle en France. En effet, le manwha a connu une belle embellie dans l’hexagone au début des années 2000, avec une opération séduction réussie au festival d’Angoulême 2003 (renouvelée en 2006). La France connaît un pic éditorial avec 195 titres publiés pour l’année 2005 et 259 pour 2006. Le manhwa conquiert ainsi en France son premier marché extérieur. Si les chiffres sont bien moindres que ceux du manga à cette époque, ils sont nettement supérieurs au manhua venu de Chine ou de Hong Kong (41 titres pour 2006 et 74 titres pour 2007). Dans ces années 2005-2006, il n’est pas rare de parler de « vague du manhwa » et de lire des articles à ce sujet (Deyzieux, 2006, p. 18-21 et 69-79). Il faut préciser que la lecture et l’écriture du coréen s’organisant de gauche à droite, il y a peu de retouche graphique à envisager lors d’une traduction occidentale. Ce mode de lecture dans « le bon sens » comme la présence de la couleur dans la majorité des titres auront contribué probablement au succès du manhwa auprès du public à cette époque. L’importation de titres se raréfie dès 2008 (98 titres publiés) au profit du manga, peut-être moins coûteux pour les éditeurs français, plus populaire et mieux médiatisé. Mais l’explication de cette désaffection si rapide pourrait aussi venir de Corée où le format webtoon, devenu star de la culture coréenne, a tout bonnement supplanté, à la même époque, le manwha (papier).
On le voit, la bande dessinée coréenne n’est donc pas un segment nouveau en France mais elle revient en force sur le marché, sous cette forme webtoon, boostée par un immense réservoir de titres disponibles en ligne depuis dix ans et l’aura d’un solide succès international.

Une stratégie simple

En janvier 2022, la France compte déjà neuf plateformes proposant du webtoon. Quelques éditeurs papier remarquent cette tendance et ne veulent pas rater ce virage comme certains, passés à côté du manga, il y a vingt ans. Il faut se positionner rapidement, être pionniers. Pour les éditeurs, le choix des titres à publier peut sembler simple, il suffit de repérer et sélectionner ceux qui ont le plus de succès en ligne (nombre de vues, d’abonnés, de commentaires, de likes) et offrent a priori un certain potentiel économique.
C’est aussi l’occasion pour des auteurs d’être repérés et publiés. En ce sens, les plateformes jouent un rôle de prépublication, de découvreurs comme l’ont été les journaux de bande dessinée à une certaine époque. En Corée comme en France, le web est un espace où se faire remarquer, trouver des lecteurs et se forger une légitimité auprès d’un éditeur. La plateforme Webtoon propose de longue date Canvas, un portail d’autopublication de webtoons ouvert à tous, où les créateurs amateurs peuvent gérer tout ce qui concerne leurs œuvres. Une manière aussi de constituer, à moindre frais, un vivier de nouveaux talents. C’est ainsi que Pauline Croquet, journaliste au Monde rapporte le beau succès de Colossale : « Diane Truc et Rutile ne sont pas certaines que, si elles l’avaient d’abord posé sur la table d’un éditeur de BD, Colossale aurait pu paraître (l’histoire d’une ado, Jade, qui en cachette de son milieu aristocrate, s’adonne à la musculation). Or, forte de ses 80 000 abonnés et de cinq millions de lecteurs, leur série [publiée sur la plateforme Webtoon] a éveillé l’intérêt du milieu de l’édition, au point que plusieurs éditeurs se sont disputé les droits de l’adaptation en papier. » (Croquet, 2022.)
Mais une fois les titres repérés grâce aux plateformes, il faut adapter l’œuvre et ce passage du numérique au papier ne va pas de soi.

L’adaptation

Une manière d’aborder l’oeuvre

En matière de bande dessinée, une adaptation réussie à destination du public français doit être capable de proposer un livre de bande dessinée attractif, un produit abouti et pensé pour ce marché du papier. De plus, les éditeurs français souhaitent procurer à leurs lecteurs une nouvelle expérience, qui serait complémentaire de son homologue dématérialisé. Pascal Lafine, directeur éditorial chez Kbooks, affirme : «nous ne voulons pas faire comme les rares versions papier faites en Corée du Sud : du simple copié-collé des pages web» (Bauer, 2022). Il s’agit de proposer une bande dessinée à part entière.

Les caractéristiques du webtoon numérique

L’enjeu principal dans l’adaptation d’un webtoon au format papier est de pouvoir traduire le rythme et le flux du récit original, d’en restituer la dynamique. Or, certaines techniques de mise en page sont propres à ce médium numérique et ne peuvent donc pas être transcrites directement sur le papier, en particulier les longues images verticales et l’utilisation des blancs. Ce qui caractérise en effet le webtoon numérique, c’est sa mise en page verticale, adaptée à une représentation progressive et continue. En scrollant, le lecteur découvre peu à peu les cases qui figurent les unes en dessous des autres. Il s’inscrit dans un mouvement fluide et continu sans avoir de vision globale de l’épisode en cours. Tout se passe comme s’il n’y avait aucune limite au défilement d’une page internet : l’espace virtuel semble sans fin, tant et si bien qu’on parle parfois de toile infinie.
Dans le webtoon, souligne Philippe Paolucci, « quand on fait défiler une vignette, on ne sait jamais où elle va s’arrêter, et on ne sait jamais vraiment ce qu’il va se passer. L’écran cache une partie de la bande dessinée, alors que sur une page papier, on peut voir toutes les vignettes qui sont sur la surface du papier. Un effet de surprise se met en place dans ce mode de lecture défilant. » (Paolucci, 2012.)

Si dans la bande dessinée papier, en feuilletant, il arrive qu’on puisse lire par inadvertance ou par choix des images, c’est techniquement impossible dans le webtoon numérique. Le flux des images obéit à une contrainte chronologique stricte, les images s’enchaînent dans la durée, un peu comme au cinéma où le spectateur est soumis au déroulé de la pellicule et n’exerce aucun contrôle sur le flux des images qui défilent devant lui. Il s’agit d’un rythme narratif spécifique où les espaces blancs jouent un rôle majeur, en générant de la durée et du suspense entre les cases, des tensions comme des transitions entre des lieux ou des espaces différents du récit. Autant de pauses qui favorisent les respirations comme les ellipses narratives. Alors, comment passer de cet espace virtuel illimité à un espace physique limité, celui de la page ?

Repenser la mise en page

Adapter le webtoon numérique au papier se traduit par l’abandon de l’étagement des vignettes. Cette première contrainte suppose de revenir à la logique de compartimentage propre au format de la page, qu’il s’agisse d’une simple ou double planche. Or, retrouver la dimension tabulaire de la bande dessinée implique de repenser à la fois le découpage et la mise en page. Pascal Lafine (Kbooks) précise que «c’est d’ailleurs la partie qui coûte le plus cher car c’est très complexe. Il faut savoir où placer quelle case, combien de cases doivent être mises dans une page… pour donner un air de bande dessinée.» (Bauer, 2022.)
La page nécessite, du fait de sa dimension limitée et de sa forme rectangulaire, un agencement des cases qui, placées les unes à côté des autres, devront être redimensionnées. Cette première donnée du problème induit un réajustement des blancs dont la fonction d’origine se doit d’être restituée (pause, aération, mise en suspens). Par ailleurs, les textes qui sont souvent hors cases dans le numérique se retrouvent à chevaucher les images dans l’adaptation papier. Ces réassemblages successifs peuvent générer une sensation d’étouffement ou de compression/condensation. Il appartiendra donc à l’éditeur et plus particulièrement au «remonteur» de veiller à la qualité de cette «remise en page».
Il faut également trouver des techniques de narration propres à la bande dessinée imprimée qui traduisent les effets recherchés dans l’œuvre originale. Louis-Baptiste Huchez, directeur éditorial chez Ototo, précise : « Il est des techniques propres au papier pour la mise en page, qui nous permettent de recréer une expérience de lecture émulant les sensations que l’on a pu ressentir au format numérique : créer l’attente en plaçant un cliffhanger au bout d’une page, jouer sur la taille des cases pour créer de l’emphase, les doubles pages… » (Camps, 2024.)
Aux enjeux narratifs s’ajoutent les contraintes techniques. Les dessins pensés pour le web supportent mal l’agrandissement et peuvent apparaître flous. Le manque de profondeur de champ des images conçues pour le smartphone se traduit à l’impression par un effet d’aplatissement. Les couleurs chatoyantes ou pimpantes à l’écran ne sont pas adaptées au papier et perdent souvent leur attrait. La double planche nécessite au surplus une harmonisation chromatique qui n’a pas été pensée dans le format original puisqu’elle n’était pas nécessaire. Alors, les éditeurs cherchent des solutions et n’hésitent pas à changer ou retoucher les images d’origine avec l’accord des auteurs ou des studios.
C’est ce qu’explique Pascal Lafine (éditeur chez Kbooks) : « Par exemple, dans Qu’est-ce qui cloche avec la Secrétaire Kim ? les dessins et les couleurs sont différents de la version webtoon car l’auteur les a retravaillés pour l’édition papier. Dans True Beauty, le cadrage de certaines illustrations dans le webtoon ne permettait pas au lecteur de les voir en entier, alors que c’est le cas dans l’édition papier. » (Bauer, 2022.) Ces quelques exemples illustrent la variété et parfois la complexité des solutions à mettre en œuvre pour chaque adaptation, qui touchent à des enjeux de nature artistique, technique et économique.

L’adaptation d’un webtoon sollicite ainsi des compétences multiples ; au sein des maisons d’éditions ou des studios, c’est pratiquement tout un métier qu’il faut réinventer pour passer d’un support à l’autre, d’une conception à une autre. « Nous avons une personne qui remonte tous nos webtoons, explique l’éditeur de Toth-M, Eloi Morterol. Une première proposition de maquette est envoyée à l’auteur, qui décide ensuite quels dessins refaire, quels plans doivent être modifiés. » (Pommier, 2023.)
Certains affirment que la version adaptée en France parvient même à séduire les éditeurs coréens -un retour au pays d’origine avec une french touch ajoutée !- et pourrait même s’exporter vers d’autres pays. Pascal Lafine s’en enorgueillit ainsi : « Nous collaborons très étroitement avec les éditeurs et les auteurs coréens, qui valident la maquette que nous réalisons pour la version KBooks. Ils en sont tellement satisfaits que nous avons même eu des demandes pour utiliser la mise en page que nous avons créée pour l’édition française dans le cadre d’édition papier en Corée et dans d’autres pays. » (Camps, 2024.) Il semble bien que ce travail d’adaptation, aussi complexe soit-il, ait stimulé plutôt que freiné les éditeurs français. La multiplication des collections papier dédiées au webtoon sur le marché actuel en témoigne.

Politiques éditoriales

En trois ans, de nombreux labels webtoon papier sont créés en France, attachés à de grands, moyens ou petits éditeurs, souvent de bandes dessinées ou de mangas. En 2023, on comptabilise 16 éditeurs sur le marché français, de tailles et de natures différentes4.
Le format de publication choisi est sensiblement le même chez tous les éditeurs, facilitant ainsi une visibilité des titres adaptés : autour de 250 pages, en couleur, dans le sens de lecture occidental (puisque c’est le format d’origine), un format A5 (15 x 21 cm), un papier épais, souvent glacé, un soin apporté à la maquette et un prix autour de 15 euros. Les couvertures paraissent particulièrement travaillées. Le recours à des vernis sélectifs qui permettent de mettre en relief ou en surbrillance des détails graphiques, jouant de contraste avec le pelliculage mat des rabats produit un effet haut de gamme (voir, par exemple, la couverture de Omniscient Reader’s Viewpoint).
Pour les éditeurs, le choix du format A5 est technique : «Les pages étant en couleur, il y a une perte de la précision des traits qui est résolue par le format 1,5, idéal pour une bonne visibilité.» (Bauer, 2022.) Ce format qui rappelle celui utilisé en France dans les années 2000 pour la publication des premiers manhwas donne l’impression d’une forme de continuité éditoriale.
Le soin apporté à la maquette, le format et le prix situent d’emblée ce livre sur le marché de la bande dessinée et non du manga5. On voit que la cible éditoriale visée est large, amateur de bande dessinée, de comics, de mangas mais ayant un portefeuille plus étoffé que l’amateur lambda de manga et donc a priori plus âgé.
Toutefois, certains éditeurs baissent les prix de 15 € à 12,95 € le tome pour se démarquer de la concurrence. Michel Lafon précise, lui, avoir baissé le prix à 10,95 € pour Le Retour du Clan Hwasan, «car c’est une série très longue. On essaie de s’adapter aux moyens du lecteur. Même si on est sur du 300 pages en couleurs. Baisser les prix est un défi, mais on y croit pour pérenniser le marché. On souhaite associer les meilleures séries aux meilleurs tarifs avec la meilleure communication.» (MaLo, 2023.)
Les politiques éditoriales au sein des maisons sont diverses, se concentrant soit sur des titres d’une seule origine (Chine, Europe ou Corée comme Wavetoon) soit mixant des titres de différentes origines (comme Kbooks).
Les éditeurs négocient au cas par cas, avec l’éditeur coréen quand une version papier est déjà existante (ce qui est rare), avec les plateformes ou directement avec les auteurs, le plus souvent avec des studios réalisant des webtoons, nombreux en Corée.
Pour les éditeurs, publier des webtoons papier, c’est la possibilité de sortir un livre de bande dessinée, sur lequel un véritable travail éditorial est mené, mais avec des coûts maîtrisés et un succès quasi garanti. Cela permet de se positionner sur un marché concurrentiel et de préempter une place avant que d’autres ne l’occupent. D’où la nécessité de nouer des partenariats solides avec les éditeurs et auteurs coréens afin de s’inscrire durablement sur le marché. Examinons deux collections majeures du marché afin de préciser leurs lignes éditoriales et découvrir quelques titres.

Zoom sur deux collections

Kbooks créé en 2021 par Delcourt, un éditeur majeur sur le marché de la bande dessinée, apparait comme un des labels français les plus prolifiques. En 2023, le label compte 51 volumes publiés pour 22 titres. À l’origine, la collection fonctionnait en synergie avec la plateforme Verytoon, créée conjointement par Delcourt. Mais bien que celle-ci ait fermé en 2023, le label papier continue. L’éditeur avoue qu’il préfère faire ce qu’il sait faire (des livres) plutôt que de gérer une plateforme digitale de diffusion qui demande des investissements lourds face à une concurrence internationale féroce. « Delcourt, dont l’activité sur le webtoon n’est pas encore rentable, a jugé qu’il valait mieux arrêter les frais, surtout face à des rivaux aux poches plus profondes, et se recentrer sur son cœur de métier. » (Richaud, 2023.)
Le succès de leur premier titre publié en 2021, Solo Leveling, qui s’est vendu à près de 200 000 exemplaires dans l’Hexagone en quelques mois, a conforté l’éditeur dans ses choix, tout en incitant les autres à entrer dans la course. En 2023, Solo Leveling comptabilisait 1,2 million d’exemplaires vendus (ensemble des opus papier de la série). Pour compléter l’offre, l’édition du roman original chez l’éditeur ainsi que des adaptations en jeux vidéo et en dessin animé paraissent en 2024. L’éditeur précise néanmoins : « Bien que nous ayons publié Solo Leveling en premier, je m’efforce de ne pas rester dans le même genre (action-fantaisie). Le but est que le webcomic soit représenté dans tous les genres et styles. » (Bauer, 2022.)
Voici quelques titres du catalogue, sélectionnés parmi les séries les plus populaires, toutes plateformes confondues, qui effectivement varient les genres et publics ciblés.
La comédie romantique Qu’est-ce qui cloche avec la secrétaire Kim ? qui décrit une relation amoureuse entre le vice-président d’une entreprise et sa secrétaire est à l’origine un light novel écrit par Jeong Gyeong Yun en 2013, avant d’être adapté en webtoon pour l’éditeur Kakao. Le récit dans ces deux formats numériques remporte un très large succès en Corée ainsi que son adaptation en drama (film live), disponible dans 47 pays.
True Beauty de Yaongyi relate le parcours d’une jeune fille harcelée à cause de son apparence qui va, grâce à la maîtrise de l’art du maquillage, devenir populaire. Ce titre numéro 1 sur la plateforme Webtoon a donné lieu à une adaptation télé très remarquée (un des rôles masculins est incarné par ChaEun Woo, un chanteur de
K-pop très populaire dans le monde entier).
Hellbound est un récit d’anticipation, dérangeant et brillant, qui met en scène une société dominée par la peur et la haine issues du fanatisme. Son auteur, Yeon Sang-Ho, réalisateur de Dernier Train pour Busan, en a conçu lui-même l’adaptation cinématographique pour la plateforme Netflix.
On s’aperçoit que le choix des titres est lié à leur succès en ligne, à leur originalité thématique mais aussi à leur transmédialité ; tous ont une adaptation anime, télévisée ou cinématographique et cumulent les trois critères d’élection.

Wavetoon Pika, éditeur majeur sur le marché du manga, a choisi en 2023 pour sa collection webtoon papier le terme Wavetoon qui fait écho au terme de la Hallyu (la “vague”) rappelant ainsi la déferlante du soft power culturel coréen à travers le monde. L’éditeur publie donc exclusivement des webtoons coréens, mettant l’accent sur la qualité de traduction. Il travaille en partenariat avec Redice Studio, un des créateurs majeurs de webtoons coréens qui adapte souvent des webromans à succès en webtoons. Le studio développe également ses propres licences dans l’animation et les jeux vidéo. Le catalogue Wavetoon ne compte aujourd’hui que cinq séries (totalisant onze volumes) mais est amené à croître prochainement.
La collection est lancée avec un des titres phares, n° 1 de la plateforme Webtoon, Omniscient Reader’s Viewpoint. À l’origine, c’est un webroman écrit par singNsong, cumulant plus de 40 millions de lecture et qui est adapté en 2020 en webtoon par le studio Redice. Dans ce récit fantastique, flirtant entre survival et deathgame, le héros se retrouve plongé dans un monde apocalyptique, qui ressemble étrangement à celui décrit dans le dernier webroman qu’il vient de finir de lire. Devenu «lecteur omniscient», il est capable d’anticiper les évènements et se retrouve contraint à des choix dangereux capables d’en modifier le cours…
Second titre phare de la collection, Father, I Don’t Want This Mariage met en scène une jeune femme qui se retrouve propulsée dans un univers de cour impériale, identique à celui du dernier roman qu’elle a lu. Ne voulant pas subir le sort funeste de l’héroïne, elle change son comportement et dévie le cours des évènements de leur trajectoire initiale. À l’origine webroman puis webtoon à succès, le plus lu de la plateforme Tappytoon, l’histoire mêle avec aisance la romance et les intrigues de cour, en y ajoutant humour et autodérision, réinvestissant avec ironie les clichés de la romance et du conte de fées.
On voit que les titres choisis pour l’édition papier présentent les mêmes caractéristiques que chez l’éditeur concurrent : les récits ont connu le succès dans leurs formats numériques d’origine (webroman ou webtoon) et ils sont sans cesse recyclés dans des formats différents.
On peut souligner ici que le webtoon numérique est au cœur d’un écosystème global caractérisé par la transmédialité. Il est multiadapté en animé, en série TV, en drama, en jeux vidéo. Il convient aussi de noter que fréquemment lui-même est déjà le fruit d’une adaptation. De nombreux webtoons proviennent en effet de webnovels ou de light novels, des récits de fiction au format feuilleton publiés en ligne par des auteurs parfois inconnus mais qui ont pu rencontrer un large succès. L’adaptation du webtoon numérique en bande dessinée papier ne serait donc qu’un aspect parmi d’autres de cette transmédialité qui le caractérise.
Il est aussi intéressant de noter que de nombreux récits de webtoons, en choisissant comme cadre fictionnel la lecture ou le jeu vidéo, les mettent en valeur dans un procédé d’autoréférence ou de mise en abyme : le héros est projeté dans l’œuvre qu’il lit ou dans le jeu avec lequel il joue, devenant ainsi le personnage principal de sa fiction. Un procédé qui valorise par là même les pratiques culturelles de la lecture et du jeu vidéo.

Des genres dominants genrés

Les deux titres précédemment cités surfent sur le courant isekai très prisé en manga (un sous-genre de la fantasy, autour d’un personnage téléporté ou réincarné dans un univers parallèle), mais il en exploite les ressorts de façon très différente et y ajoute des thèmes propres au webtoon. À savoir pour Omniscient Reader’s Viewpoint, des références insistantes au jeu vidéo (statistique, niveau, compétence, stratégie des personnages) et au jeu de rôle (choix, énigme, quête). La référence aux jeux vidéo est, en effet, omniprésente dans le webtoon, qu’elle soit évoquée de façon réaliste ou humoristique – par exemple Let’s Play met en scène le quotidien d’une héroïne gameuse – ou traitée directement en plongeant le héros dans un monde virtuel et digital (Solo Leveling, The Gamer, Level up with the Gods, The World after the fall). Les codes restent assez proches du shônen manga mais les personnages sont souvent plus âgés et les ambiances plus sombres. On peut penser que ces titres attirent un public masculin, adolescent, amateur de jeux vidéo, capable d’apprécier les références et les détournements présentés. Le public féminin semble plutôt ciblé par des romances intégrant les références autour des réseaux sociaux (Qu’est ce qui cloche avec ta vie en ligne ?)
Dans Father, I Don’t Want This Mariage, on reconnaît, à quelques variations près, un scénario commun à bien d’autres webtoons romance comme L’Impérieux Destin du Dr Elise, Dites-moi princesse ! Moi, fille du Roi ! ou encore Comment Raeliana a survécu au manoir Wynknight. Une jeune femme, souvent orpheline, arrive dans un monde de fantasy dont elle connait les enjeux par avance et tente de se faire une place dans ce monde, la plupart du temps une cour royale ou impériale, totalement fantasmée. Sur fond de conflits politiques, d’intrigues de pouvoirs et de jeux de séduction, ces héroïnes se battent avec leurs armes pour échapper à un destin tracé d’avance.
Seule la mort atteint la vilaine, pour sa part, joue sur ces doubles références (du jeu en ligne et de la noblesse de cour). Ce titre met en scène une héroïne qui, après avoir enchaîné les parties d’un jeu à la mode, se réveille dans un des personnages, la méchante, dont la mort est assurée à chaque fin de partie. Pour échapper à cette destinée funeste, la jeune femme doit effectuer les choix les plus ardus. L’intérêt de ce récit tient, à ce que, dans ce jeu devenu réalité, le personnage maltraité de la méchante fait écho à la propre histoire de l’héroïne, brimée par ses frères et ignorée par son père.
Ces derniers titres cités empruntent plus ou moins à un sous-genre de l’isekai, appelé La Vilaine, qui s’est largement fait une place, aussi bien dans le light novel, le manga, l’animation que le webtoon. Ces récits développent le parcours de jeunes filles mettant tout en œuvre pour contrarier les scénarios qui les mènent à leur perte, métamorphosant en définitive histoire et personnage. Y aurait-il un côté cathartique à ces récits où les héroïnes apparaissent comme des femmes d’action qui rejettent un destin qui ne leur convient plus ? Pour Wangho Lee, PDG de D&C Média, éditeur coréen de webtoon qui souligne que la totalité des titres webtoon avec le mot Villainess remporte un franc succès, le mouvement féministe actuel y aurait sa part d’influence6.

Quel(s) public(s) ?

Plutôt que de voir dans le segment webtoon un marché concurrentiel à la bande dessinée ou au manga, les éditeurs y voient l’opportunité de créer une offre complémentaire capable de croiser des publics et de favoriser l’arrivée de nouveaux publics à la bande dessinée. Pour l’instant, vu l’absence d’études sur les origines et motivations des lecteurs/acheteurs de ce segment, nous ne sommes amenés qu’à faire des hypothèses.
Si on pense qu’une partie du lectorat de webtoon en ligne est éloignée du livre, les amener à en lire et en acheter est un défi de taille. « Le webtoon amènera vraisemblablement à la lecture par le smartphone, des personnes qui n’y seraient jamais venues par le livre7. » Ces tout nouveaux venus à la lecture, via le smartphone, vont-ils apprécier une lecture sur papier ? Il semblerait que les éditeurs espèrent recruter ceux qui seraient désireux de posséder physiquement leurs séries préférées. On mise bien sur le goût du papier encore vivace dans notre culture. Si la forme digitale est préférée pour l’immédiateté et également la gratuité, le papier est jugé plus adéquat pour la conservation, l’approfondissement, la relecture, la valeur sentimentale et sensuelle qu’il peut procurer. N’oublions pas que la lecture de webtoons numériques implique une lecture pressée, rythmée par le scrolling. Le livre de bande dessinée avec ses doubles planches permet, au contraire, de revenir à une lecture plus lente, où chacun peut choisir son rythme de lecture, feuilleter, sauter des chapitres, revenir en arrière…
Mais l’amateur de webtoon n’est pas forcément réfractaire au livre. Il peut avoir choisi le format digital car celui-ci offre des contenus variés, des thèmes nouveaux, une autre façon de raconter. Ce peut être le cas des jeunes qui décrochent de la lecture à l’adolescence et se tournent, autour de la vingtaine, vers le webtoon numérique. En proposant des œuvres sur papier qui abordent les thématiques qui pourraient satisfaire leurs attentes, les éditeurs misent sur leur passé d’anciens lecteurs et sur la possibilité d’un retour vers le livre.
Ce peut être également le cas d’un public féminin pendant longtemps peu attiré par la bande dessinée. Or, on sait que ce public fréquente les plateformes webtoon, qu’il est séduit par les contenus axés sur la romance développée sous toutes ses formes variées (comédie, fantastique, société), un genre qui a justement été longtemps boudé par les éditeurs franco-belges. Ainsi, sur la plateforme Delytoon qui propose une offre conséquente de romances, 75 % des lecteurs sont en fait des lectrices. Les éditeurs papier qui n’ont pas manqué de le remarquer proposent logiquement une offre qui va dans ce sens.
Enfin, un amateur de bande dessinée qui découvre le webtoon sous sa forme papier et qui souhaite renouveler ses lectures ou se tenir au courant des nouvelles tendances sera sans doute tenté d’aller jeter un œil sur les plateformes pour expérimenter un mode de lecture plus immersif. Pour Thierry Rodriguez, Digital Manager chez Verytoon, il y a bien une forme de complémentarité : « Les deux supports peuvent se nourrir l’un l’autre. Le public smartphone sera content de trouver une édition Collector d’une grande série webtoon. Et le public librairie qui va découvrir nos séries en papier pourra avoir envie d’aller lire la suite en numérique. C’est un cercle vertueux. » (Chareyre, 2022.)
Ce que confirme l’éditeur Guy Delcourt : « Notre public demeure très polyvalent, il est capable de lire à la fois du webtoon et de la bande dessinée imprimée. Il faut attirer un nouveau public qui va circuler entre les différentes formes de bande dessinée. » (Rissel et Pasamonik, 2021.)
Constitué de lecteurs ou non lecteurs de récits dessinés, le public de webtoon papier peut donc provenir de nombreux milieux. Une chose est sûre : la variété des genres abordés par le webtoon appelle un public large et diversifié. Si bien que certains, comme Pascal Lafine (Kbooks), pensent que le webtoon papier pourrait incarner « la BD de la prochaine génération comme le comic a été celle des années 80-90 et le manga celle des années 2000-2010 » (Camps, 2024).

On ne sait pas encore quel avenir économique aura le webtoon papier. Les éditeurs parviendront-il à proposer une offre cohérente et attractive sur un marché très concurrentiel et en constante mutation ? Faire un acte d’achat pour le lecteur reste un choix difficile, surtout pour une clientèle jeune, habituée à obtenir des contenus culturels numériques gratuits. Dans une période d’inflation, opter pour la gratuité est tentant.
La bande dessinée enracine notre culture dans le monde du papier qui renvoie à l’ancien temps, le webtoon, lui, est le reflet d’un monde high-tech et ultra-connecté. Au-delà des supports et des techniques à la fois proches et distinctes que développent ces deux mediums, on peut s’interroger sur le type de lecture qu’ils engagent, et ce, sans les opposer, juste en soulignant leurs spécificités. Si, en France, on dit «lire» des bandes dessinées, en Corée, on utilise le verbe «regarder». Si le webtoon numérique se regarde plus qu’il ne se lit, le webtoon papier inaugurerait-il une expérience de lecture nouvelle, différente et complémentaire de la bande dessinée ?

 

Des thématiques sociales aux mondes imaginaires : l’univers captivant de Cassandra O’Donnell

Si vous aimez l’univers fantastique et que vous cherchez des ouvrages à ajouter à votre fonds documentaire, n’hésitez plus, Cassandra O’Donnell est un incontournable du CDI !  

Cassandra O’Donnell, de son nom d’autrice, est originaire de Lille et réside aujourd’hui en Normandie. Elle a d’abord fait carrière en tant que journaliste d’investigation, réalisant des reportages pour certains médias, notamment l’émission Zone interdite. Ce métier lui a permis de parcourir le monde et de faire de nombreuses rencontres. Cependant, il y a quelques années, elle a pris la décision de mettre sa carrière sur pause, pendant un an, pour se consacrer à sa famille. C’est durant cette parenthèse qu’est née une nouvelle vocation : celle d’écrivaine. Désirant s’éloigner des réalités parfois sombres qu’elle côtoyait en tant que journaliste, Cassandra O’Donnell choisit alors de se tourner vers l’imaginaire. En peu de temps, elle s’aventure dans un genre peu exploré par les auteurs français : l’urban fantasy pour adulte. Ce parti pris audacieux l’a amenée à choisir un pseudonyme anglo-saxon et à écrire son premier roman, Rebecca Kean, publié en 2011 chez J’ai lu, dans la collection Darklight. Cassandra O’Donnell est aujourd’hui suivie par des centaines de milliers de jeunes lecteurs.

Pour vous donner envie de lire ses ouvrages et les commander pour le CDI, nous allons vous présenter trois bonnes raisons de lire Cassandra O’Donnell. Cet article sera construit en suivant ces trois points et en vous présentant certains de ses ouvrages en fonction de la catégorie qu’ils représentent le plus.
Tout d’abord, les livres de Cassandra O’Donnell sont intéressants parce qu’ils peuvent nous permettre de travailler en classe ou au sein de séquences pédagogiques des thématiques précises, comme la tolérance, le respect de la différence ou le harcèlement scolaire. Ainsi, il existe parmi sa bibliographie des livres courts (d’environ cent vingt pages) dont la lecture est enrichissante et avec un message fort comme Le garçon qui ne voulait pas parler ou encore La Nouvelle.
La deuxième bonne raison de lire ses livres est leur style captivant et accessible à tous les âges. Cassandra O’Donnell a un style dynamique et plein d’humour qui peut plaire aux plus jeunes avec des séries comme Le Collège Maléfique, comme aux adultes avec la saga Rebecca Kean. Elle est capable de s’adapter à son public et même d’être à l’écoute des envies et des besoins des lecteurs.
Enfin, les univers fantastiques créés par Cassandra O’Donnell sont très bien construits et permettent de plonger dans des récits d’aventures extraordinaires. Les mondes surnaturels de Sombreterre, La Légende des Quatre, ou encore Le Collège Maléfique attireront sans aucun doute les petits fans d’histoires fantastiques.

1 – Quand la littérature aide à se construire

Cassandra O’Donnell aborde dans ses livres des sujets profondément ancrés dans la réalité des jeunes et des adultes. Qu’il s’agisse de la différence, du harcèlement scolaire, de la tolérance ou encore de l’acceptation de soi, ses récits véhiculent des messages forts. Des œuvres comme Le garçon qui ne voulait pas parler et La Nouvelle sensibilisent les lecteurs à ces problématiques, les invitant à réfléchir sur des questions essentielles. Cassandra O’Donnell parvient ainsi à traiter de sujets sérieux tout en captivant l’attention des jeunes lecteurs. Ses histoires résonnent profondément avec les réalités sociales de notre époque que l’on retrouve bien trop souvent dans les établissements, ces dernières, assez courtes, peuvent se travailler au sein d’une séquence sur la thématique ciblée. Pour ces deux ouvrages, une fiche pédagogique est disponible sur le site de Flammarion. L’accès au document est gratuit, il suffit de s’inscrire sur le site en renseignant quelques informations, notamment le nom de l’établissement. Les fiches pédagogiques, bien construites, donnent des pistes pour la mise en œuvre de la séquence, avec un tableau de cohérence et de progression du récit. Elles proposent également des idées de prolongements (débats, théâtre participatif, lecture en réseau, etc.), y compris dans d’autres disciplines comme la géographie et l’enseignement moral et civique.
Le garçon qui ne voulait pas parler, publié chez Flammarion en 2021, est un ouvrage de 120 pages de niveau collège. Ce livre porte sur la liberté d’expression, le respect de la différence, le harcèlement scolaire et la force de l’amitié. Pour autant, il n’est pas dénué d’un peu d’humour. Dans cette histoire, Asante et Morgane entrent en classe de sixième et vivent une année difficile. Asante a choisi, depuis environ deux ans, de se murer dans le silence après avoir subi un grand traumatisme dans son pays d’origine où la liberté d’expression est réprimée et où son père, journaliste, a été condamné à mort. Morgane, nouvelle dans la classe, est une jeune fille brillante mais qui devient rapidement la cible de harcèlement de la part de ses camarades. Malgré leurs différences, une amitié naît entre eux, un lien secret basé sur leur sentiment commun d’être en marge des autres. Cependant, la situation atteint un point critique lorsqu’une élève de leur classe prend une photo de Morgane dans les toilettes et la publie sur les réseaux sociaux. Incapable de supporter plus longtemps la cruauté infligée à son amie, Asante décide de dénoncer ses camarades à leur professeur, forçant ainsi la classe à prendre conscience de la gravité de leurs actes et de la souffrance qu’ils ont causée.
Après avoir exploré le thème du harcèlement scolaire et de la liberté d’expression dans Le garçon qui ne voulait pas parler, La Nouvelle, publiée chez Flammarion en 2019, approfondit cette réflexion en se concentrant sur l’intégration des élèves réfugiés. Cassandra O’Donnell y traite avec sensibilité des défis auxquels font face les jeunes immigrants, tout en conservant cette même bienveillance qui rend ses récits si émouvants. Forte de son expérience de journaliste ayant couvert des zones de guerre et rencontré de nombreux réfugiés, elle a écrit ce livre pour encourager la tolérance. Lors de ses visites dans les écoles, elle a remarqué que les élèves connaissent peu les réalités vécues par leurs camarades réfugiés : les épreuves traversées, les difficultés d’adaptation à une nouvelle langue et culture, ou encore le mal du pays. Ainsi, La Nouvelle raconte l’histoire d’Haya, une élève syrienne, qui, malgré son apparence fière, traverse des moments difficiles. Gabriel, un camarade de classe, sensible à sa situation, l’aidera à s’intégrer avec patience et empathie, soutenu par sa grand-mère.

Cassandra O’Donnell entreprend de parler d’autres épreuves personnelles dans Le Carnet de Juliette, publié chez Poulpe Fictions en 2022. Cette romance, à la fois drôle et féministe, explore des sujets profonds tels que la perte d’un proche, la reconstruction après un deuil, et aborde également la thématique de l’homosexualité avec une grande sensibilité. À travers l’histoire de Juliette et de son frère Nicky, l’autrice plonge dans la complexité des émotions adolescentes, tout en mettant en lumière les questions de différence et d’acceptation de soi. Juliette et son frère jumeau, Nicky, surdoués et âgés de quinze ans, viennent de s’installer à Montréal avec leur mère après la mort accidentelle de leur père. Tandis que Juliette, talentueuse en patinage artistique, se renferme sur elle-même et abandonne sa passion, Nicky, quant à lui, exprime pleinement sa différence à travers son style unique, en bravant les jugements sur son apparence et son homosexualité avec humour et audace. À l’école, malgré sa réticence à s’ouvrir, Juliette se rapproche de Timothé, un camarade bienveillant, tout en trouvant refuge dans l’écriture. Mais la perte de son carnet intime, tombé entre les mains de Key, un joueur de hockey populaire, chamboule et accélère sa reconstruction, alors qu’il réussit à la faire sortir peu à peu de sa carapace.
L’album Grimelda Hauchecorne – La Souris de Salem, illustré par Jean-Mathias Xavier et publié aux éditions Flammarion Jeunesse, en 2022, traite également de la tolérance face à la différence et de l’acceptation de soi, mais cette fois-ci sous la forme d’un récit initiatique atypique. En effet, dans le village de Salem, où les habitantes sont toutes des sorcières redoutables, se trouve Grimelda Hauchecorne, une sorcière bien différente. Contrairement aux autres, Grimelda a un cœur, ce qui l’empêche de pratiquer les sombres maléfices comme ses comparses. À l’occasion de la fête de la lune de sang, alors que les souris de Salem s’activent avec enthousiasme à préparer des potions magiques dans d’immenses chaudrons, Grimelda, elle, désespère de ne pas leur ressembler. Déterminée à devenir aussi méchante et effrayante que les autres, elle décide de partir à l’aventure, rencontrant des êtres terrifiants et terriblement maléfiques sur son passage. Au cours du voyage, Grimelda va comprendre que ce qu’elle imaginait être un fardeau, son cœur, est en réalité une qualité. Le plus de cet ouvrage réside dans les illustrations de Jean-Mathias Xavier, rappelant l’univers de Tim Burton, qui sont très bien faites et qui plairont aux élèves.
Si ces quatre livres ont une thématique particulière au centre de leur histoire, les autres ouvrages de Cassandra O’Donnell traitent également, quoique plus discrètement, de ces sujets sensibles. C’est le cas par exemple dans la saga Malenfer (Flammarion, 2014), où la jeune Zoé est moquée et mise à part par les autres enfants de l’école du fait de sa différence. Zoé est capable de voir la véritable nature des êtres qui l’entourent et de pressentir le danger.
Mais au-delà des thèmes forts, c’est aussi le style de Cassandra O’Donnell qui fait toute la différence, captivant les lecteurs de tous âges.

2 – Un style captivant et accessible à tous

L’écriture de Cassandra O’Donnell se distingue par sa fluidité, son dynamisme, et son humour subtil. Que ce soit à travers des dialogues percutants ou des scènes pleines d’action, elle rend chaque page attrayante, même pour les lecteurs les plus jeunes. Son style accessible et les différents genres dans lesquels elle écrit permet à chacun de plonger facilement dans ses récits, qu’il s’agisse de l’univers intense de Rebecca Kean ou des aventures pour enfants comme Malenfer. C’est cette capacité à captiver tous les âges qui fait de ses livres des œuvres incontournables.
Par exemple, la série Malenfer, qui est une saga fantasy composée de deux cycles (le Cycle Terre des hommes et le Cycle Terre de magie), a été écrite à partir des idées des élèves de CM1 et CM2 de l’école primaire d’Hallennes-lez-Haubourdin, lors des Halliennales de 2013. Durant les années qui ont suivi, l’autrice a pris contact avec les élèves pour imaginer la suite de l’histoire. Ainsi, la difficulté de la lecture augmente avec la sortie des nouveaux tomes, pour s’adapter à la demande et aux compétences de lecture des élèves, à la manière de la saga Harry Potter. Le principe même de faire évoluer la difficulté de lecture au sein d’une même saga traduit la volonté de Cassandra O’Donnell d’emmener autant que possible les élèves vers la lecture, leur donner envie de lire et les moyens de lire. Dans le premier tome, le lecteur découvre que Zoé n’est pas une petite fille comme les autres. Depuis la disparition de ses parents, c’est Gabriel, son grand-frère, qui s’occupe d’elle. Toutefois, une grande menace approche de plus en plus et les inquiète : la forêt maléfique, Malenfer, avance dangereusement vers leur ville et leur maison. Un jour, ils devront fuir et tenter de retrouver leurs parents, partis à la recherche d’une solution pour contrer ce maléfice. Contrairement à Gabriel, Zoé possède un don particulier : elle est capable de voir la véritable nature des êtres qui l’entourent. Elle sait, par exemple, que son professeur est un troll et que le directeur de l’école est un loup-garou ! Lorsque l’un de leurs camarades de classe disparaît, tout le monde pense qu’il a été capturé et tué par la forêt maléfique. Mais Gabriel, Zoé et leurs amis ne croient pas à cette hypothèse et décident de mener leur propre enquête.
Après avoir écrit une saga avec les élèves d’une école, Cassandra O’Donnell montre qu’elle reste à l’écoute de ses jeunes lecteurs et se lance dans l’horreur et le paranormal, à leur demande, avec sa dernière série Les Jumeaux Crochemort (à ne pas rater !). Cette nouvelle série en cours d’écriture est constituée de deux tomes actuellement : La Malédiction (Flammarion Jeunesse, 2023) et Possession (Flammarion Jeunesse, 2024). Cette histoire raconte le tournant que prend le quotidien de deux adolescents, placés en famille d’accueil, lorsqu’un jour, des grands-parents dont ils ignoraient l’existence surgissent de nulle part pour les prendre à leur charge. Ils avaient toujours cru être sans famille, leur mère leur ayant affirmé qu’ils n’en avaient plus. Sans avoir la possibilité de refuser, ils sont contraints d’emménager chez leurs grands-parents dans une ville au nom imprononçable. Dès leur arrivée au manoir familial, Oriel ressent un profond malaise : ce lieu sinistre est celui qui hante ses cauchemars depuis quelque temps, et ces rêves semblent étrangement proches de la réalité, bien trop « proches ». Il connaît cet endroit, mais tout en lui refuse d’y entrer. Ce manoir est lugubre, rempli de fantômes, d’esprits et de dangers qu’il perçoit mais il ne sait comment l’expliquer à sa sœur, Silence. Silence est une jeune fille rationnelle, convaincue que tout a une explication logique. Oriel, en revanche, est plus sensible aux mystères, sachant que ses rêves sont prémonitoires et que certaines choses échappent à la raison. Entourés d’un manoir terrifiant et de grands-parents tout aussi inquiétants, ils réalisent que désormais, ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour affronter les sombres secrets de leur nouvelle vie.

Cassandra O’Donnell montre également à travers des titres plus anciens (mais tout aussi passionnants !) qu’elle sait aussi bien écrire pour les lycéens que pour les adultes. Les Aventures improbables de Julie Dumont, publié chez Pygmalion en 2016, est un roman d’enquête policière indépendant, plein d’aventures et extrêmement drôle. Alors qu’elle se rend au mariage de ses parents en Normandie, Julie est témoin d’une scène particulièrement étrange : un homme est jeté d’une voiture et laissé pour mort sur le bas-côté. Julie s’arrête et conduit l’inconnu à l’hôpital mais celui-ci lui demande un service : récupérer ses affaires et les lui rapporter. Les mésaventures de Julie ne vont pas s’arrêter en si bon chemin ! Emmener l’inconnu à l’hôpital la fait arriver en retard à la fête de mariage de ses parents ! Elle tombe ensuite nez à nez avec son ex alors qu’une voisine meurt d’une crise cardiaque en pleine dégustation du buffet. Dans l’enchaînement des événements, elle se retrouve à mener l’enquête sur le décès de cette pauvre femme, cumulant les situations cocasses et atypiques. Un vrai régal pour les lecteurs et lectrices : l’autrice prend un véritable plaisir à nous surprendre par un vocabulaire osé mais jamais vulgaire.
Nous ne pouvons pas parler de Cassandra O’Donnell sans parler de sa célèbre série Rebecca Kean qui a propulsé l’autrice sur le devant de la scène, avec son mélange d’humour noir et de scènes décalées. Actuellement, sept tomes ont été publiés dans la collection Darklight chez J’ai lu, avec un huitième et dernier tome, tant attendu par les lectrices et les lecteurs, prévu pour 2025. La série s’inscrit dans le genre de l’urban fantasy, plus précisément dans la bit-lit, un sous-genre qui combine le surnaturel avec les défis du quotidien. Ici, l’héroïne est elle-même une créature surnaturelle : une sorcière de guerre. Rebecca Kean est une saga qui mélange enquête policière et romance paranormale, offrant un cocktail d’action et de suspense à vous empêcher de dormir ! Rebecca Kean est donc une sorcière de guerre, maîtresse des éléments, traquée par son propre clan depuis l’âge de 16 ans. Depuis dix ans, elle fuit avec sa fille Léonora. Lorsqu’elle s’installe dans le Vermont avec sa fille et sa meilleure amie Beth, une lycanthrope, elle croise la route d’un vampire séduisant et très âgé, Raphaël. Une relation étrange et complexe commence à se tisser entre ces deux ennemis jurés, car les sorcières de guerre n’ont de cesse de traquer et tuer les vampires et les démons qui croisent leur chemin. Raphaël choisit de ne pas révéler le secret de Rebecca, il espère pouvoir compter sur elle en cas de besoin. Et les problèmes ne tardent pas à surgir : des disparitions mystérieuses secouent les clans surnaturels du Vermont. Le Directum, composé des chefs de clans, confie à Rebecca la mission de retrouver les disparus et d’éliminer les coupables. Mais l’affaire prend une tournure personnelle lorsque Léonora, la fille de Rebecca, est kidnappée à son tour. Rebecca devra unir ses forces avec les membres des autres clans pour mettre fin à ces attaques et retrouver les disparus, ce qui ne sera pas aussi simple que prévu.

Au-delà de son style unique, Cassandra O’Donnell déploie son talent au sein d’univers fantastiques très différents les uns des autres, en s’appuyant sur le folklore fantastique, tout en laissant libre cours à son imaginaire.

3 – Des univers fantastiques riches et variés

Cassandra O’Donnell a su créer des mondes uniques, peuplés de créatures surnaturelles, de magie et d’aventures palpitantes. Ses sagas comme La Légende des Quatre ou Le Collège Maléfique transportent les lecteurs dans des univers où l’imaginaire est roi. Ces mondes fantastiques, adaptés aussi bien aux adolescents qu’aux adultes, regorgent d’intrigues complexes et de personnages fascinants. Chaque nouvelle série est une porte ouverte vers un univers différent, offrant aux lecteurs un véritable dépaysement.
Dans le monde secret de Sombreterre, une série constituée de trois tomes réunis en une intégrale chez Flammarion en 2023, Victor est un jeune garçon doté d’une capacité particulière : il voit des choses qui ne devraient pas exister. Orphelin, il a grandi chez Hélène et Franck, sa famille d’accueil depuis plus de dix ans, au point de les considérer comme ses véritables parents. Malgré des conditions de vie modestes, Victor a été admis dans la prestigieuse école de la ville, ce qui remplit ses parents de fierté, mais complique son intégration parmi ses camarades. Heureusement, Lucas, son meilleur ami, est là pour le soutenir. Seul Lucas connaît le secret de Victor : il peut voir et communiquer avec des fantômes, mais aussi avec des monstres qui le traquent la nuit. Lorsque Alina, une nouvelle élève, rejoint sa classe accompagnée de son étrange animal de compagnie, Chawak, Victor découvre qu’il n’est pas le seul à percevoir ces entités surnaturelles. L’arrivée d’Alina coïncide étrangement avec une intensification des attaques nocturnes contre Victor. Qui est vraiment Alina, et pourquoi semble-t-elle le connaître si bien ? D’où viennent ses pouvoirs, et quel est cet étrange monde dont elle lui parle, et où ils devront bientôt se réfugier ?
Le collège maléfique, publié chez Flammarion, a été écrit pour les 10-13 ans et est constitué de quatre tomes : Le Marche-rêve (2020), Les Fils d’Asmodeux (2021), La Cible (2022) et La Rébellion (2023). Alors qu’Emma s’apprête à célébrer son treizième anniversaire, elle reçoit une lettre qui bouleverse sa vie. Pendant des années, elle a réussi à dissimuler ses pouvoirs et à vivre discrètement, mais le gouvernement a finalement retrouvé sa trace. Son père, qui a tout fait pour la protéger, est anéanti par cette nouvelle : Emma est contrainte d’intégrer l’école des Spéciaux, un lieu mystérieux dont il est impossible de s’échapper. Cette nouvelle école signifie pour Emma un déchirement, car elle devra quitter son père, ses ami(e)s et tout ce qu’elle a toujours connu. L’école des Spéciaux, pleine de créatures monstrueuses et de démons, renferme d’innombrables secrets. Emma sait qu’elle devra se montrer forte pour survivre et espérer revoir un jour son père. Une nuit, alors qu’elle s’endort, elle est aspirée dans le cauchemar d’un garçon qui la supplie de l’aider. Elle découvre alors qu’elle est une marcheuse de rêves, capable de transformer les rêves en cauchemars, les cauchemars en rêves, et même de les rendre réels. Dans cette école-prison, Emma rencontre des compagnons singuliers : sa colocataire aux grandes oreilles, capable d’entendre à des kilomètres, et Groumpf, une créature qui ne parle que dans un étrange langage. Dans ce monde peuplé de personnages intrigants, Emma devra apprendre à maîtriser ses dons pour survivre et découvrir la vérité sur cette école terrifiante.
La Légende des quatre, est une série dans l’univers des métamorphes, pour les 13 ans et plus, publiée chez Fammarion. Elle est constituée de quatre tomes : Le Clan des loups (2018), Le Clan des tigres (2018), Le Clan des serpents (2019) et Le Clan des aigles (2020). Dans un monde où les humains ont presque anéanti la planète, seuls quelques survivants demeurent. La Terre, désormais régie et protégée par quatre clans de yōkais, est sous la garde d’êtres ayant l’apparence humaine mais capables de se transformer en animaux géants. Les aigles, les loups, les tigres et les serpents forment ces clans puissants qui veillent sur les humains, leur interdisant toute forme de science ou d’arme pour éviter une nouvelle catastrophe. Toute rébellion humaine est impitoyablement réprimée. Au centre de cette histoire se trouvent les héritiers des clans : Maya, héritière des loups, Bregan, héritier des tigres, Wan héritier des serpents et Nel héritière des aigles. Malgré leurs différences et la guerre qui oppose leurs clans, ces adolescents qui se sont toujours perçus comme des ennemis devront s’unir face à une menace commune. Dans cette alliance forcée, de nouveaux liens se tissent. Leurs destins sont sur le point de changer alors qu’ils se retrouvent pour la première fois contraints de se comprendre et de coopérer.
Dead Garden – L’héritière est une nouvelle série dans l’univers de Rebecca Kean publiée chez Flammarion en 2024. Ce premier tome est la réédition du spin-off sur la fille de Rebecca Kean, la première série écrite par Cassandra O’Donnell, et porte sur la vie de Léonora. Un deuxième tome est en cours d’écriture. Léonora, mi-vampire, mi-sorcière de guerre, est un être hybride issu de deux clans ennemis. Or les sorcières de guerre, appelées les Vikaris, sont nées pour annihiler les vampires. Cette hybridation confère un grand pouvoir à Léonora : la force, la rapidité et la capacité de régénérer des vampires d’un côté et la puissance des Vikaris, maîtresses des éléments de l’autre. C’est ce pouvoir qui a attiré Héla, la déesse de la mort, et qui fait qu’elle l’a choisie, elle, pour devenir la nouvelle faucheuse : le seul être capable de passer du monde des morts à celui des vivants. Mais à quel prix ? Léonora est envoyée en apprentissage en France, chez les Vikaris, ces sorcières de guerre dirigées par la Prima, sa mère, Rébecca Kean. Or Léonora n’est pas sans savoir que les Vikaris détestent intrinsèquement ce qu’elle est et la considèrent comme une abomination de la nature. Pourtant, dès lors que son clan se trouvera en danger, Léonora mettra tout en œuvre pour retrouver les coupables et pour sauver ces femmes redoutables. Même si cela nécessite de rendre une petite visite surprise à son père, Michael, l’un des plus puissants vampires de la région ! Cet ouvrage peut se lire indépendamment de la série Rebecca Kean, mais il est bien plus amusant de le lire en connaissant le passé de Léonora et de sa mère.
Grâce à la création de ces mondes fascinants et à un style percutant, Cassandra O’Donnell parvient à traiter de thèmes importants de la vie quotidienne, tout en embarquant ses lecteurs dans des aventures inoubliables.

Conclusion

Si vous ne connaissez pas encore les ouvrages et le style d’écriture de Cassandra O’Donnell, nous ne saurions que trop vous les recommander.
L’autrice sait parfaitement s’adapter à l’âge de ses lecteurs et à leurs envies. Elle sait également très bien jongler d’un style littéraire à l’autre, bien que l’on observe une récurrence des histoires fantastiques. La lecture de ses ouvrages, pleins d’actions et d’humour, est facile. Ils plairont sans aucun doute aux élèves ! De plus, plusieurs thématiques reviennent dans chacun d’eux comme le respect de la différence ou la problématique du harcèlement scolaire, ce qui en fait de bons livres à étudier en classe pour approfondir ces questions essentielles qui touchent tous les élèves et tous les établissements scolaires. Si la réponse à ces problèmes est souvent mêlée de magie, c’est surtout l’amitié qui permet de les dépasser. Le message sous-jacent à ces livres nous semble être qu’en respectant la différence de chacun, et en s’entraidant, il est plus aisé de surmonter les difficultés que l’on rencontre.
N’hésitez pas également à faire venir Cassandra O’Donnell dans vos établissements pour un atelier d’écriture ou une rencontre avec les élèves. Cassandra O’Donnell est dynamique, enjouée et leur plaît généralement. Nous avons eu l’occasion de faire sa connaissance l’an dernier au cours d’une rencontre organisée dans un lycée voisin de notre collège (le lycée Maryse Condé à Sarcelles). Les lycéens volontaires et les collégiens du club lecture du collège Voltaire ont pu discuter avec elle sur ce qui l’a poussée à devenir écrivaine et ses projets d’écriture. Ils ont également appris les bases pour se lancer eux-mêmes dans l’écriture. Souriante, bienveillante et pleine d’entrain, Cassandra O’Donnell encourage les élèves à lire et à progresser dans leurs études. Au-delà de ses qualités d’écrivain, son charisme les enjoint à l’écouter et à la suivre dans ses propositions d’écriture. Ils ont pu faire un petit exercice pour poser les bases de leur propre histoire. Elle est attentive aux réactions des élèves et sait répondre à leurs questions et interrogations diverses.
Alors n’hésitez plus à commander ses ouvrages ou à la rencontrer autour d’un atelier d’écriture !

Photo : Céline Nieszawer © Flammarion

 

 

La romance

L’adolescence, période de la vie où l’on expérimente, où l’on vit intensément et où rien ne compte plus que l’instant présent ! C’est la période des premières fois mais aussi l’âge d’une quête identitaire. La romance, très en vogue en littérature, et particulièrement la new romance en lycée, témoigne d’une volonté des adolescents de se projeter dans des histoires sentimentales leur permettant de rêver, de vivre l’amour par procuration et parfois même de découvrir leur sexualité. La romance, classée longtemps comme sous-genre, amalgamée à une littérature « de ménagère » et autrefois dénigrée par la critique littéraire et les maisons d’édition, fait pourtant aujourd’hui partie des plus grosses ventes de livres, entre autres avec l’engouement de la sous-branche qu’est la new romance (7 % du marché du livre en 2023), notamment parce que les histoires et l’écriture ont gagné en qualité. En effet, en 2023, Jamais plus a été le livre le plus acheté avec le pass culture et Morgane Moncomble s’est hissée à la dixième position des auteurs les plus vendus en France. Ce thèmalire propose un tour d’horizon de ce genre en pleine expansion. 

Les tropes de la romance

Si la romance nous fait vibrer et nous fait pleurer, c’est parce qu’elle intègre de nombreux tropes1 qui permettent d’alimenter des histoires d’amour développant des thématiques porteuses.
Un trope est un sujet en filigrane qui donne une coloration thématique, c’est un schéma narratif commun à plusieurs œuvres de fiction, et qui a été popularisé dans le cadre des romances. Les tropes identifiés permettent notamment aux lecteurs d’affiner leur sélection dans le foisonnement des titres parus ces dernières années (44 352 titres référencés sur Babelio sous l’étiquette romance au moment où nous écrivons ces lignes). Les écueils de ces tropes sont les clichés générés par des scénarios stéréotypés et convenus. Les tropes les plus développés sont : enemies to lovers, campus romances, office romances, romantasy, romances homosexuelles (MM ou FF) ou encore dark romance.
Certains romans mêlent parfois plusieurs tropes. C’est le cas de Long Short Story avec les tropes campus, boss et enemies to lovers. Tillie est une jeune étudiante qui n’a qu’un seul objectif : devenir écrivaine. Son professeur de littérature se trouve être un auteur de romance, genre qui, pour Tillie, n’est pas à la hauteur de ses ambitions. Afin de financer ses études, elle se retrouve assistante de son professeur d’écriture créative dont les méthodes et les exigences sont loin de lui plaire. Cependant, rapidement, l’attirance et la séduction vont venir pimenter la relation et la faire évoluer. La double mise en abyme permet à l’auteur de dénoncer habilement le discrédit jeté sur le genre. Les quelques scènes de sexe explicites imposent d’acquérir cet ouvrage uniquement en lycée.
Par ailleurs, dans le best-seller Jamais plus, Lily, qui toute son enfance a vu sa mère se faire violenter par son père, a du mal à faire confiance aux hommes. Pourtant sa première histoire d’amour lui permettra de découvrir la connivence et la sécurité auprès d’Atlas, un jeune SDF qui squatte la maison en face de chez elle. Quelques années plus tard, au moment où son rêve d’ouvrir une boutique de fleurs devient réalité, le bonheur se confirme quand elle rencontre Ryle, un neurochirurgien. Un triangle amoureux qui permet d’analyser avec subtilité les mécanismes de la violence conjugale et de la difficulté d’échapper à l’emprise croissante d’une relation toxique malgré l’amour.

L’amour sublimé par la fragilité de la vie

La vie n’a-t-elle pas plus de saveur quand on prend conscience de sa fragilité ? L’amour n’a-t-il pas plus de profondeur quand il est sublimé par les épreuves ?
De nombreuses romances sont transcendées par la maladie d’un de ses héros. Émotions au rendez-vous avec Hazel, atteinte d’un cancer dans Nos étoiles contraires. À l’occasion d’un groupe de soutien, elle va rencontrer Augustus, qui, lui, est en rémission. Malgré l’irrémédiable douleur et tristesse de l’issue fatale, ils s’autorisent une belle et émouvante histoire d’amour.
Madeline, l’enfant bulle (déficit immunitaire combiné sévère) dans Everything is Everything, relate dans son journal intime depuis sa fenêtre son amour naissant pour son nouveau voisin Olly. Malgré le risque élevé pour sa santé, la protection et les recommandations de sa mère médecin, Maddie n’a d’autre choix que de vivre pleinement ce premier amour.
Poppy qui découvre sa leucémie dans Mille baisers pour un garçon (friends to lovers), préfère quant à elle s’éloigner de Rune pour le protéger. Pour autant, leur relation depuis leur 5 ans avait grandi sur des bases solides d’optimisme et de réparations mutuelles. Arriveront-ils à poursuivre leur relation authentique et à remplir jusqu’à mille leur bocal de souvenirs de baisers ?
Après des années de complicité, c’est également Emma qui adopte une attitude froide et agressive pour protéger celui qui l’a toujours aimée. Nicolas fera tout pour redonner le sourire à Emma, frappée par la maladie, dans Un jour le soleil se lèvera sans moi (friends to lovers).
Kristen dans le roman graphique autobiographique In Waves se bat contre un cancer. C’est à travers leur passion commune autour du surf et l’accompagnement dans le parcours de soins que l’auteur rend hommage à sa petite amie, fauchée bien trop vite et bien trop tôt par le cancer.

L’éveil à la vie se fera pour Mateo lors de sa dernière journée avant de mourir, pourtant c’est une épreuve pour ce jeune homme timide de sortir de sa chambre. Dans l’univers futuriste de Et ils meurent tous les deux à la fin, chaque personne est informée de sa mort 24 h avant l’échéance fatale. Dans un ultime sursaut, Mateo rencontre Marcus, son « dernier ami ». De caractères opposés, ils vont apprendre à se connaître et même à s’aimer ; Marcus va guider Mateo pour qu’il puisse réaliser ce qu’il n’a jamais osé faire et vivre une vie en une journée.
C’est Takuya qui va pareillement tout faire pour que Mamizu, atteinte d’une maladie rare, la « luminite », puisse accomplir ses rêves dans le manga Rendez-vous au crépuscule (une adaptation du roman éponyme de Tetsuya Sano). Elle va lui faire la liste des choses qu’elle aimerait faire avant de mourir. On relève de nombreuses similitudes entre cet ouvrage et un autre diptyque intitulé Je veux manger ton pancréas, quand Haruki, un élève discret, va découvrir le secret (une infection mortelle du pancréas) de sa camarade de classe Sakura, personnalité rayonnante et populaire du lycée. Ils vont, ensemble, vivre une vie entière le temps d’un printemps.
La mort sous la forme du suicide frôle Violet et Finch dans Tous nos jours parfaits, mais leurs solitudes et leurs blessures respectives vont leur permettre de s’aimer et d’aimer la vie à nouveau.
Trent vient de perdre la vie brutalement dans un accident de voiture. Ses parents ont décidé de donner ses organes à des patients qui sont parfois en attente de greffe depuis des années. Dans son long parcours de deuil, sa petite amie Quinn se met en quête des personnes qui ont reçu ses organes et fait la rencontre de Colton dans Mémoires du cœur. Celui-ci ne se doute de rien, et plus leur relation prend de l’ampleur, plus il est difficile pour Quinn de lui révéler sa démarche initiale. Pourtant, c’est indéniable : l’attirance entre eux est immédiate et réciproque. Explorant la culpabilité de Quinn d’être à nouveau heureuse et d’aimer tout en sachant qu’elle va blesser Colton, ce roman permet de mettre à jour les nombreux enjeux du deuil précoce et de la résilience.

Un nouveau secteur éditorial

Chaque maison d’édition, flairant le public captif et les ventes associées, publie maintenant des titres de new romance. De prestigieuses maisons d’édition comme Editis ont développé leur maison romance, notamment Chatterley, en 2023 avec son premier titre de (dark) romance Flock, et une dizaine à paraître en 2024 privilégiant les genres de romantasy, dark romance et romances historiques : « elle explorera toute la palette de l’imaginaire romantique, du plus classique aux développements les plus novateurs2 ». Sur fond de traditions aristocratiques, Alec et Simon vont-ils parvenir à s’aimer dans Malgré les épines, romance historique et homosexuelle, Alec, héritier du duc d’Azard, fils aîné jalousé par son frère Louis, doit bientôt endosser les responsabilités qui lui sont échues. Pourtant il n’aspire qu’à une vie calme dans son domaine, entouré de sa famille et de ses amis. L’arrivée de Simon, un jeune jardinier séduisant et novateur dans l’entretien des parcs, va le bouleverser et lui ouvrir de nouveaux horizons, Alec va prendre conscience de son attirance pour les hommes. La conception de l’amour au XIXe siècle était bien plus souvent régie par les conventions que par l’authenticité des sentiments ; ce roman permet de découvrir les mœurs de l’époque ainsi que la difficulté d’assumer et de vivre son homosexualité.
Contrairement à Alec et Simon, Charlie et Nick forment un couple assumé dans la série Heartstopper. Les jeunes connaissent l’adaptation Netflix, pour autant la lecture des cinq tomes de ce roman graphique nous permet de nous immerger dans les préoccupations de lycéens de notre époque ainsi que dans une relation de couple homosexuelle (séduction, acceptation, relation de couple, première fois, projection…), le tout sur fond d’anorexie mentale. Un fort succès dans les CDI d’autant plus que l’auteure fait perdurer l’histoire de manière habile en la prolongeant sous forme de romans novella dans Nick et Charlie et Cet hiver.
Morgane Moncomble, auteure française phare (un million de ventes) de la maison Hugo publishing et sacrée meilleure auteure de new romance 2023 au festival organisé par cette même maison, signe en 2023-2024 une série en quatre tomes, Seasons, avec, pour héroïne dans chaque tome, une des quatre amies et des tropes variés3. Le premier opus, Un automne pour te pardonner, met en scène Camélia, avocate junior qui fait face à son ancien harceleur Lou. Sous forme d’enquête plutôt bien menée, le livre aborde des thèmes comme le harcèlement, la revanche et l’homosexualité. Le trope enemies to lovers intègre quelques scènes de sexe légitimes et respectueuses (consentement, image de la femme) qui induit une acquisition en lycée avec accompagnement et dialogue avant et après les lectures. Le revirement de situation final, la complexité des personnages et une certaine qualité d’écriture font de ce roman une lecture prenante et agréable ; le quatrième tome était déjà en tête des ventes en juin 2024 (selon le réseau Edistat-TiteLive).
La collection L’ardeur chez Thierry Magnier, qui a fait récemment parler d’elle avec la censure (juillet 2023) de Bien trop petit de Manu Causse, continue de livrer des titres engagés et de qualité de romances adolescentes. La prouesse littéraire de La Chasse est d’ignorer le genre de Max, le personnage principal. Bien que l’auteure l’annonce dès le prologue, on ne peut s’empêcher de chercher des indices grammaticaux et narratifs sur Max. C’est un roman qui parle de nos préjugés et de nos représentations. Le temps d’un été à la campagne, trois lycéens (Max, Ellie et Cosme) expérimentent, séduisent, désirent. C’est une histoire de fidélité, de trahison et surtout d’amour. Entre culpabilité et désirs, de jeunes adultes assumés jalonnent le chemin de Max pour qu’iel construise son identité. Une écriture brute et épurée qui met en scène un jeune « invisible » qui cherche sa place au sein de sa famille et de ses amis.
Hugo publishing développe sa branche roman graphique avec des adaptations illustrées de succès de new romance. On retrouve donc Tessa et Hardin à l’université (trope campus) dans After et Teagan dans sa famille d’accueil (trope enemies to lovers et bad boy) en pleine évolution relationnelle avec Elena dans Adopted love.
Morgane Moncomble et Lyly blabla, auteures incontournables de romances à succès, se lancent dans la new romance illustrée avec True colors. Elliot et June forment une équipe complémentaire artistiquement et rapidement leur relation évolue vers des sentiments amoureux. Mais Elliot souffre de prosopagnosie (une difficulté ou une incapacité totale à identifier les visages) et son handicap s’exprime dans la création de portraits bien spécifiques.
Quand June entre dans sa galerie totalement par hasard et qu’il la peint, il a pourtant l’impression de déjà la connaître. Quel est le secret de June ? Va-t-il lui pardonner son passé ?
Paradoxalement, les romans graphiques sont beaucoup moins explicites dans la description des scènes de sexe : les allusions et les ellipses sont de mises, ces supports peuvent être une bonne alternative aux demandes récurrentes des collégiens.

Si ce genre peut heurter nos sensibilités et nos représentations, pour autant la qualité de l’écriture a évolué de manière positive et les CDI peuvent ainsi l’intégrer afin de favoriser la lecture des jeunes. Acculés par les demandes insistantes des élèves, les professeurs documentalistes peuvent évaluer la légitimité des acquisitions, évaluation qui ne peut se faire que dans le dialogue et la lecture. De plus, les scènes explicites de sexe s’intègrent généralement dans un schéma narratif et amoureux cohérent. Il faut néanmoins être vigilant au sous-genre de la dark romance qui n’a pas sa place en établissement scolaire et qui pose question sur les stéréotypes, les violences et l’image dégradée de la femme. Pour autant, les lecteurs adolescents ne sont pas dénués de recul et c’est aux professionnels du livre de les encadrer et de les accompagner.

Pour compléter cet article, il est possible de se référer à l’article sur la new romance d’InterCDI (n° 309, janvier-février 2025) ou au thèmalire sur les premières fois (InterCDI, n° 306, novembre 2023).

 

 

Les fans, un public actif dans un collectif social

Les publics fans représentent un terrain fertile d’analyse, et ce, pour différentes raisons : non seulement ils sont des récepteurs actifs et producteurs, brouillant ainsi la frontière entre production et réception, mais en plus ils s’organisent en communautés de pratiques, favorisant la médiation des œuvres culturelles, la production d’activités créatrices et l’acquisition de compétences.
Cet article se propose de comprendre qui sont les fans actifs, et de voir comment leur organisation et leur fonctionnement peuvent faire émerger des actions et activités concrètes. Nous proposons un focus sur l’engagement culturel, politique et social qui permet de mettre en lumière des systèmes d’organisation spécifiques, des stratégies communicationnelles et des compétences techniques et intellectuelles qui pourront être ensuite réinvesties ailleurs.

Un public actif dans un collectif social

Les fans peuvent être qualifiés de public expert et actif rassemblés dans une communauté (le fandom), dans laquelle ils ont des pratiques créatives et où ils produisent du discours généré par leurs nombreuses discussions. Aujourd’hui, de plus en plus, « les pratiques d’une communauté (de fans) s’immiscent dans la culture ; les évolutions technologiques qui ont trait aux produits culturels ont rendu encore plus poreuses les frontières entre les pratiques de la culture fan » (Postigo, 2008). Ces pratiques se métamorphosent alors en pratiques mainstream qui sont réutilisées par les différents publics. David Peyron rappelle d’ailleurs que pour Henry Jenkins « la culture fan est un laboratoire de pratiques qui vont ensuite être intégrées par un plus large public » (Peyron, 2013), signifiant le caractère de nouveaux usagers portés et investis par les fans. J’ai classé les activités de fans en cinq catégories : création de liens sociaux (participation à des conventions, médias sociaux), médiation culturelle (fan subbing, c’est-à-dire les sous-titrages réalisés par les fans), intelligence collective et archivage (création et administration de wiki), engagement civique et créations qui peuvent prendre des formes variées (fan arts, Tumblr, vidding ou montage vidéo, fan fictions) (Bourdaa, 2021). Cette classification permet de comprendre le caractère actif et participatif des fans mais également leur organisation et leur fonctionnement dans les communautés. Par exemple, la catégorie de la création est particulièrement intéressante car elle permet de mettre en avant les capacités intellectuelles et techniques des publics à créer des contenus originaux mais aussi à acquérir ou partager des compétences et des bonnes pratiques par des systèmes de mentorat officieux.
Le tableau ci-dessous met en exergue la diversité des activités des fans tout en donnant des exemples pour chaque catégorie. Ce qu’il est important de souligner, c’est que ces activités sont partagées, visibles, organisées, et qu’elles résultent pour certaines d’une grande organisation dans la communauté, de discussions et de stratégies de communication et de mise en visibilité.

Il est essentiel de noter que les communautés de fans fonctionnent comme des groupes sociaux, avec des rites, des codes, des langages qui leur sont propres. Cependant, comme dans tout collectif, des clivages et des tensions peuvent apparaître notamment autour de ship wars1, et des hiérarchies peuvent s’établir entre hyperfans (Bourdaa, 2021) et les autres fans. Des pratiques toxiques émergent alors entre cyberharcèlement envers des scénaristes, producteurs, acteurs et actrices2 ou violences numériques à l’intérieur même des communautés. Ces pratiques négatives, de plus en plus visibles sur les réseaux sociaux, ne sont pas à négliger car elles se cristallisent souvent autour de sujets sensibles comme l’homophobie, le sexisme, le racisme ou bien la grossophobie.

Un activisme social et politique

Les activités de fans peuvent parfois se situer à l’intersection de la participation culturelle et de la participation politique et impliquer un niveau accru d’engagement civique, en particulier parmi les jeunes fans qui utilisent les plateformes médiatiques et surtout les réseaux sociaux comme tribune pour exprimer leurs opinions.
Par exemple, les fans peuvent s’organiser dans leur communauté pour sauver des séries de l’annulation. Ce n’est pas nouveau, puisque déjà les fans de Star Trek s’étaient mobilisés en envoyant des lettres au network NBC pour obtenir une troisième saison. Récemment, les fans ont utilisé les réseaux sociaux (Tik Tok ou bien X) pour tenter de sauver des séries comme Warrior Nuns (Netflix), Killing Eve (BBC America) ou bien Our Flag Means Death (Netflix). Dans ces campagnes de sauvetage des séries, les fans agissent donc comme des lobbyistes. Outre l’investissement temporel qui leur est propre, les fans ont également acheté des panneaux publicitaires dans Time Square à New York pour rendre visible leur action. Leur organisation collective témoigne d’une bonne compréhension de leur « force de frappe » auprès des producteurs et annonceurs des séries. Mais surtout, aujourd’hui, ils se servent des réseaux sociaux comme d’une plateforme de rassemblement, de recrutement, et d’actions qu’ils rendent visibles dans la sphère publique pour défendre leurs séries et tenter de les sauver. Enfin, les fans sont conscients des mécanismes de production des séries et des enjeux économiques qui sont liés et n’hésitent pas à se les approprier et à les détourner pour arriver à leurs fins. Ainsi, plutôt que d’envisager les fans comme de purs consommateurs et des publics passifs, ces campagnes témoignent de leur activité, de leur organisation en collectif et de leur compréhension de l’écosystème médiatique actuel.
Ces actions ont en commun plusieurs facteurs : l’utilisation des valeurs d’un personnage pour incarner une action civique et politique et l’organisation et la mobilisation d’un collectif de fans autour de cette action. Les réseaux sociaux et les plateformes médiatiques sont alors utilisés pour recruter, mobiliser, former les fans activistes et pour les soutenir dans leur engagement. Dans un entretien que nous avait accordé Paul DeGeorge, co-fondateur de la Harry Potter Alliance, celui-ci souligne l’importance des réseaux sociaux dans cet activisme fans : « les médias sociaux peuvent également être utiles pour amplifier la portée d’une action parce que cela nous permet de toucher les réseaux des membres de l’Alliance, qui s’étendent souvent bien au-delà des fans hardcores engagés. Nous élaborons des actions pour qu’elles touchent les fans les plus fervents, mais des actions suffisamment intelligentes pour que les fans moins actifs les apprécient et participent3. » Les organisateurs de ces actions vont recruter les fans sur leur propre terrain de jeu, les réseaux sociaux. Ils utilisent ensuite ces plateformes à la fois pour faire caisse de résonance dans la sphère publique et pour donner une visibilité plus forte aux actions.
Ici une forme d’engagement social et politique porté par les communautés de fans se met en place. Les fans se servent alors de la culture populaire, de ses figures et de ses mythes pour embrasser et supporter des causes. Selon Melissa M. Brough et Sangritta Shrethova, « les groupes de fans peuvent s’organiser autour de problèmes concrets grâce à un engagement et une appropriation étendus du contenu de la culture populaire ; l’activisme des fans peut également être compris comme des efforts pour résoudre des problèmes civiques ou politiques » (Brough & Shrethova, 2012). Pour cela, ils déploient et se réapproprient le contenu de la culture populaire. Les pratiques de fans se développent alors autour de remix, d’un travail sur des codes et des mythes, et autour de leur maîtrise et de leur expertise de l’univers fictionnel, des personnages et des valeurs qu’ils véhiculent.
L’association Fandom Forward, anciennement Harry Potter Alliance, une organisation à but non lucratif créée par des fans de la saga littéraire puis cinématographique Harry Potter pour défendre des causes politiques et responsabiliser et sensibiliser les jeunes fans, est le meilleur exemple de cet activisme. Son co-fondateur, Andrew Slack, a inventé le terme « acuponcture culturelle » pour désigner ces formes d’engagement à partir de la culture populaire. Il définit la notion de cette manière : « L’acuponcture culturelle consiste à trouver l’énergie psychologique dans la culture et mobiliser cette énergie pour créer quelque chose de plus sain pour le monde. Dans l’acuponcture culturelle, les histoires sont la pièce maîtresse ; les histoires sont ce qui fait écho. Les histoires sont ce qui peut accroître notre imagination civique et nous permettre une certaine forme de transformation. » (Slack, 2016). L’acuponcture culturelle permet aux fans d’entrer dans une nouvelle ère d’activisme amusant, imaginatif, tout en étant vraiment efficace, dans laquelle la collaboration, l’organisation et l’expertise sont fondamentales. Bien sûr, les réseaux sociaux et Internet permettent aux fans de mieux s’organiser et de faire entendre leur voix, comme le rappelle Paul DeGeorge, co-fondateur de l’Alliance : « Les médias sociaux sont essentiels à notre fonctionnement et à notre philosophie de rencontre, nous utilisons la passion et l’enthousiasme que les fans de Harry Potter ont pour ces histoires et les canalisons vers des débouchés productifs pour le bien social. » (Paul DeGeorge, in Bourdaa, 2014). L’acuponcture culturelle favorise l’engagement civique et politique en s’inspirant de mondes et de personnages fictionnels pour les faire pénétrer dans notre monde réel et les mobiliser pour résoudre de vrais problèmes. Le lien entre culture populaire et événements réels favorise le recrutement, la mobilisation et la sensibilisation des publics. L’activisme social et l’engagement civique sont l’activité la plus puissante des fans lorsqu’ils prennent collectivement position et défendent une cause sociale et politique pour la rendre visible dans la sphère publique.
Ce qui est intéressant, c’est la façon dont les fans, et en particulier les jeunes publics, s’emparent de ces mouvements pour faire entendre leur voix et obtenir une plateforme leur permettant d’avoir un rôle à jouer dans la politique. James Paul Gee avait déjà noté cela dans les jeux vidéo qui peuvent être de puissants outils pour favoriser l’apprentissage, en proposant des rôles et actions bien définis aux joueurs, en offrant des identités intéressantes à investir et la capacité à agir de façon pertinente (Gee, 2007). Avec l’acuponcture culturelle, le même mouvement s’opère, offrant ainsi aux jeunes publics une opportunité de s’engager politiquement en jouant un rôle actif. En effet, les fans se servent des compétences (techniques, intellectuelles, logistiques) acquises dans la communauté des fans pour les réinvestir dans les actions politiques. Les activités de fans sont par essence proches d’un activisme, attendu qu’il existe plusieurs degrés d’implication dans la communauté et dans un engagement collectif et collaboratif. Comme le rappelle Neta Kligler-Vilenchik, « historiquement, les fans se sont organisés pour protéger leurs intérêts collectifs, en défendant leurs productions culturelles des recours à la propriété intellectuelle ou à tout autre forme de censure, ou en se mobilisant pour conserver leurs séries à l’écran, et ces actions leur ont fourni les armes pour mener d’autres actions activistes, en leur apprenant à identifier les cibles, à éduquer et mobiliser les soutiens, utilisant des mécanismes pouvant être dirigés pour défendre des causes réelles » (Kligler-Vilenchik, 2016).
La littératie médiatique et transmédiatique, les compétences acquises et partagées, le mentorat, la capacité à se mobiliser et à recruter, la réappropriation des contenus sont autant d’éléments propres aux communautés de fans qui sont ensuite déployés dans les campagnes d’engagement civique. L’activisme des fans repose sur les mécanismes de la culture fan en récompensant leur maîtrise des nouvelles technologies et leur expertise ainsi que leur engagement dans l’univers narratif. Cependant, cela implique que seuls les fans les plus investis s’engagent, d’où l’importance du recrutement par le biais de figures de la culture populaire qui parlent à un grand nombre de publics.
Nous pouvons, à la suite du Civic Imagination Project, envisager le terme d’imagination civique qui est défini de cette façon : « la capacité d’imaginer des alternatives aux conditions politiques, culturelles, sociales et économiques actuelles ; personne ne peut changer le monde sauf en imaginant un monde meilleur4 ». Les agents du changement, qui souvent sont des fans de culture populaire, sont perçus comme actifs dans les prises de décision et les actions à mener. Et souvent les vecteurs de changement proviennent d’images et de figures populaires qui parlent à la mémoire collective, que ce soit des superhéros, les Navii de Avatar ou bien Katniss Everdeen de The Hunger Games5. Ce modèle peut être mis en parallèle avec celui dessiné par Manuel Castells dans lequel il note trois points essentiels pour lancer des mouvements activistes qui partent de la base : les liens sociaux et la création d’une communauté, l’utilisation de nouvelles alternatives qui se nourrissent de symboles et de figures présents dans la mémoire collective et la mise en place de nouveaux modes de prises de décision à travers des débats collaboratifs (Castells, 2015). Ces trois éléments se retrouvent bien dans les engagements activistes de fans et dans l’imagination civique : la communauté, la culture populaire comme vecteur du changement et la collaboration participative.
De plus, cet activisme et cet engagement civique sont souvent l’œuvre des jeunes publics qui voient une opportunité de faire entendre leurs voix dans l’espace public. Leurs compétences, notamment dans l’utilisation des médias numériques et des réseaux sociaux, leur donnent un bagage pertinent pour mener des actions de grande ampleur et défendre leurs causes. Il ne faut pas cependant tomber dans l’émerveillement et noter, à la suite de danah boyd et de Henry Jenkins, que naturellement des fractures sociales et culturelles persistent et que tous les jeunes, de fait, ne participent pas à ces collectifs (boyd, 2012). Ils soulignent que les fans privilégiés, qui sont souvent les jeunes Américains blancs, ont plus de facilité à s’engager et faire circuler les messages que les fans qui seront socialement marginalisés. Le recrutement et l’inclusion de toute les catégories (sociales, ethniques, sexuelles) de fans dans les actions politiques et culturelles permettent d’éviter des clivages et des fractures à l’intérieur des communautés. Les médias numériques et les réseaux sociaux facilitent alors ces actions, et permettent d’incorporer plus facilement une plus grande population de fans.

Conclusion

D’autres secteurs, comme l’éducation, sont également impactés et se nourrissent des compétences développées dans les communautés de fans. Lors de ses recherches sur les pratiques d’apprentissage des jeunes publics, le projet américain New Media Literacies a souligné les bénéfices de la culture participative sur le partage de savoirs et compétences. L’équipe de recherche a mis en avant le fait que les jeunes gens « doivent apprendre à penser leurs créations médiatiques de manière à encourager les compétences importantes d’apprentissage en équipe, le management d’équipe, la résolution de problème, la collaboration, la communication et la créativité » (Reilly, 2009, p. 8). Nous avions fait une analyse du dispositif de jeu en réalité alternée éducatif « Robots Heart Stories », qui justement met en avant la collaboration de deux classes dans les villes de Los Angeles et Montréal pour résoudre des problèmes grâce à l’intelligence collective et au savoir partagé et distribué (Cardoso & Bourdaa, 2017). Pour abonder dans ce sens, Paul Duncan confirme que la communauté des pairs et l’apprentissage dans une communauté favorisée par les nouvelles technologies jouent un rôle fondamental auprès des jeunes apprenants et publics, par des biais d’entre-aides, de mentorats et de soutiens (Duncan, 2011). Une littératie médiatique, c’est-à-dire l’acquisition de compétences médiatiques critiques et créatives, paraît alors nécessaire pour souligner les nombreux enjeux liés à la convergence technologique mais également à la culture de la participation.

 

Scantrad, webtoon et fanfiction : les pratiques de lecture numérique des adolescents

Une offre numérique légale en tension

Le manga numérique, un changement générationnel dans les habitudes de lecture

Selon l’étude #WeLoveManga (mise en ligne par la plateforme Mangas.io) de 2019, pour un manga acheté légalement, cinq sont lus illégalement sur les plateformes de scantrad. Il est possible d’avancer plusieurs pistes quant aux raisons de la popularité de telles pratiques.

La pratique du scantrad répond à une frustration culturelle de la part du lectorat occidental. Cette frustration découle des divergences dans les habitudes de publication. Au Japon, les mangas sont prépubliés, chapitre par chapitre, dans des magazines hebdomadaires (dont le plus populaire est Weekly Shonen Jump), alors que dans les pays occidentaux, il faut attendre qu’un certain nombre de chapitres soient publiés puis traduits pour être assemblés dans des albums (volumes). Ainsi, l’histoire avance bien plus rapidement au Japon qu’en Europe. Le scantrad satisfait également un besoin de diversité. En effet, dans une logique commerciale, les éditeurs occidentaux ne mettent à disposition que des titres qu’ils estiment pouvoir vendre sur leurs marchés respectifs, laissant ainsi inédite une partie des œuvres, notamment celles les plus fortement imprégnées de culture nipponne.

Or, comme nous pouvons le voir dans d’autres industries culturelles (musicales ou cinématographiques), les pratiques de piratage sont stimulées par une absence d’offres légales répondant aux besoins des consommateurs. Les maisons d’édition en sont bien conscientes et tentent de diversifier leurs offres, avec plus ou moins de succès. Ainsi, on peut noter le lancement de plusieurs plateformes proposant, légalement, de la lecture de manga en ligne :
• l’arrivée de MangaPlus (application de la Shueisha, éditeur n° 1 au Japon) en langue française ;
• le lancement de MangaMax des éditions Glénat (n° 1 en France) ;
• l’arrivée sur Mangas.io de Kana (n° 2 en France) et de Ki-oon (n° 3 en France), les premiers proposant une offre numérique par abonnement1.

Ces applications, pensées pour une utilisation sur smartphone, proposent notamment de la simultrad, c’est-à-dire une traduction en simultané entre la publication au Japon et sa mise en ligne en France (Actus Mangas, 2022), résolvant ainsi l’appétit d’immédiateté et calquant son modèle sur celui des webtoons.

La multiplication des offres en ligne est à mettre en corrélation avec les habitudes culturelles des jeunes, comme l’analyse Kazuyoshi Takeuchi (alors PDG de Viz Media Europe, maintenant Crunchyroll SAS), dans une interview pour Delphine Nguyen :

Ce sont les jeunes et les jeunes adultes, très connectés à la technologie, qui amènent le marché du manga vers le numérique. Ce nouveau public, qui lit principalement sur smartphone, a poussé de nombreuses entreprises à créer des applications mobiles en lien avec la lecture de mangas […]. Plus que de simples moyens de lire, ces applications permettent à leurs utilisateurs de jouer, mais également de faire partie d’une communauté de lecteurs. 70 % de ces applications sont payantes, ce qui a créé un véritable commerce autour de l’édition du manga numérique. (Nguyen, 2020.)

Il en découle une forte segmentation du marché entre le lectorat des premières générations de lecteurs, avec un fort pouvoir d’achat, attaché à la collection papier (19 % des lecteurs), et les plus jeunes générations habituées à consommer numériquement (62 % des lecteurs entre 15 et 29 ans et 20 % entre 0 et 14 ans). Cela annonce une transformation inéluctable pour la prochaine décennie (Vulser, 2022).

Cependant, ces plateformes peinent encore à s’assurer un modèle économique stable. Tout d’abord, car, en dehors de mangas.io, elles ne proposent pas de formule d’abonnement mais des paiements à l’acte (chapitre par chapitre) et ne regroupent qu’un certain nombre d’éditeurs. De plus, le choix de conserver les pages entières des mangas et de les disposer à la suite les unes des autres rend la lecture sur smartphone plus fastidieuse que celle des webtoons.

Le webtoon, un marché en expansion

Si le phénomène est relativement nouveau en France, il est apparu en Corée il y a 20 ans (2003). Prévu pour un public jeune et connecté, il atteint 10 millions de lecteurs mensuels, soit un habitant sur cinq (Doo, 2017). Il supplante le manhwa papier autant en termes de publication que de consommation.

Clairement, les webtoons font partie de la politique globale de la ‘Hallyu’ (« vague coréenne », voir définition). Le webtoon s’inscrit dans une dynamique éditoriale qui semble pensée pour occuper un marché numérique encore balbutiant en Europe et aux États-Unis.


Le chiffre d’affaires du secteur webtoon représente 1.2 milliards d’€ en 2021 (Lenne, 2023) , ce qui en fait une des branches du marché éditorial la plus dynamique et attractive.

Impacts sur le prix unique du livre et la rémunération des auteurs

Il existe deux lois sur le prix unique du livre :
• Celle du 10 août 1981, dite « Loi Lang » : elle limite la concurrence sur le prix de vente des livres au public afin notamment de protéger les librairies indépendantes et de développer la lecture. Les prix sont fixés par les éditeurs et chaque plateforme de vente doit s’y soumettre.
• Celle du 26 mai 2011, sur le prix unique du livre numérique : elle adapte la loi sur le prix unique du livre aux versions numériques et aux différentes plateformes les distribuant.

Or, sur les plateformes de webtoons, il est possible d’effectuer des microtransactions via une monnaie qui leur est propre et dont la valeur varie d’une plateforme à une autre (on n’achète pas partout un chapitre avec le même nombre de coins…). Il est également possible de gagner gratuitement des coins (via des publications sur les réseaux sociaux ou en regardant des publicités), rendant difficile l’application d’une législation uniforme.

À ce titre, le médiateur du livre s’est saisi au printemps 2022 de la question posée par l’émergence de ces nouveaux modèles économiques (Mochon, 2022). Il interroge : « Comment la législation sur le prix du livre s’applique-t-elle aux livres numériques, en particulier aux mangas, lorsqu’ils sont commercialisés en ligne par des plateformes avec des prix exprimés sous forme de monnaies virtuelles ? »

À la suite des recommandations qu’il publie peu après, le médiateur conseille aux éditeurs d’harmoniser leurs pratiques et de réguler la possibilité d’obtenir des coins gratuitement.

De la même manière, dans une industrie où les accès se font la plus part du temps gratuitement, la question de la rémunération des auteurs se pose. Selon une étude de 2022, les auteurs et autrices de webtoon sont majoritairement jeunes et inexpérimentés. Ils travaillent jusqu’à plus de 60 heures par semaine et gagnent moins de 30 000 euros brut par an ; une portion significative gagne moins de 10 000 euros. De plus, le ratio entre le temps de travail par épisode et le salaire est loin de fournir une rémunération suffisante aux auteurs et autrices pour assurer une situation viable. En conséquence directe, la pression qu’ils peuvent ressentir et leur charge de travail amènent 63,9 % d’entre eux à connaître des problèmes de santé mentale, notamment des dépressions et de l’anxiété (Stefanini et Borganti, 2022).

Afin d’atteindre sa pleine maturité, le webtoon doit donc être en mesure de se conformer à la législation sur le prix unique du livre. De plus, il doit repenser son système de rémunération des auteurs et autrices pour limiter la précarité de leur statut.

Pratiques illégales et créativité collective, leurs influences sur les habitudes de lecture

Le scantrad, une utopie culturelle

Pour répondre à la frustration créée par les politiques de publication officielles, les collectifs de fans s’organisent. Ils forment des équipes extrêmement spécialisées, appelées les « teams », qui prennent en charge la traduction et la mise en ligne d’une ou plusieurs œuvres au fur et à mesure de la parution des chapitres. Elles se répartissent le travail en fonction des capacités de chacun:

Source : Ouverture du chapitre 180 du scantrad Omniscient Reader’s viewpoint,
sur le site www.scan-manga.com

De manière paradoxale, ces teams se fixent un ensemble de règles acceptées par la communauté :
• Le respect de la propriété intellectuelle : les scantrads se limitent aux séries inédites en France (ou de manière plus subtile, aux chapitres). Ceux-ci sont supprimés au fur et à mesure des publications officielles. On retrouve également très souvent des incitations à se procurer les œuvres publiées.

Source : Ouverture du chapitre 180 du scantrad Omniscient Reader’s viewpoint,
sur le site https://manga-scantrad.io/

• Le respect de la paternité : vis-à-vis de l’auteur du manga source, dont l’identité est toujours largement mise en avant, mais surtout vis-à-vis de l’équipe ayant participé à l’adaptation ; la reconnaissance de ce travail par le groupe des pairs étant un puissant moteur au sein de la communauté. Dans l’exemple précédent, il est fait mention du « Raw », c’est-à-dire du scan original à partir duquel cette version est tirée. L’équipe l’ayant initialement proposé en anglais (Flamescans) est ainsi créditée.
• Le principe de désintéressement : le travail des équipes de scantrad est bénévole et l’accès aux contenus est gratuit (à l’inverse de Rakuten Viki, une plateforme de streaming de séries asiatiques où la traduction est effectuée par des bénévoles mais où l’abonnement est payant). Cette gratuité est un puissant vecteur d’utilisation, un accès gratuit et immédiat séduisant un public souvent jeune pour lequel l’achat d’une série (souvent longue) représente un véritable investissement.

Comme nous l’avons vu dans d’autres industries culturelles (séries ou musiques), la popularité des solutions de piratage découle principalement d’un manque d’options légales, pratiques et abordables pour le consommateur. Ainsi, le webtoon est peu touché par le problème du scantrad.

Les fans, un public actif et réactif

L’implication des individus dans la création et la mise à disposition de ce type de contenu repose principalement sur leur enthousiasme et leur passion pour un univers qu’ils cherchent à développer. En cela, ils illustrent les théories des fan studies, qui attribuent aux fans une grande activité culturelle et une forte autonomie. Ces théories s’opposent aux principes de l’École de Francfort (Horkheimer, Adorno…) pour qui la culture de masse relève de l’aliénation, de la dévotion et de l’addiction. C’est de cette période que viennent les expressions issues du domaine religieux pour désigner les pratiques des fans (idole/idolâtrer, fanatique, culte…).

À l’inverse, les pratiques de fans comme le scantrad et la fanfiction ne relèvent plus de la simple consommation d’un bien culturel globalisé et standardisé, mais d’une forme de création culturelle dans laquelle le fan joue un rôle actif. Ce dernier n’est plus un consommateur passif, mais un membre actif d’une communauté engagée dans une dynamique de création. L’appartenance à une communauté est fondamentale ; selon Mélanie Bourdaa (2021), elle est même l’une des caractéristiques essentielles à la définition d’un hyperfan. Celui-ci se caractérise par une connaissance approfondie d’un univers (ou fandom), une participation active à une communauté (souvent en ligne) et la production de contenu.

Cette production de contenu peut prendre diverses formes : fanfictions, fanarts, fanzines, fanfilms… Hautement valorisée au sein de la communauté, elle transmet à la fois inspiration et savoir-faire. En effet, lors du recrutement de nouveaux membres, il n’est pas rare que des formations soient proposées en fonction des besoins.

Les pratiques de fans entrent alors dans une zone floue : où finit l’œuvre originale de l’auteur et où commence la créativité propre au fan ?

Au même titre que n’importe quelle marque, les œuvres fictives sont soumises à la propriété intellectuelle. L’apparence d’un personnage peut faire l’objet d’une marque figurative ou d’une marque de forme. La marque figurative peut prendre la forme d’un dessin. Ainsi, toute reproduction d’un personnage portant ces caractéristiques est soumise au régime de la propriété intellectuelle, que cette reproduction soit sur papier, sous forme de figurine, de tatouage ou de cosplay.

Cependant, les pratiques de fans sont généralement tolérées et ne déclenchent que rarement des poursuites judiciaires. Selon le droit américain, elles entrent même dans la catégorie du fair use, ou « usage équitable », qui établit une distinction basée sur l’intention et la motivation de l’usage. Autrement dit, dès lors que l’utilisation d’un personnage protégé par le droit d’auteur ne l’est pas à des fins commerciales mais uniquement récréatives, on considère qu’elle ne porte pas atteinte aux droits d’auteur. Cela instaure ainsi une forme de tolérance pour ces pratiques.

Les activités de fans, une forme de lecture augmentée

Ainsi, en plus de la lecture, l’implication des fans dans leur communauté les amène à prolonger leur passion à travers un ensemble d’activités variées. Que ce soit par le biais du cosplay, du fanart ou de la fanfiction, les fans trouvent divers moyens de promouvoir leurs œuvres préférées et d’enrichir l’univers qu’ils affectionnent tant.

Toutes ces activités démontrent à quel point l’engagement des fans va au-delà de la simple consommation de contenus. Ils deviennent des créateurs à part entière, contribuant à l’évolution et à la diffusion de leurs œuvres préférées, tout en renforçant les liens au sein de leur communauté. Les éditeurs s’appuient également sur ces contenus pour promouvoir leurs titres.

Source : La « fanzone » de Vizmédia Europe qui met en corrélation des cosplays ou des fanarts publiés par des fans sur les réseaux sociaux et leurs exemplaires numériques à la vente.
Source : La « fanzone » de Vizmédia Europe qui met en corrélation des cosplays ou des fanarts publiés par des fans sur les réseaux sociaux et leurs exemplaires numériques à la vente.

Parfois, ces pratiques de fans s’appliquent à des œuvres non soumises au droit d’auteur. Le fandom de Jane Austen est, à ce titre, l’un des plus productifs. En excluant les adaptations professionnelles telles que celles de la BBC ou pour le cinéma, on peut noter :
• Les Lizzie Bennet Diaries : une adaptation sous forme de blog vidéo d’une centaine d’épisodes ayant mené à la création de Pemberley Digital, une maison de production.
• Le Jane Austen Festival de Bath : créé en 2001, il réunit aujourd’hui 3500 personnes dont 500 juste pour la promenade en costume dans Bath. Sur les 10 jours du festival sont programmés des visites guidées, des bals costumés, des performances théâtrales, des conférences…
• Une littérature conséquente de fanfictions : rien que pour l’année 2021, le site Goodreads comptait 89 romans, souvent autoédités. Certains connaissent une popularité significative et suivent des canaux de publication traditionnels. On note par exemple Death Comes to Pemberley (par P. D. James en 2011) et le très original Orgueil et Préjugés et Zombies (de J. Austen et Seth Grahame-Smith en 2009).

Le cas de la fanfiction est particulièrement parlant car il rassemble à la fois lecteurs et auteurs. On peut observer les prémices de la fanfiction à la fin des années 1960 et au début des années 1970, lorsque les fanzines de Star Trek décident de publier des textes écrits par des fans dans leurs publications. Le genre devient rapidement populaire et extrêmement gratifiant pour les fans publiés. L’importance de la communauté est ici mise en avant : non seulement la rédaction d’une fanfiction est socialement valorisante au sein de la communauté, mais l’organisation même de l’écriture est très souvent collaborative. Cela peut aller de l’implication d’un « bêta lecteur », qui agit comme relecteur pour l’orthographe, le style et la cohérence, à la participation des lecteurs eux-mêmes, qui, à travers leurs commentaires, guident l’auteur tant dans le développement de l’intrigue que dans l’amélioration de la qualité rédactionnelle. Ainsi, écrire, tout comme lire, n’est plus une activité solitaire mais un échange constant avec la communauté des fans, validant ainsi votre appartenance à celle-ci.

Utilisation pédagogique des pratiques de fans

« La Ferme des animaux »,
exemple de création de fanfiction

Il est possible d’intégrer l’ensemble de ces éléments dans un contenu pédagogique. La fanfiction est l’approche la plus modulable en fonction des besoins, mais avec un peu de créativité, tout est envisageable.
En voici un exemple (Séquence réalisée par Sybil Nile)

Description
Lors de l’étude de La ferme des animaux, les élèves de seconde de lycée professionnel sont amenés à s’exprimer de manière créative afin de s’approprier l’œuvre. Ils doivent notamment se représenter sous la forme d’un animal et prendre position par rapport au régime totalitaire du cochon Napoléon.

Objectifs
En français, écrire un texte descriptif de soi en utilisant une image détournée. Se raconter, se représenter.
En histoire, comprendre l’organisation d’un régime totalitaire et les ressorts de la propagande.
En documentation, comprendre le fonctionnement et les limites d’une IA générative et la combinaison de mots clés.

Séance 1
Après la lecture des premiers chapitres, les élèves dressent la liste des principaux personnages et de leurs caractéristiques. Explication du principe des IA génératives et de leurs impacts sur le droit d’auteur. Réalisation des portraits des personnages via l’application Craiyon.

Séance 2
Les élèves déterminent un animal de la ferme qui pourrait leur correspondre, ils choisissent de prendre, ou pas, parti dans le gouvernement de Napoléon. Ils déterminent leurs principales caractéristiques, leurs qualités et leurs défauts.

Séance 3
Les élèves réalisent leur portrait via l’application, ils écrivent ensuite un texte d’une trentaine de lignes pour se présenter et raconter leur histoire

Interdisciplinarité
Français/Histoire/Documentation

Le cochon Napoléon
L’âne Benjamin
Le Corbeau Moïse
La poule

Exemple de réalisation d’élève

Si j’étais un animal de La ferme des animaux, je serais une poule. En effet, comme elles, je pense être gentille et je suis attachée à ma famille, mais si je me sens menacée je peux aussi devenir agressive et piquer du bec. Je ferais toujours de mon mieux pour protéger le poulailler.

Je serais opposée au régime de Napoléon et ce qui me révolterait le plus serait la désinformation des autres animaux. Pour contrer la propagande du régime je deviendrais journaliste, j’écrirais des tracts et des pamphlets que je distribuerais clandestinement dans la ferme. Je pense que j’aurais très peur de la meute des chiots mais je voudrais pouvoir dire la vérité.

Cette activité a rempli plusieurs objectifs : permettre à des élèves pas ou peu lecteurs de s’approprier une œuvre littéraire ; les aider à se forger une représentation mentale des personnages afin de mieux comprendre l’histoire, mais aussi, en s’incluant personnellement, comprendre les implications d’un régime totalitaire.

Propositions de séances créées lors d’une journée de formation

Lors de la journée de formation du 05/04/2024, les groupes ont eu l’occasion de réfléchir à des séquences pédagogiques basées sur des webtoons qu’ils pourraient proposer à leurs élèves.

Séquence Myth’oon (par Anouck Marchais, Élodie Delage et Sonia Lecardonnel)

Cadre : Cours de français ou de latin (fin collège-début lycée)
Séance 1 : Présentation du webtoon (de son origine, des plateformes, de son modèle économique et des questions qu’il pose). Réalisation d’un nuage de mots comparatifs (un avant et un après les explications) sur la question.

Séance 2 : Lecture des premiers chapitres de Traditions d’Olympus de Rachel Smythe. Questionnaire sur les différences entre le webtoon et les BD/mangas papier, cela permet de revoir notamment le vocabulaire de la BD. Établir le parallèle avec le mythe d’Hadès et Perséphone.

Pour la séance suivante, les élèves doivent chercher et choisir un mythe sur lequel ils aimeraient travailler.

Séance 3 : Lancement de la tâche : « À la manière de Rachel Smythe », adaptez votre mythe pour une histoire se déroulant en 2024 (smartphone, voiture, internet…). Réalisation d’un storyboard papier.

Séance 4 : Mise en page de leur travail via l’outil « format webtoon » de canva. Les élèves peuvent y intégrer leur propres dessins et/ou utiliser l’outil de génération d’image. Dans ce cas, une présentation des avantages et des limites des IA génératives sera nécessaire.

Valorisation : Réalisation d’une exposition des planches au CDI (les élèves devront retrouver le mythe originel) et diffusion du travail en ligne sur l’espace numérique.

Séquence Les combats invisibles (par Christophe Durupt, Gaelle Klotz et Claire San Lazaro)

Cadre : Cours de français, Niveau 3e, groupe classe.

Séance 1 : EMI + Lettres. Lectures d’extraits de l’œuvre, notamment du chapitre 12 (p. 146-147 pour l’œuvre imprimée). Échanges/Brainstorming sur les notions de droit sur internet, d’identité numérique, de droit à l’image et de cyberharcèlement… Explication du travail à venir, rédaction d’un pamphlet avec le slogan « cliquer a une portée ».

Séance 2 : Lettres. Voir la méthodologie du pamphlet. Répartition par groupe de 3-4 élèves en fonction de thèmes (Poster/Relayer/Liker/Se taire…). Écrire un pamphlet en se mettant à la place des filles de l’histoire.

Séance 3 : EMC + Vie scolaire. Séance de sensibilisation sur le harcèlement et le cyberharcèlement en lien avec le Safer Internet Day. Partir d’exemples concrets comme l’affaire Amanda Todd.

Valorisation : Lecture des pamphlets avec un enregistreur numérique pour les poster sur le site de l’établissement à l’occasion d’une action de prévention contre le harcèlement.

Conclusion

En conclusion, les pratiques de lecture numérique des adolescents révèlent un phénomène riche en implications culturelles et sociales. Initialement issues des communautés de fans, ces pratiques sont devenues des manifestations créatives à part entière, où les frontières entre consommation et production culturelle s’estompent. Des fanzines de Star Trek dans les années 1960 aux plateformes numériques modernes, les fans ont non seulement enrichi les univers fictionnels qu’ils adorent, mais ils ont aussi redéfini les normes de la créativité collaborative. À travers l’interaction avec leurs pairs, que ce soit via des commentaires de lecteurs ou des collaborations de rédaction, les fans consolident leur identité au sein de la communauté, mais ils influencent également la manière dont les œuvres sont perçues et étendues au-delà de leurs créateurs originaux.

Cette dynamique illustre par ailleurs l’évolution des modes de consommation culturelle mais aussi le pouvoir transformateur de l’engagement communautaire en ligne. Dans un contexte où la propriété intellectuelle et les pratiques de distribution sont souvent remises en question, les pratiques de fans offrent un exemple unique de coopération et d’innovation qui enrichit le paysage culturel.

 

Datavisualisation du budget des CDI

Quelle est la part dans le budget des établissements consacrée au fonctionnement du CDI ? Cette question, en apparence simple, ne l’est pas tant que cela dès qu’il s’agit de la quantifier de manière claire, par exemple en euros par élève, sachant que cette valeur ne recouvre ni les mêmes achats, ni les mêmes types ou tailles d’établissements, ni les mêmes réalités géographiques. Pour les uns, ce budget comprend tout : livres, abonnements, logiciels, papeterie, expositions ; pour les autres, il s’agit uniquement des commandes de livres excluant par exemple tout manuel ou série. Dans telle académie la moyenne est de tant alors que dans telle autre, elle est nettement différente.
Bref, un chiffre simple qui reflète également une politique documentaire.
Mais d’abord quel est ce budget ? Comment obtenir son montant ? Que peut-on en déduire ?
Le plus simple n’est-il pas de demander aux principaux intéressés, les professeurs documentalistes ?
C’est ce qui a été fait fin 2023.
Que pouvons-nous extraire des données de l’enquête1 ? Que disent-elles et que ne disent-elles pas ? Comment le passage au mode graphique peut-il mettre en lumière de nouvelles informations ?
Voici quelques éléments pour initier, très modestement, une réflexion à partir de diverses datavisualisations.

Objectifs

La fourchette par élève est connue. Selon les enquêtes2, la valeur moyenne du budget par élève varie grosso modo entre 4 et 7 €.
Peut-on aller plus loin ? Y a-t-il des éléments plus précis que l’on pourrait déterminer ? Que signifie cette moyenne ? Et d’ailleurs que recouvre exactement ce budget et à quoi le comparer ?
C’est ici que la datavisualisation peut peut-être nous aider.
Il s’agira donc moins de classer, quantifier, représenter visuellement les informations sous forme de tableaux ou de graphiques que de tenter d’en extraire de nouvelles informations.

Méthodes de l’enquête

Les données budgétaires sont fournies directement par les professeurs documentalistes. Ils ont été invités à les transmettre une première fois pour une enquête générale sur le CDI type en 2022 (voir https://emi.re/moncdi.html) puis plus spécifiquement sur le budget en décembre 2023. L’enquête a été lancée via la liste e-docs3.
Je profite de cette page pour remercier toutes celles et ceux qui y ont répondu pour leur esprit de coopération et de mise en commun qui rend ce type d’enquête possible. Elle a permis à d’autres moments de savoir combien nous étions4, nous, professeurs documentalistes, avant même d’avoir les chiffres officiels ou de tenter de déterminer une semaine type.
Les graphiques interactifs sans commentaire sont visibles à cette adresse : https://emi.re/datas-budget.html

API, UX et Datas…

Comment mettre en œuvre cette enquête ? Le questionnaire classique était exclu d’emblée. Trop «classique».
L’objectif était de rendre les résultats immédiatement visibles en ligne.
Évidemment, le corollaire de ce dépouillement en direct est le contrôle des valeurs. Et cela via diverses méthodes.
Pour saisir les données, un seul champ au départ, celui qui permet de renseigner l’UAI (ex RNE) de son établissement et de s’engager à fournir des données fiables.


Cette première saisie va afficher une fiche établissement préremplie. Les données sont issues de l’agrégation de nombreuses données ouvertes proposées par le MEN sur data.education.gouv.fr/.
Sur la page spécifique pour le budget, ne sont proposées que certaines informations, si elles sont connues, dont un plan de géolocalisation, diverses données administratives et l’effectif de l’établissement.

Il s’agit ici de simplifier au maximum la saisie. Un champ libre permet également de corriger ou compléter certaines données.

Ces données, sauf si elles sont trop manifestement aberrantes et mises de côté automatiquement via quelques algorithmes de contrôles, sont ensuite ajoutées à la base de données et un message alerte de la nouvelle saisie pour une nouvelle vérification.
La page https://emi.re/moncdi.html agrège ensuite les données qui sont actualisées à l’affichage (sauf pour certaines qui ont été consolidées).
Les technologies employées sont très classiquement des tables MySQL, PHP, JavaScript, HTML et css. Les données ont été consolidées début mai 2024 pour la rédaction de cet article.


Biais et imprécisions

Quels sont les biais ou imprécisions de ce type d’enquête ? Tout d’abord, la diffusion aux seuls abonnés de e-docs, qui ne constituent pas la totalité des professeurs documentalistes, n’est pas forcément représentative de l’ensemble de la profession. La confiance, ensuite, dans la précision et la véracité des saisies, les motivations de saisies ou de non saisies, le nombre de réponses…
Autant de modulations possibles et dont il faut bien évidemment tenir compte. D’autres biais, notamment liés aux insuffisances du nombre de données, ne permettent tout simplement pas de donner une information. Par exemple, une moyenne académique à partir de quelques valeurs.
Le nombre d’élèves par établissement est fluctuant et a souvent été corrigé à la marge par les professeurs documentalistes. Les établissements de moins de 80 élèves n’ont pas été retenus. Il existe également des CDI sans budget, ou avec des budgets extrêmement faibles. Ils n’ont pas été retenus.
Mais quelle est la part de ces CDI sans aucun budget ? Comment faudrait-il l’intégrer dans une moyenne ?
Une partie de ces imprécisions sont traitées via des indicateurs de type écart à la moyenne trop important ou irréalistes, et la non prise en compte de chiffres non signifiants. D’autres sont lissées du fait même des méthodes de calculs.
D’autres biais, enfin, ne peuvent tout simplement pas être pris en compte.
Au total il s’agit de tenter de trouver des résultats approchants et d’éliminer ceux intrinsèquement faux.
Mais toutes ces données ne restent évidemment qu’indicatives et doivent être prises pour telles. Il s’agira donc de ne pas surinterpréter les résultats et surtout de considérer les tendances, de comparer les établissements et les géographies.

Les réponses

Les données de la première enquête de 2022, plus de mille réponses, sont corrélées avec celles plus spécifiques sur le budget : 356 réponses dont 344 sont retenues pour le budget, 327 pour la partie abonnements et 95 pour la partie numérique. Selon les types de graphiques, certaines données peuvent être écartées.

Répartition des réponses par académie

Hormis la Guadeloupe, la Martinique, la Polynésie française, Saint-Pierre-et-Miquelon et Wallis et Futuna, toutes les régions académiques ont répondu.

Nombre, type d’établissements

Ce sont essentiellement les collèges qui ont répondu, pour plus des deux tiers des réponses, suivis des lycées généraux et polyvalents pour terminer par les lycées professionnels et technologiques. En pourcentage le nombre des réponses est quasi celui de la répartition source MEN, 67 % contre 66 %, un peu inférieur pour les LEGT, 19 % contre 23 % et supérieur en LP 14 % contre 11 %.

 

Moyennes, écarts types, médianes…

Les moyennes de l’enquête sont de 5,01 € par élève, 4,51 € en collège, 5,63 € en LEGT et 5,78 € en LP.

Mais cette moyenne reste fortement caractérisée par les valeurs extrêmes et des résultats très hétérogènes comme le montrent écarts-types et coefficients de variation.


L’écart-type est assez élevé, 3.45, plus particulièrement marqué en LP (4,76), un peu moins en LEGT (3,56) et encore moins en collège (2,90).
L’écart-type est une mesure de dispersion des données autour de la moyenne. Plus il est grand, plus les données sont éloignées de la moyenne. Inversement, plus l’écart-type est petit, plus les données sont concentrées autour de la moyenne. Autrement dit, il montre une forte disparité des valeurs.


Cette dispersion est d’ailleurs confirmée à la fois par le coefficient de variation5 de 69 % et les valeurs de mini / maxi.


La médiane, valeur qui sépare la moitié de la distribution pour l’ensemble des données est de 4,75 € par élève,
4,33 € en collège, 5,91 € en LEGT et 5,63 € en LP. Autrement dit, 50 % des valeurs sont supérieures à ce chiffre, 50 % sont inférieures.

Ici, cela montre une répartition marquée par les valeurs basses et, en LEGT, avec une médiane supérieure à la moyenne tirée par quelques valeurs très élevées.

 

Répartitions, écarts à la moyenne

D’autres indicateurs nous permettent de mesurer la granularité et la répartition des données, notamment les droites de régression.
Les budgets augmentent-ils en fonction de la taille des établissements ? Cela semble évident, intuitivement : encore fallait-il le vérifier.


Plus le nombre d’élèves est important, plus le budget l’est. Ce truisme est confirmé par les droites de régression6. La droite de régression fournit une idée schématique de la relation entre les deux variables, ici la taille de l’établissement et la valeur du budget.
Mais, et en même temps, le budget par élève, lui, diminue, surtout en LEGT.


Et ce paradoxe apparent est aussi très prévisible.
Les budgets augmentent par taille d’établissement et permettent donc plus d’achats. Un élève d’un établissement plus grand dispose donc de plus de documents mais d’un budget par élève moins important.
Cela se retrouve d’ailleurs sur le terrain7. Les fonds des LEGT sont généralement les plus fournis.
Autrement dit, la valeur moyenne n’est pas suffisante en tant que telle, il faut également la corréler ou la pondérer avec la taille de l’établissement.
Le budget augmente avec la taille de l’établissement mais proportionnellement moins par élève qu’en valeur absolue. Pour comparer les valeurs par élève, il faut donc aussi comparer les tailles d’établissement.

Régions académiques

En plus de la forte variabilité entre les types d’établissements, une autre dispersion assez forte est celle que l’on constate dans les régions académiques. Que ce soient les médianes ou les moyennes, les budgets ne sont pas les mêmes selon les académies. Il faut toutefois pondérer les résultats du fait du faible nombre de réponses par région académique pour certaines d’entre elles (voir la rubrique réponses).

Abonnements

La dispersion des valeurs des budgets abonnements est encore plus forte que pour les livres, notamment en LEGT et LP.

Ressources numériques

Là encore une médiane (517 € / élève) très inférieure à la moyenne (901 €) avec quelques valeurs qui la «tirent» vers le haut. Une moyenne de 901 € par élève et toujours une plage de mini/maxi très élargie.

Comparaison vaut raison… ou pas

Que recouvrent ces valeurs ?

La première chose à noter c’est qu’un budget CDI n’est que rarement déterminé par une seule ligne du budget d’un établissement scolaire. Les abonnements peuvent être imputés sur des budgets disciplinaires, voire de sections, les petites fournitures intégrées ou à part, les logiciels imputés ou non.

Quelquefois, il n’existe pas de ligne spécifique pour le CDI, ce qui peut paraître avantageux ici, parce que cela évite les dépenses des disciplines par peur de baisse de budget, mais regrettable là, parce qu’un enseignant plus influent obtiendra par exemple la prise en charge de coûteux livrets pédagogiques non réutilisables en nombre.
Cinq euros par élève, ce n’est donc pas ce qui est consacré aux achats de ressources documentaires mais simplement une moyenne.

Cette moyenne, on l’a vu, permet de comparer les budgets entre établissements de taille identique et dans une même académie. Que ce soit en dehors de ces critères ou même de façon plus générale, la disparité des moyens est forte et tient bien plus à une politique et/ou à une négociation locale qu’à des consignes ou indications nationales, qui n’existent d’ailleurs pas.

En tout état de cause, un écart important à la moyenne reste un indicateur de gestion et de négociation.

Car, au final, il s’agit avant tout de négociations.

À quoi les comparer ?

Cette moyenne de 5 € est-elle importante en soi ? Certes non. Elle n’a de valeur que comparée à la moyenne ou la médiane mais aussi en la relativisant par rapport à d’autres dépenses.

Par exemple les bibliothèques publiques8.

La moyenne des dépenses documentaires par habitant s’élève à 2,09 €, selon un rapport élaboré par le ministère de la Culture Direction Générale des Médias et des Industries Culturelles – Service du Livre et de la Lecture Observatoire de la Lecture Publique.9
S’agissant d’une moyenne par habitant, 67.993.000 à la date de l’enquête pour 6.187.588 usagers inscrits dans les bibliothèques publiques, la moyenne par usager est de 23 € environ. Autrement dit, une valeur très nettement supérieure à celle des CDI.
Une autre valeur pour le coup bien plus comparable est celle des manuels scolaires. Pour l’académie de La Réunion cela représente 85 € par élève10 de lycée dans le secondaire pour les manuels numériques. Notons ici que les établissements font le plus souvent des achats de licences individuelles, ensuite activées, ou pas, mais dans tous les cas payées.

85 €, comparés aux 5 € pour le CDI, cela relativise la part consacrée à la culture et à la documentation.

En ce qui concerne les dépenses culturelles moyennes par ménage en 2017, elle était de 117 € pour les livres11.

Plus généralement, la dépense en fournitures scolaires s’élève en moyenne à 150 €, soit 20 % de la dépense des ménages. Moins importante dans le premier degré (entre 30 et 110 €) que dans le second (entre 200 et 390 €), elle est particulièrement élevée pour un élève de lycée professionnel en raison de la nécessité d’acheter des vêtements de travail et des matériels professionnels spécifiques.

Bref, au total, la part consacrée au fonds documentaire reste très faible, voire très très faible par rapport aux autres dépenses, notamment liés aux manuels scolaires et plus généralement à la lecture.

Micro vadémécum de la négociation du budget

Les différents tableaux de cette enquête peuvent servir d’argumentation et de base de négociation lorsque votre situation est clairement hors cadre. Quel est votre budget, comparé aux établissements de même type et de même taille de votre environnement ?

Que couvre ce budget ? Y a-t-il des achats qui relèvent clairement d’autres lignes budgétaires ? Le budget global souvent invoqué n’est intéressant que s’il vous permet de réaliser toutes vos commandes en fonction de votre politique. Toutes les dépenses n’ont pas vocation à être dans le compte 6186 – Bibliothèque des élèves…12
Par exemple, les fournitures scolaires, les achats de petits matériels, les logiciels documentaires n’ont rien à faire dans le budget livres pédagogiques13.

Le compte 618 « divers » correspond aux dépenses concernant la documentation et aux frais pour l’organisation de colloques, séminaires et conférences. Pour les EPLE, il comporte seulement deux subdivisions : le compte 6181 enregistre les dépenses de documentation générale et administrative (abonnement, ouvrages, ouvrages électroniques) ; et le compte 6186 « bibliothèque des élèves » enregistre les factures de documentation à destination des élèves et plus particulièrement celle du CDI, quelle que soit sa forme14.

Ensuite, il pourra être intéressant de séparer le budget en autant de parties et donc de lignes budgétaires que nécessaires : livres, périodiques, fournitures, numérique, autres frais, etc.

Enfin, il ne faut pas négliger le projet de politique documentaire du CDI, notamment dans son volet gestion/achats par exemple en le présentant au CA pour demander un budget CDI précis et fléché.

Que conclure ?

En l’absence de consignes nationales ou académiques, les budgets des CDI sont caractérisés par une grande disparité autour d’une moyenne de 5 € par élève environ. Ils sont le plus souvent tributaires de négociations ou de politiques documentaires locales. Il existe même des CDI sans budget. Les moyennes par élève dépendent donc à la fois des types d’établissements, de leur taille et de leur implantation géographique.
Comparés à d’autres dépenses (lecture publique, manuels scolaires), ils restent particulièrement bas et souvent noyés dans d’autres lignes budgétaires, et ce, pas toujours au bénéfice de la lecture. Les dépenses elles-mêmes couvrent, souvent, des achats très divers. Au total, outre la disparité, c’est l’écart entre le budget manuels scolaires et livres documentaires qui est particulièrement notable.

 

L’odyssée d’un clip vidéo contre le harcèlement scolaire

Et si on chantait ensemble contre le harcèlement scolaire ?
L’idée de ce clip vidéo contre le harcèlement durant moins de deux minutes, écrit et réalisé par les lycéens et lycéennes, pour les lycéens et lycéennes, n’est pas sortie de nulle part. Elle est le résultat d’une série d’actions qui a engagé depuis plusieurs années les élèves du lycée Jean Zay contre le harcèlement, et d’un projet que j’ai piloté avec Sylvie Paponnet, conseillère principale d’éducation.

Le harcèlement scolaire

Même si hélas l’actualité l’a mis sur le devant de la scène à la suite de suicides d’élèves, commençons par revenir sur le terme de « harcèlement », terme juridique qui désigne, en droit, un délit inscrit dans le Code pénal. De fait, selon Dan Olweus :

un élève est victime de harcèlement lorsqu’il est soumis de façon répétée et à long terme à des comportements agressifs induisant une relation d’asservissement psychologique qui se répète régulièrement, amenant des sentiments de peur ou de honte1.

Quand il y a à la fois répétitivité, mise à l’écart de la victime et rapport de force ou de nombre, on peut parler de cas de harcèlement. Étymologiquement, on songe à la herse qui creuse les sillons d’un champ pour le labourer, de la même manière que les auteurs de harcèlement traumatisent profondément les victimes, les mettant à nu et les laissant désarmées.

État des lieux dans notre lycée

Depuis 2017 a été mise en place au lycée l’action «ambassadeurs contre le harcèlement» (voir le dossier consacré au harcèlement coécrit avec mon ancien collègue CPE Yohan Haquin : InterCDI, novembre-décembre 2019, n° 282). Une formation des ambassadeurs est dispensée chaque année en novembre par le DAVL2. Ces ambassadeurs tiennent par exemple un stand d’information pendant les récréations et la pause méridienne lors de la journée internationale contre le harcèlement, qui a lieu souvent le premier jeudi de novembre. Ils sensibilisent une heure par an tous les délégués de classes des différents niveaux lors d’une plénière en amphi. Ils ont pu aussi avant 2020 sensibiliser certaines classes des collèges de notre secteur. Ils réalisent un sondage destiné à tous les élèves et personnels du lycée, sur le phénomène du harcèlement, pour adapter leurs actions en direction de classes à la demande des enseignants. Les années précédentes, ils avaient également participé au concours national avec trois vidéos successives, sans l’aide de professionnels, et toute une classe de seconde avait, en EMC, postulé au moyen d’une douzaine d’affiches.

Notre positionnement professionnel

Dès la mise en place des ambassadeurs au lycée, les deux conseillers principaux d’éducation successifs sont venus nous trouver pour nous proposer de travailler en étroite collaboration avec eux. Initialement un peu sceptique, quant à l’apport spécifique en information-documentation dans ce projet, j’ai vite écarté toute réticence en réalisant que nous étions, au-delà de ça, des enseignants à part entière, disponibles pour tous les élèves, et capables de travailler en équipe. Une fois n’est pas coutume, il s’agissait de travailler main dans la main avec nos collègues de la vie scolaire, pour oeuvrer à un climat scolaire plus serein, un mieux-vivre ensemble. Certes, souvent appelé en urgence, le CPE me laissait poursuivre l’atelier avec les ambassadeur.ices. Mais maintes fois aussi surgit une lecture possible, une recherche pour la mise en forme d’affiches de sensibilisation, un atelier d’écriture de scénario, qui nourrit la réflexion des élèves pour combattre ce fléau. Car tous les ateliers se sont toujours déroulés au CDI, et avec moi.

Fil conducteur

Notre objectif principal consistait à sensibiliser le plus d’élèves possible au phénomène de harcèlement et de libérer la parole. Cette année-là, ma collègue et moi avions remarqué que toutes les vidéos qui fonctionnaient particulièrement bien avec les élèves, avec un message efficace, consistaient en des vidéoclips. De là est né notre projet Chantons ensemble contre le harcèlement scolaire.

En mars, je pris l’initiative de déposer un dossier de demande de subvention régionale pour un projet 100 % citoyenneté, accompagné des CV des intervenants et de leurs devis de 3600 euros, incluant les 7 heures d’ateliers avec les élèves, les 12 heures de tournage avec deux professionnels, la location du matériel professionnel ainsi que la postproduction (montage son/image, mixage, étalonnage). La demande à la région s’élevait ainsi à 2590 €, le reste étant financé par l’établissement.
En avril, les ambassadeurs contre le harcèlement écrivaient, en deux séances de travail le mercredi, le texte d’une chanson avec un intervenant extérieur, Syrano (association Les doigts dans l’zen-19), sur le thème du harcèlement. Les élèves de 2de option musique, encadrés par leur professeur Alain Berthet, ont quant à eux composé la musique. Les élèves ambassadeurs ont été décisionnaires de l’écriture de la chanson, du message à faire passer à l’ensemble des élèves, et ont souhaité attirer l’attention sur les différents types de victimes et sur l’intolérance des auteurs.

Ma différence

Réveil matin, debout tremblant
Peut-être plus pour longtemps
Métro-boulot-fardeau.

8 h PD, 10 h taré,
16 h raté, 20 h brisé
Marco voulait s’affirmer,
Ce soir, il tait ses regrets.

Sortie des vestiaires, odeur de chlore,
Le regard des mecs jeté sur son corps,
D’un sifflement à un attouchement,
Que font-ils de ses sentiments ?

Inès a quelques kilos en trop,
Les gens pensent que c’est un défaut.
À cause d’eux, son corps la dégoûte ;
Elle veut le changer coûte que coûte.

Sur insta, Jo lit, lycée Jean Zay,
En face, bclt 12, anonyme.
Tu me dégoûtes, depuis juillet,
C’était rien mais je tombe dans les abîmes.

Lui, c’est Mouloud, Bougnoul, Voleur,
Demain, ce sera terroriste.
Son nom ignoré par la peur,
Il est pourtant pur comme une améthyste.

On passe notre temps à essayer d’affirmer notre singularité,
Mais on n’est pas prêt à accepter celle des autres.
Mais quand est-ce qu’on va accepter celle des autres.
(Tous ensemble) Mais quand est-ce qu’on va accepter
celle des autres ?

Clap du réalisateur sur une scène improvisée, ajoutée à la demande des élèves en fin de tournage – Photo Sandrine Leturcq

Mais pour être visible et entendue de tous les lycéens, la chanson méritait d’être tournée en vidéoclip. D’où le projet déposé à la région pour bénéficier de l’accompagnement d’un réalisateur professionnel. D’octobre à décembre, une poignée d’élèves, avec un noyau dur de trois élèves, a ainsi écrit en 5 heures au CDI. le scénario du vidéoclip avec l’aide de l’auteur-réalisateur, Senghte Vanh Bouapha de l’association Plan libre, et de moi-même. Pour chacun des couplets de la chanson, il s’agissait en effet de déterminer quel personnage, quelle interprétation, quelle situation mettre en scène et quels plans, soit 7 séquences.

Les élèves volontaires parmi les ambassadeurs ont ensuite préparé avec le réalisateur et moi, pendant une séance de 2 heures en décembre, la logistique du tournage : il s’agissait de bien indiquer pour chaque plan les acteurs et figurants présents, les décors et accessoires à prévoir. A été décidé également l’ordre de tournage des différentes séquences. Les différents rôles techniques (préparation des plans, des lumières, prises de son, script, etc.) furent distribués aux ambassadeur.ices contre le harcèlement.

La conseillère principale d’éducation et moi avons seules procédé à un casting ouvert à tous les lycéens de l’établissement. Force nous fut de constater que peu de garçons étaient volontaires, et il nous fallut faire preuve de persuasion pour trouver quelques éléments, même en figuration. C’est ainsi qu’une lycéenne endossa volontairement le rôle de Mouloud, un garçon.

Douze heures de tournage, avec l’auteur-réalisateur et son assistant, étaient prévues sur une journée et demie. Une matinée fut nécessaire en amont pour que j’apporte sur le lieu du tournage les accessoires, et surtout que j’aide à la mise en place du décor et des lumières. Ma collègue CPE, malade, ne put assister au tournage ; une collègue AED se chargea d’accompagner et d’encadrer les élèves avec moi. Ce tournage permit de concrétiser un projet qui n’était encore que sur le papier, et ce fut un moment formidablement excitant pour tout le monde de le voir prendre vie sous nos yeux, grâce au travail et à l’implication de chacun.e sur chacun des postes dont il avait la responsabilité. Ce fut évidemment un temps très fort, avec néanmoins un long temps de préparation et de mise en place, des répétitions et l’attente des acteurs et figurants.

Essais d’éclairages à l’aide de filtres de l’assistant-réalisateur avec les élèves et le réalisateur – Photo Sandrine Leturcq

On ne peut que se féliciter d’un constat pour ce type de projet : originaires de tous les niveaux sauf post-bac, des filières générale, technologique et professionnelle, tous les élèves participant à l’action, sans être forcément ambassadeurs, ont donc été sensibilisés à la question du harcèlement. Enfin les élèves de tous les horizons, qui ne se côtoient jamais habituellement, se trouvaient réunis pour créer un outil à la fois éducatif et artistique.

Une fois le tournage terminé, nous n’avions pas choisi l’option de faire assurer aux élèves le montage. Le projet nous semblait déjà suffisamment chronophage, puisque pour chaque atelier prévu pour ces élèves issus de différentes classes, ces derniers s’absentaient de cours, leurs absences étaient bien entendu justifiées pour conduite de projets mais devaient être rattrapées. Le monteur professionnel devait faire en sorte que le tout s’adapte à la durée de la chanson et aux contraintes données par le ministère pour le concours : la vidéo devait durer au maximum 2 minutes, générique compris. Les paroles de la chanson ont également été intégrées en sous-titrage, afin que les contenus soient accessibles au plus grand nombre. Quel que soit le support choisi, le générique devait intégrer le bloc des numéros d’appel (3020 et 3018), ainsi que le logo du programme pHARe3, tous téléchargeables sur le site Éduscol.

Lauréats du concours national

Quelques jours avant le délai fatidique de fin janvier, je téléchargeai le vidéoclip sur la plateforme institutionnelle PeerTube, pour le faire participer au concours national contre le harcèlement scolaire. Un mois après, le vidéoclip était sélectionné par le jury académique, avec une cérémonie de remise des prix prévue début juin au rectorat. Et en mai, nous apprenions que nous étions conviés à la Cérémonie nationale de remise des prix à l’amphithéâtre de la Sorbonne pour recevoir le Prix national de la vidéo contre le harcèlement avec les lauréats des autres catégories, en présence du ministre de l’Éducation nationale d’alors, Pap NDaye, et de Brigitte Macron. Une dizaine d’élèves, accompagnés par Sylvie Paponnet, Senghte Vanh Bouapha et moi-même se sont ainsi rendus à la Sorbonne pour présenter le vidéoclip et recevoir le Prix national. Ce haut lieu symbolique et la présence de ces importantes personnalités politiques ont énormément impressionné les élèves. C’est dans ce cas bien davantage le déplacement à Paris et le faste de la Cérémonie qui récompensent symboliquement les élèves de leur participation que le prix, 2000 euros, que le lycée reçoit pour financer d’autres actions.

Lors de la cérémonie de remise des prix à La Sorbonne par Mme Macron et M. Ndiaye – Photo Sandrine Leturcq

Après la Sorbonne et la Préfecture, nous eûmes la surprise d’être le 27 septembre invités à l’hôtel de Matignon par Élisabeth Borne, Première ministre, pour participer à la présentation du Plan de lutte contre le harcèlement à l’école. Une petite délégation accompagnée de ma collègue CPE, de notre proviseur et de moi-même s’y rendit ce jour-là, une élève ayant préparé un discours en tant que victime. En effet, n’étaient réunis à cette occasion que les dirigeants de différentes associations de victimes, ainsi qu’une influenceuse de réseaux sociaux, lesquels prirent tour à tour la parole devant la Première ministre et le ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal.

Dans la salle des ministres, les associations de victimes attendent l’arrivée
de Mme la Première Ministre et M. Attal, venus les écouter avant d’annoncer le plan pHARe et les nouvelles mesures contre le harcèlement scolaire – Photo Sandrine Leturcq

Un outil de sensibilisation pérenne

Depuis lors, notre clip vidéo est utilisé par les référents harcèlement des lycées français à destination des élèves de toute la France pour les sensibiliser. Mais il est surtout concrètement pour nous, comme défini dans notre objectif principal, diffusé sur les écrans du lycée et dans les classes pour débuter les interventions des ambassadeur.ices contre le harcèlement. Car ce clip vidéo était destiné dès le départ à être un support de travail au sein du lycée pour être montré dans les classes lors de la journée internationale contre le harcèlement en novembre. En effet les ambassadeurs contre le harcèlement ne peuvent pas intervenir dans toutes les classes ce jour-là, et cette vidéo constitue désormais une excellente amorce pour libérer la parole en classe, pour inciter les élèves à parler en tant que témoins ou victimes après-coup.

Il est vrai que la vidéo constitue selon moi un formidable outil pédagogique : pour les élèves qui la créent, elle leur permet de faire passer à leurs pairs un message longuement réfléchi et mûri, tout en s’essayant à toutes les étapes artistiques de ce média, en mode professionnel. Et pour les spectateurs, ce parcours visible de leurs camarades rend bien plus puissante la portée de leur message.

Ainsi ce Prix national a clos un travail de quatre ans avec des élèves extrêmement motivés. Certes ce projet semble un peu écarté de la transmission d’apprentissages info-documentaires – encore que -, mais en aucun cas de notre mission d’ouverture culturelle et éducative. Comme tout professeur d’une discipline ou d’une autre, chargé d’un enseignement transversal, d’une option ou d’une spécialité, nous pouvons également élargir nos champs d’investigation suivant nos compétences et appétences. L’I.A. ainsi que la désaffection de la lecture sur papier va progressivement modifier notre enseignement et notre gestion. Cherchons des terrains transversaux, pluridisciplinaires, fédérateurs avec l’équipe éducative, qui nous permettent de transmettre aux élèves de la curiosité, un esprit critique et méthodologique, de leur faire assimiler valeurs et savoirs jusqu’à pouvoir en faire jaillir une oeuvre artistique – nouvelle, clip-vidéo, danse, chanson, ce qu’il reste quand on a tout oublié… Une collègue professeure documentaliste est ainsi devenue coordinatrice pédagogique dans un lycée privé. Mettons véritablement « le CDI au coeur de l’établissement » et les professeurs documentalistes au coeur des enseignements.

Chargée désormais de multiples missions en plus de celle de professeure documentaliste au lycée, j’ai vu une solide équipe pHARe se former, et j’ai décidé de passer la main. Et puis, enthousiasmé par cet outil de sensibilisation complet, le proviseur a demandé de reconduire le projet, cette fois en faveur de l’égalité filles-garçons. C’est donc avec les ambassadeur.ices égalité des genres et l’association Plan libre, qu’un court-métrage Friendzone contre le sexisme ordinaire et le masculinisme toxique a vu le jour cette année, et fera l’objet d’un prochain article…

Quelques élèves invités à nos côtés à l’hôtel Matignon – Photo Sandrine Leturcq

 

Veille numérique

Éducation

Les mots clés de l’information

Le site France Terme, initié par le ministère de la Culture, recense les principaux termes de l’information et de la désinformation sous la forme d’un recueil téléchargeable au format pdf. Ceux-ci ont été publiés par la Commission d’enrichissement de la langue française au Journal officiel sur proposition d’un groupe d’experts en charge de la terminologie et de la néologie de la Culture et des Médias. Les 64 termes clés sont regroupés en 4 catégories : Information et désinformation, Acteurs de l’information et de la désinformation, De l’information à la communication et L’information à l’ère du numérique.
https://www.culture.gouv.fr/content/download/342383/6205004?v=1

Recherche d’information à l’ère de l’IA

L’URFIST (Unité Régionale de Formation à l’Information Scientifique et Technique) de Paris met en ligne des formations sous la forme de diaporamas sur la recherche d’information et l’intelligence artificielle générative. Ces formations analysent, entre autres, les utilisations, les intérêts et les limites de ces outils qui “facilitent” la recherche documentaire. Ces formations généralistes ne nécessitent pas de compétences particulières dans le domaine des intelligences artificielles.
https://urfist.chartes.psl.eu/ressources/au-dela-de-chatgpt-recherche-d-informations-academiques-et-intelligence-artificielle
https://urfist.chartes.psl.eu/ressources/chatgpt-et-les-autres-recherche-d-information-et-intelligence-artificielle

Accessibilité et pictogrammes

L’établissement public de coopération culturelle (EPCC), Livre et lecture en Bretagne, propose de nombreux outils et conseils pour une accessibilité universelle des lieux du livre. Il est possible de télécharger le guide des 27 pictogrammes créés par la graphiste Hélène Gerber.
https://www.livrelecturebretagne.fr/images/85/livret-pictos-llb-webmaj-2023.pdf
La rencontre professionnelle Bibliothèques créatives et participatives en Bretagne : vers des espaces inclusifs et durables (10 octobre 2024, Cesson-Sévigné) est en ligne sur le site de l’EPCC de Bretagne.
https://www.livrelecturebretagne.fr/


Lecture numérique

Application LOUISE

Les utilisateurs des réseaux Numilog et ePagine peuvent lire rapidement et aisément un livre numérique grâce à l’application Louise il suffit de renseigner son mail pour l’activer. L’application prend en compte tous les formats courants et intègre de nombreuses fonctionnalités (taille des caractères, couleur du fond, surlignage, synthèse vocale…). De plus, l’app LOUISE n’oblige pas les membres à utiliser les librairies partenaires et permet l’emprunt directement dans les bibliothèques numériques du réseau.
https://static.epagine.fr/docs/Notice_LOUISE.pdf

La découvrabilité

Cette notion qui vient du Québec peut se définir comme la capacité d’un contenu numérique à être accessible et repéré sur le web. En juillet 2024, l’Association des bibliothèques publiques du Québec a révélé dans un mémoire que les contenus francophones représentent 6,8 % du web. Parmi les 10 millions de sites internet les plus visités au monde, seuls 2.7 % sont francophones. Les contenus en chinois et en anglais sont largement dominants en termes de visibilité sur le net.
https://www.abpq.ca/pdf/Memoire_2024-07_ABPQ_decouvrabilite.pdf

Écologie

L’IA et l’écologie

Google, Microsoft et d’autres promoteurs d’intelligence artificielle mettent en avant les progrès de celle-ci dans l’analyse de données et la projection dans le futur pour s’adapter au changement climatique, décarboner les économies, anticiper les évènements naturels extrêmes (avalanche, canicule…), prévoir la météo… Néanmoins, une simple requête sur ChatGPT (IA conversationnelle) consomme 10 fois plus d’électricité qu’une recherche sur un moteur de recherche, selon l’Agence internationale de l’énergie ; sans compter que les autres IA génératives (image, son, vidéo…) consomment davantage. L’IA est intégrée progressivement dans toutes les applications, les réseaux sociaux, les moteurs de recherche et autres logiciels, ce qui a pour conséquence la construction de très nombreux centres de données gourmands en CO2 !

Escape game sur la poubelle

L’application Trizzy accompagne les consommateurs ou les élèves dans le tri des déchets de manière ludique en installant un espace game sur les bacs des poubelles. Ce jeu sur les poubelles connectées est actuellement déployé dans quelques villes (Grenoble, Dunkerque,…) et lycées (région PACA).


Réseaux sociaux

Les fausses nouvelles de X

Dès le rachat de Twitter, Elon Musk a réduit les équipes chargées de surveiller la propagation des fausses nouvelles et a assoupli les règles sur le sujet. Selon le Centre de lutte contre la haine en ligne (CDDH), 1,2 milliard de fake news ont été vues sur le réseau X au premier semestre 2024. L’IA Grok du réseau social X diffuserait également de nombreuses fausses informations.

CrowdTangle supprimé

Meta a supprimé CrowdTangle, son outil pour lutter contre la désinformation, sans raison apparente et sans outil de remplacement. Très performant et très utile pour les professionnels des médias, cet outil permettait de suivre en temps réel la propagation d’une fausse nouvelle sur Facebook et Instagram.


Droit et données personnelles

BDD d’OpenAI détruites

L’IA générative ChatGPT-3 d’OpenAI s’est entraînée sur de très nombreux fichiers dont plus de 100 000 ouvrages qui seraient protégés par un copyright. Un collectif d’auteurs américains poursuit en justice OpenAI et réclame l’accès aux bases de données de ChatGPT-3. La réponse de la société de Sam Altman au collectif d’auteurs est qu’elle ne peut plus transmettre les données car elles ont été détruites en 2022. Anticipant une issue défavorable au procès, OpenAI multiplie les accords avec l’édition et la presse pour accéder légalement aux contenus.

ONU et Russie pour un traité sur la cybercriminalité

Le 8 août 2024, l’ONU a approuvé la Convention des Nations Unies contre la cybercriminalité. Ce traité, proposé par la Russie en 2019, a pour objectif de lutter efficacement contre la cybercriminalité en renforçant la coopération entre les pays. Par exemple, tout crime passible d’au moins 4 ans de prison doit enclencher l’échange de preuves électroniques entre pays. Les défenseurs des droits humains craignent pour le sort des dissidents, des journalistes et des homosexuels, entre autres.

Intelligence artificielle

L’IAttérature

Le nombre de publications écrites ou coécrites par une IA ne cesse de croître dans l’autoédition. Par ailleurs, certains internautes malintentionnés usurpent l’identité d’auteur afin de vendre rapidement de fausses œuvres avant que la supercherie ne soit découverte. Lire des livres écrits par une machine est devenu une réalité pour les humains.

IA Perplexity et les médias

À la suite de nombreuses accusations de plagiat et d’utilisation de sources protégées, la start up Perplexity, financée par Nvidia et Amazon, entre autres, a dû s’excuser et nouer des partenariats avec des médias qui recevront une part des revenus publicitaires générés par ces utilisations abusives de sources. Les médias concernés sont Entrepreneur, Time, The Texas Tribune, Automattic, Fortune, Der Spiegel

Grok et les données des utilisateurs

Les données des utilisateurs du réseau social X alimentent l’IA Grok. Cochée par défaut dans les paramètres d’utilisation, cette option peut être désactivée sur n’importe lequel des navigateurs sauf sur l’application X des smartphones. En raison de sa non conformité au RGPD et à la suite d’une procédure engagée par la CNIL irlandaise, X a arrêté d’utiliser les données des internautes européens en août 2024.


No future

La consommation des Data center en Irlande

Les data centers en Irlande ne cessent de se répandre et de s’agrandir avec pour conséquence une augmentation croissante de la consommation électrique. Selon l’agence nationale des statistiques d’Irlande, la consommation totale des centres de données (21 %) a dépassé pour la première fois la totalité de celle des maisons urbaines (18 %). Par ailleurs, la consommation électrique des data centers va exploser, notamment avec le développement de l’intelligence artificielle.