Formes et mécanismes de la censure : Comment s’exerce-t-elle concrètement dans les pratiques professionnelles ? Quelles formes prend-elle (retrait de documents, pression sur les choix pédagogiques, autocensure, etc.) ?
Acteurs de la censure : Qui décide dans et hors l’école ? Quels rôles jouent les chefs d’établissement, les enseignants, les familles, les associations, les institutions, etc. ?
Effets sur les apprentissages : Comment la censure influence-t-elle l’accès à l’information, la liberté pédagogique et la formation critique des élèves ?
Retours d’expérience et stratégies de contournement : Quelles solutions sont mises en place pour préserver la liberté intellectuelle et pédagogique dans les CDI ?
Alors que les pratiques de censure, explicites ou silencieuses, se multiplient dans différents espaces médiatiques et éducatifs, les CDI peuvent-ils encore garantir la libre circulation de l’information et des idées ? Le prochain numéro thématique s’intéressera aux questions liées à la censure et à l’autocensure dans les Centres de Documentation et d’Information (CDI). Nous invitons les professeurs documentalistes, enseignants, chercheurs et acteurs éducatifs à partager leurs réflexions, analyses et retours d’expérience.
Modalités de contribution : Nous recherchons particulièrement des témoignages, études de cas, analyses ou propositions concrètes de professeurs documentalistes ayant vécu ou observé des situations de censure ou d’autocensure. Les contributions peuvent prendre la forme d’articles, de récits, d’entretiens ou de fiches pratiques.
Dates limites d’envoi des propositions de contribution :
Intention d’article (court résumé et plan) : 31 janvier 2026 Article complet : 9 mars 2026
Envoyez vos propositions à intercdi.articles@gmail.com
Si l’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI1) est au cœur des missions des professeurs documentalistes depuis leur circulaire de mission de 2017 , elle est pour les enseignants de discipline du second degré une éducation transversale qui ne doit pas être appréhendée comme « une affaire de spécialiste » (MENJS, 2022) mais « dans le temps et par l’écho que les différents enseignements, disciplines, situations éducatives peuvent lui donner » (MENJS, op. cit.).
L’EMI, entre invisibilité et investissement
Notre recherche de doctorat (Michaux-Colin, 2024) menée entre 2018 et 2023 auprès d’enseignants de collège et de lycée avait pour objectif de comprendre, à travers le récit de leurs pratiques professionnelles, ce qui motivait un investissement volontaire dans l’EMI chez certains d’entre eux, en nous interrogeant sur les enjeux professionnels voire identitaires qui y sont liés. L’EMI sera ici abordée dans sa mise en œuvre et son cadre défini à partir des quatre domaines de compétences visés dans le référentiel de compétences de l’éducation aux médias du cycle 4 de 2015 (p. 111-112)2 : celui d’une éducation aux médias (« Utiliser les médias et l’information de manière autonome »), d’une éducation à l’information (« Utiliser l’information de manière raisonnée »), d’une maîtrise du numérique (« Utiliser les médias de manière responsable ») et celui de l’acquisition de compétences transversales (« Produire, communiquer et partager des informations »).
Pour mieux appréhender la perception de l’EMI chez ses acteurs, nous avons mené vingt-quatre entretiens semi-directifs auprès d’enseignants de différentes disciplines. Deux groupes ont été constitués : dix-huit enseignants qui déclaraient faire de l’EMI (groupe 1 dit des « enseignants praticiens », voir figure 1, supra), et six qui déclaraient ne pas en faire (groupe 2 dit des « enseignants non-praticiens », voir figure 3, supra). Tous ces enseignants exerçaient à cette période dans les académies de Créteil ou d’Amiens, et ont été contactés individuellement en s’appuyant sur notre réseau professionnel. Nous voulions pouvoir rencontrer des enseignants de différents champs disciplinaires, et avec différents temps d’années de carrière (colonne « Anc. » dans le tableau de la figure 1), aussi bien en collège qu’en lycée.
Afin de poser la question de l’investissement volontaire des enseignants pour dégager leurs motivations, nous avons dans un premier temps choisi de ne pas rencontrer de professeurs documentalistes, puisque la prise en charge de l’EMI est pour eux une obligation institutionnelle explicite, inscrite dans leur circulaire de mission (MENESR, op. cit.) à la différence de leurs collègues de discipline. Nous avons pourtant retrouvé les professeurs documentalistes dans la grande majorité des discours des enseignants rencontrés, où ils apparaissent de manière récurrente, comme initiateurs, partenaires et/ou référents de l’EMI dans l’établissement. Il nous a paru pertinent de les intégrer dans un deuxième temps à la recherche sous la forme d’un focus groupe. Cette méthode qualitative permet en effet de confronter différents points de vue dans l’objectif, non pas d’arriver à un consensus, mais de recueillir et discuter un éventail d’idées divergentes au regard de pratiques de terrain diversifiées grâce à un temps d’entretien collectif. Nous nous sommes adressée à un groupe de professeurs documentalistes déjà constitué à l’occasion d’un regroupement professionnel de district académique.
Figure 2 : Composition du focus groupe de professeurs documentalistes
Il ressort de l’ensemble de ces entretiens que si I’EMI traverse aujourd’hui l’ensemble des disciplines scolaires, elle demeure cependant une pratique discrète, voire invisible, y compris pour ceux qui la mettent en œuvre, portée par l’initiative individuelle et l’expérimentation, plus que par des prescriptions institutionnelles. À travers la présentation par ses acteurs de différentes approches de l’EMI (voir figure 1, colonne « Production », infra), de la place qu’y occupe le professeur documentaliste et des motivations de ses acteurs, nous nous interrogeons ici sur les conséquences de cette discrétion.
Une préoccupation partagée : protéger les élèves
Face à une inquiétude quant à une surexposition supposée des élèves à l’environnement numérique et aux multiples risques potentiels qui en découlent, la question de leur protection s’impose comme une urgence éducative pour les enseignants praticiens.
Accompagner vers des usages informationnels numériques sûrs
Comme pour les autres éducations transversales (Barthes et Alpe, 2018), l’objectif attribué à l’EMI par ses acteurs est de transformer les pratiques et usages des élèves en leur proposant différentes situations pédagogiques basées sur une démarche active. Deux grandes formes d’expériences sont mobilisées : la production médiatique (publication) via différents médias d’informations (webradio, webTV, Unes, articles d’encyclopédie en ligne…)3 ou la confrontation des élèves à des situations-problèmes nécessitant une évaluation de l’information issue de différents supports médiatique (investigation).
Une motivation commune ressort ainsi de l’ensemble des entretiens des enseignants praticiens, celle de protéger de leur environnement numérique des élèves vus comme des victimes de surexpositions médiatiques diverses : aux écrans, à un flot continu d’information, aux images violentes. Alors que beaucoup de recherches récentes attribuent aux adolescents des compétences informationnelles réelles (Aillerie, 2019 ; Cordier, 2023 ; Jehel et Meunier, 2024) ou expliquent leur peu de connaissance de l’actualité par un désintérêt pour les « hard news » (Berriche, 2023), les enseignants praticiens expliquent leur volonté d’agir en réponse à un constat empirique. C’est un problème imprévu (Lantheaume, 2007) rencontré en classe ou observé pendant des moments plus informels avec les élèves qui est évoqué comme élément déclencheur de l’investissement de ces enseignants dans l’EMI, aussi bien des difficultés à s’informer et à comprendre l’actualité, une adhésion à des propos complotistes qu’un usage intensif de leurs téléphones portables (« Ils sont mangés par leurs écrans » s’inquiète ainsi Caroline4).
L’EMI apparaît comme une réponse concrète efficace à ces différentes préoccupations. Tous les enseignants praticiens organisent leurs actions à partir de cette nécessité ressentie de protection des élèves (voir figure 3, supra). Comme l’exprime Sonia en début d’entretien : « On peut pas les laisser tout seuls avec tout ça ».
L’importance de la protection des élèves face à leur environnement informationnel numérique est ici figuré sous la forme d’un « Protectiomètre », représentant de manière graduée le niveau d’inquiétude des enseignants praticiens, du rouge (le plus élevé) vers le vert. Quatre objectifs spécifiques se dessinent à travers les définitions de l’EMI données par les enseignants praticiens, assortis d’une compétence spécifique à faire travailler par les élèves en priorité et une nécessité de protection plus ou moins élevée.
Figure 3 : Protectiomètre, une volonté commune de protéger
les élèves (Michaux-Colin).
Quand les dangers supposément encourus par les élèves sont définis comme très élevés par l’enseignant, le degré de protection nécessaire des élèves est déterminé comme maximal (niveau « Protectionniste », d’après Loïcq (2011)), l’objectif principal étant « de leur apprendre à faire bien attention », en faisant évoluer leurs pratiques comme le dit Sophie qui a lancé son projet Twitter pour répondre à une situation de cyberharcèlement dans sa classe.
Si, à la suite des interactions vécues en classe, les pratiques informationnelles des élèves sont perçues comme un moyen d’assurer une première protection de leur vie privée et une première régulation de leur temps de connexion, l’EMI aura alors plutôt pour objectif d’aider les élèves à mettre à distance l’information relayée par les médias sociaux et à diversifier leurs sources d’informations par l’exercice d’un esprit critique. À ce niveau « Utilitaire » de protection, ce sont des situations d’évaluation de l’information qui sont principalement mises en place, soit par une expérience de publication pour les aider à mieux comprendre les conditions de circulation et de production de l’information, soit par l’utilisation d’une grille de lecture critique d’informations médiatiques. L’objectif est alors de faire des élèves des praticiens des médias, capables de s’informer.
Pour un dernier groupe d’enseignants, l’EMI est au service d’un objectif à plus long terme (niveau « Citoyen »), celui de l’acquisition d’une citoyenneté éclairée par un jeune adulte en devenir, qu’il faut aider à devenir autonome et proactif dans son désir d’information. Le rôle de l’enseignant est ici de nourrir une curiosité, tout en lui donnant un premier cadre de lecture. Le présupposé partagé est alors que les élèves sauront seuls, plus tard, remobiliser les savoirs et savoir-faire acquis à travers l’activité proposée en classe, alors même que les compétences informationnelles et médiatiques travaillées en situation sont très rarement explicitées auprès des élèves ou reportées sur un bulletin scolaire.
« Faire » de l’EMI se concrétise par des productions variées et ne semble pas dépendre du nombre d’années d’expériences des acteurs rencontrés ni de leur discipline d’enseignement ou du type d’établissement d’affectation. Sa signification étant construite par des définitions et des intentions diverses, sans recours au cadre institutionnel existant, l’EMI est l’objet d’un investissement personnel non conceptualisé par des enseignants. Cette absence de conceptualisation peut également s’expliquer par une méconnaissance généralisée du terme « EMI » sous sa forme d’acronyme.
Construire des réponses concrètes et situées mais informelles
C’est en débutant les entretiens avec le groupe d’enseignants non-praticiens (groupe 2, voir figure 4, supra) que nous avons réalisé que le sens de l’acronyme est peu connu.
Figure 4 : caractéristiques des enseignants
dits non-praticiens (groupe 2)
Parmi les six enseignants du groupe 2, deux d’entre eux (Soizic et Diana) ignorent simplement sa signification. Ainsi, Soizic participe tous les ans à la semaine de la presse et des médias à l’École (SPME) et a créé l’année précédente une longue séquence sur l’analyse de la photo de presse avec la professeure documentaliste de son établissement. Elle n’inscrivait toutefois pas son action dans le cadre de l’EMI, déclarant ne pas connaître l’acronyme. Un rapide sondage auprès de son équipe disciplinaire la rassurera sur son ignorance : le terme n’était familier à aucun autre enseignant d’histoire-géographie du lycée.
Les autres enseignants du groupe 2 ignoraient également le sens de l’acronyme, mais confirment ne pas investir dans l’EMI une fois le sigle décliné. Ils reconnaissent l’importance de l’EMI pour faire évoluer les pratiques informationnelles des élèves (également perçues comme défaillantes), mais l’estiment en dehors de leur sphère de compétences ou alors trop chronophage.
Réinterrogés quant à leur connaissance du terme, les enseignants praticiens du groupe 1 ont répondu avoir compris faire de l’EMI après une première expérience. Une nouvelle différenciation doit alors être effectuée, non plus seulement entre praticiens et non praticiens de l’EMI, mais également entre praticiens « éclairés », qui connaissent la signification de l’acronyme, et praticiens « non éclairés », qui font de l’EMI sans le savoir. Certains professeurs documentalistes l’ont par ailleurs très bien intégré et font le choix de développer des collaborations avec leurs collègues de disciplines sans les rattacher explicitement au cadre de l’EMI : « Est-ce que c’est important de dire au prof que c’est de l’EMI ? On n’est pas obligé de mettre une étiquette sur tout non plus. » (H1).
S’investir dans l’EMI, c’est ainsi construire des situations pédagogiques mettant au travail chez les élèves aussi bien des compétences civiques autour d’une maîtrise de son environnement médiatique numérique que, nous allons le voir, des compétences scolaires qui, remobilisées en classe, vont en retour faciliter l’enseignement, voire donner du sens au métier.
L’expression d’une manière d’être au métier (Barrère, 2003)
L’EMI est intégrée comme une pratique professionnelle utile et efficace, apprise par la pratique et qui n’a pas forcément à être nommée. L’investissement des enseignants dans l’EMI mérite d’être interrogé au vu de leurs attentes vis-à-vis de l’EMI, en termes de réussite scolaire et d’insertion sociale pour les élèves, mais également en termes de sentiment de reconnaissance professionnelle que la pratique de l’EMI peut générer chez ses acteurs.
Le professeur documentaliste, au cœur de l’EMI
Que l’EMI soit nommée ou non, les échanges avec un ou une professeur documentaliste sont un événement récurrent lors de l’entrée des enseignants de discipline dans l’EMI. Plusieurs professeurs documentalistes du focus groupe annoncent ne jamais utiliser l’acronyme avec leurs collègues. S’appuyer sur les programmes disciplinaires pour cadrer une proposition pédagogique semble être une entrée plus efficace : elle est basée sur des références communes connues et répond aux préoccupations des enseignants. Aborder l’EMI par le prisme des programmes, c’est aussi donner aux enseignants l’assurance de « ne pas perdre de temps » (F2).
Cet aspect chronophage de l’EMI revient également dans les témoignages des enseignants praticiens éclairés, un inconvénient résolu au prix d’une réduction du temps alloué au projet. C’est le plus souvent le temps de la recherche documentaire qui est abandonné au profit de l’examen d’un corpus déjà constitué, ou déplacé sur les temps de travail personnel. Les élèves sont priés « de se débrouiller à la maison » pour effectuer seuls les recherches nécessaires préalablement au projet de publication. « Quand ils viennent au CDI, tout est déjà prêt, ils le font par téléphone avec les copains. Et donc en fait, je me rends compte qu’ils ont copié plein de choses, qu’ils ont mis des images n’importe comment. […] En fait ils [les enseignants] ont pas conscience de notre plus-value sur ce terrain-là. » (F10).
C’est par l’entrée de l’évaluation de l’information que se concrétise la collaboration entre professeur documentaliste et enseignant de discipline. Sourcer, croiser : qu’il lui soit proposé de construire l’information en vue d’une publication, d’un décryptage ou pour enrichir des connaissances scolaires. Les élèves vont être amenés à se confronter à des stratégies médiatiques afin de s’en émanciper, pour pouvoir « naviguer correctement dans le monde médiatique qu’ils consomment » (Thomas).
Si certains professeurs documentalistes se sentent quelquefois perçus comme des prestataires de service, sollicités en fin de projet pour leurs compétences techniques, et non pas comme un collègue à part entière qui va être force de proposition, ils sont, pour les enseignants rencontrés, des acteurs incontournables de l’EMI. À la question « Pourquoi est-ce que tu fais de l’EMI ? », Alan répond en souriant : « Pour être vizir à la place de la vizirette ? ». C’est en partageant ses inquiétudes autour de la surexposition de ses élèves aux médias sociaux avec la professeure documentaliste du collège que Jeanne, quant à elle, a découvert l’EMI : elles ont porté ensemble le projet d’atelier webradio. Jeanne explique : « peut-être que toute seule je n’y serais pas arrivée, j’aurais eu envie mais je l’aurais jamais fait ». Pour Nicolas également, faire de l’EMI, c’est monter un projet avec la professeure documentaliste du lycée : quand il s’engage seul dans le Concours de la Résistance, il considère qu’il ne fait pas d’EMI.
Investir l’EMI, investir dans l’EMI
Si les enseignants s’investissent dans l’EMI avec pour seule motivation exprimée la résolution d’une urgence éducative, l’activité pédagogique déployée dans ce cadre permet de mettre au travail d’autres compétences scolaires ou sociales autres que les apprentissages médiatiques explicitement visés (voir figure 3, supra). Le temps alloué à l’EMI n’est alors plus une dépense mais un investissement (Gonnin-Bollo, 2007).
Pour Anne, faire acquérir une démarche critique à ses élèves en début d’année est une condition nécessaire pour pouvoir ensuite aborder certains points du programme comme l’origine des espèces ou la sexualité. Franck observe qu’après un travail d’analyse d’articles de journaux à travers leurs lignes éditoriales, il devient plus facile pour ses élèves de contextualiser les textes historiques étudiés en cours. Investir l’EMI, c’est travailler dans plusieurs contextes des compétences scolairement utiles pour l’enseignement disciplinaire.
Faire de l’EMI en classe, c’est obtenir un retour surinvestissement (Gonnin-Bolo, op. cit.) sous la forme d’une meilleure ambiance de classe et une remobilisation des élèves autour de leurs apprentissages scolaires. « J’ai adoré travailler la radio avec eux », témoigne Esther, « … en quelques semaines, tous ceux qui échouent souvent ont été valorisés et cela a même changé la dynamique de la classe, où au début il y avait des moqueries et là plus du tout. »
L’expertise didactique des enseignants leur permet de retrouver des traces des savoirs de leur discipline dans l’environnement médiatique et ainsi de construire des situations d’apprentissage basées sur des publications existantes récentes, plutôt que d’utiliser des documents didactisés issus des manuels. Dans ce contexte scolaire, les médias sont bien une « fenêtre sur le monde » (Piette, 1995), qui soulignent auprès des élèves l’actualité des savoirs scolaires et leur utilité pour comprendre le monde contemporain. Les contenus d’enseignements ne sont plus une spécificité de la sphère scolaire et démontrent l’importance de leur apprentissage.
Pour nombre d’enseignants praticiens, l’EMI est ainsi l’espace pédagogique du bricolage5 de de Certeau (1980), où sans programmes ni manuels ni bulletins de notes à renseigner, l’enseignant peut trouver une satisfaction professionnelle et une stimulation intellectuelle à créer son propre cours, à en être l’artisan (Barrère, 2017), valorisant alors la personnalisation de ses cadrages pédagogiques. Le projet pourra être renouvelé dans les mêmes lignes, l’enseignant devra en permanence créer de nouveaux supports, de nouveaux contextes, de nouvelles situations d’enseignement pour s’adapter à la situation unique de la nouvelle classe qu’il aura en face de lui (Douniès, 2019). Il peut également l’enrichir en suivant de nouveaux intérêts, démontrant encore ses capacités professionnelles. L’EMI est le lieu d’une reconnaissance professionnelle qui nourrit un sentiment d’efficacité personnelle, en dehors de toute reconnaissance institutionnelle ; celle des élèves suffit de par leur enthousiasme et leur implication dans le projet.
Pour les professeurs documentalistes, l’indicateur de collaboration réussie avec les collègues tient en deux mots : « ils reviennent au CDI » (F9).
Nommer pour expliciter l’EMI
Son investissement dans l’EMI permet à l’enseignant de s’extraire ponctuellement d’une routine scolaire (Barrère, 2017) : mettant de côté son rôle d’évaluateur, il favorise un projet en action qui reste informel. Donner un nom à sa pratique, expliciter ses objectifs, contextualiser ses actions permettrait une réflexion plus vaste sur les enjeux et les objets de l’EMI.
Un investissement discret
Aucun des enseignants praticiens rencontrés ne prétend être spécialiste de l’EMI, rôle attribué au professeur documentaliste. Ils revendiquent pourtant le droit de s’y investir. L’EMI est une nécessité urgente à laquelle il faut répondre. « Il vaut mieux avoir un Monsieur *** qui n’a jamais été formé mais qui a quand même des billes à transmettre aux élèves que personne » (Thomas). C’est bien alors la part éducative du métier d’enseignant qui est mobilisée. Intégrer l’EMI dans son enseignement ne nécessite pas d’acquérir des compétences ou connaissances spécifiques supplémentaires. Il suffit à l’enseignant de s’appuyer sur ses savoirs académiques, en définissant une proximité avec certains objets de sa discipline d’enseignement (Barthes et Alpe, 2018).
À travers ses motivations à s’investir dans l’EMI, l’enseignant dévoile alors sa manière d’être au métier, qui se cultive entre collègues choisis dans un entre soi discret. Le faible cadrage des missions des enseignants en matière d’EMI laisse à ces derniers une grande autonomie, autant dans le fond que dans la forme, et leur permet de s’extraire ponctuellement de leur routine scolaire (Barrère, 2017). Jeanne et Paul revendiquent même leur investissement dans l’EMI comme un moyen de montrer qu’ils peuvent également être enseignants en dehors de leur discipline.
La discrétion est un élément commun à tous les praticiens du groupe 1. L’investissement dans l’EMI est une « prérogative informelle » (Douniès, op. cit.) que les enseignants s’attribuent une fois son utilité reconnue par une première expérience pratique, précieuse et nécessaire à un exercice épanoui du métier, qu’il faut protéger en la taisant pour pouvoir continuer à en bénéficier en toute autonomie. Le fait que la pratique même de l’EMI affranchisse les enseignants d’un besoin de reconnaissance institutionnelle facilite sa pratique discrète, puisqu’elle se suffit à elle-même.
Trop communiquer, c’est prendre le risque de perdre la main sur son projet, le dénaturer, s’en faire déposséder. Enseigner ensemble est un attrait de l’EMI dans les discours recueillis, mais il est préférable parfois de travailler seul comme Sophie ou Franck plutôt que d’accepter des compromis. Chez ces enseignants discrets, la démarche n’est pas celle de l’autonomie de contrebande de Perrenoud (1996) où l’idée est d’agir en dehors du regard de l’institution pour pouvoir déployer une certaine latitude envers les règles, mais s’apparente plutôt aux formes souterraines d’autorégulation par contrainte (Périer, 2009) qui indiquent un engagement personnel pour permettre la réussite des élèves, quitte à s’éloigner des normes traditionnelles du métier. Elles ne doivent pas être appréhendées comme un braconnage (Certeau, op. cit.), une rébellion à l’autorité institutionnelle, mais plutôt comme l’expression d’une conscience professionnelle. À l’écart des normes institutionnelles, des programmes à tenir et de leur rôle d’évaluateur, l’EMI est un territoire pédagogique créatif, où l’enseignant peut trouver une satisfaction professionnelle à mener un projet pédagogique à l’écart du cadre scolaire habituel.
L’autonomie qui rend plus facilement supportable les conditions d’exercice du métier, s’affranchissant un temps des contraintes institutionnelles habituelles, en conservant toutefois dans la grande majorité des cas rencontrés, un lien avec le programme.
Faut-il rendre l’EMI explicite ?
Si faire plutôt que dire, ou comme le dit Pascale, « faire vivre en acte », est un des attraits de l’EMI, la discrétion de ses praticiens et la non-évaluation spécifique de l’ensemble des élèves rend sa pratique difficile à comptabiliser, surtout quand une partie des enseignants qui font de l’EMI ne savent pas qu’ils en font et que même chez les praticiens éclairés du groupe 1, le terme est rarement prononcé pour expliciter son enseignement auprès des élèves. Comme leurs enseignants, bon nombre d’élèves font certainement de l’EMI sans le savoir, sans faire de liens entre deux activités menées dans deux disciplines différentes ou à différents moments de leur scolarité. Comment alors reconnaître leurs acquis et ce qu’il leur resterait à apprendre, comment les remobiliser ?
Chez certains enseignants praticiens éclairés, donner un sens précis à l’acronyme est perçu comme un élément positif. Rebecca pense que la connaissance de l’acronyme lui a « permis de prendre conscience de sa pratique », même si elle ne l’utilise jamais avec ses élèves. Pour Leslie, nommer et identifier les moments consacrés à l’EMI dans ses cours lui a permis de se placer dans une perspective plus large d’éducation à la citoyenneté et de la « pointer du doigt » auprès de ses élèves.
Thomas était « conscient qu’il faisait de l’EMI, mais sans en avoir une définition claire » jusqu’à ce qu’il intègre un groupe de réflexion professionnelle et enrichisse ainsi sa méthode d’enseignement en classe, en construisant un cadre conceptuel qui coïncide avec sa méthodologie disciplinaire. Pourtant, quand il s’aperçoit que ses élèves ne s’approprient pas les réflexes critiques travaillés et validés en classe dans leur sphère privée (« Mais Monsieur », lui rétorque un élève à la fin d’un cours, vous croyez parce que vous me faites trois cours comme ça que je vais changer ? »), il se retrouve démuni, et il ne sait comment dépasser la situation rencontrée. La méthode précédemment adoptée n’est pas valide, mais il ne sait pas par quoi la remplacer, ni vers qui se tourner.
Anne s’interroge également sur sa pratique. Elle la présente comme une expérience réussie en début d’entretien, puis revient plusieurs fois sur son initiative de fausse conférence scientifique auprès de ses élèves, créée de toutes pièces avec un enseignant de philosophie. Par l’exemple, leur objectif était d’apprendre aux élèves à adopter une distance critique envers tous les discours. L’idée lui a été soumise par un collègue expérimenté, et le sujet de la conférence, les Rhinogrades, est une réplique d’une initiative menée par des scientifiques reconnus6. L’objectif en fin de conférence est considéré comme atteint : les élèves déploieront par la suite un esprit critique en cours, appliquant ainsi les conseils donnés une fois la supercherie dévoilée, mais au prix d’une méfiance généralisée envers les médias, voire envers le contenu disciplinaire transmis, le contrat de confiance didactique ayant été rompu. Anne déclare ne pas avoir renouvelé l’expérience, sans pouvoir exprimer concrètement ce qui l’a poussée à prendre cette décision. N’inscrire son action que dans la pratique éloigne l’enseignant des réflexions scientifiques en cours, aussi bien en ce qui concerne les pratiques informationnelles existantes des élèves, comme vu en début de l’article, que pour ce qui a trait aux pratiques pédagogiques qui paraissent attractives mais qui ont déjà été exposées comme contre-productives (Cordier, 2023).
Même si l’autonomie permise par la discrétion fait partie des attraits de l’investissement dans l’EMI, le fait de ne pas nommer et de ne pas analyser sa pratique en limite les effets. Sans nécessité d’évaluation institutionnelle formelle, la démarche de questionnement du travail mené dépasse rarement le sentiment de réussite du projet. Évaluer leur action permettrait pourtant aux enseignants de mieux définir l’efficacité de leurs dispositifs éducatifs mais en abandonnant peut-être une partie de leur motivation à s’investir. Pourtant, le rôle d’accompagnateur est difficilement compatible avec celui d’évaluateur. Les rapports enseignant-élèves développés à travers le projet seraient transformés si y sont introduits des outils d’évaluation portant sur les connaissances acquises et les progrès médiatiques effectués, transformant l’EMI en un « enseignement supplémentaire et exsangue » (Gonnet et Féroc-Dumez, 2022). Standardiser l’EMI, c’est prendre le risque de la perte de l’expérience partagée dans un groupe choisi, de l’expression d’une créativité et d’une singularité qui font « tenir » dans le métier (Barrère, op. cit.).
Conclusion
Tous les enseignants rencontrés sont unanimes. Leur investissement dans l’EMI répond à une urgence éducative, celle de faire évoluer les pratiques médiatiques des élèves. Ils estiment nécessaire de s’impliquer pour ce faire, s’appuyant sur les compétences scolaires et sociales de leurs élèves travaillées en EMI pour faire cours dans de meilleures conditions.
Nos résultats montrent une représentation commune de l’EMI comme une éducation aux médias et à l’information médiatique (Fastrez et Tilleul, 2022), envisagée sous le prisme du projet. Elle est investie sans réel recul réflexif, restant même invisible à certains de ses acteurs. Son institutionnalisation, en favorisant une progressivité des apprentissages chez les élèves, pourrait être dommageable au dynamisme de son enseignement.
Si faire sans dire montre ses limites, le fait d’apprendre par un partage d’expériences est un dénominateur commun pour tous les acteurs rencontrés. Montrer comment faire, faire avec ses collègues, semble une piste plus prometteuse que « dire quoi faire ». L’enseignant pourrait ainsi constater par lui-même et par l’exemple que l’EMI peut être un outil au service de la réussite scolaire et sociale de ses élèves. Le professeur documentaliste peut être dans l’établissement celui qui ouvre cette porte d’entrée vers l’EMI, initiateur d’un compagnonnage pédagogique, acteur conscient du champ scientifique investi et de ses enjeux, capable de le contextualiser et d’enrichir les représentations de ses collègues.
Inscrire l’EMI dans son champ scientifique permettrait aux enseignants de se référer aux recherches en cours, de faire évoluer leurs pratiques et leurs représentations : les enseignants restent sur des représentations d’usages médiatiques numériques des jeunes défaillants, alors que la réalité est plus complexe. S’intéresser aux travaux scientifiques actuels dans le champ des sciences de l’information et de la communication permettrait également d’ouvrir les pratiques pédagogiques actuelles à un champ des possibles plus large, qui ne se concentrerait plus uniquement sur une évaluation discriminante des sources par le critère de leur autorité.
Quoi de plus caractéristique dans l’étude des fausses informations que le développement durable, et plus encore le changement climatique1 ? Porteur d’enjeux environnementaux mais surtout sociétaux et économiques, suscitant la crainte pour beaucoup, le scepticisme pour d’autres, le climat est au centre de nombreux débats, au point que l’on a inventé un terme pour désigner ceux qui nient son réchauffement et surtout la responsabilité humaine dans ce dérèglement : les climatosceptiques. Cette séance vise à faire la part du vrai et du faux en un temps limité pour aider les élèves à mieux se défendre face aux fake news.
En septembre 2024, le youtubeur Le Raptor (Ismaïl Ouslimani), connu pour ses vidéos racistes, transphobes et sexistes marquées à l’extrême droite, a publié après deux années d’absence une vidéo dans laquelle il nie violemment la responsabilité humaine du dérèglement climatique. Il y reprend les thèses de Steven Koonin2, un physicien américain reconnu pour ses positions climatosceptiques (Koonin, 2022). La vidéo du Raptor dure plus d’une heure et a été longuement décryptée par le journaliste Maxime Macé qui voit dans ce retour une manière d’attirer facilement les internautes en faisant le buzz sur un sujet clivant tout en assurant la promotion commerciale de ses produits3.
Malgré le consensus scientifique sur la réalité et l’urgence du phénomène de changement climatique provoqué par l’activité humaine, la désinformation climatosceptique continue donc de proliférer, notamment sur Internet et les réseaux sociaux, compromettant les efforts mondiaux pour atténuer les effets du changement climatique et retardant les actions nécessaires pour protéger la planète. Nous choisissons dans cette séance de ne pas évoquer directement la vidéo du Raptor pour ne pas faire de publicité imméritée à ce youtubeur peu scrupuleux.
La séance présentée ici fait suite à celle proposée dans le n° 301 d’InterCDI : « L’incendie de Notre-Dame de Paris : un exemple de travail autour des fake news ». Elle s’adresse à un niveau 3e-2de. L’enjeu de cette nouvelle séance est de travailler sur l’éducation au développement durable et sur l’éducation aux médias et à l’information, deux thématiques au programme de l’EMC4, et de décrypter différentes formes de fausses informations.
La séance s’articule en deux temps : dans un premier temps, les élèves sont séparés en 5 groupes qui devront chacun analyser un exemple de fausse information en recherchant des informations sur son auteur et sur les intérêts en jeu. Un poste informatique est nécessaire pour effectuer des recherches complémentaires. Dans un second temps, une mise en commun est effectuée : chaque groupe explique ce qu’il a appris et les enseignants apportent des éléments supplémentaires d’analyse. La séance peut avoir lieu en demi-classe ou en classe entière, être animée par un binôme d’enseignants ou seul, de préférence en français (analyse de texte et travail sur les médias), histoire-géographie (programme d’EMC) ou SVT (regard scientifique sur la thématique du changement climatique).
L’argument de Donald Trump : la nécessité économique
Le premier groupe devra analyser deux tweets de Donald Trump, publiés en 2017 alors qu’il venait d’être nommé président des États-Unis pour son premier mandat. Le personnage qui vient d’être réélu président est bien connu des élèves pour ses outrances langagières et ses prises de positions complotistes. L’un des tweets est à traduire par les élèves : Trump y prétend que le réchauffement climatique est un concept inventé par les Chinois pour rendre les entreprises américaines non compétitives. Ce tweet de Donald Trump est en réalité un bel exemple de théorie du complot : la menace du dérèglement climatique ne serait pas réelle mais inventée par un État pour influer sur le comportement des citoyens…
Document 1 – Tweet de Donald Trump, 2017.
Il est facile de comprendre la raison sous-jacente de ce premier argument : il est en effet plus confortable pour le président américain de nier le dérèglement climatique car cela lui permet d’encourager les entreprises sans remettre en cause la pollution et le carbone engendrés, donc sans réaliser des investissements pour les limiter.
Le second tweet ci-contre (document 2) donne un autre argument qui se révèle être une généralisation abusive.
Donald Trump prend ici en exemple la météo du réveillon dans l’est des États-Unis, où les températures seraient « parmi les plus froides jamais enregistrées », pour nier le dérèglement climatique. Là encore, le lien est fait avec l’économie, puisque Donald Trump prétend que pour lutter contre ce réchauffement, inexistant selon lui, les États-Unis et eux seuls seraient sur le point de dépenser des milliers de milliards de dollars… Affirmation doublement mensongère, puisque le président n’a justement pas l’intention de débourser le moindre dollar pour la lutte écologique, et qu’il n’a jamais été question de laisser les USA endosser seuls le financement de la lutte contre le dérèglement climatique. On trouve donc ici un très bon exemple de prise de position politique visant à justifier l’inaction d’un pays en matière climatique. Position que Donald Trump semble vouloir maintenir en 2025, puisqu’au moment où nous écrivons ces lignes, il a sorti les États-Unis de l’accord de Paris sur le climat et a autorisé des forages d’énergie fossile dommageables pour l’environnement (Leparmentier, Le Monde, 21 janvier 2025)5.
Document 2 – Tweet de Donald Trump, 28 décembre 2017
Confondre météo et climat : la méthode de la généralisation abusive
Le tweet ci-après (document 3) emploie également la technique de la généralisation abusive. Il est cette fois publié par Salim Laïbi, dentiste de profession, connu sur le net pour ses prises de position polémiques. L’argument est comparable à celui de Donald Trump : les mois de mars et avril 2023 ont été particulièrement froids et pluvieux, preuve d’après lui qu’il n’y a pas de réchauffement climatique. C’est l’argument du bon sens, auquel les élèves sont sensibles : eux aussi subissent les aléas de la météo et il est normal de se poser des questions devant le ciel maussade et les températures peu élevées subis par une majorité de la France au printemps 2023 puis en 2024. Ce ressenti désagréable ne doit pas nous faire oublier qu’en moyenne, à l’échelle du globe, l’année 2024 a battu tous les records de chaleur, comme l’année 2023 avant elle (Bellan, Les Echos, 10 janvier 2025)6.
Document 3 – Tweet de Salim Laïbi, 30 avril 2023
Or, le graphique devenu célèbre des warming stripes (document 4 ci-dessous) créé par le climatologue britannique Ed Hawkins (université de Reading), qui présente par des alternances de bandes bleues et rouges l’écart des températures par rapport à la moyenne sur un siècle, montre de manière formelle que la tendance est bien au réchauffement des températures, même si l’évolution n’est pas toujours ressentie comme telle par les individus.
Document 4 – Bandes du réchauffement climatique, Ed
Hawkins, université de Reading, 2018
C’est la définition de « climat » et de « météo » qui est ici à comprendre, et le site http://reseauactionclimat.org permet de répondre facilement aux propos de Salim Laïbi. S’il est ainsi possible de prévoir un réchauffement global des températures sur les décennies à venir (climat), il n’est pas pour autant envisageable de savoir à l’avance s’il fera beau le 12 juillet de l’année prochaine (météo).
Dans son tweet, Salim Laïbi associe les scientifiques à des « escrocs » et des « terroristes climatiques », qui sont des mots très forts et violents. De la même manière, Ismaïl Ouslimani (Le Raptor) qualifie de « secte » la communauté scientifique inquiète de l’évolution climatique et les citoyens qui tentent de prendre des mesures durables pour limiter leur production de CO2. Dans le tweet de Salim Laïbi, le hashtag « GIEC » est associé à « propagande ». Il convient donc de se poser la question de ce qu’est le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) et de sa fiabilité.
Le GIEC : un organisme indépendant, constitué de scientifiques
Un nouveau groupe d’élèves devra faire une recherche sur cet organisme en répondant aux questions suivantes : que signifie le sigle GIEC ? Quel est son rôle ? De quel type de personnes est-il constitué ? Quand a-t-il été créé et par qui ? Par qui est-il financé ? Le GIEC est-il indépendant ? Quelles sont les conclusions de ses rapports (Huet, 2024) ?
Le GIEC est souvent présenté dans les médias comme l’auteur d’un rapport sur l’état de notre planète, publié tous les 5 à 7 ans, donnant aux gouvernements des conseils et préconisations pour limiter le dérèglement climatique. Et il est souvent la cible des complotistes (comme le Raptor) qui le considèrent comme alarmiste, peu fiable et à la botte des chefs de gouvernement. Mais qu’en est-il réellement ?
Le GIEC7 est un organisme international créé en 1988 sous l’égide de l’Organisation météorologique mondiale (OMM) et du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE). Il regroupe 195 pays membres, soit presque la totalité des pays du monde. C’est une organisation intergouvernementale autonome, composée de scientifiques experts et de représentants des États participants. Son financement provient des contributions volontaires des 195 États membres de l’ONU : il est donc indépendant et non pas financé par un État en particulier.
Le GIEC ne mène pas de recherches lui-même, mais évalue et synthétise des milliers de travaux scientifiques publiés dans le monde entier. Sa mission est de fournir une évaluation régulière et objective des connaissances scientifiques sur le changement climatique et d’informer les décideurs politiques mais aussi la société civile sur l’état des connaissances climatiques. Il produit des rapports d’évaluation complets tous les 5 à 7 ans mais aussi des rapports spéciaux plus réguliers sur des thèmes spécifiques. Un rapport complet de plusieurs milliers de pages est proposé aux scientifiques, et un résumé à l’intention des décideurs permet d’avoir un aperçu pratique de ses conclusions.
Celles-ci sont sans appel : le réchauffement climatique est sans équivoque et provoqué par les activités humaines ; la température moyenne a déjà augmenté de 1,1 degrés par rapport à l’ère préindustrielle. Les impacts du changement climatique s’aggravent et s’accélèrent. Ils touchent tous les continents et sont plus sévères que prévu. Il est encore possible de limiter le réchauffement à 1,5 °C, mais cela nécessite des réductions d’émissions rapides, profondes et immédiates dans tous les secteurs. Agir maintenant est crucial !
Des vols en avion vraiment plus verts ?
Document 5 – Affiche publicitaire
Easy Jet, 2021
Il est donc certain et scientifiquement prouvé qu’il existe un dérèglement climatique lié à l’activité humaine : on parle de consensus scientifique. Les entreprises sont invitées à trouver des solutions viables pour limiter leurs émissions de CO2, ce qui est indispensable pour restreindre le changement climatique. Or, certaines entreprises préfèrent afficher publiquement des promesses environnementales pour améliorer leur image, tout en renonçant à agir concrètement. C’est le cas de l’affiche d’EasyJet, une compagnie aérienne britannique à bas prix. L’affiche fait partie d’une campagne lancée pendant la COP26 à Glasgow, en novembre 2021. Intitulée « Destination Zéro émissions » et « Future flying », elle vise à présenter EasyJet comme une compagnie engagée pour le climat. La publicité montre un homme et une femme en tenue de steward et de pilote d’avion, debout sur un tarmac d’aéroport. Cette image est accompagnée du texte suivant : « Notre ambition : des vols zéro émission de CO2 d’ici 2050. Pour atteindre cet objectif, nous collaborons avec Airbus et Wright Electric au développement d’avions dont les vols permettront zéro émission de CO2. Nous nous engageons à vous accueillir à bord de ces avions zéro émission dès que ces technologies innovantes nous le permettront ».
Une belle preuve que les promesses n’engagent que ceux qui y croient ! Il est en effet peu probable que des avions à 0 émission de CO2 soient opérationnels d’ici 2050 : même si un avion fonctionnant à l’hydrogène ou à l’électricité était conçu, il consommerait encore du CO2. Dans l’état actuel des choses, cette promesse est donc intenable. La campagne vise à donner à peu de frais une image « verte » des voyages en avion alors qu’ils représentent une part significative des émissions du secteur des transports (Prados, Vert, 22 septembre 2022)8. Ce genre de publicité mensongère a un nom : le greenwashing.
Le greenwashing (écoblanchiment en français)9, est une pratique marketing trompeuse qui consiste à donner une image écologique à des produits, services ou entreprises qui ne le sont pas réellement. En utilisant des arguments environnementaux trompeurs ou non fondés, l’entreprise induit en erreur le consommateur, sensible aux enjeux environnementaux, sur les réelles qualités écologiques d’un produit ou d’un service… Les exemples sont hélas nombreux ! Parmi ceux qui interpellent le plus les élèves : l’entreprise McDonald’s qui change la couleur de son logo du rouge au vert en 2009 pour donner une image plus écologique à son entreprise ; les publicités pour la vaisselle lavable qui est en fait obligatoire dans les fast food depuis 2023 ; le tee-shirt « Il n’y a pas de planète B » produit par des entreprises comme H&M ou Camaïeu qui contribuent justement à la fast fashion en produisant des vêtements peu qualitatifs et peu durables10…
Concernant la publicité d’EasyJet, elle a finalement fait l’objet de plaintes et a été épinglée par le Jury de Déontologie Publicitaire qui a rendu deux avis défavorables, concernant les compensations d’émissions carbone qui n’ont pas été réalisées totalement par EasyJet et qui tendent à minimiser l’impact environnemental du transport aérien, et concernant les vols à zéro émission de CO2 d’ici 2050, engagement trompeur non étayé par des informations suffisantes. Cette décision a fait jurisprudence dans le secteur publicitaire et a conduit certains médias, comme le journal Le Monde, à revoir leurs pratiques publicitaires. En effet, les médias ont un rôle certain à jouer dans l’engagement citoyen contre le réchauffement climatique, en témoigne le traitement médiatique d’un thème comme la canicule.
Illustrer le changement climatique : le rôle des médias
Document 6 – Canicule : Paris pourrait
battre des records de chaleur pour ce
deuxième épisode. Publié sur le site TF1
https://www.tf1info.fr/meteo/caniculejuillet-
2019-previsions-meteo-franceparis-
pourrait-battre-des-records-dechaleurs-
pour-ce-deuxieme-episodecaniculaire-
2127637.htmlDocument 7 – Des Parisiens tentent de se
rafraîchir pendant la canicule, Bertrand
Guay / AFP. Publié sur le site RTL
https://www.rtl.fr/actu/meteo/caniculeparis-
bat-son-nouveau-record-absolude-
chaleur-7798100330
Un homme torse nu allongé sur la pelouse, des parisiens en maillot de bain devant la Tour Eiffel, se baignant dans les fontaines ou prenant le soleil dans un parc… Quel est le point commun entre ces images ? Elles illustrent en fait toutes le même point d’actualité : la canicule estivale. L’idée est ici de s’interroger sur le choix journalistique : la canicule, événement climatique extrême qui était autrefois très rare et est en passe de devenir commun, est présentée sous un jour plutôt plaisant, soleil est synonyme de vacances, de bronzette, et on voit les marchands de glaces se réjouir de leurs ventes records. Or les canicules tuent : les chaleurs extrêmes engendrent une surmortalité et sont néfastes pour les personnes âgées, les nouveaux-nés, les personnes fragiles ; elles empêchent les plantes nécessaires à notre nourriture de pousser ; elles entraînent une pénurie d’eau, des sécheresses, des incendies qualifiés de méga-feux (Canopée, 26 juillet 2023)11 ; elles tuent de nombreuses espèces animales.
Un autre choix journalistique pourrait-il être fait ? Les élèves sont ici amenés à s’interroger sur la représentation d’un fait d’actualité et sur les réactions qu’il provoque chez le lecteur. Montrer des gens qui bronzent pour illustrer le changement climatique, c’est nier son caractère délétère. Pour illustrer l’urgence, il serait plus adapté de montrer une terre craquelée, des plantes flétries ou des animaux assoiffés, des personnes en difficulté… L’Observatoire des Médias sur l’Écologie12 et l’association Climat Médias13 ont ainsi été créés pour analyser la façon dont les médias rendent compte du changement climatique et de ses effets, et interpeller les journalistes sur leur traitement de l’information. S’il n’y a pas d’interdiction officielle d’utiliser tel type d’image pour illustrer le changement climatique, son traitement médiatique fait l’objet d’une attention croissante. Certains médias ont commencé à modifier leur approche du traitement climatique, et une « Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique » a été lancée en septembre 2022 par un collectif de journalistes français14.
L’exercice conduit également à s’interroger : est-ce qu’un refroidissement climatique, avec des températures négatives plus extrêmes et plus importantes, aurait davantage été pris en compte comme un danger mondial qu’un réchauffement climatique ? Sans doute : c’est tout le problème des biais cognitifs, et la séance peut se terminer sur le visionnage de la vidéo de La Psy Qui Parle intitulée Les 5 biais psychologiques qui menacent notre planète15. La youtubeuse y évoque le fonctionnement du cerveau humain qui pousse en fait à l’inaction. Alors que tout le monde ou presque est convaincu qu’il faut agir pour sauver la planète, les biais psychologiques empêchent de le faire :
– le biais d’inertie pousse ainsi à rester dans ses habitudes et sa zone de confort ;
– le biais de confirmation fait retenir essentiellement les arguments qui confirment son idée initiale ;
– le biais de sur-confiance fait surestimer ses compétences, ici en matière scientifique pour répondre à la crise du climat ;
– le biais du temps présent fait rechercher les bénéfices immédiats plutôt que les bénéfices lointains ;
– le biais de disponibilité mentale fait privilégier les informations disponibles dans notre mémoire ou les expériences déjà vécues.
Pour conclure, notre esprit nous pousse à prendre en compte les informations rassurantes qui nient le changement climatique, son impact ou la responsabilité humaine dans ce processus, alors qu’il est plus que jamais nécessaire de privilégier la parole des scientifiques et de se méfier des amateurs de complots.
L’ours polaire : un exemple type chez les climatosceptiques
Dans notre proposition, les exemples s’arrêtent ici pour permettre à la séance de se tenir en une heure, mais il existe bien d’autres exemples de fake news qui pourront être analysés dans un second temps. Un exemple type est celui de l’ours polaire, érigé comme symbole des conséquences du réchauffement climatique, mais aussi brandi régulièrement par les climatosceptiques. Le site https://reinformation.tv est ici une mine d’articles climatosceptiques sur le sujet : « L’ours polaire n’a pas disparu d’Arctique et se porte bien, n’en déplaise aux climato-alarmistes », « Encore un mensonge écolo : les ours polaires de plus en plus nombreux malgré les prédictions des avocats de la thèse du réchauffement climatique », « Les ours polaires ne sont pas en danger, affirment les scientifiques Susan J. Crockford et Mitchell Taylor, déchaînant les climato-alarmistes », « Un autre mensonge du réchauffisme qui annonçait la disparition de l’ours polaire… il se multiplie ! »16.
D’après ces articles, les ours polaires seraient en fait plus nombreux, en bonne santé, et les images choc montrant des ours faméliques sur un iceberg ne seraient que des fake news destinées à affoler l’opinion. De fait, le National Geographic a effectué un mea culpa en expliquant que l’ours amaigri que le magazine avait présenté en faisant explicitement le lien avec le réchauffement climatique était en fait peut-être simplement malade ou âgé : c’est l’interprétation qui était alors fautive, non l’image elle-même (Mittermeier, 2018)17. Or, les propos des climatosceptiques concernant la situation de l’ours polaire se basent systématiquement sur les travaux de Susan J. Crockford, zoologiste canadienne et figure controversée dans le domaine des sciences climatiques : elle a été exclue de l’université de Victoria en 2019 ; ses travaux (Crockford, 2016 ; 2019) sont publiés par le GWPF (Global Warming Policy Foundation, https://thegwpf.org), groupe financé par des proches de l’industrie des énergies fossiles et qui vise essentiellement à remettre en cause les politiques de lutte contre le dérèglement climatique. Elle n’a, de son propre aveu, jamais mis les pieds en Arctique, et n’a jamais publié d’article sur le sujet dans une revue scientifique à comité de lecteurs (Mercadier, Le Monde, 18 juin 2019)18.
Le raisonnement des climatosceptiques est le suivant : si les ours polaires se portent bien, alors le changement climatique est moins important que prévu et les scientifiques ont tort. Mais est-il vrai de dire que la population d’ours a augmenté au lieu de diminuer ? En réalité, les ours polaires sont devenus une espèce protégée en 1973, et l’arrêt de la chasse a contribué à préserver des milliers d’individus. De plus, il est difficile d’estimer la population d’ours polaires dans un milieu hostile et immense. Les techniques de comptage se sont améliorées, ce qui a entraîné une hausse artificielle de la population d’ours estimée : les estimations initiales étaient probablement trop faibles (Wagner, BonPote, 2021, màj 2024)19. En réalité, si le dérèglement climatique se poursuit au rythme actuel, la population d’ours polaires est bien condamnée à long terme à s’effondrer en même temps que son territoire de chasse, nécessaire à sa survie.
Conclusion
Il ne faut pas oublier que l’ours blanc est un symbole : en réalité, c’est tout l’écosystème arctique qui est touché par la disparition progressive de la banquise, y compris les communautés humaines vivant dans ces régions. Nier une des conséquences du dérèglement climatique pour nier toutes les autres, autrement dit se focaliser sur l’arbre qui cache la forêt, est une des méthodes des climatosceptiques pour instiller le doute et l’inaction dans le public.
Dans sa vidéo, Ismaïl Ouslimani (le Raptor) qualifie de « secte » et de « religion » la communauté scientifique qui alerte sans relâche sur le changement climatique : il inverse ici les faits, faisant des inquiets des « alarmistes » croyant sans réfléchir ce que les « gourous » scientifiques leur affirment. Inutile de rechercher ses propres sources : en réponse à toute demande de référence bibliographique, Ismaïl Ouslimani se contente d’insulter les internautes qui osent douter de son « argumentaire implacable » : « Le simple fait d’aller vérifier les sources alors que vous avez passé les 4 dernières années à vous faire berner comme une sauce béarnaise à propos d’un virus créé par gain de fonction en laboratoire […] témoigne du caractère indélébile de votre esclavage mental » (Ouslimani, 2024)20.
L’activité présentée ici a permis aux élèves de développer leur esprit critique face à la désinformation sur le changement climatique. En analysant des exemples concrets de fausses informations climatosceptiques, ils ont pu s’approprier des outils et des méthodes : vérifier les sources, se questionner sur la spécialisation scientifique de l’auteur et sur ses intérêts personnels, croiser les informations et identifier les arguments fallacieux. L’approche pluridisciplinaire favorise une compréhension globale des enjeux, entre implications scientifiques, sociétales et éthiques. Cette séance s’inscrit donc pleinement dans les objectifs de l’ÉMI visant à former des citoyens éclairés, capables d’agir de manière responsable dans une société marquée par la multiplication des flux d’information. Elle vise également, modestement, à favoriser un éveil des consciences écologiques et à promouvoir une citoyenneté éclairée face aux défis environnementaux.
Cette séance gagne en efficacité si elle s’inscrit dans une thématique d’étude du réchauffement climatique en SVT ou en EMC. Pour prolonger ce travail, les élèves pourraient également être invités à produire leurs propres contenus (article, podcast ou vidéo) pour sensibiliser leurs pairs aux enjeux climatiques, mobilisant ainsi les compétences nouvellement acquises.
L’éducation à la sexualité est obligatoire depuis 2001, à raison de trois séances par an. Après des mois de polémiques et plusieurs remaniements ministériels, la ministre Élisabeth Borne a présenté début 2025 un nouveau programme d’éducation à la vie affective et relationnelle, et à la sexualité, pour une mise en œuvre effective en septembre 2025. Comment pouvons-nous mettre les ressources du CDI et nos compétences professionnelles au service de l’EVARS ? Les possibilités sont nombreuses, tant dans le champ de l’EMI que par le biais des œuvres de fiction, qui parfois proposent des réponses incarnées aux questions que se posent les adolescents en matière de sexualité.
Cet entretien a eu lieu en décembre 2024, peu avant la sortie du Ciel de Joy. Sentiment amoureux, désir, première fois, contraception font partie des questions abordées dans Le Ciel de Joy, un roman qui a pour thème principal l’avortement.
RENCONTRE AVEC SOPHIE ADRIANSEN
La genèse du Ciel de Joy
Le Ciel de Joy paraît l’année des 50 ans de la loi Veil. Avez-vous répondu à une commande des éditions Flammarion ou bien avez-vous proposé spontanément votre manuscrit ?
C’est une proposition de ma part. Je tournais autour de ce sujet depuis des années et j’avais envie de parler d’avortement mais en prenant le contre-pied de ce qu’on trouve globalement en littérature jeunesse ou en young adult, où souvent la grossesse non désirée est une catastrophe pour l’héroïne. C’est quelque chose qu’elle doit soit cacher à ses parents, à sa mère en particulier, soit que ses parents cherchent à cacher à tout prix. Je voulais proposer un autre schéma, un autre modèle de famille et une jeune fille qui se retrouve isolée mais pas pour les raisons pour lesquelles on a l’habitude de voir les jeunes filles isolées en littérature jeunesse quand il est question de grossesse non désirée.
Vous aviez déjà abordé ce thème dans Le Test1. Vous sentiez que vous aviez d’autres choses à dire sur les grossesses précoces ?
Oui, je voulais aborder la question de l’avortement. Je savais quel type de famille je voulais mettre en scène, mais il a fallu que j’aie un déclic. Je ne saurais même pas vous dire comment il est venu, mais c’était ça que je voulais raconter depuis très longtemps. Probablement que ce sont les échanges avec l’éditrice de Flammarion qui m’ont poussée à y aller, et très vite, quand je lui ai proposé ce projet, elle m’a dit en effet que si ça pouvait être terminé pour sortir au moment du cinquantenaire ce serait formidable. On parle assez peu du travail des éditeurs, mais parfois dans les échanges il y a un aspect psychologique qui n’est pas négligeable, même si c’est un sujet qu’on porte en soi depuis très longtemps. Ça peut permettre de passer à l’action.
C’est donc un déclencheur ?
Oui. Je fréquente beaucoup les CDI, car même quand ce sont les profs de français qui me convient, c’est souvent au CDI que ça se passe. Pour Le Test, on m’a fait souvent remonter que c’est un livre « de CDI », car c’est un livre qui est beaucoup emprunté mais qui n’est pas forcément lu à la maison, qui ne sort pas forcément du sac, qui est lu sur place, un peu en cachette. Ado, quand je posais une question sur la vie intime, on me filait un livre théorique en me disant « tu vas trouver les réponses là-dedans » mais on n’en parlait pas. J’ai vraiment cette envie-là, qu’il y ait des réponses incarnées qui puissent arriver par les livres.
La question de l’avortement
Dans Le Ciel de Joy, votre héroïne découvre que l’accès à l’avortement en France, quand on est mineure, n’est pas si facile. Le plus difficile pour elle est de trouver un adulte qui accepte de l’accompagner dans sa démarche. Quels sont aujourd’hui les autres freins à l’IVG, selon vous ?
Il y a des disparités très fortes selon les territoires. Il y a des centres qui ferment. Il y a une diminution des subventions, voire des subventions qui sont complètement coupées, ce qui rend plus difficile de trouver un centre ouvert, et ouvert aux bonnes heures en fonction des contraintes professionnelles ou scolaires. Le rapport avec les praticiens de santé peut aussi être un obstacle, en fonction de ce que chacun décide de faire jouer comme clause de conscience. Il y a des obstacles matériels, pratiques et il y a des obstacles philosophiques.
Votre roman est entrecoupé de passages mis en relief par une typographie différente, qui donnent la parole à d’autres personnages, issus d’époques lointaines ou de pays autres que la France. Le premier donne la parole à l’héroïne médiévale Iseult. Qui sont les autres femmes que vous faites parler et quel est leur rôle ?
Mon idée était de montrer que pour des héroïnes de l’âge de Joy, en fonction des époques, ou aujourd’hui en fonction des territoires dans lesquels on nait et dans lesquels on vit, le sort peut être totalement différent, pour proposer un kaléidoscope de l’accès à l’avortement, en particulier pour les mineures. Les autres sont pour la plupart des easter eggs, des petits clins d’œil à mes autres ouvrages. Par exemple Madeleine, c’est la Madeleine du Test.
De la même manière que Lucie, c’est la Lucie de votre bande dessinée Outre-mères2 ?
Exactement. On croise les deux personnages de la BD : il y a Lucie qui vit à la Réunion, mais aussi Marie-Anne, qui est la jeune fille qui vit dans l’hexagone. Il y a également Téodora qui vit au Salvador où la législation est très stricte, qu’on aperçoit dans un de mes romans pour adultes, Hystériques3, qui parle du rapport à l’utérus et à la maternité. Les autres sont le fruit de recherches qui me permettaient de compléter un peu ce patchwork pour qu’il soit équilibré. Il me paraissait par exemple très important de parler des États-Unis aujourd’hui.
Quand vous dites le fruit de recherches, vous voulez dire qu’il s’agit de personnages réels ?
Non, les personnages sont fictifs, mais j’ai fait beaucoup de recherches pour avoir des situations qui s’incarnent.
Joy regrette que dans les livres qu’elle a lus et dans lesquels les héroïnes sont confrontées à des grossesses précoces, le point de vue du garçon ne soit jamais donné. Vous pensiez à des œuvres précises ?
Je pensais que vous alliez me faire remarquer qu’on ne sait pas beaucoup de choses du point de vue de Robinson…
Oui, j’allais y venir. Je me demandais si vous aviez envisagé de lui donner plus de place. Comment en êtes-vous arrivée finalement à le cantonner lui aussi dans un rôle secondaire ?
Je trouve que c’est vraiment une question très délicate. Effectivement on aurait envie que sur ce sujet les hommes, les hommes jeunes comme c’est le cas ici, s’expriment, s’impliquent, aident davantage, mais mon point de vue c’est qu’avant de leur laisser la place et la parole, il faut que celle accordée aux femmes et aux jeunes filles soit pleinement occupée. Il me semble que dans l’ordre des priorités, il est important qu’il y ait d’abord plus de voix féminines sur la question. J’avais aussi envie de mettre en scène un garçon qui n’a pas l’attitude qu’on peut imaginer. Il ne réagit pas du tout comme Ulysse dans Le Test parce qu’il est présent, et il est presque trop arrangeant. Sur le moment il n’a pas du tout la réaction que Joy attend. Je voulais qu’on soit bien dans l’idée que c’est à elle de prendre cette décision-là. Je voulais montrer un couple qui n’est pas si classique, avec une sexualité un peu différente de la sexualité très hétéronormée qu’on a l’habitude de présenter dans les livres avec les premières grandes histoires d’amour.
Vous voulez parler du fait qu’ils n’ont pas forcément des rapports sexuels complets, que ce n’est pas ça leur priorité ?
Cette norme de la sexualité pénétrative, je crois que c’est important qu’elle soit déconstruite parce que les dérives sont nombreuses et dommageables. Je voulais présenter un couple avec deux individus qui trouvent que finalement dans certaines situations, la pénétration n’est pas utile à leur moment de plaisir. Ils n’utilisent pas de préservatif à chaque fois, non pas parce qu’ils sont irresponsables et qu’ils ne se protègent pas, mais parce qu’en fait c’est avec leur peau qu’ils se parlent, comme ils le disent. Ça me paraissait important pour faire baisser cette pression qui pèse beaucoup sur les garçons, et au final sur tout le monde.
Le rôle joué par Madame Devienne, la professeure documentaliste
Aucun de ses proches n’ayant accepté de l’accompagner, Joy demande à la professeure documentaliste de son lycée de l’accompagner au Planning Familial. Pourquoi ce choix ?
Tout professeure qu’elle est, la prof doc (je rencontre surtout des femmes) a vraiment un rôle à part, parce qu’elle n’a pas le même positionnement vis-à-vis des élèves. Elle n’est pas amenée ou moins amenée à mettre des notes, à établir des classements, à donner des devoirs, à imposer des sanctions, et donc ça permet de la part des élèves des attitudes qui peuvent être différentes. Il y a aussi l’idée du lieu. Ce sont vraiment des lieux particuliers, les CDI. Évidemment ce sont des lieux que j’adore parce qu’ils sont remplis de livres, mais au-delà de ça, il y a quelque chose de chaleureux. Dans un autre de mes romans, les collégiens vont au CDI4 parce que dans la cour ils se font maltraiter verbalement. C’est vraiment une safe-place : un endroit dans le collège ou dans le lycée où on peut être tranquille, en étant sûr qu’il ne nous arrivera rien. L’enseignante qui est là a son rôle à jouer dans le côté refuge et protecteur qu’il peut y avoir dans ce lieu. Quand je rencontre des classes, quand on fait un atelier d’écriture, on me dit toujours qu’un tel et un tel est absolument nul en français mais que parce qu’on est au CDI et que ça ne sera pas noté, il y a quelque chose de différent qui se déclenche, ils s’autorisent à aller dans des directions différentes. Ils se lancent dans de la poésie par exemple alors que les professeurs auraient juré que ces élèves-là n’auraient jamais réussi avec ce genre de consignes. Des élèves dont on me dit qu’ils ne tiendront pas toute l’heure de la rencontre, sont hyper attentifs parce qu’on est dans un autre rapport et parce qu’on n’est pas dans une salle de classe. Je vois plein de choses que le lieu CDI permet. J’avais envie de parler de ce lieu-là et de cette personne qui est peut-être un peu moins une figure d’autorité que les autres enseignants, qui est prof mais pas que, comme le nom de sa fonction l’indique, et qui, par les livres qu’ils empruntent, a en quelque sorte des portraits en creux de ses élèves. Je trouve que c’est hyper intéressant de se dire qu’on se donne à voir d’une certaine manière, Joy le dit, en fonction des livres qu’on lit et qu’on emprunte.
D’ailleurs Joy apprécie que la professeure documentaliste ne fasse pas de commentaires au sujet des livres qu’elle emprunte.
Oui, et donc elle sait pouvoir compter sur sa discrétion.
Littérature et écriture
Vous êtes-vous toujours destinée à l’écriture ?
C’était ce que je disais quand j’étais petite, que plus tard je voudrais devenir écrivaine. Mes parents m’ont toujours encouragée à utiliser mes capacités autrement, donc j’ai fait sept ans d’études de finances, d’économie internationale et de langues étrangères, puis j’ai travaillé cinq ans dans la finance, tout en écrivant le soir et le week-end. J’en suis partie à la publication de mon deuxième livre. Ça fait treize ans maintenant que je me consacre uniquement à l’écriture, mais il y a eu ce petit détour par le salariat, par les chiffres et par la loyauté familiale finalement.
Aujourd’hui, pourquoi écrivez-vous ?
Les réponses à cette question sont différentes en fonction des tranches d’âge. Quand j’écris en adulte, c’est plutôt pour comprendre, pour continuer des choses aussi. En jeunesse j’écris les livres que j’aurais voulu lire, ou les réponses que j’aurais aimé trouver à cet âge-là. Il y a aussi souvent un fond de colère parmi les moteurs d’écriture. Avec Le Ciel de Joy je voulais parler des subventions coupées au Planning Familial, dire que ce n’est jamais complètement acquis donc faisons attention, on n’est pas à l’abri d’un retour en arrière. J’ai toujours un côté un peu militant quand je vais vers un sujet social.
Vous parlez de colère et de militantisme. Joy a une forte conscience écologique. Elle craint de polluer les cours d’eau en prenant la pilule. Elle reproche à sa mère d’emballer encore les cadeaux avec du papier jetable. Pensez-vous que cette conscience soit réellement partagée par sa génération ?
J’ai l’impression que pour cette génération, la politique, c’est d’abord l’écologie. S’il y a un sujet d’engagement, et qui ne passe pas forcément par les urnes, c’est la protection de l’environnement. Il y a une conscience de la limitation des ressources par exemple, qu’il n’y a pas autant chez les générations d’avant.
Est-ce un thème que vous avez développé dans d’autres romans ?
Oui. Chez Flammarion déjà, j’avais participé au recueil initié par Marie Pavlenko qui s’appelle Elle est le vent furieux5, où la Dame Nature en a tellement marre qu’elle se venge, d’autant de façons qu’il y a de nouvelles et d’autrices dans ce recueil. Dans L’été du changement6, je parle de la prise de conscience écolo de deux jeunes. C’est l’été entre la 3e et la 2ne, ils ne sont pas du tout écolos. En revenant de leurs vacances, où l’un va en Norvège et l’autre va en Malaisie, avec leurs expériences différentes, la déforestation par exemple en Malaisie, ils décident de changer des choses. C’est vraiment un roman sur la prise de conscience en tant que telle.
Quels sont vos prochains projets ?
Je travaille sur plusieurs scénarios de bande dessinée, pour adultes ou ado-adultes. Je pense bien réécrire d’ici quelques mois pour les grands ados et je planche aussi sur un roman pour collégiens autour de la question de l’identité de genre.
Vous travaillez donc sur différents projets simultanément ?
Toujours. Parce que ça ne va pas dans ma tête si quelque chose n’avance pas, or ça avance rarement de façon linéaire sur un seul projet. Donc ma stratégie, que j’ai mise en place il y a très longtemps, c’est quand ça bloque sur un projet, de passer à un autre projet. Comme ça j’ai toujours la satisfaction que quelque chose avance. Les pauses que je fais sur un texte, je les fais dans un autre texte finalement.
RESSOURCES
Vidéos
Collège/lycée
Sexotuto. Lumni et France Télévision. Une mini-série avec des épisodes d’environ 5 min. Askip. Vidéos format tiktok. Des questions ou idées reçues exprimées par des ados, suivi de l’éclairage d’un professionnel de santé. Ok, pas ok. Sur le consentement. Toutes ces vidéos sont accessibles sur le site OnSexprime réalisé par Santé publique France :
https://www.onsexprime.fr/toutes-les-videos
Lycée
Talon, Julie. Préliminaires. Arte, 2019. Des jeunes de 12 à 23 ans évoquent leur(s) première(s) relation(s) sexuelle(s) :
https://www.dailymotion.com/video/x8cs4lb
Jeux
Collège
C’est cliché. Canopé, 50 €. Un jeu de plateau coopératif qui permet de sensibiliser aux stéréotypes de genre.
Egalia : mission Stéréotypos. Canopé, 20 €. Escape game à jouer en mode connecté ou à installer. Les joueurs, répartis en deux équipes de 7 au plus, sont en mission sur Stéréotypos pour rétablir l’égalité sur Egalia.
Organismes officiels et centres de ressources
Santé publique France. Cet organisme public édite deux sites dédiés à la sexualité. Diffusion gratuite de brochures et affiches sur commande et en créant un compte.
https://www.onsexprime.fr/
https://questionsexualite.fr/
Les centres d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF). Ils exercent une mission d’intérêt général, confiée par l’État pour favoriser l’accès aux droits des femmes et leur insertion socio-économique. Parmi les campagnes de sensibilisation proposées :
CIDFF. Amour sans violence, pour identifier les mécanismes de l’emprise,
https://www.amoursansviolence.fr/kit-de-
sensibilisation/.
CIDFF. Info jeunes prostitution, pour sensibiliser les jeunes aux risques et aux impacts des pratiques prostitutionnelles et pré-prostitutionnelles (loverboy, grooming, sugar dating…),
https://infojeunesprostitution.fr/
Le Centre Hubertine Auclert. Organisme associé de la Région Île-de-France, qui promeut l’égalité entre les femmes et les hommes et lutte contre les violences faites aux femmes. Propose de nombreux outils à télécharger comme les « Malles Égalité » ou à emprunter pour les établissements scolaires franciliens : vingt-deux expositions dont « C’est mon genre ! », « Lutter contre les cyberviolences sexistes et sexuelles » ou « Sang pour sang règles ».
https://www.centre-hubertine-auclert.fr/
Les Crips. Centres régionaux d’information et de prévention du sida, pour la santé des jeunes. Proposent des interventions en milieu scolaire sur les IST.
https://www.lecrips-idf.net/
https://sud.lecrips.net/
Maison pour l’égalité femmes-hommes. Un service public de Grenoble-Alpes Métropole situé à Échirolles, qui propose une sélection de ressources (exposition, vidéo, podcast, jeux) autour des règles.
https://www.maisonegalitefemmeshommes.fr/527-ateliers.htm
Espace Diversités Laïcité de Toulouse Métropole. Riche catalogue d’expositions à emprunter gratuitement sur l’orientation sexuelle et sur le genre.
https://metropole.toulouse.fr/annuaire/espace-diversites-laicite
Cartooning for peace. Dessine-moi l’égalité des genres. 2022. Un livret pédagogique et 12 panneaux thématiques. Exposition à réserver auprès des référents MGEN de chaque académie. Ghada Hatem, gynécologue-obstétricienne, fondatrice de la Maison des Femmes de Saint-Denis, est la rédactrice des textes de l’exposition.
https://www.calameo.com/read/0025248395dc5a51042ab
Le planning familial. C’est un mouvement militant qui défend le droit à la contraception, à l’avortement et à l’éducation à la sexualité. Trois centres de documentation (Paris, Villeurbanne et Grenoble) proposent des ressources en prêt.
https://www.planning-familial.org/fr.
Lieux et lignes d’écoute
Les EVARS (Espaces vie affective, relationnelle et sexuelle). Lieux d’information, d’écoute, de sensibilisation et de prévention en matière de vie affective, relationnelle et sexuelle, anonyme et gratuit.
https://ivg.gouv.fr/annuaire-des-espaces-vie-affective-relationnelle-et-sexuelle-evars.
Fil Santé Jeunes. Un site d’information financé par Santé publique France et associé à une ligne d’écoute : 0 800 235 236.
https://www.filsantejeunes.com/sexe/sexualite
Textes officiels
Éducation à la sexualité. Loi n°2011-588 du 04/07/ 2001 : « Une information et une éducation à la sexualité sont dispensées dans les écoles, les collèges et les lycées à raison d’au moins trois séances annuelles et par groupes d’âge homogène. Ces séances présentent une vision égalitaire des relations entre les femmes et les hommes. Elles contribuent à l’apprentissage du respect dû au corps humain et sensibilisent aux violences sexistes ou sexuelles ainsi qu’aux mutilations sexuelles féminines. »
Programme d’éducation à la sexualité – Éduquer à la vie affective et relationnelle à l’école maternelle et à l’école élémentaire, éduquer à la vie affective et relationnelle, et à la sexualité au collège et au lycée. Bulletin officiel n° 6 du 06/02/2025.
Modalités de mise en œuvre du nouveau programme. Circulaire du 04/02/2025.
https://www.education.gouv.fr/bo/2025/Hebdo6/MENE2503565C
Eduscol propose des exemples de progression pour chaque niveau de classe, de la 6e à la Terminale, à raison d’une séance par trimestre, ainsi que des ancrages possibles dans les programmes scolaires au collège et au lycée :
https://eduscol.education.fr/2399/je-souhaite-construire-un-projet-autour-de-l-education-la-sexualite-avec-l-ensemble-de-la-communaute-educative
Exemples dans les programmes :
EPS (cycle 3) : La maîtrise des émotions, s’engager dans des actions artistiques ou acrobatiques destinées à être présentées aux autres.
Français (cycle 4) : Les nuances du sentiment amoureux, en s’appuyant sur l’entrée du programme « Dire l’amour ».
EMC (lycée) : La reconnaissance des différences, la lutte contre les discriminations, dont homophobie et transphobie.
Pistes pédagogiques
Proposer un accès à l’information via le fonds et le portail documentaires mais aussi un accès à une information incarnée, via des œuvres de fiction, qui peuvent servir de déclencheurs pour engager le dialogue :
– Organiser un club lecture spécial « Questions d’ados » réservé aux 4e et 3e en collège.
– Réunir documentaires et fictions sous la forme d’un pôle Santé / Sexualité qui pourra être assorti d’affiches et de brochures de prévention.
Participer à des séances d’EVARS, en binôme avec l’infirmière, un enseignant de discipline, un CPE :
– EMI : Représentations femmes-hommes dans la publicité, Cyberharcèlement, Internet et pornographie…
– CPS : Comprendre la notion de consentement. Accueillir et nommer les émotions…
Mettre en place des actions à l’échelle de l’établissement, avec le référent égalité :
– Féminiser les noms des salles de l’établissement.
– Créer des campagnes d’affichage, en s’inspirant par exemple du travail d’Elise Gravel :
https://elisegravel.com/livres/affiches-a-imprimer/
– Inviter des autrices engagées, faire intervenir des associations agréées
https://www.education.gouv.fr/les-associations-agreees-par-l-education-nationale-378984
– Participer à des journées de mobilisation, par exemple le 25 novembre, Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Les actions militantes des lycéen·nes dans Le silence est à nous de Coline Pierré peuvent donner d’autres idées…
Ici on peut être soi
madame Lindgren anime avec l’infirmière du lycée les fameux cours d’éducation à la vie affective rela tionnelle et sexuelle
[…]
ici elles parlent consentement plaisir violences sexuelles identité contraception avortement et quand les ricaneurs ricanent elles ne se privent pas de les remettre à leur place et quand des parents lancent une pétition pour s’y opposer elles tiennent bon comme des arbres dans la tempête
Extrait de Pierré, Coline. Le silence est à nous. Flammarion, 2025, p. 99.
Dans l’entretien qu’elle nous a accordé peu avant la sortie de son roman Le Ciel de Joy (voir l’Ouverture culturelle, dans ce même numéro), l’autrice Sophie Adriansen évoque la nécessité de proposer des réponses incarnées par des personnages de fiction aux questions que se posent les adolescents sur la sexualité. Elle nous offre ainsi une piste pour aborder certains points du nouveau programme d’Éducation à la vie affective et relationnelle, et à la sexualité (EVARS) qui entre en vigueur cette année. L’année 2025 est aussi l’année des cinquante ans de la loi Veil autorisant l’avortement en France. Profitons-en pour nous intéresser aux romans et aux bandes dessinées qui abordent ce thème et que nous pouvons proposer à nos lecteurs de collège et de lycée qui s’interrogent sur les premières relations sexuelles, sur la contraception, mais aussi sur les combats qui ont rendu possible l’accès libre et gratuit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en France, un droit qui n’existe pas ou bien qui est menacé dans d’autres pays.
Avorter quel qu’en soit le prix
Commençons par nous souvenir de ce que signifiait avorter en France avant 1975 et de ce que cela signifie encore dans d’autres pays aujourd’hui.
Rouen, 1963. Parvenue à la cinquantaine, Annie Ernaux se souvient de son avortement, survenu 24 ans plus tôt. Elle raconte cette expérience dans L’évènement. Elle est alors étudiante en lettres et vit à la cité universitaire. Déterminée à avorter, elle mettra néanmoins trois mois à trouver l’adresse d’une « faiseuse d’ange ». La lauréate du prix Nobel de littérature n’épargne au lecteur aucun des détails de l’interminable quête qui la mène jusqu’à cette femme, aide-soignante de son métier, qui la reçoit dans son petit appartement à Paris, de l’acte qui devra être répété deux fois, et de son issue, dramatique. Annie Ernaux fera une hémorragie et sera évacuée à l’hôpital où elle subira un curetage. Son récit est nécessaire car il jette une lumière crue sur ce que vivaient les femmes avant 1975 : impuissance, peur, rejet du corps médical, difficultés financières, douleur, risque d’être poursuivie par la loi, risque de mourir. À cette époque, chaque jour, trois femmes meurent des suites d’un avortement clandestin.
Irlande du Nord, 1993. Dans ce pays de forte tradition catholique, l’avortement restera illégal jusqu’en 2018. Le roman Dans le ventre de Fianna Sinn apporte un angle de vue original en littérature jeunesse sur la question de l’avortement car ici, ce n’est pas la jeune héroïne qui doit avorter, mais sa mère. Dans un contexte où s’affrontent dans les rues du pays les pros et les anti-avortement, Abigeál, qui a déjà cinq frères et sœurs, découvre que sa mère est à nouveau enceinte. Profondément catholique, effacée derrière un mari dominant, elle n’arrive pas à se résoudre à avorter, quand bien même elle considère cette nouvelle grossesse comme un fardeau.
États-Unis, 2020. Missouri 1627 raconte l’histoire d’une jeune fille de 17 ans qui doit traverser plusieurs États pour avorter. Quand les auteurs Jennifer Hendriks et Ted Caplan écrivent, la loi du Missouri autorise l’avortement mais avec des restrictions. Veronica, mineure, est obligée de présenter une autorisation de ses parents. Elle décide alors de se rendre jusqu’au Nouveau-Mexique, pour trouver une clinique qui accepte de pratiquer cet avortement sans le consentement parental. Veronica a un profil de reine de bal. Elle est conduite par son ancienne amie du collège, la fantasque Bailey au look gothique. Le road-trip de ces deux filles que tout oppose donne un roman drôle et néanmoins subtil, dans lequel les émotions jouent aux montagnes russes. À noter qu’aujourd’hui, l’avortement a été interdit dans l’État du Missouri, y compris en cas de viol et d’inceste. Au Nouveau-Mexique, l’accès reste autorisé sans restriction et une loi protège les patients et les médecins des poursuites d’autres États.
Maroc, 2024. La bande dessinée Des femmes guettant l’annonce s’ouvre sur la mort d’une jeune femme au cours d’un avortement clandestin. Le Maroc est en émoi et le débat sur la légalisation de l’avortement est relancé. C’est dans ce contexte que Lila, une jeune commerciale, apprend qu’elle est enceinte. Soutenue par son amie Nisrine, militante féministe, elle va de gynécologue en gynécologue mais tous refusent de pratiquer l’avortement. Dans une salle d’attente, Lila fait la connaissance de Malika, une femme mariée déjà mère de cinq enfants et dont le mari est au chômage. Malika ne souhaite pas avoir un nouvel enfant. Des femmes guettant l’annonce raconte l’histoire de ces trois femmes, embarquées malgré elles pour un road trip. L’autoradio allumé, elles espèrent une légalisation de l’avortement qui mettrait fin à leur quête. Après de nombreuses déconvenues, une gynécologue exerçant dans une clinique privée accepte enfin de les aider. Heureusement, car le débat national sur l’IVG débouche sur un statu quo. Au Maroc, l’avortement reste passible de six mois à deux ans de prison pour la femme, et d’un à cinq ans pour les praticiens.
À chacune son parcours et son choix
Voici Pia, Mona, Malika et Joy. Elles ont entre 15 et 17 ans et sont les héroïnes des romans pour la jeunesse Trop tôt, 17 millimètres, No kids et Le ciel de Joy. Dans cette partie nous retrouverons aussi Veronica de Missouri 1627 et nous rencontrerons l’adolescente que fut Colombe Schneck dans son récit autobiographique intitulé Dix-sept ans.
Les causes de la grossesse
« Comment peut-on se retrouver
En consultation pour une IVG
Avec une culotte
À licornes ? »
C’est ce que se demande Mona, la narratrice de 17 millimètres. Dans son cas, c’est le préservatif qui a craqué. Idem pour la narratrice du Ciel de Joy. Dans Missouri 1627, c’est la muflerie de Kevin, le petit ami de Veronica, qui est en cause. Ils sont en couple depuis trois ans et s’apprêtent à quitter le lycée pour l’université. S’ils sont tous les deux des élèves populaires, seule Veronica brille par ses résultats scolaires. Elle a décroché une bourse pour une université prestigieuse et éloignée. Kevin a besoin de la belle Veronica à ses côtés pour exister. Il perce des trous dans un préservatif dans le but de la mettre enceinte et de l’empêcher de quitter le Missouri. Il n’imaginait pas que Veronica, issue d’une famille très croyante, avorterait pour reprendre la main sur son destin. Dans No Kids, on apprend qu’il est possible de tomber enceinte sans pénétration, par le précum, qui est le liquide clair qui s’écoule du pénis pendant l’excitation sexuelle et avant l’éjaculation. Dans Dix-sept ans, de Colombe Schneck, c’est un oubli de pilule qui est en cause : « La pilule, je l’avais, mais je ne l’ai pas prise consciencieusement, je n’ai pas fait attention ». Avec Trop tôt, on comprend aussi pourquoi, la première fois, on a rarement un préservatif sur soi : « C’est la seule chose que je regrette dans mon histoire, de ne pas avoir pris un contraceptif avant. Quant aux préservatifs, je n’en avais pas. Au collège, seules les salopes en ont sur elles » raconte Pia, 15 ans, qui après une seule et unique nuit d’amour pendant les vacances d’été, se retrouve enceinte. Dans ce court roman de Jo Witek, le récit au passé des vacances de Pia, de cette nuit de plaisir et des semaines d’inquiétude qui ont suivi, alterne avec des passages en italique rédigés au présent, qui placent le lecteur aux côtés de Pia, dans la voiture conduite par sa mère, en route pour la clinique où elle va avorter. Cette proximité nous permet de partager les émotions de Pia, sa peur et la honte qu’elle croit lire sur le visage de sa mère.
L’épreuve du test
Après la prise de risque, consciente ou non, suit la longue attente des règles. Pour Colombe Schneck ou pour Veronica, il est difficile d’estimer l’ampleur du retard : « Depuis combien de semaines est-ce que je regarde le fond de ma culotte en espérant voir du sang ? Un mois, deux mois ? Avril, mai ? Je n’arrive pas à compter, à me souvenir » raconte Colombe Schneck. Pour toutes, l’attente est interminable et suivie de l’inévitable épreuve du test. On la retrouve dans tous les romans sur l’IVG destinés à la jeunesse. Il y a d’abord l’épreuve de l’achat, du choix de la pharmacie, avec la crainte d’être reconnue, ou d’être questionnée. Lorsque le résultat apparait, il est difficile à accepter : dans 17 millimètres, Mona va jusqu’à répéter neuf fois l’opération. Dans Trop tôt, Pia dit : « Je me souviens que le résultat du test fut comme un coup de poing dans le ventre ». Missouri 1627 remporte la palme du test de grossesse le plus catastrophique. Veronica a volé un test à sa sœur aînée. Elle se réfugie dans les toilettes du lycée. Le test lui échappe des mains, glisse sous la porte et atterrit devant une paire de rangers noires, celles de la redoutée Bailey Butler. Bailey joue un moment avec les nerfs de Veronica avant de lui rendre le bâton de plastique qui affiche désormais deux petites lignes parallèles.
Les adjuvants, ados et adultes
Dans les romans évoqués ici, les amis sont souvent ceux qui aident à la prise de décision et soutiennent moralement les héroïnes. Ce rôle peut difficilement être tenu par le garçon responsable de la grossesse. C’est ce que montre l’expérience de Joy. Quand elle annonce à Robinson qu’elle est enceinte, sa réaction l’effraie : il propose de garder l’enfant, disant que sa mère les aidera à l’élever. Joy décide alors de mentir à Robinson : elle lui dit qu’elle a fait un test plus fiable qui s’est révélé négatif. Elle préfère quitter ce garçon qu’elle aime car elle a conscience que c’est à elle et à elle seule de prendre la décision d’avorter ou non. Pour l’accès pratique à l’IVG (conduire, être la personne majeure qui accompagne), les adultes, membres de la famille ou autres, sont indispensables. Dans Le Ciel de Joy toujours, Sophie Adriansen rappelle que si en France une jeune fille mineure n’a pas besoin de l’autorisation de ses parents pour avorter, elle doit néanmoins être accompagnée par la personne majeure de son choix. Joy dresse une liste des adultes qui pourraient accepter de l’accompagner mais la lycéenne est contrainte de barrer les noms un à un. Sa grand-mère et sa mère, qui toutes les deux sont devenues mamans à dix-sept ans, encouragent Joy à garder l’enfant. Elles ne sont pas contre l’avortement, mais ne l’envisagent pas dans leur famille. Joy s’adresse alors à la mère de Victoire, sa meilleure amie, qui est une femme qu’elle admire. Elle découvre avec stupeur que cette dernière est pro-life. On trouve le même type de situations dans Missouri 1627, où l’aide vient rarement de ceux que l’on attend : la prêteuse sur gage qui porte une croix en pendentif ou le chauffeur latino sont des alliés précieux. À l’inverse, la stripteaseuse de la boîte de nuit se révèle être une militante anti-avortement radicale, comme la mère de Victoire. Certaines trouvent néanmoins du soutien auprès de leurs parents ou grands-parents. C’est le cas de Pia, que sa mère accompagne à la clinique ou de Mona qui est soutenue par sa grand-mère. Pour Joy et pour Malika, le soutien viendra du personnel éducatif. Se souvenant d’une exposition sur le Mouvement de libération des femmes (MLF) vue au CDI, Joy ose demander à Mme Devienne, la professeure documentaliste de son lycée, de l’accompagner au Planning familial. Dans No kids, c’est l’infirmière du lycée qui sera aux côtés de Malika.
L’IVG en pratique
En 1963, Annie Ernaux raconte avoir cherché dans le fichier de la bibliothèque au mot avortement et n’avoir rien trouvé d’autre que des revues médicales condamnant l’acte. Au 21e siècle, les recherches se font sur Internet, avec le risque de laisser des traces dans l’historique ou d’être surpris par les parents. Dans Le Ciel de Joy, la lycéenne se réfugie au CDI. Elle choisit l’ordinateur le plus isolé pour faire ses recherches. C’est là qu’elle apprend les délais légaux pour une IVG médicamenteuse (7 semaines) et chirurgicale (14 semaines). Là aussi qu’elle découvre qu’elle aura besoin d’être accompagnée d’une personne majeure. Les œuvres de fiction peuvent aussi être une source d’information. Dans L’évènement, Annie Ernaux écrit : « si beaucoup de romans évoquaient un avortement, ils ne fournissaient pas de détails sur la façon dont cela s’était exactement passé. Entre le moment où la fille se découvrait enceinte et celui où elle ne l’était plus, il y avait une ellipse ». La littérature jeunesse actuelle comble ce vide. Dans 17 millimètres, un roman dans lequel Florence Medina utilise le vers libre pour rendre compte des questionnements qui traversent Mona quand elle apprend qu’elle est enceinte de Liam, on sent la volonté de l’autrice d’écrire un roman presque didactique. Chaque étape est précisément décrite : le rendez-vous avec la conseillère conjugale du Planning familial, l’échographie de datation, l’anesthésie avant l’intervention. Le roman est suivi d’une chronologie qui apporte quelques repères sur l’histoire de l’avortement, de contacts et du témoignage d’une conseillère conjugale et familiale. Dans No kids, Julie Rey raconte aussi avec précision l’avortement médicamenteux de Malika.
Des marraines pour les combats, intimes ou politiques, encore à mener
« N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes
votre vie durant. »
Simone de Beauvoir
Les œuvres dont nous venons de parler sont nombreuses à faire référence aux femmes qui, dans les décennies précédentes, ont lutté pour le droit à disposer de leur corps. Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi, Simone Veil ou encore Delphine Seyrig font figure de marraines et guident les jeunes héroïnes dans leurs choix.
Dans No kids, Morten et Malika sont deux lycéens militants écologistes qui pensent que leur génération doit faire moins d’enfants pour sauver la planète, lorsque Malika tombe enceinte et décide d’avorter. No kids est un objet littéraire hybride : une pièce de théâtre qui a l’épaisseur d’un roman, avec des captures d’écran de conversations sur les réseaux et des extraits du journal de la grand-mère de Malika qui faisait partie du MLF. Cette grand-mère était l’amie de Gisèle Halimi. La figure de l’avocate est présente dans l’ouvrage dès la première de couverture : on aperçoit Malika dans la salle de repos de l’infirmerie, avec en arrière-plan, un portrait de Gisèle Halimi. Dans 17 millimètres, Florence Medina rend hommage à toutes les femmes qui ont lutté pour la légalisation de l’avortement en France, avec un clin d’œil particulier à l’actrice Delphine Seyrig. Mona trouve que la conseillère conjugale et familiale du Planning familial ressemble à la fée des Lilas dans le film Peau d’Ane, or c’est Delphine Seyrig qui incarnait ce rôle, elle qui fut engagée au côté de Simone de Beauvoir et de Gisèle Halimi.
La lecture de ces fictions gagnera à être complétée par celle de bandes dessinées documentaires. Bobigny 1972 raconte l’histoire de Marie-Claire, 17 ans, jugée pour avoir avorté à la suite d’un viol. Sa défense est assurée par Gisèle Halimi, qui en fait un procès très médiatique et obtient l’acquittement de Marie-Claire. Dans un style graphique qui rappelle les bandes dessinées des années 1970, les autrices rendent à la fois compte des parcours individuels de Marie-Claire et de sa mère, et des étapes qui ont permis d’avancer vers la légalisation de l’avortement : les discussions dans le salon de Gisèle Halimi, en présence de Simone de Beauvoir et de Delphine Seyrig, la publication de l’appel des 343 femmes, le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur, la création de l’association Choisir pour promouvoir la contraception et l’éducation sexuelle et aller vers l’avortement libre et gratuit, et enfin le procès de Bobigny.
Outre-mères, le scandale des avortements forcés à la Réunion montre comment, à la même époque, à la Réunion, des femmes sont victimes d’interruptions de grossesse forcées et de stérilisation pour enrayer la natalité. Lucie est une de ces femmes. Elle porte plainte. Au même moment dans l’Hexagone, Marie-Anne découvre le MLF et assiste aux premiers débats sur l’IVG. Deux parcours qui illustrent la difficulté des femmes à disposer de leur propre corps, qu’elles désirent ou non devenir mères.
Enfin, Simone Veil : l’immortelle donne un aperçu de la profondeur des divisions de la société française sur la question de l’IVG et de la violence des débats à l’Assemblée nationale dans les semaines qui ont précédé le vote de la loi Veil. Des flashbacks qui retracent la jeunesse de Simone Veil à Nice puis sa déportation à Auschwitz rendent compte du parcours de vie exceptionnel de cette femme et de l’ignominie des accusations antisémites dont elle fut la cible pendant les débats. Dans Dix-sept ans, Colombe Schneck s’en souvient, comme elle se souvient de Marie-Claire qui a avorté dans des conditions si différentes d’elle. De Simone Veil, elle dit : « Je lui suis reconnaissante d’avoir tenu bon ».
On retrouvera le discours de la ministre de la Santé dans Les grands discours : Elles sont 300.000 chaque année, un document indispensable : le texte intégral (sont aussi retranscrits les applaudissements, les huées et autres interventions) du discours prononcé devant l’Assemblée nationale, est accompagné de chronologies qui permettent de situer les lois sur la contraception et l’avortement dans l’histoire du droit des femmes.
Dans son discours du 26 novembre 1974, Simone Veil disait : « Aucune femme ne recourt à l’avortement de gaité de cœur. Il suffit d’écouter les femmes. C’est un drame et cela restera toujours un drame ». Annie Ernaux écrit quant à elle que c’est « une expérience humaine totale, de la vie et de la mort ». C’est ce que montrent les parcours de toutes les jeunes femmes évoquées ici. Qu’elles avortent dans la clandestinité ou dans la légalité, aucune de ces jeunes femmes ne ressort indemne de cette épreuve. Elles considèrent la date de l’avortement ou la date du terme présumé comme un anniversaire qu’elles seules n’oublieront jamais. Régulièrement, Colombe Schneck se demande quel âge aurait l’enfant qui n’est pas né. Elle s’adresse de manière troublante à lui. Elle lui dit qu’il n’est pas un mort mais un absent et termine son livre, si court qu’il peut être lu d’une traite, par cette phrase : « Ton absence m’a permis d’être la femme libre que je suis aujourd’hui ». Ainsi ce récit fait-il écho à celui d’Annie Ernaux, l’une ayant vécu un avortement terriblement douloureux car clandestin, l’autre une IVG sans heurts ni séquelles physiques, mais les deux marquées à vie par cet évènement « jamais confortable, ni banal, ni de convenance ».
Pourquoi un gros plan sur le Festival International des Cinémas d’Asie de Vesoul dans InterCDI ? Sans aucun doute pour la renommée nationale et internationale d’un festival qui découvrit de grands cinéastes bien avant qu’ils ne soient connus et reconnus mais également parce qu’il a été créé, il y a 32 ans, avec ferveur (et bénévolement) par deux collègues professeurs documentalistes, Martine et Jean-Marc Thérouanne. Ce dernier, ancien de la rédaction d’InterCDI, a bien voulu nous raconter la genèse de cette incroyable aventure.
À quand remonte ta cinéphilie et ton goût pour le cinéma asiatique ?
Le premier film asiatique que j’ai gardé en mémoire remonte à mon enfance. J’avais 12 ans en 1965. Mon père m’a emmené voir l’Île nue de Kaneto Shindo dans l’un des cinémas de Basse-Terre, en Guadeloupe. Ce cinéma était en bord de mer. J’entendais le ressac des vagues. Le film l’Île nue est un film minimaliste consacré à la dure vie de paysans japonais cultivant les terres arides d’une île au large d’Hiroshima. L’effet conjugué de la fiction et du réel a produit en moi des sensations mémorielles fortes.
Par la suite, adolescent, je me suis passionné pour les films de karaté avec la figure emblématique de Bruce Lee. Cela m’a conduit à pratiquer le karaté pendant 13 ans.
Devenu Parisien entre 1970 et 1983, j’ai fréquenté les cinémas d’art et essai du Quartier Latin, entre autres. Beaucoup ont disparu aujourd’hui. J’ai découvert le cinéma du réalisateur indien Satyajit Ray : Le Salon de musique, La Trilogie d’Apu. Le film Les Joueurs d’échecs m’a particulièrement marqué par son absence de jugement sur la colonisation des Indes par les Anglais. Le film fleuve A Touch of Zen (3 h 20) de King Hu, m’a impressionné par la magnificence des décors et le jeu des acteurs. Film de sabre, il plonge le spectateur dans l’univers de la Chine médiévale. Les costumes sont magnifiques et les scènes d’action parfaitement chorégraphiées.
Avais-tu voyagé en Asie avant la création du festival ?
J’ai découvert l’Asie en commençant par l’Asie Mineure et la Turquie. Je m’y suis rendu en auto-stop depuis Paris en juillet 1979. Ce fut un choc culturel. En 1982, je me suis rendu, en avion, à Singapour. J’ai remonté en bus locaux toute la péninsule de la Malaisie (Malacca, Kuala Lumpur, l’île de Penang). J’ai franchi la frontière thaïlandaise et me suis rendu sur l’île de Koh Samui, dans le golf du Siam. Là, sur la plage du village de pêcheurs de Lamaï Beach, j’ai rencontré, le 23 août 1982, la femme de ma vie, la vésulienne Martine Bauquerey, que j’ai épousée un an plus tard. Elle avait la passion de l’Asie chevillée au corps. Elle s’y rendait, sac au dos, chaque année depuis près de quinze ans. Depuis 2001, nous nous y rendons régulièrement. L’Asie c’est tout notre vie, c’est notre histoire inscrite au plus profond de notre destinée.
Cette rencontre a bouleversé ma vie de fond en comble. J’ai quitté Paris pour elle et j’ai changé deux fois de métier. J’étais clerc d’huissier de justice, à la suite de mes études en licence de droit à Paris X – Nanterre. Devenu Vésulien, j’ai changé d’orientation, j’ai repris des études. Ayant réussi un concours, je suis devenu secrétaire administratif à l’office national des combattants et victimes de guerre. Puis, j’ai repris, à nouveau, des études d’histoire. Après l’obtention de ma licence, j’ai entrepris une maîtrise dont le sujet était Les réfractaires au STO (Service du travail obligatoire) pendant la Seconde Guerre mondiale en Haute-Saône.
Une fois la maîtrise d’histoire obtenue avec la mention très bien et les félicitations du jury, j’ai préparé le concours du CAPES de professeur documentaliste. Je l’ai obtenu en 1992. Je l’avais préparé en lisant « l’excellente » revue InterCDI et avec le CNED (Centre national d’enseignement à distance). Une fois le CAPES de documentation obtenu, j’ai commencé à collaborer à InterCDI en envoyant des articles. Marie-Noëlle Michaux, alors secrétaire de la revue, m’a convié aux rendez-vous du comité de rédaction, puis je suis entré au conseil d’administration. J’y suis resté jusqu’après mon départ en retraite, en 2018.
Qu’est-ce qui te plaisait dans le métier de professeur documentaliste ?
Ce qui m’a attiré dans ce métier, c’est de vivre pour la culture et sa transmission. Un enseignant documentaliste a un rapport individualisé avec les élèves. Un professeur de discipline a un rapport collectif à heure fixe avec eux.
Les élèves fréquentent le CDI sur la base de l’envie de s’y rendre. Toute la pédagogie du professeur documentaliste consiste à susciter leur désir d’y aller pour se cultiver.
Il incite aussi les élèves à découvrir les lieux culturels de leur ville. Il est l’organisateur de sorties culturelles, de temps forts comme la Semaine de la Presse ou le Temps des Livres. Il fait venir des écrivains, des conteurs, des cinéastes, des comédiens au CDI. Il enseigne sans le dire la curiosité intellectuelle, c’est un passeur culturel. C’est tout cela qui me plaisait dans ce métier.
Comment est venue l’idéede créer un festival ?
Depuis l’adolescence, Martine avait un engagement culturel au sein de l’Association Haut-Saônoise pour la culture qui s’occupait de faire connaître le cinéma d’auteur. En 1989, elle a fait partie des cofondateurs de l’association du Cinéclub des Cinéphiles Vésuliens, d’abord comme secrétaire générale, puis comme présidente.
1995 était l’année du centenaire du cinéma. Or les frères Louis et Auguste Lumière sont natifs de Besançon en Franche-Comté. Leur père, Antoine Lumière, pionnier de la photographie, est né à Ormoy en Haute-Saône, village proche de Vesoul la Franc-comtoise. Nous nous sentions naturellement concernés par la célébration de ce centenaire.
Les membres du bureau se sont réunis pour chercher à marquer l’événement. Quelqu’un a proposé : « Et si on créait un festival ? ». C’est là que l’histoire personnelle de Martine avec l’Asie est intervenue, elle a proposé : « un festival de cinéma asiatique ».
Comme nous étions des routards, qui avions parcouru sac au dos toute l’Asie géographique du Proche à l’Extrême-
Orient, nous l’avons conçu comme un festival des Cinémas d’Asie. Des films venant de toute l’Asie et pas seulement de l’Extrême-Orient.
Comment est financé le festival ?
Au commencement, les soutiens financiers étaient bien modestes. J’avoue qu’au tout début les différents interlocuteurs que j’ai rencontrés me prenaient pour un doux dingue : « Comment, un festival de films asiatiques à Vesoul, alors qu’il n’y a pas de communauté asiatique à part quelques restaurants chinois et des kebabs turcs ! ». Eh bien justement, ça a marché, en raison du décalage qu’il y avait dans l’esprit des gens entre les cinémas d’Asie et l’idée qu’ils se faisaient de Vesoul.
Ce décalage, nous nous en sommes servis comme d’un outil de communication. J’ai toujours été en révolte contre les idées préconçues. Je ne vois pas pourquoi beaucoup pensent que l’on est plus intelligent quand on habite une grande ville, plutôt qu’une petite. Martine et moi avons dû lutter bec et ongles contre ce préjugé.
En raison d’un budget modeste, il a fallu se servir à bon escient de l’argent, l’employer au bon endroit et éviter le gaspillage. Il a fallu convaincre, convaincre encore, convaincre toujours, pour le faire augmenter à la faveur du succès et de la ferveur, pas à pas, marche après marche.
Les soutiens financiers sont toujours modestes au vu de l’ampleur des budgets des festivals de cinéma auxquels nous sommes arrivés.
33 000 spectateurs lors du 31e FICA Vesoul en 2025.
En bientôt 32 ans nous avons présenté 2 400 films, invité 1 000 cinéastes, décerné 300 prix et attirés 800 000 spectateurs.
Le financement est assuré pour partie par la Communauté d’Agglomération, le Conseil départemental de la Haute-Saône et le Conseil Régional de Bourgogne Franche-Comté.
Il est soutenu au national par le Centre National du Cinéma et de l’image animée (CNC), établissement public administratif placé sous la tutelle du ministre chargé de la culture. Le FICA Vesoul est suivi par la Direction des Affaires Européennes et Internationales (DAEI) du CNC, en raison de sa spécificité. Il est considéré pour cette raison comme un festival socle au même titre que le festival du film d’animation d’Annecy (spécificité animation), le festival latino-américain de Toulouse (spécificité Espagne-Amérique Latine) et le Festival des 3 Continents de Nantes (spécificité Afrique, Asie, Amérique latine et des minorités hispaniques et afro-américaines des USA).
Il y a également les aides en nature des médias contribuant à la notoriété du festival. Le FICA Vesoul est un événement France Inter depuis 10 ans (2014-2025) après avoir eu le soutien de Canal+, Arte, Tv5monde, successivement entre 1998 et 2013.
Les partenaires médias régionaux (L’Est Républicain, La Presse de Vesoul, ICI Télévision-Radio-Digitale ex France3 et France Bleu), les web-magazines de cinéma (Ecrannoir.fr, Cinealliance.fr, Asianmoviepulse.com), et le grand mensuel de cinéma Positif sont d’une grande fidélité.
Enfin et surtout, le FICA Vesoul peut s’appuyer sur son public nombreux qui paye sa place, ce qui représente plus de 30 % du budget. La fidélisation du public est un enjeu majeur pour sa survie.
Martine et moi l’organisons depuis 32 ans sans avoir de salaire. Nous ne nous considérons pas comme des bénévoles mais comme des professionnels non rémunérés. En cela, le FICA est un O.C.N.I, un Objet Cinématographique Non Identifié.
Comment se prépare le festival ? Qui sélectionne les films ?
Le festival se prépare d’une année sur l’autre. Chaque édition comprend une sélection officielle de 90 à 100 films, venus du Proche à l’Extrême-Orient, ainsi que quelques films de réalisateurs occidentaux s’intéressant à l’Asie (le Regard de l’Occidental sur l’Asie) ou de réalisateurs asiatiques posant leur caméra en Occident, ceci dans un but de dialogue interculturel.
Martine et moi sommes les directeurs artistiques du festival. Nous choisissons les films parmi les 700 films asiatiques que nous visionnons chaque année. Pour les sections thématiques, les hommages, les regards sur une cinématographie nationale, régionale ou interrégionale, la préparation peut prendre deux, voire trois ans. La section Jeune Public nous met en état de veille de façon permanente. Il faut trouver les bons films selon les tranches d’âge : 3-5 ans, 6-8 ans, 9-11 ans et les collégiens.
Le fait que Martine a été professeur de lettres, puis professeur documentaliste en lycée et moi en collège nous aide beaucoup dans nos choix pédagogiques.
Pour la compétition long-métrage de fiction, les films doivent avoir été produits dans l’année et être présentés en première française, ou première européenne, voire première internationale.
Comment se déroule le festival ? Quels sont les prix décernés ?
Le festival dure 8 jours du mardi au mardi suivant : pour 2026 du 27 janvier au 3 février.
Nous louons 5 salles sur les 10 du multiplexe de Vesoul et 4 autres salles dans différentes villes du département. Les cérémonies d’ouverture et de clôture se déroulent au théâtre Edwige Feuillère (grande actrice native de Vesoul), une salle de 700 places.
Les 7 jurys du festival décernent chaque année une quinzaine de prix. Parmi eux :
Le jury international composé de cinéastes de stature internationale. Le chinois Jia Zhang-Ke (Les Feux sauvages 2024), l’iranien Jafar Panahi (Un simple accident, palme d’or Cannes 2025), le singapourien Eric Khoo (Yokai, le monde des esprits, 2025, avec Catherine Deneuve), l’afghan Atiq Rahimi (prix Goncourt 2008) ont été présidents du Jury International. Il décerne, entre autres prix, le Cyclo d’or.
Le jury lycéen est né de la volonté du Lycée Édouard Belin et du FICA de bâtir un projet pédagogique intitulé Du Festival de Vesoul au Festival de Cannes. La coordinatrice du jury lycéen est la professeure documentaliste. Ils sont une trentaine de membres, passionnés de culture cinématographique et remettent un trophée dessiné par les élèves du jury et réalisé par PAO. Ces élèves du jury Lycéen et des classes arts visuels, après avoir fait leurs armes de jurés au FICA Vesoul en février, se rendent trois jours au Festival de Cannes.
Quelles sont vos actions en direction du public scolaire ?
Depuis l’origine du festival, nous organisons des actions en direction du public scolaire : master class, table ronde, rencontre au sein d’un établissement scolaire d’invités du festival, atelier de calligraphie, spectacles musique et danse impliquant des élèves, ateliers de manga, journée d’immersion dans le festival…
Les classes accueil, événements, tourisme du LP Pontarcher de Vesoul travaillent main dans la main avec le festival. Cette action est inscrite dans le projet d’établissement. Plusieurs établissements scolaires ont également inscrit ce festival dans leur projet d’établissement. Depuis qu’il existe, de plus en plus d’établissements utilisent le pass Culture collectif pour emmener leurs classes au FICA.
Beaucoup de classes audiovisuelles des lycées de Bourgogne Franche-Comté se rendent au festival en immersion sur une ou deux journées. Certaines réalisent des films documentaires sur les différents aspects du festival.
Les étudiants de l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales) avec leurs enseignants ont réalisé des dizaines d’interviews filmées de réalisateurs pour enrichir le fonds documentaire. Certaines années, ils ont même réalisé des brochures rendant compte des différentes éditions du festival.
Quels films peux-tu conseiller à un collégien et à un lycéen ?
Pour les collégiens :
Pour les élèves de 6e-5e, je recommanderais Le Chien jaune de Mongolie (2005) de la réalisatrice mongole Davaa Byambasuren. L’amour entre l’enfant et l’animal familier est un thème universel. L’immensité de la steppe mongole est une ode à la liberté, et un dépaysement assuré. Le Roi des Masques (1998) de Wu Tianming (Chine – Hong Kong) est un peu le Sans famille d’Hector Malot, dans la Chine du tout début du XXe siècle. Un comédien de rue se sentant vieillir désire transmettre son art à un fils, qui se révélera être une fille. Surmontant ses préjugés, il lui enseignera son art des masques. C’est un des plus beaux films venus de Chine. Un film dont on se souvient toute sa vie. Il convient au public de 7 à 107 ans ! Raining in the mountain (1979) de King Hu (Taiwan) est un film de sabre plongeant le spectateur dans la Chine des Ming. Divertissante, son intrigue policière fait songer aux romans de Robert Van Gulik, dont le héros est le célèbre juge Ti. La musique du film est inspirée des musiques d’opéra chinois. Il y a aussi beaucoup d’humour dans ce film qui convient aussi bien aux collégiens qu’aux lycéens, et bien au-delà.
Pour les lycéens : Adieu ma concubine (1992) de Chen Kaige (Chine – Hong Kong), palme d’or à Cannes en 1993, restauré en 4k pour ses trente ans. C’est un chef-d’œuvre avec le grand acteur Hongkongais Leslie Cheung et la grande actrice chinoise Gong Li. Ce film se déroule dans l’univers du monde de l’opéra chinois avant et après la prise de pouvoir par le Parti communiste en 1949. Une affaire de famille (2018) de Kore-eda Hirokazu (Japon), palme d’or à Cannes en 2018, est un film social sur la solidarité pouvant unir des êtres vivant en marge de la société. Parasite (2019) de Bong Joon-ho (Corée), palme d’or à Cannes en 2019, est un film sur la distanciation sociale dans la lignée de La Cérémonie de Claude Chabrol que Bong Joon-ho considère comme l’un de ses maîtres.
Enfin, Un simple accident (2025) de Jafar Panahi (Iran) qui vient de recevoir la palme d’or. Ce prix amplement mérité couronne un thriller humaniste posant la grave question de la possibilité du pardon de l’opprimé vis-à-vis de son bourreau. Si ce dernier parvient à se repentir, alors la réconciliation nationale sera possible.
Quels sont, durant ces 32 années, tes souvenirs les plus marquants ?
Le premier, en 2000, qui m’a profondément ému, est celui de la cérémonie de clôture du 6e festival. Nous avions sélectionné un film turc. La communauté turque de Vesoul et de la Haute-Saône s’est mobilisée pour y assister. Reconnaissant un grand nombre de mes élèves, j’en ai eu des larmes aux yeux. Je les avais convaincus que la culture, c’était peut-être aussi pour eux. J’avais l’impression d’avoir brisé, le temps d’un instant, le plafond de verre de l’incommunicabilité.
Ensuite, le 28 janvier 2004, lorsque le président du CNC de l’époque, David Kessler, a tenu à nous remettre, à Martine et à moi, les insignes de Chevalier dans l’ordre des Arts et Lettres. J’ai pensé à mon père qui n’était plus là depuis 14 ans et qui était né le 28 janvier 1923, jour de la Saint-Charlemagne, fête des bons écoliers !
Un autre souvenir marquant, le 4 octobre 2018, lorsque le président Lee Yong-kwan, du Festival International du Film de Busan en Corée (le plus grand festival de cinéma en Asie, le « Cannes » de l’Asie), nous a remis le Korean Cinema Award, lors de la cérémonie d’ouverture, devant 4 400 personnes et toute la presse internationale, pour tout le travail que nous avions accompli pour la connaissance et la reconnaissance du cinéma coréen, cinématographie majeure.
Enfin, le 17 mai 2023, lorsque Kore-eda Hirokazu, nous a invité à la projection de gala de son film Monster – l’innocence dans le Grand Théâtre Lumière à Cannes. Nous étions dans les trois rangs orchestre du milieu, réservés à l’équipe de son film. À la fin de la séance, après la standing ovation, nous avons descendu les mythiques marches rouges de Cannes avec lui. Jamais je n’aurais cru qu’un tel événement nous serait arrivé. C’était magique !
Quels seront les moments forts de l’édition 2026 ?
Les moments forts du festival se conçoivent au fil des rencontres dans les festivals, notamment ceux de Cannes et de Busan, mais pas seulement.
Au moment où je réponds à cette interview je ne peux donner que les grandes lignes éditoriales : la section thématique aura pour titre : Mystères et boules d’opium, une section sera consacrée aux Jeunes talents chinois, une autre aux Cinémas du toit du monde : Népal, Bhoutan, Tibet, Himalaya Praya, Pamir, enfin une autre encore proposera un Regard sur les cinémas arabes du Proche-Orient : Liban, Palestine, Syrie, Irak, Arabie Saoudite.
Alors, individuellement ou avec vos élèves, venez nombreux à Vesoul, du mardi 27 janvier au mardi 03 février 2026 pour assister au 32e Festival International des Cinémas d’Asie. Jean-Marc David
Consulter régulièrement le site web : www.cinemas-asie.com
et s’inscrire sur les réseaux sociaux : www.facebook.com/ficavesoul ou Instagram : @ficavesoul
Ou écrire à : Festival International des Cinémas d’Asie
25 rue du docteur Doillon
70000 Vesoul – France
direction.fica@gmail.com
06 84 84 87 46
www.cinemas-asie.com
1965, 1985, 2025… Ce sont des dates anniversaires qui feraient sans aucun doute pétiller son regard et son esprit vifs et rieurs s’il se retrouvait aujourd’hui propulsé avec nous, au CDI, dans notre monde ultra digitalisé. Il est des anachronies qui font rêver le professeur documentaliste que nous sommes autour de la figure de Georges Pérec… et ces anniversaires en sont.
En effet, en 1965 paraissait Les Choses. Et en 1985, il y a donc tout juste 40 ans, un petit ouvrage original et malicieux comme l’écrivain savait en produire est publié à titre posthume et intitulé Penser/classer. Il s’agit d’un recueil de 13 textes de réflexion inédits, très personnels, parus dans divers journaux et revues entre 1976 et 1982, et regroupés, trois ans après sa mort par son éditeur, dans lequel l’auteur, ancien documentaliste dans un laboratoire de recherche médicale, s’interroge sur sa propension à vouloir tout ranger et classer. Que révèle cette thématique de la taxinomie à l’époque et quel écho a-t-elle aujourd’hui, dans ce monde où notre quotidien résiste mal aux clics compulsifs qui nous font consommer, nous informer, penser et rêver… en un mot vivre, dans le plus grand des désordres ? Quel intérêt y aurait-il à faire lire ces textes aux élèves, en les reliant par exemple à nos séances en ÉMI ?
Le bonheur au-delà de l’hypnose médiatique ?
Dans Les Choses, souvenons-nous, les deux personnages, Jérôme et Sylvie, sondeurs d’opinions de profession, cherchent, entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle de jeune couple installé, à remettre de l’ordre dans le chaos consumériste des Trente Glorieuses naissantes auquel ils prennent largement part. Dans un témoignage recueilli par l’INA en 1965, au moment de la sortie de ce livre, l’auteur explique comment ses personnages bohèmes, leurrés par une quête de liberté vendue par les publicitaires, sont finalement rattrapés par la surconsommation et l’accumulation qu’elle provoque. Ils se posent la question du bonheur, « leur esprit est complètement imprégné de toutes les images du bonheur, de tout le vocabulaire du bonheur qui n’est pas le leur mais qui leur est donné », notamment par les médias de l’époque, à savoir les magazines. Georges Pérec avance à ce moment-là l’idée que ce bonheur fascinant vendu aux foules par les publicitaires génère au final une telle déception et frustration qu’ils « nous rendent fous, nous saoulent »… Après être passé du « ils » au « nous », « vertige », « frénésie », « hypnose » sont des mots prononcés avec une telle vigueur par l’auteur dans cet interview qu’ils prennent aujourd’hui une étrange résonance face aux réseauteurs sociaux que nous sommes… Un tel texte, que l’auteur classe lui-même dans la partie « sociologique » de ses écrits (Notes sur ce que je cherche1), nous semble pouvoir être une première approche philosophique accessible au débat avec les élèves. Qu’est-ce qui sépare le rêve intériorisé par chacun, nourri par ses connaissances, ses expériences intimes et personnelles, ses lectures… et moteur de sa pensée et de ses actes, de la promesse illusoire et cacophonique dictée et vendue par les images et les médias, notamment aujourd’hui ceux des TikTokeurs et autres influenceurs du net ? Georges Pérec le dit lui-même le 9 novembre 1965, « toute la question que pose mon livre c’est que faire face à ce vertige. Je ne crois pas que mon livre réponde et je ne crois pas que la réponse appartienne à la littérature mais il m’a semblé important et nécessaire de poser cette question et de décrire ce vertige ».
Penser/classer : mission impossible ou qui rend invincible ?
Le questionnement très personnel de l’auteur sur la taxinomie qu’il étend souvent avec humour, à tous les domaines de la vie quotidienne, est au cœur de Penser/classer, sujet d’une des petites réflexions qui donne son titre au recueil.
Bien des textes de ce corpus peuvent toujours nous permettre de réfléchir avec les élèves sur la façon dont nous appréhendons notre place et notre organisation collective et personnelle dans l’univers, notre univers. Habiter2, Les objets sur ma table de travail3 montrent comment l’écriture permet de se questionner sur le positionnement de notre corps et de notre esprit dans des espaces matérialisés, physiques, des lieux de vie plus ou moins organisés, structurés. Cette prise de conscience individuelle qui devient ici objet littéraire n’est pas sans influencer notre vie émotionnelle, spirituelle, intellectuelle et nos compétences psychosociales.
D’autres écrits se focalisent sur l’organisation de l’information sur différents supports imprimés qui ont marqué durablement l’auteur (manuels scolaires de l’enfance ou fiches de cuisine…). Ces passages qui se réfèrent à des temps révolus n’auront d’autres vertus que d’attirer l’attention sur ce qui permet de structurer ou non un support documentaire, ici exclusivement imprimé (nous sommes transportés, ne l’oublions pas, dans un monde sans Internet), et de conditionner la réception de l’information transmise.
Trois textes, particulièrement savoureux, réjouissent enfin les professionnels de la documentation et de la lecture : Notes brèves sur l’art et la manière de ranger les livres, Lire : esquisse socio-physiologique et le fameux Penser/classer.
Dans le premier4, l’auteur aborde avec humour le rangement et le classement des livres dans les bibliothèques et les lieux de vie privés, énumérant « les différentes manières de classer les livres ». Il évoque, outre les notions de critère et de hiérarchisation souvent dévoyées par chaque propriétaire, le rapport singulier que chacun peut nouer avec ses livres en tant qu’objets, œuvres, auteurs dont il cite des titres et des noms. Cette approche très sensible et littéraire en faveur de la possession et de la lecture de fictions prend pour prétexte la question du rangement et de l’organisation dans l’espace. Elle peut introduire, non sans humour et une certaine dérision, des échanges autour des goûts et des choix de lecture et ainsi préserver un lien des adolescents d’aujourd’hui avec une approche, certes classique, mais essentielle du support livre auquel la culture scolaire reste par ailleurs très attachée.
Le deuxième écrit, Lire : esquisse socio-physiologique5, permet de poursuivre la célébration de la lecture comme activité fondatrice en questionnant cette fois davantage le rôle et la place du corps dans l’activité du lecteur. Cette question n’est-elle pas aujourd’hui devenue essentielle pour l’école inclusive qui bouscule toutes les formes scolaires classiques dans le but de faciliter les apprentissages pour toutes et tous ? « Je ne me suis pas intéressé, tout au long de ces pages, nous dit l’auteur, à ce qui était lu, seulement au fait que l’on lisait en divers lieux, en divers temps ». C’est sur cette posture fondatrice et tout ce qui vient la faciliter ou au contraire l’empêcher qu’il invite à réfléchir. « Comment s’opère ce hachage de texte, cette prise en charge interrompue par le corps, par les autres, par le temps, par les grondements de la vie collective6 » et parfois, ajouterons-nous par les troubles et les handicaps ? « Ce sont des questions que je pose, et je ne pense pas qu’il soit inutile à un écrivain de se les poser », à un professeur documentaliste avec ses élèves également.
Enfin, Penser/classer7, texte éponyme, avec sa « barre de fraction centrale » qui sonde cette fois la pertinence des classements dans « un monde puzzle » où il est « tellement tentant de vouloir distribuer (…) en un code unique ». « Utopie » à laquelle cèdent tous les professionnels de la documentation avec notamment la Classification décimale universelle dont Georges Pérec expérimente avec amusement le vertige des indices à rallonge jusqu’à affirmer que « ça ne marche pas »… Encore moins aujourd’hui ? Car l’IA et les approches fragmentaires de l’information, portées par les supports de lecture et de connaissances numériques, nous demandent de réinventer les liens qui unissent la faculté de penser à celle de classer. La barre de fraction est posée par l’écrivain mais l’équation reste à résoudre.
Aujourd’hui encore plus qu’hier, ne nous épuisons-nous pas à vouloir finalement mettre de l’ordre dans le chaos quotidien des données numériques qui nous assaillent quand nos pratiques tendent souvent au renoncement de classement et au lâcher prise imposé par nos navigations fragmentaires et nos lectures médiatiques multimodales… ?
Relire Penser/classer en 2025 nous invite à nous questionner avec les jeunes générations sur notre rapport au monde, entre le virtuel et le réel, entre le lu et le vu, entre le pensé et l’écrit et le copié et le collé, entre le créé et le généré… comme le disait l’auteur, « c’est infini et vertigineux » mais sans aucun doute plus nécessaire que jamais.
À travers ces différentes approches de la lecture et de ses sujets, n’est-il pas question au final de désacraliser avec humour la lecture et tous ses objets et ainsi, d’écarter toute menace d’éloignement d’une activité intellectuelle jugée comme essentielle, surtout à l’école. Car, comme le souligne Georges Pérec, « il n’est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourre-tout », en un mot d’objet de Vie ?
Enfin, Georges Pérec, c’est aussi celui qui dit avoir « le goût des histoires et des péripéties, l’envie d’écrire des livres qui se dévorent, à plat ventre sur son lit » (Notes sur ce que je cherche) et rien que pour cela, n’avons-nous pas envie de l’inviter au CDI, de le présenter aux élèves en les conviant à ces belles lectures d’anniversaire ?
Peinture murale G. Perec – Rue Denoyez Paris 20. Photo Marie-Jeanne Racine
122 600 victimes de violences sexuelles enregistrées, dont 85 % de femmes, selon le ministère de l’Intérieur en 20241 ; 160 000 enfants victimes de violences sexuelles chaque année, 5,4 millions de femmes et d’hommes adultes victimes dans leur enfance, selon le rapport de la CIIVISE en 20232 sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. Si, à ces constats chiffrés, on ajoute la lecture du rapport 2025 sur l’état du sexisme en France publié par le Haut Conseil à l’Égalité3, on comprend qu’il est grand temps de rendre réellement effective l’éducation à la vie affective et relationnelle, et à la sexualité. Les nombreuses polémiques ou recours, qui viennent perturber cette mise en place, n’ont pas lieu d’être au regard de la gravité des constats : violences sexuelles systémiques, inégalités filles/garçons persistantes, discriminations de genre, absence d’éducation au consentement, montée du masculinisme, notamment chez les jeunes garçons. Comment faire pour permettre une réelle égalité fille/garçon ainsi que le développement de relations harmonieuses et respectueuses de l’orientation sexuelle de chacun, basés sur une connaissance solide du corps et de l’esprit ?
Qu’en est-il de l’Éducation nationale, face à l’urgence de la situation ? Depuis 2001, une éducation à la sexualité est obligatoire, à raison de trois séances par année scolaire et par niveau. Un programme officiel a été formalisé en 2025 avec, sur Eduscol, des ressources pour mener à bien des séances ou projets sur l’EVARS.
Dans les faits, c’est beaucoup moins évident, étant donné que cet enseignement repose sur le volontariat, tant pour la formation que pour la mise en œuvre, et qu’aucun personnel n’est désigné pour enseigner cette matière, en dehors des infirmières dont la présence est vivement recommandée.
Dans les établissements scolaires, sous l’impulsion des chefs d’établissements, des groupes de personnels éducatifs (enseignants, CPE, infirmière…) se forment, des stages ont lieu, des associations interviennent, des actions sont mises en place : emprunt d’expositions, visionnage de films puis débat, co-intervention, invitation d’intervenants, notamment. Une démarche collégiale et concertée est, en effet, indispensable sur ces sujets, car il va sans dire qu’il n’est pas simple de proposer des ressources et des séances adaptées qui respectent la sensibilité de chacun. Les professeurs documentalistes peuvent, par exemple, s’inscrire pleinement dans cet enseignement en proposant des bibliographies/sitographies, en facilitant les relations avec des partenaires extérieurs collectivement et soigneusement choisis ou encore en coréalisant des séances pédagogiques.
Ainsi, Aline Royer, professeure documentaliste, propose une Ouverture culturelle comprenant l’interview d’une autrice, Sophie Adriansen, autour de son ouvrage Le ciel de Joy dans lequel elle aborde le thème de l’IVG d’une jeune fille mineure, confrontée à la difficulté de trouver la bonne personne pour l’accompagner dans cet acte choisi. Pour élargir la question à l’ensemble des thématiques relatives à l’EVARS, une sélection de ressources accompagne cet entretien. Parmi les propositions de pistes pédagogiques, en EMI, un travail de réflexion sur les représentations des hommes et des femmes dans les médias. Afin d’approfondir le sujet de l’avortement, un Thèmalire de la même autrice permet de conseiller les collègues dans leurs choix de lectures à destination des élèves.
Enfin, n’oubliez pas de lire l’excellent roman de Nathacha Appanah, La nuit au cœur4, sélectionné, entre autres, pour le Goncourt et le Renaudot des lycéens, un récit dans lequel elle revient sur le féminicide d’une de ses cousines, celui de Chahinez Daoud pour lequel son mari a été condamné à la réclusion à perpétuité en 2025. L’autrice évoque également, pour la première fois, l’emprise et la violence exercées sur elle par un écrivain plus âgé, alors qu’elle était toute jeune autrice.
En quelques années, le numérique a profondément transformé notre rapport au livre et à la lecture. Tablettes, smartphones, liseuses, ordinateurs : les écrans sont partout et l’écrit n’a jamais été aussi accessible. Du roman classique au dernier essai, du webtoon aux fanfictions, des articles scientifiques aux livres audio, les formats, supports et genres se sont multipliés, fragmentés, recomposés. Et avec eux, nos habitudes de lecture, nos rythmes, nos postures, nos environnements. Ce dossier intitulé Lectures numériques (au pluriel) assume pleinement cette diversité.
Car s’il y a un point commun entre toutes les contributions ici rassemblées, c’est bien la volonté de ne pas réduire la lecture numérique à une simple transposition du papier vers l’écran. Lire sur une tablette n’est pas seulement « lire autrement » : c’est lire dans un autre écosystème technique, social, cognitif. C’est accéder à des contenus que le papier ne propose pas toujours et parfois, redécouvrir le plaisir de lire autrement…
Le numérique sauvera-t-il la lecture chez les jeunes ?
C’est la question ouverte par Anne Jonchery et Sylvie Octobre en introduction. Elles nous invitent à sortir des constats alarmistes pour mieux comprendre comment les jeunes lisent aujourd’hui, à la lumière de leurs pratiques numériques. Car non, ils n’ont pas cessé de lire ; ils lisent différemment, ailleurs, autrement. Et cette lecture, souvent fragmentaire, parfois multimodale, mérite d’être reconnue et analysée.
Quand l’écran fait li(v)re
Manon Ortin explore cette mutation dans un article riche d’exemples concrets. Entre eBooks, stories, webtoons ou romans interactifs, les formats se diversifient, avec des impacts profonds sur les modes de consommation, la posture cognitive, la temporalité de la lecture. Ce n’est plus seulement l’œuvre qui change : c’est le lecteur lui-même, sa manière d’entrer dans le texte, de le parcourir, de l’interpréter. Il n’y a pas une lecture numérique, mais bien des lectures numériques, aux seuils poreux, parfois hybrides.
Le numérique est aussi un levier d’inclusion et d’accompagnement. Yade George et Valérie Poties en font la démonstration à travers une expérience menée en collège avec des liseuses pour aider à l’amélioration des compétences en langue étrangère. La portabilité, les outils d’annotation, la possibilité d’adapter la police ou la mise en page font de la lecture numérique un appui pédagogique précieux.
Quand l’audio rend lecteur
Dans la même logique d’accessibilité, les articles de Claire Bauda et Catherine Arnaud mettent en lumière le potentiel du livre audio. Loin d’être une « sous-lecture », l’audio engage l’imaginaire, développe des compétences de compréhension et d’écoute, et peut rendre la lecture possible à celles et ceux qui en sont éloignés, pour des raisons cognitives, culturelles ou scolaires. Intégrer le livre audio dans les CDI, c’est offrir une autre porte d’entrée dans l’univers du texte.
Lecture 4.0 avec l’intelligence artificielle
Enfin, ce dossier se clôt sur deux contributions autour d’un sujet émergent : la lecture à l’ère de l’intelligence artificielle. L’équipe de l’Université de Lille (Falc, Grodzki, Begaud) propose une enquête sociologique sur les usages de l’IA par les lecteurs universitaires. Quelles aides au repérage d’informations ? Quels nouveaux outils de recommandation ? Quels risques d’automatisation de la pensée critique ?
Cécile Heckel, quant à elle, interroge les potentialités pédagogiques de l’IA pour renouveler les pratiques de lecture et d’écriture dans les CDI. Dans un contexte de mutations rapides, l’enjeu est moins de suivre une mode que de penser avec exigence les médiations numériques possibles, dans un cadre éthique et éducatif.
Pluralité, complexité… et responsabilité
Ce dossier n’offre pas une réponse tranchée, ni un plaidoyer inconditionnel pour la lecture numérique. Il donne à voir une réalité composite, parfois contrastée, toujours en mouvement. Il invite à sortir des oppositions stériles entre papier, écran et audio, pour mieux penser les continuités et les ruptures. Car l’important n’est pas tant le support que le lecteur. Et si la lecture numérique peut permettre de renouer avec les mots, alors elle a toute sa place dans le paysage éducatif et culturel.
Enfin, cette transition numérique a un coût : lire sur écran, c’est aussi consommer de l’énergie, des ressources matérielles, des serveurs, des terminaux, souvent conçus dans des conditions sociales et écologiques discutables. Face à cela, la sobriété numérique, la mutualisation des ressources, la formation à des usages conscients doivent être au cœur de nos pratiques professionnelles afin que lire demain respecte la planète.
Lectures numériques, lectures plurielles : ce dossier vous invite à explorer ces nouveaux territoires avec curiosité, prudence, et enthousiasme critique.
Concentrant symboliquement les valeurs de la culture et du savoir, la lecture occupe de longue date une position centrale dans les politiques culturelles, éducatives voire civiques, par une série d’implicites qui placent sous le sceau de l’équivalence les notions de culture et de construction de la citoyenneté, de culture humaniste et de littérature, de patrimoine commun et de lien social. Dans les années 80, les travaux psychanalytiques, repris plus largement par les sciences sociales (Petit, 2002), ont ajouté à cette centralité l’affirmation selon laquelle la lecture de livre était un besoin fondamental et psychiquement structurant, doctrine largement diffusée dans les institutions culturelles et éducatives. Cette centralité tranche – tout en permettant d’en donner la mesure – avec les diagnostics alarmistes qui se sont multipliés depuis le tournant des années 1990 concernant les évolutions générationnelles des rapports à la lecture, qui venaient faire écho aux discours portant sur les rétrovolutions et le retour des anti-lumières (Amselle, 2010 ; Sternhell, 2006)1.
Dans ce contexte, la révolution numérique a soufflé un vent d’optimisme (Mercier, Boisson et Leray, 2024). La numérisation des loisirs, en rendant les contenus culturels accessibles plus facilement et dans toutes les situations (ou presque), a en effet permis un accroissement des formes de participation culturelle, en particulier (mais pas seulement) des jeunes, comme on l’a vu notamment durant le confinement (Jonchery et Lombardo, 2020). Le numérique a favorisé la diffusion des pratiques en amateur des jeunes – les plateformes d’écriture se sont multipliées comme Wattpad, Narrer, Scribay, De plume en plume, etc. (Montgenot et Cordier, 2023) – tandis que les médiations du livre étaient également prises en charge par des amateurs sur les réseaux socio-numériques comme booktube, BookTok et Bookstagram (Parmentier, 2022). Ainsi avec le numérique, les frontières, autrefois étanches, entre création, médiation et consommation se sont brouillées et des activités autrefois étrangères les unes aux autres, sont devenues connexes (Flichy, 2010).
Ces transformations ont nourri une croyance en la puissance « immanente » du numérique : celui-ci serait capable d’attirer à lui des jeunes qui se détournaient de la lecture de livre et de presse sur support papier, par la (seule) vertu spontanée de leur penchant « naturel » pour les technologies et de leur attachement « unanime » aux outils numériques, smartphone en tête. Autrement dit : la lecture numérique sauverait la lecture d’une distance croissante et irréversible des jeunes par rapport aux lectures sur papier, notamment de livres. Qu’en est-il vraiment ?
Les paradoxes de l’optimisme technologique
Notons que l’optimisme technologique qui préside parfois aux discours portant sur les lectures numériques n’est pas sans paradoxe. D’abord, parce que ces derniers se développent en parallèle de la diffusion de normes éducatives visant au contraire à tenir les enfants éloignés des écrans numériques2. Ensuite, parce que la multiplication de l’offre de lectures et plus largement de loisirs (notamment numériques) crée les conditions d’une concurrence accrue entre les pratiques de loisirs, avec différentes logiques de temps affectées aux diverses activités (temps individuel/collectif, calme/actif, etc.) et avec des bénéfices de nature différente qui en sont retirés (cohésion de groupe, moment de rêverie, apprentissage, etc.).
Cette concurrence accrue entre pratiques de loisirs s’accompagne d’une mutation de la lecture elle-même dans l’écosystème culturel en régime numérique (Garcia, Jonchery, Octobre, à paraitre 2025 ; Berry, Jonchery, Louguet, à paraître 2026). D’abord, dans la fiction comme dans l’information, les formats brefs et/ou sériels se sont multipliés : on est bien loin de l’étalon romanesque qui pourtant continue de marquer (implicitement) les diagnostics pessimistes sur l’évolution de la lecture chez les jeunes. Ensuite, les succès lectoraux d’aujourd’hui n’ont pas un lien évident avec la constitution d’une « culture générale », comme en atteste par exemple la ferveur qui entoure la Dark Romance, pas plus qu’ils n’ont de lien évident avec la formation du citoyen éclairé, comme en témoigne l’attraction exercée par la presse people. Enfin, la puissance du transmédia, y compris numérique, a été fortement exploitée au sein des industries culturelles, altérant la prééminence de la forme écrite sur les formes audiovisuelles en termes de légitimité culturelle comme de diffusion d’un accès aux contenus fictionnels ou informatifs : les lectures « stars » sont connues, plus souvent qu’autrefois, grâce à leurs adaptations cinématographiques, quand elles n’en sont pas tout bonnement issues, et la presse se lit largement via ses reprises sur les réseaux sociaux et accompagnées de vidéos.
La lecture en baisse
Depuis plusieurs décennies, de nombreuses enquêtes attestent de la baisse tendancielle de la lecture chez les jeunes, notamment de la lecture de livres. Christine Détrez (1998) a montré, à travers une enquête qualitative longitudinale auprès de collégiens et de lycéens, que les garçons bons élèves, traditionnellement proches du pôle de la lecture (papier), étaient de moins en moins forts lecteurs de livres. De leur côté, François Dumontier, François de Singly et Claude Thélot, analysant les résultats des enquêtes Loisirs 1967 et 1987-1988 de l’INSEE, signalaient que « pratiquement tous les étudiants de 1967 lisaient au moins un livre par mois alors qu’ils n’étaient plus que deux sur trois dans ce cas en 1987, tandis que les trois quarts d’entre eux étaient de gros lecteurs (au moins trois livres par mois) contre seulement un tiers vingt ans plus tard » (Dumontier, Singly, Thélot, 1990, p. 65). D’autres travaux signalaient que, parmi les activités de loisirs préférées des collégiens, la lecture de livres paraissait déclassée, car même chez les enfants des catégories supposément lectrices (cadres, professions intellectuelles, etc.), les livres étaient supplantés par les bandes dessinées et la vie de groupe prenait le pas sur les activités méditatives et solitaires (Singly, 1993). Bernard Lahire (2002) a également observé cette distanciation à l’égard du livre chez les étudiants supposés être de forts lecteurs du fait de leur présence durable dans le système éducatif, matrice socialisatrice au livre. En outre, l’analyse générationnelle menée par Olivier Donnat (2011) sur les données de l’enquête Pratiques culturelles, confortée par Philippe Lombardo et Loup Wolff (2020) quelques années plus tard, a démontré que la part des très forts lecteurs de livres (qui en lisent plus de 20 par an) ainsi que la part des lecteurs de presse baissaient alors même que l’accès au livre et à la presse s’était généralisé, que ce soit au domicile ou dans les équipements dédiés (bibliothèque, librairie, etc.), et que le niveau de scolarisation avait lui aussi fortement augmenté. Cette baisse affecte particulièrement, selon ces auteurs, les jeunes générations, victimes de deux effets : un effet de génération négatif (qui fait que chaque génération arrive avec un niveau de lecture moins élevé que la génération précédente) et un effet d’âge négatif (les âges scolaires/universitaires sont plus propices à la lecture que les âges ultérieurs, plus soumis à des contraintes temporelles – professionnelles et familiales – puis à des empêchements physiques – baisse de la vue, etc.). Enfin, plus récemment, l’enquête portée par le Centre national du Livre sur les rapports à la lecture des 7-19 ans (Mercier, Boisson et Leray, 2024) indiquait que les lectures contraintes de ces derniers (c’est-à-dire les lectures liées à la formation ou à l’emploi) baissaient de même que leurs lectures loisir, alimentant une nouvelle fois l’hypothèse d’une mise en danger de la lecture sous les coups de butoir des écrans, auxquels ces jeunes consacrent bien plus de temps (11 minutes par jour à la lecture, contre 3 h 11 aux écrans selon cette enquête).
L’examen attentif des résultats de l’enquête Pratiques culturelles de 2018 ne contredit pas ces constats, bien au contraire. Ces derniers indiquent sans conteste que les jeunes de 15-24 ans lisent différemment de leurs aînés, en volume, en nature et en modalité (tableau 1). Si la lecture de livres reste présente dans leurs agendas culturels, notamment du fait de leur proximité avec le monde scolaire, les jeunes se distinguent surtout de l’ensemble de la population en étant moins lecteurs de presse et nettement plus lecteurs de BD, comics, mangas : près de 6 sur 10 lisent des livres (soit 3 points de moins que la moyenne de la population), un peu plus de 4 sur 10 privilégient la presse pour se tenir informés (- 7 points par rapport à la moyenne) et près de 4 sur 10 lisent des BD, comics, mangas (+ 17 points par rapport à la moyenne). Par ailleurs, ils sont dans l’ensemble des lecteurs de livres moins investis – ils sont moins nombreux que la moyenne à avoir lu plus de 20 livres au cours des douze derniers mois (– 4 points), moins nombreux à en avoir lu entre 10 et 19 (– 3 points) et, parmi ceux qui se considèrent comme lecteurs, ils sont moins nombreux que la moyenne de la population à en avoir lu quotidiennement (– 14 points, soit deux fois moins). À rebours, ils sont des lecteurs de BD, mangas et comics plus investis (+ 9 points pour ceux qui en ont lu plus de 10 en un an).
Tableau 1 : Les pratiques de lecture (en %)
Champ : Personnes âgées de 15 ans et plus vivant en ménages ordinaires. France métropolitaine.
Source : enquête sur les pratiques culturelles 2018, France métropolitaine, DEPS
Note de lecture : En 2018, 59 % des 15-24 ans ont lu au moins un livre au cours des 12 derniers mois, ce taux est de 62 % pour l’ensemble de la population
Entre cultures juvéniles et cultures scolaires : quelle place pour la lecture ?
Pour comprendre l’évolution de la place de la lecture chez les jeunes, il faut revenir aux conditions de socialisation de la jeunesse qui façonnent leur rapport à la culture, lesquelles s’appréhendent au croisement de deux univers en tension : celui des cultures juvéniles et celui de la culture scolaire (ou celui des références culturelles des jeunes et celui de la culture générale (Houdé, 2024)). En effet, la place de la lecture dans les loisirs des jeunes est affectée par l’importance, croissante au fil des générations, des univers médiatiques et numériques, notamment parce que ces derniers prennent en charge les fonctions fictionnelles et informationnelles, autrefois monopoles du livre et de la presse. D’un côté, les produits audiovisuels comme les séries télé nourrissent une grande part du rapport à la fiction des jeunes, et sont des pourvoyeurs de références communes inter- et intra-générationnelles (Glevarec, 2012) ; de l’autre, les vidéos scientifiques, les chaines Youtube spécialisées (en sciences, en histoire, en philosophie…) ou encore les sources collaboratives (Wikipédia en tête) sont devenues un mode central d’accès au savoir chez les jeunes, y compris sous des formes participatives (Perronnet, 2022).
En outre, en matière de lecture comme dans d’autres registres, l’autonomie des cultures juvéniles par rapport aux prescriptions culturelles, prescriptions scolaires en tête (Mercier, Boisson et Leray, 2024), n’a fait que croître depuis que les cultures juvéniles se développent de plus en plus tôt dans la vie de l’enfant (Berthomier et Octobre, 2025), à la fois comme espace d’une autonomie négociée en famille et comme lieu de construction de soi (Glevarec, 2009 ; Corsaro, 2010) et que les médias, notamment participatifs, y ont pris une place majeure. Ainsi, si l’école et l’université façonnent toujours un univers culturel prescriptif promouvant un rapport au livre « de qualité », ainsi qu’un mode de lecture (analytique, concentrée, silencieuse et continue), ce modèle est mis en difficulté face à l’hétérogénéité des profils des élèves et de leurs cultures familiales, mais aussi face à la concurrence de l’audiovisuel, dans le rapport à la fiction comme au savoir. Mais il n’en va pas seulement de l’affaiblissement de la prescription scolaire : les prescriptions familiales ont également changé, depuis que les parents d’aujourd’hui, enfants des cultures médiatiques d’hier, sont déjà moins lecteurs que leurs prédécesseurs. Si la socialisation familiale au livre fait bien partie de la « bonne volonté culturelle », largement soutenue par les normes éducatives, celle-ci est très diversement appropriée selon les familles (Berthomier et Octobre, 2018, 2019 et 2020).
Les transformations liées au numérique
Cette autonomisation des cultures juvéniles, marquée par le sceau du numérique, ne doit pas faire croire que la numérisation des pratiques est uniforme. Ainsi, les résultats de l’enquête Pratiques culturelles 2018 indiquent que, bien qu’ils soient nés dans l’univers du « tout numérique » (Lombardo et Wolff, 2020), les jeunes n’entrent pas dans la lecture via le numérique (liseuse, tablette). Le numérique ne prend en effet qu’une part minime dans la lecture de livre, à l’image de celle prise dans l’ensemble de la population (parmi ceux qui se considèrent comme lecteurs de livres et qui ont lu des livres au cours des 12 derniers mois, qu’il s’agisse de jeunes ou pas, un peu plus d’1 sur 10 lit en format numérique) : dans le domaine du livre, le papier reste la norme. Plus qu’une substitution, on observe des effets de cumul en matière de lecture de livres entre papier et numérique : 84 % des jeunes lecteurs de livres numériques en lisent aussi sur papier (ce qui correspond également au niveau moyen dans la population totale). Les jeunes ne développent donc pas un rapport spécifique ni particulièrement favorable au livre numérique.
Les transformations liées au numérique dans les jeunes générations sont plus nettes en revanche s’agissant de la lecture de presse : dans l’ensemble, près de 4 jeunes sur 10 lisent la presse numérique (+ 7 points par rapport à la moyenne de la population), la lecture informationnelle tirant le meilleur parti des possibilités d’interactivité du numérique, dont les jeunes sont friands. De plus, une substitution numérique/papier semble s’opérer chez les jeunes pour la lecture informationnelle de presse, ce qui est moins le cas chez les plus âgés : 82 % des jeunes qui lisent la presse numérique ne lisent pas de presse papier (contre 73 % dans l’ensemble de la population). À cette substitution papier/numérique s’ajoute aussi un passage du payant au gratuit, puisque près de 4 jeunes sur 10 lisent la presse gratuite (+ 9 points de plus que la moyenne).
L’acte de lire est également transformé par le numérique : les lectures numériques renforcent la part des lectures « segmentées » (non linéaires, usant de liens hypertextes, en situation de polyactivité ou encore en mobilité), dont les formes peuvent être brèves, cursives, discontinues, etc. Pourtant, elles ne sont en rien des « pseudo-lectures » que l’on pourrait opposer terme à terme aux « vraies lectures », dont le modèle étalon serait la lecture de livre papier (des lectures lentes, attentives, approfondies, etc.). Dans les faits, certaines lectures numériques sont tout aussi minutieuses que les lectures papier, les lectures de livres ne correspondent pas toutes, loin de là, à la représentation implicite d’une lecture analytique, concentrée, continue et solitaire, et les lectures numériques développent des fonctionnalités « actives », absentes du support papier, qui reconfigurent l’acte de lire (Mauger, 2020). Par ailleurs, les pratiques d’écriture se sont démocratisées, créant leur propre lectorat numérique et leur discours amateur/expert. Cette réalité protéiforme, où le numérique s’est invité sous de multiples aspects (production, diffusion, réception), invite à déconstruire les implicites relatifs à la « bonne lecture » (la manière de lire), au « bon texte » (la qualité esthétique du texte) ou encore au « bon usage des lectures » (à vocation intellectuelle, émancipatrice, ou d’élévation morale et excluant a priori les lectures plaisirs, légères, ayant comme fin de « se faire du bien » (Lévy, 2015)).
Lire oui, mais quoi ?
Si les rapports au livre des jeunes se distinguent de ceux du reste de la population, ce n’est pas seulement en termes de rôle, de positionnement dans les univers culturels ou encore de support (numérique versus papier) mais également en matière de goûts (graphique 1). On l’a dit, les plus jeunes privilégient nettement la BD (près de la moitié d’entre eux en lit, soit 18 points de plus que la moyenne dans l’ensemble de la population) et les mangas (lus par plus d’un tiers d’entre eux ; + 25 points) et les comics (lus par un quart, + 15 points). En matière de romans, les jeunes qui se déclarent lecteurs sont particulièrement friands de science-fiction, de fantastique ou de fantasy, ensemble de catégories de livres qui rassemble plus de 4 sur 10 d’entre eux (soit + 21 points, soit le double de la moyenne), ainsi que d’œuvres de la littérature française ou étrangère, notamment sous l’impulsion des injonctions scolaires et universitaires, qu’un tiers d’entre eux lit (soit + 8 points que la moyenne). Leurs lectures de livres les mènent aussi vers les romans policiers ou d’espionnage, que plus d’un tiers lisent (ce qui les situe à un niveau inférieur à l’ensemble de la population : – 6 points). Leur rapport à l’actualité ou aux questions de société passe également par le livre mais moins que pour leurs aînés (un dixième d’entre eux lit des livres portant sur ces sujets, soit – 10 points que la moyenne de la population) tout comme leur rapport à l’histoire : ils lisent moins de romans historiques ou de biographies romancées que la moyenne (- 7 points à chaque fois). Ils sont également moins intéressés que la moyenne par la vie propre du champ littéraire, puisqu’ils lisent moins de romans contemporains (parmi ceux qui se déclarent lecteurs, 1 jeune sur 6 en lit, soit – 11 points) ou de prix littéraires (1 sur 10 en lit, soit – 10 points).
Graphique 1 : Genres de livres lus par les jeunes (en %)
Champ : Personnes âgées de 15 ans et plus qui se déclarent lecteurs, vivant en ménages ordinaires. France métropolitaine.
Source : enquête sur les pratiques culturelles 2018, France métropolitaine, DEPS
Note de lecture : quarante huit pour cent des jeunes de 15 à 24 ans déclarent lire des BD, ce taux est de 30 % pour l’ensemble des 15 ans et plus.
La réalité de la lecture de presse n’est pas moins diverse puisque les centres d’intérêt des jeunes les portent vers des sujets distincts de l’ensemble de la population (graphique 2) : si plus de 6 jeunes de 15-24 ans sur 10 lisent la presse d’abord pour y chercher des informations politiques ou sur la société, et un peu plus de 4 sur 10 pour y chercher des informations sur l’économie, c’est moins que dans l’ensemble de la population (respectivement – 12, – 8 points et – 11 points). Leur jeune âge fait également qu’ils s’intéressent moins que la moyenne aux questions de santé, plutôt liées au vieillissement (questions qui attirent plus d’un tiers d’entre eux, soit – 15 points), mais également aux sujets liés à la vie familiale, comme la cuisine (sujet qui intéresse un quart d’entre eux, soit – 13 points) ou bien encore aux enfants et à l’éducation (sujet qui intéresse un peu plus d’un cinquième d’entre eux, soit – 7 points), ou aux voyages (ce sujet intéresse moins d’un tiers des jeunes, soit -7 points). Dans ce dernier cas, notons que c’est sans doute le support presse qui est en cause, les blogs, Instagram et autres sites d’influenceurs-voyageurs étant légion et faisant le plein chez les jeunes. L’éclectisme de leurs centres d’intérêt pour la presse est moindre que celui de l’ensemble de la population : ils sont moins nombreux à être intéressés par huit thèmes ou plus sur les quatorze proposés dans le questionnaire (- 5 points). En revanche, certaines thématiques retiennent plus leur attention que leurs aînés : le sport (plus de 6 jeunes lecteurs de presse sur 10 s’y intéressent, soit + 10 points), les sciences et les médias (ces deux thèmes retiennent l’attention de près de la moitié d’entre eux, soit respectivement + 7 et + 13 points), mais aussi la mode (un tiers d’entre eux, soit + 15 points) et la beauté (un quart d’entre eux, soit + 11 points). Enfin, les sujets touchant les arts et la culture sont des motivations de lecture de la presse pour un tiers des jeunes (soit – 3 points).
Graphique 2 : Centres d’intérêt des jeunes en matière de presse (%)
Champ : Personnes âgées de 15 ans et plus lecteurs de presse, vivant en ménages ordinaires. France métropolitaine.
Source : enquête sur les pratiques culturelles 2018, France métropolitaine, DEPS
Note de lecture : Parmi ceux qui lisent la presse, 65 % des jeunes de 15 à 24 ans s’informent sur la politique, ce taux est de 77 % pour l’ensemble des 15 ans et plus.
La lecture pour quel modèle d’honnête homme ou d’honnête femme au XXIe siècle ?
Si, sur le temps long, l’acte de lecture au quotidien n’a jamais été aussi développé (pages web, journaux, magazines, mails, sms, prospectus, etc.), la place de la lecture (rapportée à l’étalon que représente la littérature pour le livre ou la presse d’information généraliste pour la presse), quant à elle, semble donc plus minoritaire. L’information généraliste est concurrencée par des myriades d’informations plus spécialisées et l’information circule beaucoup sur les réseaux sociaux, la littérature voit de nouveaux genres gagner en attractivité (SF, fantasy, dystopie, romance, etc.), les textes usent des capacités de convergence multimédiatique offertes par le numérique (par exemple avec l’insertion d’audiovisuel dans le texte), le secteur de la bande dessinées a été transformé par l’avènement des scantrads et des webtoons5… tout ceci concourt à une transformation de l’acte de lire. La baisse tendancielle de la lecture de livre et de presse chez les jeunes attestée sur le long terme (Donnat et Lévy, 2007 ; Lombardo et Wolff, 2020), l’évolution des goûts (vers des genres et centres d’intérêt moins légitimes) et le faible transfert entre support papier et support numérique doivent se comprendre à l’aune de transformations plus larges qui affectent la construction du rapport au savoir, la formation du citoyen et la définition de l’honnête homme ou honnête femme à laquelle les politiques publiques de la lecture sont liées.
Les humanités classiques – incarnées par le livre – ont longtemps occupé une place essentielle dans la culture générale, étant placées au cœur des curriculums qui instituaient les mécanismes de tri scolaire et de distinction sociale (Mauger, 1992) : leur centralité se trouve aujourd’hui ébranlée par la montée en puissance de l’économie médiatico-publicitaire (Donnat, 2004) et la domination des registres technico-scientifiques dans les curriculums depuis la seconde massification scolaire. Dans cette évolution au long cours, la révolution numérique a accéléré la transformation des contours de l’honnête homme ou de l’honnête femme du 21e siècle : aptitude à s’orienter dans l’océan informationnel, capacité à construire une pensée autonome et à favoriser des choix éclairés semblent prendre une place majeure dans la définition de la « culture générale » sur laquelle un récent rapport de l’Académie des sciences morales et politiques s’est penché (Houdé, 2024). Dans une société dite « de la connaissance » où les sciences tiennent une place de choix dans la compétition des savoirs, où l’on anticipe des transformations profondes du monde du travail, susceptibles de questionner la spécificité de l’apport humain par rapport à celui de la machine apprenante, la hiérarchie des valeurs se transforme, dans un contexte d’accélération des temps sociaux (Rosa, 2013), qui s’accommode mal des caractéristiques de la lecture savante (analytique, solitaire, linéaire et concentrée). Dans cet écosystème techno-orienté, de nouveaux capitaux, techno-scientifiques, assurent plus sûrement l’accès aux positions sociales et économiques les plus valorisées que la possession de capitaux culturels classiques (Wagner, 1998) : la réactivité, la rapidité et la plasticité dispositionnelle sont plus valorisées que le recul, la distance et le temps long ; l’aptitude à combiner des savoirs épars plus que celle à analyser (c’est le mythe du réseau intelligent, émergeant de la somme des contributions « individuelles », « banales », supposé « démocratique » (Rosenfeld, 2025), contre la figure de l’expert). Ce qu’on appelle les humanités technico-scientifiques, celles qui s’imposent dans les processus de sélection des sociétés contemporaines, prônent ainsi un rapport à la lecture différent de celui porté par les humanités littéraires, en privilégiant les lectures utilitaires, informatives et pratiques plutôt que les lectures érudites ou esthétiques. Ainsi, le lien autrefois puissant entre lecture de livre et diplôme ou classe sociale supérieure (Coulangeon, 2021) s’est-il distendu, affaiblissant par là même la fonction sociale cohésive de la lecture. Et ce, d’autant que l’essor des médias de masse, articulé à la globalisation culturelle (Cicchelli et Octobre, 2021), valorise de nouveaux capitaux, informationnels et cosmopolites (Prieur et Savage, 2013), conférant à la lecture un nouveau rôle : celle-ci vise non plus à approfondir un sujet mais à transmettre des éléments de compréhension sur un grand nombre de thèmes, non plus à édifier le citoyen mais à alimenter l’ensemble de ses centres d’intérêt. En d’autres termes, la formation de l’honnête homme au XXIe siècle semble ne plus passer par la construction d’un rapport savant à la lecture6.
Avec la prolifération d’IA génératives, de nouvelles questions se posent, qui ont trait à la différence de nature entre homme et machine : les frontières de la créativité, de l’émotion, de la sensibilité sont fondamentalement interrogées quand les IA créent7, ou déjouent désormais en nombre le test de Turing8 (même si elles restent pour le moment le plus souvent spécialisées dans un domaine et appliquent une stratégie de contournement pour entretenir l’illusion d’une compétence dans un domaine qu’elles ne connaissent pas). C’est donc la question de la sensibilité qui se trouve placée au centre des interrogations (et non plus seulement celle de l’accès au savoir), voire de l’aptitude de la lecture (sur papier) à proposer des moments de déconnection, qui peuvent devenir de nouvelles formes de distinction dans un monde en permanence connecté. Et si la liberté était dans le papier ?