En quelques années, le numérique a profondément transformé notre rapport au livre et à la lecture. Tablettes, smartphones, liseuses, ordinateurs : les écrans sont partout et l’écrit n’a jamais été aussi accessible. Du roman classique au dernier essai, du webtoon aux fanfictions, des articles scientifiques aux livres audio, les formats, supports et genres se sont multipliés, fragmentés, recomposés. Et avec eux, nos habitudes de lecture, nos rythmes, nos postures, nos environnements. Ce dossier intitulé Lectures numériques (au pluriel) assume pleinement cette diversité.
Car s’il y a un point commun entre toutes les contributions ici rassemblées, c’est bien la volonté de ne pas réduire la lecture numérique à une simple transposition du papier vers l’écran. Lire sur une tablette n’est pas seulement « lire autrement » : c’est lire dans un autre écosystème technique, social, cognitif. C’est accéder à des contenus que le papier ne propose pas toujours et parfois, redécouvrir le plaisir de lire autrement…
Le numérique sauvera-t-il la lecture chez les jeunes ?
C’est la question ouverte par Anne Jonchery et Sylvie Octobre en introduction. Elles nous invitent à sortir des constats alarmistes pour mieux comprendre comment les jeunes lisent aujourd’hui, à la lumière de leurs pratiques numériques. Car non, ils n’ont pas cessé de lire ; ils lisent différemment, ailleurs, autrement. Et cette lecture, souvent fragmentaire, parfois multimodale, mérite d’être reconnue et analysée.
Quand l’écran fait li(v)re
Manon Ortin explore cette mutation dans un article riche d’exemples concrets. Entre eBooks, stories, webtoons ou romans interactifs, les formats se diversifient, avec des impacts profonds sur les modes de consommation, la posture cognitive, la temporalité de la lecture. Ce n’est plus seulement l’œuvre qui change : c’est le lecteur lui-même, sa manière d’entrer dans le texte, de le parcourir, de l’interpréter. Il n’y a pas une lecture numérique, mais bien des lectures numériques, aux seuils poreux, parfois hybrides.
Le numérique est aussi un levier d’inclusion et d’accompagnement. Yade George et Valérie Poties en font la démonstration à travers une expérience menée en collège avec des liseuses pour aider à l’amélioration des compétences en langue étrangère. La portabilité, les outils d’annotation, la possibilité d’adapter la police ou la mise en page font de la lecture numérique un appui pédagogique précieux.
Quand l’audio rend lecteur
Dans la même logique d’accessibilité, les articles de Claire Bauda et Catherine Arnaud mettent en lumière le potentiel du livre audio. Loin d’être une « sous-lecture », l’audio engage l’imaginaire, développe des compétences de compréhension et d’écoute, et peut rendre la lecture possible à celles et ceux qui en sont éloignés, pour des raisons cognitives, culturelles ou scolaires. Intégrer le livre audio dans les CDI, c’est offrir une autre porte d’entrée dans l’univers du texte.
Lecture 4.0 avec l’intelligence artificielle
Enfin, ce dossier se clôt sur deux contributions autour d’un sujet émergent : la lecture à l’ère de l’intelligence artificielle. L’équipe de l’Université de Lille (Falc, Grodzki, Begaud) propose une enquête sociologique sur les usages de l’IA par les lecteurs universitaires. Quelles aides au repérage d’informations ? Quels nouveaux outils de recommandation ? Quels risques d’automatisation de la pensée critique ?
Cécile Heckel, quant à elle, interroge les potentialités pédagogiques de l’IA pour renouveler les pratiques de lecture et d’écriture dans les CDI. Dans un contexte de mutations rapides, l’enjeu est moins de suivre une mode que de penser avec exigence les médiations numériques possibles, dans un cadre éthique et éducatif.
Pluralité, complexité… et responsabilité
Ce dossier n’offre pas une réponse tranchée, ni un plaidoyer inconditionnel pour la lecture numérique. Il donne à voir une réalité composite, parfois contrastée, toujours en mouvement. Il invite à sortir des oppositions stériles entre papier, écran et audio, pour mieux penser les continuités et les ruptures. Car l’important n’est pas tant le support que le lecteur. Et si la lecture numérique peut permettre de renouer avec les mots, alors elle a toute sa place dans le paysage éducatif et culturel.
Enfin, cette transition numérique a un coût : lire sur écran, c’est aussi consommer de l’énergie, des ressources matérielles, des serveurs, des terminaux, souvent conçus dans des conditions sociales et écologiques discutables. Face à cela, la sobriété numérique, la mutualisation des ressources, la formation à des usages conscients doivent être au cœur de nos pratiques professionnelles afin que lire demain respecte la planète.
Lectures numériques, lectures plurielles : ce dossier vous invite à explorer ces nouveaux territoires avec curiosité, prudence, et enthousiasme critique.
Concentrant symboliquement les valeurs de la culture et du savoir, la lecture occupe de longue date une position centrale dans les politiques culturelles, éducatives voire civiques, par une série d’implicites qui placent sous le sceau de l’équivalence les notions de culture et de construction de la citoyenneté, de culture humaniste et de littérature, de patrimoine commun et de lien social. Dans les années 80, les travaux psychanalytiques, repris plus largement par les sciences sociales (Petit, 2002), ont ajouté à cette centralité l’affirmation selon laquelle la lecture de livre était un besoin fondamental et psychiquement structurant, doctrine largement diffusée dans les institutions culturelles et éducatives. Cette centralité tranche – tout en permettant d’en donner la mesure – avec les diagnostics alarmistes qui se sont multipliés depuis le tournant des années 1990 concernant les évolutions générationnelles des rapports à la lecture, qui venaient faire écho aux discours portant sur les rétrovolutions et le retour des anti-lumières (Amselle, 2010 ; Sternhell, 2006)1.
Dans ce contexte, la révolution numérique a soufflé un vent d’optimisme (Mercier, Boisson et Leray, 2024). La numérisation des loisirs, en rendant les contenus culturels accessibles plus facilement et dans toutes les situations (ou presque), a en effet permis un accroissement des formes de participation culturelle, en particulier (mais pas seulement) des jeunes, comme on l’a vu notamment durant le confinement (Jonchery et Lombardo, 2020). Le numérique a favorisé la diffusion des pratiques en amateur des jeunes – les plateformes d’écriture se sont multipliées comme Wattpad, Narrer, Scribay, De plume en plume, etc. (Montgenot et Cordier, 2023) – tandis que les médiations du livre étaient également prises en charge par des amateurs sur les réseaux socio-numériques comme booktube, BookTok et Bookstagram (Parmentier, 2022). Ainsi avec le numérique, les frontières, autrefois étanches, entre création, médiation et consommation se sont brouillées et des activités autrefois étrangères les unes aux autres, sont devenues connexes (Flichy, 2010).
Ces transformations ont nourri une croyance en la puissance « immanente » du numérique : celui-ci serait capable d’attirer à lui des jeunes qui se détournaient de la lecture de livre et de presse sur support papier, par la (seule) vertu spontanée de leur penchant « naturel » pour les technologies et de leur attachement « unanime » aux outils numériques, smartphone en tête. Autrement dit : la lecture numérique sauverait la lecture d’une distance croissante et irréversible des jeunes par rapport aux lectures sur papier, notamment de livres. Qu’en est-il vraiment ?
Les paradoxes de l’optimisme technologique
Notons que l’optimisme technologique qui préside parfois aux discours portant sur les lectures numériques n’est pas sans paradoxe. D’abord, parce que ces derniers se développent en parallèle de la diffusion de normes éducatives visant au contraire à tenir les enfants éloignés des écrans numériques2. Ensuite, parce que la multiplication de l’offre de lectures et plus largement de loisirs (notamment numériques) crée les conditions d’une concurrence accrue entre les pratiques de loisirs, avec différentes logiques de temps affectées aux diverses activités (temps individuel/collectif, calme/actif, etc.) et avec des bénéfices de nature différente qui en sont retirés (cohésion de groupe, moment de rêverie, apprentissage, etc.).
Cette concurrence accrue entre pratiques de loisirs s’accompagne d’une mutation de la lecture elle-même dans l’écosystème culturel en régime numérique (Garcia, Jonchery, Octobre, à paraitre 2025 ; Berry, Jonchery, Louguet, à paraître 2026). D’abord, dans la fiction comme dans l’information, les formats brefs et/ou sériels se sont multipliés : on est bien loin de l’étalon romanesque qui pourtant continue de marquer (implicitement) les diagnostics pessimistes sur l’évolution de la lecture chez les jeunes. Ensuite, les succès lectoraux d’aujourd’hui n’ont pas un lien évident avec la constitution d’une « culture générale », comme en atteste par exemple la ferveur qui entoure la Dark Romance, pas plus qu’ils n’ont de lien évident avec la formation du citoyen éclairé, comme en témoigne l’attraction exercée par la presse people. Enfin, la puissance du transmédia, y compris numérique, a été fortement exploitée au sein des industries culturelles, altérant la prééminence de la forme écrite sur les formes audiovisuelles en termes de légitimité culturelle comme de diffusion d’un accès aux contenus fictionnels ou informatifs : les lectures « stars » sont connues, plus souvent qu’autrefois, grâce à leurs adaptations cinématographiques, quand elles n’en sont pas tout bonnement issues, et la presse se lit largement via ses reprises sur les réseaux sociaux et accompagnées de vidéos.
La lecture en baisse
Depuis plusieurs décennies, de nombreuses enquêtes attestent de la baisse tendancielle de la lecture chez les jeunes, notamment de la lecture de livres. Christine Détrez (1998) a montré, à travers une enquête qualitative longitudinale auprès de collégiens et de lycéens, que les garçons bons élèves, traditionnellement proches du pôle de la lecture (papier), étaient de moins en moins forts lecteurs de livres. De leur côté, François Dumontier, François de Singly et Claude Thélot, analysant les résultats des enquêtes Loisirs 1967 et 1987-1988 de l’INSEE, signalaient que « pratiquement tous les étudiants de 1967 lisaient au moins un livre par mois alors qu’ils n’étaient plus que deux sur trois dans ce cas en 1987, tandis que les trois quarts d’entre eux étaient de gros lecteurs (au moins trois livres par mois) contre seulement un tiers vingt ans plus tard » (Dumontier, Singly, Thélot, 1990, p. 65). D’autres travaux signalaient que, parmi les activités de loisirs préférées des collégiens, la lecture de livres paraissait déclassée, car même chez les enfants des catégories supposément lectrices (cadres, professions intellectuelles, etc.), les livres étaient supplantés par les bandes dessinées et la vie de groupe prenait le pas sur les activités méditatives et solitaires (Singly, 1993). Bernard Lahire (2002) a également observé cette distanciation à l’égard du livre chez les étudiants supposés être de forts lecteurs du fait de leur présence durable dans le système éducatif, matrice socialisatrice au livre. En outre, l’analyse générationnelle menée par Olivier Donnat (2011) sur les données de l’enquête Pratiques culturelles, confortée par Philippe Lombardo et Loup Wolff (2020) quelques années plus tard, a démontré que la part des très forts lecteurs de livres (qui en lisent plus de 20 par an) ainsi que la part des lecteurs de presse baissaient alors même que l’accès au livre et à la presse s’était généralisé, que ce soit au domicile ou dans les équipements dédiés (bibliothèque, librairie, etc.), et que le niveau de scolarisation avait lui aussi fortement augmenté. Cette baisse affecte particulièrement, selon ces auteurs, les jeunes générations, victimes de deux effets : un effet de génération négatif (qui fait que chaque génération arrive avec un niveau de lecture moins élevé que la génération précédente) et un effet d’âge négatif (les âges scolaires/universitaires sont plus propices à la lecture que les âges ultérieurs, plus soumis à des contraintes temporelles – professionnelles et familiales – puis à des empêchements physiques – baisse de la vue, etc.). Enfin, plus récemment, l’enquête portée par le Centre national du Livre sur les rapports à la lecture des 7-19 ans (Mercier, Boisson et Leray, 2024) indiquait que les lectures contraintes de ces derniers (c’est-à-dire les lectures liées à la formation ou à l’emploi) baissaient de même que leurs lectures loisir, alimentant une nouvelle fois l’hypothèse d’une mise en danger de la lecture sous les coups de butoir des écrans, auxquels ces jeunes consacrent bien plus de temps (11 minutes par jour à la lecture, contre 3 h 11 aux écrans selon cette enquête).
L’examen attentif des résultats de l’enquête Pratiques culturelles de 2018 ne contredit pas ces constats, bien au contraire. Ces derniers indiquent sans conteste que les jeunes de 15-24 ans lisent différemment de leurs aînés, en volume, en nature et en modalité (tableau 1). Si la lecture de livres reste présente dans leurs agendas culturels, notamment du fait de leur proximité avec le monde scolaire, les jeunes se distinguent surtout de l’ensemble de la population en étant moins lecteurs de presse et nettement plus lecteurs de BD, comics, mangas : près de 6 sur 10 lisent des livres (soit 3 points de moins que la moyenne de la population), un peu plus de 4 sur 10 privilégient la presse pour se tenir informés (- 7 points par rapport à la moyenne) et près de 4 sur 10 lisent des BD, comics, mangas (+ 17 points par rapport à la moyenne). Par ailleurs, ils sont dans l’ensemble des lecteurs de livres moins investis – ils sont moins nombreux que la moyenne à avoir lu plus de 20 livres au cours des douze derniers mois (– 4 points), moins nombreux à en avoir lu entre 10 et 19 (– 3 points) et, parmi ceux qui se considèrent comme lecteurs, ils sont moins nombreux que la moyenne de la population à en avoir lu quotidiennement (– 14 points, soit deux fois moins). À rebours, ils sont des lecteurs de BD, mangas et comics plus investis (+ 9 points pour ceux qui en ont lu plus de 10 en un an).
Tableau 1 : Les pratiques de lecture (en %)
Champ : Personnes âgées de 15 ans et plus vivant en ménages ordinaires. France métropolitaine.
Source : enquête sur les pratiques culturelles 2018, France métropolitaine, DEPS
Note de lecture : En 2018, 59 % des 15-24 ans ont lu au moins un livre au cours des 12 derniers mois, ce taux est de 62 % pour l’ensemble de la population
Entre cultures juvéniles et cultures scolaires : quelle place pour la lecture ?
Pour comprendre l’évolution de la place de la lecture chez les jeunes, il faut revenir aux conditions de socialisation de la jeunesse qui façonnent leur rapport à la culture, lesquelles s’appréhendent au croisement de deux univers en tension : celui des cultures juvéniles et celui de la culture scolaire (ou celui des références culturelles des jeunes et celui de la culture générale (Houdé, 2024)). En effet, la place de la lecture dans les loisirs des jeunes est affectée par l’importance, croissante au fil des générations, des univers médiatiques et numériques, notamment parce que ces derniers prennent en charge les fonctions fictionnelles et informationnelles, autrefois monopoles du livre et de la presse. D’un côté, les produits audiovisuels comme les séries télé nourrissent une grande part du rapport à la fiction des jeunes, et sont des pourvoyeurs de références communes inter- et intra-générationnelles (Glevarec, 2012) ; de l’autre, les vidéos scientifiques, les chaines Youtube spécialisées (en sciences, en histoire, en philosophie…) ou encore les sources collaboratives (Wikipédia en tête) sont devenues un mode central d’accès au savoir chez les jeunes, y compris sous des formes participatives (Perronnet, 2022).
En outre, en matière de lecture comme dans d’autres registres, l’autonomie des cultures juvéniles par rapport aux prescriptions culturelles, prescriptions scolaires en tête (Mercier, Boisson et Leray, 2024), n’a fait que croître depuis que les cultures juvéniles se développent de plus en plus tôt dans la vie de l’enfant (Berthomier et Octobre, 2025), à la fois comme espace d’une autonomie négociée en famille et comme lieu de construction de soi (Glevarec, 2009 ; Corsaro, 2010) et que les médias, notamment participatifs, y ont pris une place majeure. Ainsi, si l’école et l’université façonnent toujours un univers culturel prescriptif promouvant un rapport au livre « de qualité », ainsi qu’un mode de lecture (analytique, concentrée, silencieuse et continue), ce modèle est mis en difficulté face à l’hétérogénéité des profils des élèves et de leurs cultures familiales, mais aussi face à la concurrence de l’audiovisuel, dans le rapport à la fiction comme au savoir. Mais il n’en va pas seulement de l’affaiblissement de la prescription scolaire : les prescriptions familiales ont également changé, depuis que les parents d’aujourd’hui, enfants des cultures médiatiques d’hier, sont déjà moins lecteurs que leurs prédécesseurs. Si la socialisation familiale au livre fait bien partie de la « bonne volonté culturelle », largement soutenue par les normes éducatives, celle-ci est très diversement appropriée selon les familles (Berthomier et Octobre, 2018, 2019 et 2020).
Les transformations liées au numérique
Cette autonomisation des cultures juvéniles, marquée par le sceau du numérique, ne doit pas faire croire que la numérisation des pratiques est uniforme. Ainsi, les résultats de l’enquête Pratiques culturelles 2018 indiquent que, bien qu’ils soient nés dans l’univers du « tout numérique » (Lombardo et Wolff, 2020), les jeunes n’entrent pas dans la lecture via le numérique (liseuse, tablette). Le numérique ne prend en effet qu’une part minime dans la lecture de livre, à l’image de celle prise dans l’ensemble de la population (parmi ceux qui se considèrent comme lecteurs de livres et qui ont lu des livres au cours des 12 derniers mois, qu’il s’agisse de jeunes ou pas, un peu plus d’1 sur 10 lit en format numérique) : dans le domaine du livre, le papier reste la norme. Plus qu’une substitution, on observe des effets de cumul en matière de lecture de livres entre papier et numérique : 84 % des jeunes lecteurs de livres numériques en lisent aussi sur papier (ce qui correspond également au niveau moyen dans la population totale). Les jeunes ne développent donc pas un rapport spécifique ni particulièrement favorable au livre numérique.
Les transformations liées au numérique dans les jeunes générations sont plus nettes en revanche s’agissant de la lecture de presse : dans l’ensemble, près de 4 jeunes sur 10 lisent la presse numérique (+ 7 points par rapport à la moyenne de la population), la lecture informationnelle tirant le meilleur parti des possibilités d’interactivité du numérique, dont les jeunes sont friands. De plus, une substitution numérique/papier semble s’opérer chez les jeunes pour la lecture informationnelle de presse, ce qui est moins le cas chez les plus âgés : 82 % des jeunes qui lisent la presse numérique ne lisent pas de presse papier (contre 73 % dans l’ensemble de la population). À cette substitution papier/numérique s’ajoute aussi un passage du payant au gratuit, puisque près de 4 jeunes sur 10 lisent la presse gratuite (+ 9 points de plus que la moyenne).
L’acte de lire est également transformé par le numérique : les lectures numériques renforcent la part des lectures « segmentées » (non linéaires, usant de liens hypertextes, en situation de polyactivité ou encore en mobilité), dont les formes peuvent être brèves, cursives, discontinues, etc. Pourtant, elles ne sont en rien des « pseudo-lectures » que l’on pourrait opposer terme à terme aux « vraies lectures », dont le modèle étalon serait la lecture de livre papier (des lectures lentes, attentives, approfondies, etc.). Dans les faits, certaines lectures numériques sont tout aussi minutieuses que les lectures papier, les lectures de livres ne correspondent pas toutes, loin de là, à la représentation implicite d’une lecture analytique, concentrée, continue et solitaire, et les lectures numériques développent des fonctionnalités « actives », absentes du support papier, qui reconfigurent l’acte de lire (Mauger, 2020). Par ailleurs, les pratiques d’écriture se sont démocratisées, créant leur propre lectorat numérique et leur discours amateur/expert. Cette réalité protéiforme, où le numérique s’est invité sous de multiples aspects (production, diffusion, réception), invite à déconstruire les implicites relatifs à la « bonne lecture » (la manière de lire), au « bon texte » (la qualité esthétique du texte) ou encore au « bon usage des lectures » (à vocation intellectuelle, émancipatrice, ou d’élévation morale et excluant a priori les lectures plaisirs, légères, ayant comme fin de « se faire du bien » (Lévy, 2015)).
Lire oui, mais quoi ?
Si les rapports au livre des jeunes se distinguent de ceux du reste de la population, ce n’est pas seulement en termes de rôle, de positionnement dans les univers culturels ou encore de support (numérique versus papier) mais également en matière de goûts (graphique 1). On l’a dit, les plus jeunes privilégient nettement la BD (près de la moitié d’entre eux en lit, soit 18 points de plus que la moyenne dans l’ensemble de la population) et les mangas (lus par plus d’un tiers d’entre eux ; + 25 points) et les comics (lus par un quart, + 15 points). En matière de romans, les jeunes qui se déclarent lecteurs sont particulièrement friands de science-fiction, de fantastique ou de fantasy, ensemble de catégories de livres qui rassemble plus de 4 sur 10 d’entre eux (soit + 21 points, soit le double de la moyenne), ainsi que d’œuvres de la littérature française ou étrangère, notamment sous l’impulsion des injonctions scolaires et universitaires, qu’un tiers d’entre eux lit (soit + 8 points que la moyenne). Leurs lectures de livres les mènent aussi vers les romans policiers ou d’espionnage, que plus d’un tiers lisent (ce qui les situe à un niveau inférieur à l’ensemble de la population : – 6 points). Leur rapport à l’actualité ou aux questions de société passe également par le livre mais moins que pour leurs aînés (un dixième d’entre eux lit des livres portant sur ces sujets, soit – 10 points que la moyenne de la population) tout comme leur rapport à l’histoire : ils lisent moins de romans historiques ou de biographies romancées que la moyenne (- 7 points à chaque fois). Ils sont également moins intéressés que la moyenne par la vie propre du champ littéraire, puisqu’ils lisent moins de romans contemporains (parmi ceux qui se déclarent lecteurs, 1 jeune sur 6 en lit, soit – 11 points) ou de prix littéraires (1 sur 10 en lit, soit – 10 points).
Graphique 1 : Genres de livres lus par les jeunes (en %)
Champ : Personnes âgées de 15 ans et plus qui se déclarent lecteurs, vivant en ménages ordinaires. France métropolitaine.
Source : enquête sur les pratiques culturelles 2018, France métropolitaine, DEPS
Note de lecture : quarante huit pour cent des jeunes de 15 à 24 ans déclarent lire des BD, ce taux est de 30 % pour l’ensemble des 15 ans et plus.
La réalité de la lecture de presse n’est pas moins diverse puisque les centres d’intérêt des jeunes les portent vers des sujets distincts de l’ensemble de la population (graphique 2) : si plus de 6 jeunes de 15-24 ans sur 10 lisent la presse d’abord pour y chercher des informations politiques ou sur la société, et un peu plus de 4 sur 10 pour y chercher des informations sur l’économie, c’est moins que dans l’ensemble de la population (respectivement – 12, – 8 points et – 11 points). Leur jeune âge fait également qu’ils s’intéressent moins que la moyenne aux questions de santé, plutôt liées au vieillissement (questions qui attirent plus d’un tiers d’entre eux, soit – 15 points), mais également aux sujets liés à la vie familiale, comme la cuisine (sujet qui intéresse un quart d’entre eux, soit – 13 points) ou bien encore aux enfants et à l’éducation (sujet qui intéresse un peu plus d’un cinquième d’entre eux, soit – 7 points), ou aux voyages (ce sujet intéresse moins d’un tiers des jeunes, soit -7 points). Dans ce dernier cas, notons que c’est sans doute le support presse qui est en cause, les blogs, Instagram et autres sites d’influenceurs-voyageurs étant légion et faisant le plein chez les jeunes. L’éclectisme de leurs centres d’intérêt pour la presse est moindre que celui de l’ensemble de la population : ils sont moins nombreux à être intéressés par huit thèmes ou plus sur les quatorze proposés dans le questionnaire (- 5 points). En revanche, certaines thématiques retiennent plus leur attention que leurs aînés : le sport (plus de 6 jeunes lecteurs de presse sur 10 s’y intéressent, soit + 10 points), les sciences et les médias (ces deux thèmes retiennent l’attention de près de la moitié d’entre eux, soit respectivement + 7 et + 13 points), mais aussi la mode (un tiers d’entre eux, soit + 15 points) et la beauté (un quart d’entre eux, soit + 11 points). Enfin, les sujets touchant les arts et la culture sont des motivations de lecture de la presse pour un tiers des jeunes (soit – 3 points).
Graphique 2 : Centres d’intérêt des jeunes en matière de presse (%)
Champ : Personnes âgées de 15 ans et plus lecteurs de presse, vivant en ménages ordinaires. France métropolitaine.
Source : enquête sur les pratiques culturelles 2018, France métropolitaine, DEPS
Note de lecture : Parmi ceux qui lisent la presse, 65 % des jeunes de 15 à 24 ans s’informent sur la politique, ce taux est de 77 % pour l’ensemble des 15 ans et plus.
La lecture pour quel modèle d’honnête homme ou d’honnête femme au XXIe siècle ?
Si, sur le temps long, l’acte de lecture au quotidien n’a jamais été aussi développé (pages web, journaux, magazines, mails, sms, prospectus, etc.), la place de la lecture (rapportée à l’étalon que représente la littérature pour le livre ou la presse d’information généraliste pour la presse), quant à elle, semble donc plus minoritaire. L’information généraliste est concurrencée par des myriades d’informations plus spécialisées et l’information circule beaucoup sur les réseaux sociaux, la littérature voit de nouveaux genres gagner en attractivité (SF, fantasy, dystopie, romance, etc.), les textes usent des capacités de convergence multimédiatique offertes par le numérique (par exemple avec l’insertion d’audiovisuel dans le texte), le secteur de la bande dessinées a été transformé par l’avènement des scantrads et des webtoons5… tout ceci concourt à une transformation de l’acte de lire. La baisse tendancielle de la lecture de livre et de presse chez les jeunes attestée sur le long terme (Donnat et Lévy, 2007 ; Lombardo et Wolff, 2020), l’évolution des goûts (vers des genres et centres d’intérêt moins légitimes) et le faible transfert entre support papier et support numérique doivent se comprendre à l’aune de transformations plus larges qui affectent la construction du rapport au savoir, la formation du citoyen et la définition de l’honnête homme ou honnête femme à laquelle les politiques publiques de la lecture sont liées.
Les humanités classiques – incarnées par le livre – ont longtemps occupé une place essentielle dans la culture générale, étant placées au cœur des curriculums qui instituaient les mécanismes de tri scolaire et de distinction sociale (Mauger, 1992) : leur centralité se trouve aujourd’hui ébranlée par la montée en puissance de l’économie médiatico-publicitaire (Donnat, 2004) et la domination des registres technico-scientifiques dans les curriculums depuis la seconde massification scolaire. Dans cette évolution au long cours, la révolution numérique a accéléré la transformation des contours de l’honnête homme ou de l’honnête femme du 21e siècle : aptitude à s’orienter dans l’océan informationnel, capacité à construire une pensée autonome et à favoriser des choix éclairés semblent prendre une place majeure dans la définition de la « culture générale » sur laquelle un récent rapport de l’Académie des sciences morales et politiques s’est penché (Houdé, 2024). Dans une société dite « de la connaissance » où les sciences tiennent une place de choix dans la compétition des savoirs, où l’on anticipe des transformations profondes du monde du travail, susceptibles de questionner la spécificité de l’apport humain par rapport à celui de la machine apprenante, la hiérarchie des valeurs se transforme, dans un contexte d’accélération des temps sociaux (Rosa, 2013), qui s’accommode mal des caractéristiques de la lecture savante (analytique, solitaire, linéaire et concentrée). Dans cet écosystème techno-orienté, de nouveaux capitaux, techno-scientifiques, assurent plus sûrement l’accès aux positions sociales et économiques les plus valorisées que la possession de capitaux culturels classiques (Wagner, 1998) : la réactivité, la rapidité et la plasticité dispositionnelle sont plus valorisées que le recul, la distance et le temps long ; l’aptitude à combiner des savoirs épars plus que celle à analyser (c’est le mythe du réseau intelligent, émergeant de la somme des contributions « individuelles », « banales », supposé « démocratique » (Rosenfeld, 2025), contre la figure de l’expert). Ce qu’on appelle les humanités technico-scientifiques, celles qui s’imposent dans les processus de sélection des sociétés contemporaines, prônent ainsi un rapport à la lecture différent de celui porté par les humanités littéraires, en privilégiant les lectures utilitaires, informatives et pratiques plutôt que les lectures érudites ou esthétiques. Ainsi, le lien autrefois puissant entre lecture de livre et diplôme ou classe sociale supérieure (Coulangeon, 2021) s’est-il distendu, affaiblissant par là même la fonction sociale cohésive de la lecture. Et ce, d’autant que l’essor des médias de masse, articulé à la globalisation culturelle (Cicchelli et Octobre, 2021), valorise de nouveaux capitaux, informationnels et cosmopolites (Prieur et Savage, 2013), conférant à la lecture un nouveau rôle : celle-ci vise non plus à approfondir un sujet mais à transmettre des éléments de compréhension sur un grand nombre de thèmes, non plus à édifier le citoyen mais à alimenter l’ensemble de ses centres d’intérêt. En d’autres termes, la formation de l’honnête homme au XXIe siècle semble ne plus passer par la construction d’un rapport savant à la lecture6.
Avec la prolifération d’IA génératives, de nouvelles questions se posent, qui ont trait à la différence de nature entre homme et machine : les frontières de la créativité, de l’émotion, de la sensibilité sont fondamentalement interrogées quand les IA créent7, ou déjouent désormais en nombre le test de Turing8 (même si elles restent pour le moment le plus souvent spécialisées dans un domaine et appliquent une stratégie de contournement pour entretenir l’illusion d’une compétence dans un domaine qu’elles ne connaissent pas). C’est donc la question de la sensibilité qui se trouve placée au centre des interrogations (et non plus seulement celle de l’accès au savoir), voire de l’aptitude de la lecture (sur papier) à proposer des moments de déconnection, qui peuvent devenir de nouvelles formes de distinction dans un monde en permanence connecté. Et si la liberté était dans le papier ?
Depuis plusieurs années, le Centre National du Livre (CNL) met en lumière les pratiques de lecture des jeunes, pointant du doigt que les jeunes lisent toujours dans le cadre de leur loisir, mais que ce temps de lecture se réduit. Ces rapports affichent, au fil du temps (entre 2016 et 2024), des perceptions et des pratiques en constante évolution chez les jeunes qui se tournent davantage vers les technologies numériques. Ainsi, la lecture connaît de grands changements, passant d’une lecture traditionnelle à une lecture numérique pouvant être définie comme une « activité qui consiste à lire des textes écrits (éventuellement accompagnés d’illustrations fixes ou animées) au moyen d’un dispositif numérique : ordinateur, tablette, smartphone, borne d’information ou autre » (Rouet, 2018). C’est alors que l’on assiste à une transformation de notre manière de lire avec les outils numériques (Octobre, 2015). Il apparaît donc nécessaire, en tant que professeur documentaliste et acteur dans la promotion de la lecture auprès des élèves (axe 3 de la circulaire de mission de 2017), de s’intéresser à ces pratiques de lecture juvéniles afin de proposer des contenus pédagogiques qui suscitent leur intérêt et qui suivent les évolutions sociétales. Dans cet article, nous explorerons les outils numériques et applications utilisés par les jeunes, ainsi que les nouveaux modes de prescription littéraire. Des pistes pédagogiques seront également proposées.
UNE DIVERSITÉ DES OUTILS ET DES CONTENUS LUS PAR LES JEUNES
Lorsque nous lisons les rapports du Centre National du Livre de 2022 et 2024, nous remarquons que les jeunes lisent moins, 2 h 11 par semaine en 2024 contre 3 h 14 en 2022. En effet, la lecture est mise en concurrence avec les écrans, devant lesquels les jeunes passent 3 h 11 par jour. Les activités sur écran sont diverses (aller sur les réseaux sociaux, jouer à des jeux, regarder une vidéo…) ; parmi celles-ci, on compte la lecture sur écran. En effet, d’après l’étude de 2024 du CNL, tandis que l’utilisation de la tablette (30 %), de l’ordinateur portable (30 %) ou encore de la liseuse (22 %) décline, l’utilisation du smartphone est de plus en plus renforcée (57 %) pour la lecture de livres numériques. D’ailleurs, les 16-19 ans utilisent massivement le smartphone (76 %).
Fig.1 Outil utilisé pour la lecture
Les jeunes se tournent vers une version numérique de ces livres. Le livre numérique, autrement appelé “e-book” est « un ouvrage édité et diffusé sous forme numérique, destiné à être lu sur un écran, composé directement sous forme numérique ou numérisé à partir d’imprimés ou de manuscrits ». Il répond également de la loi sur le prix unique du livre numérique, promulguée en mai 2011 (dictionnaire de l’Enssib). Mais il existe aussi le livre audio appelé audiobook. Il s’agit cette fois-ci d’un texte (qu’il soit publié ou non) dont la lecture a été enregistrée à haute voix, que ce soit par l’auteur, un comédien, un lecteur professionnel, un groupe ou une synthèse vocale. Il existe d’abord sous forme écrite avant de se transformer en un produit sonore (Gatineau, 2015). Ce qui ressort de l’étude menée par le CN, c’est l’augmentation de ces nouvelles pratiques de lecture chez les jeunes, puisque 76 % des jeunes lecteurs de livres numériques et 78 % des jeunes auditeurs de livres audio aiment, voire adorent en lire ou en écouter.
Fig 2. Jeunes déclarant aimer voire adorer en lire/en écouter
À noter que la lecture sur écran attire plutôt des 16-19 ans, tandis que le livre audio est plutôt plébiscité par les moins de 10 ans. Cependant, 50 % des non-lecteurs de livres numériques et 58 % des non-auditeurs déclarent détester en lire ou en écouter. Ainsi, bien que cette pratique semble se répandre, de nombreux lecteurs semblent encore réfractaires à cette pratique de lecture. En effet, dans une étude que j’ai pu mener dans le cadre de mon master MEEF auprès de collégiens, certains avançaient comme raisons les difficultés à se concentrer. En effet, la mauvaise visibilité du texte sur l’écran, la faible qualité de la typographie et de la mise en page(s), la navigation via les liens hypertextuels ainsi que la difficulté à intégrer les différentes opérations de lecture participent à une surcharge cognitive1. D’autres élèves avançaient la préférence pour l’objet livre, qu’ils peuvent tenir dans leurs mains, sentir (texture et odeur), ce qui n’est pas le cas d’un livre audio ou numérique (Ortin, 2023).
Fig 3. Jeunes déclarant détester en lire/en écouter
Les plateformes de livres numériques
Avec l’évolution rapide des technologies, les jeunes se tournent de plus en plus vers de nouveaux terminaux de lecture. Ces appareils, associés à des applications de lecture comme Apple book, Kindle ou Audible, offrent une nouvelle expérience de lecture, modifiant ainsi profondément leurs habitudes de lecture et leur manière d’accéder aux livres. Le secteur des livres numériques se développe, notamment avec trois grands acteurs américains, à savoir Google, Apple et Amazon. Les applications Google Livres, Apple Book et Amazon ont des fonctionnalités semblables : achat de livre, téléchargement, création d’une bibliothèque, emploi d’outils intra-texte (traduction, commentaire, surlignage…), note et avis. Apple propose IBooks Author, permettant la création de livres électroniques (Benhamou, 2012). Amazon vend des ebooks téléchargeables sur l’application Kindle et sur une liseuse : la Kindle (commercialisée en 2007). Amazon met également à disposition Amazon Direct Publishing2, une plateforme d’autopublication pour les écrivains professionnels et amateurs (Benhamou, 2012). Enfin, Amazon propose un abonnement mensuel (abonnement kindle), permettant d’accéder à l’ensemble des livres numériques ainsi qu’à de la presse sur tous les appareils. De plus, il existe Sondo, un site et une application permettant d’accéder à une bibliothèque numérique, allant du primaire jusqu’au lycée. Plus de 500 titres sont proposés, dont des livres classiques, contemporains, ainsi que les versions audios de manuels scolaires. La connexion peut se faire sur tous types d’appareils électroniques, via l’interconnexion entre le GAR et l’ENT. De plus, Sondo propose une bibliothèque inclusive à destination des Élèves à Besoins Éducatifs Particuliers (EBEP), notamment les élèves DYS ou encore allophones. Les élèves ont la possibilité de choisir la taille et les couleurs de police, de mettre un mode nuit, d’utiliser une règle de lecture, d’écouter un livre audio, d’avoir accès à des définitions. Des fonctionnalités pédagogiques sont également disponibles pour les enseignants, telles que des activités et des défis lecture.
Les applications de lecture : entre écrits et images
Les plateformes de lecture comme Apple books, Kindle et Audible se distinguent principalement par leurs modèles de distribution, les formats de contenu et les types d’expériences qu’elles offrent aux utilisateurs, tandis que les applications de lecture comme Fyctia, Plume d’Argent ou Wattpad sont centrées sur la publication communautaire en ligne et l’interaction avec les auteurs.
Le succès des romans feuilletons et des plateformes d’écriture
Le concept des plateformes comme Wattpad ou Plume d’argent repose sur la publication de récits sous la forme de romans-feuilletons ; les auteurs publient régulièrement des chapitres, créant ainsi une dynamique de lecture continue. Ce format, semblable à un feuilleton, permet de maintenir l’engagement des lecteurs, qui suivent l’évolution de l’histoire au fur et à mesure (Luthers, 2019). Les genres les plus populaires sont alors la romance, mais aussi la fantasy, l’horreur ou la fanfiction (Luthers, 2019). Wattpad est une plateforme de partage d’histoires en ligne fondée en 2006 par Allen Lau et Ivan Yuen à Toronto. Accessible via un site internet et une application mobile, elle permet aux auteurs de publier des récits originaux, chapitre après chapitre, et invite les lecteurs à interagir directement avec eux par le biais de commentaires et de recommandations. Avec plus de 70 millions d’utilisateurs dans plus de 50 langues, la plateforme est devenue un lieu de partage incontournable, particulièrement prisé par les jeunes auteurs et lecteurs du monde entier. En 2021, Wattpad a été racheté par la société sud-coréenne Naver, propriétaire de Webtoon, renforçant ainsi son développement et son lien avec l’industrie numérique. Il existe aussi d’autres plateformes, plutôt centrées sur l’écriture, comme la plateforme de lecture Fyctia, lancée en 2012, permettant à des auteurs de soumettre leurs manuscrits au jugement de la communauté de lecteurs et d’éventuels éditeurs, ou encore la plateforme de lecture Plume d’Argent, créée en 2015, permettant également l’écriture, la publication et la lecture de manuscrits.
Ces plateformes adoptent un modèle interactif qui permet une vraie proximité entre les auteurs et leurs lecteurs, puisque ces derniers peuvent s’abonner à des comptes d’auteurs, commenter les histoires et donner des avis qui sont visibles sous forme de bulles à côté du texte, ce qui permet un réel feedback pour l’auteur (cas de Wattpad et Fyctia). Ce système de commentaires renforce l’aspect collaboratif et participatif de Wattpad, en permettant aux lecteurs de devenir des acteurs de l’œuvre qu’ils suivent, voire d’avoir une incidence sur la suite du récit. Sur Wattpad, les auteurs peuvent intégrer des images ou vidéos dans leurs chapitres, enrichissant ainsi leur texte et l’expérience de lecture. Par conséquent, ces plateformes participent à la démocratisation de l’accès à la lecture, tout en offrant une visibilité accrue aux auteurs indépendants, souvent négligés par les circuits traditionnels (Poirier, 2020). À noter que sur Wattpad, il existe certes une version freemium, mais également une version premium appelée “Wattpad Originals”, proposant des fonctionnalités et des contenus supplémentaires. Ces plateformes permettent aux auteurs de publier leurs manuscrits en toute indépendance, sans passer par un éditeur traditionnel. Plusieurs auteurs ayant ainsi débuté sur Plume d’Argent ont vu leurs œuvres adaptées en livres physiques et certains ont même signé des contrats avec des maisons d’édition traditionnelles, la plus célèbre étant Christelle Dabos et la série la Passe-miroir (Jouve, 2023). Parmi les publications les plus connues issues de Wattpad, nous pouvons citer les célèbres romans After (2016), The Devil’s Sons (2022) ou encore Captive (2023) qui appartiennent au genre “New romance” ou “Dark Romance”. Enfin, ces plateformes permettent à des auteurs amateurs de participer à des concours afin de mettre en avant leur roman, c’est le cas par exemple de Wattpad et de ses Watty Awards, un concours qui permet aux auteurs de recevoir une aide à la promotion de leur histoire et de la faire connaître à un plus large public, ou à Plume d’argent et ses Histoire d’Or. Quant à Fyctia, il s’agit de son essence même : plusieurs thématiques de concours apparaissent, sur lesquelles peuvent écrire des auteurs.
Les applications de webtoons
Pour définir un webtoon, nous pouvons commencer par ce qu’est la bande dessinée numérique, le webtoon étant un sous-genre : « Le terme BD numérique reste à définir. Le plus souvent, il correspond à l’édition et la diffusion d’une bande dessinée sous forme numérisée ou dématérialisée destinée à être lue sur un écran. Il peut s’agir de créations originales dans un format électronique ou de simples adaptations digitales au support de lecture sur téléphones intelligents, tablettes, liseuses, écrans d’ordinateurs ou de télévision. C’est aussi une création spécifique et enrichie pour le support informatique, avec un contenu multimédia et des procédés de réalité augmentée poursuivant l’œuvre sur Internet, ce que ne permet pas un simple livre numérique » (Ratier, 2013). Il s’agit d’une bande dessinée qui se lit verticalement, via des épisodes courts et sur des applications dédiées.
Lancée en 2003 par Daum en Corée, suivie de la création de Line Webtoon par Naver en 2014, Webtoon est une plateforme numérique dédiée à la diffusion de bandes dessinées. Depuis, Webtoon s’est imposé comme un acteur majeur dans l’univers des bandes dessinées numériques, en permettant aux utilisateurs d’accéder gratuitement à des récits publiés sous la forme de feuilletons hebdomadaires, par des auteurs amateurs. À noter qu’il existe d’autres plateformes permettant de lire des webtoons, telles que Piccoma, Lezhin Comics, Delitoon, Tapytoon ou encore Webtoon Factory (éditions Dupuis) qui suivent des modèles similaires. Ces plateformes suivent toutes ce même mode de publications séquencées, avec des épisodes courts et réguliers, transformant ainsi la narration traditionnelle en un format dynamique, optimisé pour la lecture sur des écrans, que ce soit sur téléphones, tablettes ou ordinateurs, notamment pour le geste du “scrolling” (Brouard, 2021). Webtoon se distingue par sa capacité à intégrer des éléments multimédias et à enrichir l’expérience de lecture grâce à des techniques transmédiatiques, comme l’utilisation de la réalité augmentée dans certains contenus. De plus, Webtoon propose un modèle économique freemium : l’accès aux épisodes réguliers est gratuit, mais les utilisateurs peuvent acheter des “coins” pour accéder à du contenu payant ou pour débloquer des chapitres en avance. Ce format crée une relation continue entre le créateur et le lecteur, grâce aux commentaires, aux likes et aux dislikes intégrés à chaque épisode. L’application mobile envoie même des notifications pour rappeler les derniers épisodes à lire, créant ainsi un lien constant avec la communauté de lecteurs. Ces interactions sont cruciales, car elles génèrent de la valeur pour la plateforme, en permettant par exemple de mesurer l’engagement du public et en influençant la popularité des œuvres (Dulieu, 2022). C’est ainsi que certains webtoons populaires sont adaptés par des plateformes de streaming, ou sont édités dans diverses maisons d’éditions, comme par exemple True Beauty chez Delcourt (2021), Lore Olympus chez Hugo BD (2022), Colossale chez Jungle (2024), ou encore en créant une collection spéciale dédiée aux webtoons comme Kbooks chez Delcourt, Sikku chez Michel Lafon.
Les plateformes de lecture numérique de manga : l’exemple de mangas.io
Des plateformes comme Mangas.io s’imposent dans le domaine de la lecture numérique, notamment pour les passionnés de mangas. Lancée en 2020, et avec 28 maisons d’éditions françaises (Akata, Crunchyroll, Kana, Ki-oon …), cette dernière permet à ses utilisateurs d’accéder à un large éventail de mangas à lire, comme Haikyu, Naruto, Bleach, ou encore Blue Spring Ride. Les mangas sont présentés sous la forme de mur, avec la possibilité de choisir la catégorie de manga qui nous intéresse. De plus, Mangas.io fonctionne sur le principe de l’abonnement. En effet, pour les « particuliers », comme les jeunes, cette approche permet de lire des mangas en illimité ce qui rend la plateforme attrayante (au prix d’un manga par mois ou pouvant être financé via le pass culture). Cette offre est alors intéressante pour les jeunes qui cherchent une solution économique pour lire leurs séries à la mode. En ce qui concerne les professionnels, comme les professeurs documentalistes, il existe un partenariat entre Manga.io et Canopé, proposant différentes offres d’abonnement selon le type d’établissement et le nombre d’élèves. Une fois la ressource acquise, il est possible de l’ajouter en tant que ressource numérique sur son portail Esidoc.
L’expérience de lecture sur Mangas.io est optimisée par une interface simple et intuitive, comparable à celle de Netflix, qui permet aux utilisateurs de naviguer facilement parmi les titres disponibles, de personnaliser l’affichage et de sauvegarder leur progression. Les utilisateurs de Mangas.io bénéficient également d’un accès rapide aux derniers chapitres des séries populaires, souvent en même temps que leur publication au Japon, ce qui constitue un attrait considérable pour les fans qui souhaitent suivre l’évolution de leurs mangas préférés en temps réel. Cependant, il est impossible d’interagir avec d’autres lecteurs. Il est possible de tester cette ressource pendant un mois sur son portail. Les retours des élèves sur cette plateforme sont assez positifs : ils peuvent découvrir de nouveaux mangas et lire sans être coupés par de la publicité. De plus, l’interface est fluide et de bonne qualité. Ils peuvent également consulter des actualités sur le blog et s’abonner à une newsletter permettant d’en apprendre davantage sur l’univers du manga. Le seul point discutable serait le prix de l’abonnement pour les CDI qui pourrait représenter un frein (399 € pour un collège entre 600 et 899 élèves).
DE NOUVEAUX MODES DE PRESCRIPTION POUR SUSCITER L’ENVIE DE LIRE
L’arrivée de ces nouveaux modes de lecture s’accompagne de nouveaux modes de prescription. En effet, Armand Hatchuel, dans son article « Les marchés à prescripteurs » (1995) identifie trois types de prescription qui peuvent s’appliquer aux nouvelles médiations du livre, dans lesquelles le rôle du prescripteur dans l’échange et le processus décisionnel prend de l’ampleur : d’abord la « prescription de fait », qui donne des informations sur les livres ; ensuite, la « prescription technique », qui met l’accent sur l’argumentation et les moyens de choisir des lectures, et enfin, la « prescription de jugement » qui atteste de la qualité et de la pertinence d’un livre que l’internaute ou le blogueur/influenceur doit valider, avant de réaliser un achat. Depuis son étude menée en 2016, le CNL met en avant trois prescripteurs, à savoir la mère ou la belle-mère, ainsi que les amis. De nombreux jeunes choisissent également leur livre seul. Encore aujourd’hui, ces modes de prescription sont les plus utilisés. Cependant, témoin de cette mutation technologique, 13 % déclarent choisir un livre par le biais d’influenceurs/euses sur YouTube et par les réseaux sociaux. Les professeurs documentalistes sont juste derrière, avec 12 % (CNL, 2024).
Le rôle des influenceurs littéraires dans la promotion de la lecture
L’influence d’Internet et notamment des réseaux sociaux sur les choix des lecteurs de loisirs ne cesse de croître, transformant ainsi la manière dont les livres sont découverts et consommés. En 2024, d’après l’étude du CNL, 33 % des lecteurs ont choisi un livre après en avoir entendu parler sur Internet, et parmi eux, 19 % l’ont découvert via les réseaux sociaux tels que Facebook, Instagram, Tiktok ou Twitch (contre 14 % en 2022). Cette tendance est particulièrement marquée chez les jeunes : plus de la moitié des lecteurs âgés de 16 à 19 ans (57 %) font leurs choix littéraires après avoir été exposés à des recommandations en ligne. Les plateformes sociales jouent un rôle central dans cette dynamique. Par exemple, 15 % des lecteurs ont été influencés par des Booktubeurs, Bookstagrammeurs ou Booktokers, un chiffre qui a quasiment doublé par rapport à 2022, où seulement 8 % étaient influencés par ces créateurs de contenu. De plus, 6 % des lecteurs ont entendu parler de livres via d’autres sources sur Internet. Ces résultats montrent bien l’étendue de l’influence numérique sur les décisions d’achat. Les jeunes générations semblent particulièrement sensibles à cette influence. En effet, toujours selon l’étude du CNL de 2024, 10 % des jeunes ont déclaré avoir eu envie de lire un livre grâce à une personnalité qu’ils suivent sur les réseaux sociaux, un phénomène qui touche surtout les filles, et plus particulièrement celles de 16 à 19 ans. Les réseaux sociaux ne servent pas seulement à découvrir des livres ; ils constituent aussi un outil pour s’informer sur les nouveautés, obtenir des conseils de lecture et consulter les avis d’autres lecteurs. En moyenne, 53 % des lecteurs de loisirs utilisent au moins un réseau social pour se tenir au courant des tendances littéraires. Parmi les plateformes les plus populaires figurent YouTube (67 %), Tiktok (49 %) et Instagram (49 %), qui dominent largement les autres en termes d’usage pour la recherche de livres.
Une présentation imagée et dynamique : Booktube, Bookstagram et Booktok
C’est en 2012 que le phénomène de Booktube est apparu en France et il a pris une ampleur considérable à partir de 2016. De nos jours, plus de 300 Booktubeurs font vivre ces communautés de partage (Frau-Meigs, 2017). Il est notamment possible de citer des personnalités influentes, parmi lesquelles @Jeannotselivre,
@lesouffledesmots ou @MargaudLiseuse, qui comptent respectivement 88 200 d’abonnés, 120 000 abonnés et 74 500 d’abonnés. Né en 2020, notamment pendant la pandémie de Covid-19, Bookstagram, véritable phénomène en ligne, rassemble aujourd’hui près de 114 millions de publications sous l’hashtag #bookstagram et près de 2 millions pour #bookstagramfrance. Cette explosion de contenus témoigne de l’enthousiasme croissant des utilisateurs pour le partage de leur passion de la lecture, mais aussi de la manière dont ces échanges virtuels ont acquis une dimension bien plus large que celle d’un simple divertissement personnel. TikTok, l’application la plus téléchargée au monde, comptait, en 2023, 15 millions d’utilisateurs actifs en France, avec le #BookTok cumulant 110 milliards de vues. Cette tendance a permis à une communauté de lecteurs de se retrouver autour de vidéos courtes, où des influenceurs et des auteurs (et des maisons d’éditions) se mettent en scène pour partager leurs avis sur les livres. Comme sur YouTube et Instagram, ce sont majoritairement des femmes qui sont actives, comme @mademoiselle_so_ qui compte plus de 500 000 followers toutes plateformes confondues, @elisebooks et ses 66 400 de followers, mais aussi une poignée d’hommes comme @le_temple_du_manga et ses 1.6 millions d’abonnés. À noter que ces influenceurs littéraires sont présents sur plusieurs réseaux sociaux à la fois, afin d’étendre leur communauté.
Ce phénomène repose sur un modèle particulier de présentation des livres. Les influenceurs créent des vidéos dynamiques longues pour YouTube, et courtes pour Tiktok qui présentent des livres de manière vivante et engageante. Sur Instagram, les créateurs de contenus jouent plutôt sur des posts esthétiques, plus lisses, plus maîtrisés par rapport aux contenus dynamiques proposés auparavant (Coffinet, 2024). Sur TikTok et YouTube, les utilisateurs ne se contentent pas de présenter des livres ; ils y ajoutent souvent des mises en scène créatives, avec des vidéos accompagnées de musique, de déguisements, ou de sélections thématiques. Les Booktokeurs et Booktubeurs vont alors suivre des “trend” : présentation de sa PAL (pile à lire), livres surcotés/sous-cotés, nouveaux achats… Loin des critiques traditionnelles, ils privilégient une approche personnelle plutôt qu’objective (Leveratto, Leontsini, 2008), où leurs émotions sont mises au service du livre. Ces vidéos, souvent réalisées dans leur chambre ou devant leur bibliothèque, sont un véritable spectacle, avec des attitudes et des expressions parfois exagérées (De Leusse, 2017). En ce sens, les influenceurs littéraires maîtrisent parfaitement les codes des réseaux sociaux, mais aussi ceux de leur génération. Aussi, les Booktubeurs n’ont pas à rendre des comptes aux maisons d’édition, ni à se soumettre à une pression commerciale. Ils restent indépendants dans leurs choix de livres, offrant ainsi une critique plus libre et authentique. Il est aussi intéressant de noter que ces influenceurs privilégient souvent la littérature de genre, une littérature plus populaire et parfois moins mise en avant par les critiques traditionnels. Cela répond à un véritable besoin de diversité dans les prescriptions littéraires. L’internaute semble plus réceptif à ces recommandations en ligne qu’à celles des critiques classiques (Julien, 2020). Comme le souligne Divina Frau-Meigs dans son article « Les YouTubeurs : les nouveaux influenceurs ! » (2017), ils donnent leur avis sur les livres qu’ils ont aimés et invitent leurs followers à interagir, à commenter et à participer à cette expérience de lecture collective. Ainsi, le livre devient un outil d’échange et les plateformes sociales, un espace où les goûts et opinions se partagent et s’enrichissent, créant un dialogue constant entre les lecteurs/abonnés (Rogues, 2021).
L’un des premiers effets majeurs de ces réseaux sociaux est leur capacité à influencer les choix de lecture des jeunes générations, qui constituent une grande majorité des utilisateurs. Avec environ 25% des utilisateurs de TikTok âgés de 10 à 19 ans, TikTok s’est imposé comme un relais littéraire incontournable, loin devant Instagram. Cette dynamique a même poussé les librairies à adopter le phénomène en affichant des livres sous l’étiquette “BookTok”, créant ainsi une connexion directe entre les communautés numériques et les points de vente physiques. En 2023, Tiktok était partenaire du Festival du Livre de Paris, ce qui démontre une nouvelle fois l’impact de ce réseau social sur la prescription littéraire (Derdevet, 2023). Autre effet majeur selon le journaliste Antoine Oury : les influenceurs littéraires ont un réel impact sur les ventes de livres. Des titres comme It Ends With Us de Colleen Hoover ont connu des augmentations de ventes spectaculaires, jusqu’à 42.133 % au Canada entre 2019 et 2022, prouvant l’influence considérable de TikTok sur le marché du livre. Les maisons d’édition, conscientes de cet effet viral, ont rapidement intégré TikTok dans leurs stratégies de promotion, en envoyant des services presse et en collaborant avec des créateurs de contenu. Les éditions Robert Laffont vont plus loin en 2023, en organisant un concours à destination des adolescents et jeunes adultes, pour un premier roman (Derdevet, 2023). En effet, ces influenceurs ont l’occasion de partager leurs goûts littéraires tout en participant à une dynamique collective qui les conduit à prendre part à des prix littéraires, tels que ceux organisés par Elle ou France Inter, ce qui renforce leur légitimité en tant qu’influenceurs littéraires. Certains, grâce à leur expertise et popularité, sont même invités à des événements littéraires. Aussi, l’une des évolutions est la création de prix littéraires dédiés à cette communauté, comme le Grand Prix des blogueurs ou le Prix Bookstagram. Ces initiatives illustrent la reconnaissance croissante de l’influence des Bookstagrammeurs dans le monde littéraire et la manière dont cette pratique surpasse les frontières du virtuel, pour s’ancrer dans des événements officiels.
Une présentation à l’écrit : les blogs littéraires
Bien qu’absents de l’étude du CNL, les blogs littéraires ont également leur rôle à jouer. Comme l’explique Brigitte Chapelain, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, les blogs de lecture ou blogs de lecteurs ont émergé au début des années 2000 (2015). Animés par des amateurs ou des professionnels, ces derniers partagent leurs avis sur des livres. Pour aller plus loin, le choix des noms de ces blogs est significatif, illustrant un monde où la littérature domine. Certains titres ou pseudos jouent sur des jeux de mots ou des références littéraires, comme Délivrer des livres ou Petites Madeleines ; d’autres démontrent une relation personnelle à la lecture, comme Mademoiselle Lit. De plus, de nombreux blogs sont associés à un prénom réel ou fictif comme Judith & Sophie, ajoutant une touche d’authenticité et de proximité. À noter également que les blogs de lecture peuvent être solitaires ou collectifs. La forme des articles varie d’un blog à l’autre : certains proposent des comptes-rendus classiques de lectures, sous la forme de fiches (résumé, extrait, avis), tandis que d’autres vont plus loin en analysant les enjeux littéraires, sociologiques ou politiques des œuvres. Il existe aussi des blogs avec une approche plus personnelle et engagée, comme par exemple les blogueurs spécialisés dans un genre, comme Sy Fantasy pour la fantasy, Livresse du noir pour le policier ou Le blog de l’apprenti Otaku pour les mangas, qui offrent une véritable expertise. Le design numérique des blogs a également évolué, avec des interfaces plus ergonomiques et esthétiques, renforçant ainsi la lisibilité et l’attrait visuel de leurs pages, se mettant ainsi au service d’un contenu structuré (titres, résumés, avis, citations, mots-clés et images). Cependant, il existe des dérives. En effet, certains blogs recopient des résumés trouvés sur des plateformes comme Amazon ou la Fnac. Il est donc important de différencier les blogs qui offrent une véritable réflexion sur les livres de ceux qui se limitent à des résumés superficiels, parfois à des fins de référencement ou de promotion.
Les réseaux sociaux de lecteurs
Outre YouTube, Instagram et Tiktok, il existe des réseaux sociaux dont la fonction principale est la prescription littéraire. En effet, ces derniers permettent de créer des « sociabilités numériques » (Compiègne, 2014). Cette fois-ci, aucun influenceur pour donner l’envie de lire, mais bien une communauté de lecteurs et de chroniqueurs assidus. Parmi les plus utilisés, Babelio arrive en tête, avec 2 millions de membres en 2024. Apparu en 2007, ce site web (disponible également au format application) propose à ses membres des actualités littéraires, l’organisation de leur bibliothèque en ligne, l’obtention des informations sur un livre, ou encore le partage et l’échange avec d’autres membres via des avis, des commentaires et des forums (3,8 millions en 2024). Ce système se retrouve également sur le site Booknode, créé en 2008, avec près de 1,2 millions de membres début 2025, Gleeph, apparu en 2019 et avec plus de 750 000 utilisateurs, ainsi que LivrAddict et Lecteurs.com. Il existe également Goodread, une version anglophone. Ils ont tous la même caractéristique principale : ils fonctionnent selon le principe de catalogage social : ainsi, chaque lecteur catalogue ses livres chez lui.
Sur ces réseaux sociaux littéraires, les aspects communautaires et collaboratifs sont essentiels, puisque les internautes sont invités à se créer un compte, à partager leurs impressions, à interagir avec d’autres utilisateurs et à se créer une bibliothèque numérique. Or, Nathalie Deley explique que l’expression « bibliothèque en ligne » est incorrecte, puisqu’il est impossible d’y lire un livre. Il s’agirait plutôt de parler de « liste bibliographique ». Que ce soit sur Gleeph ou encore Booknode, il est possible de faire un véritable rangement, comme sur l’étagère de sa bibliothèque, au moyen de catégories du type « j’ai lu », « dans ma PAL », « diamant », « or », « en train de lire », « pas apprécié », etc., à partir de la couverture du livre. Ainsi, tous les membres ont accès à cette catégorisation, afin de se forger leur opinion sur un livre. Sur Babelio, les lecteurs et chroniqueurs assidus sont mis en avant au sein de la catégorie « découvrir » afin de renforcer une nouvelle fois cet aspect volontaire de faire communauté. De plus, ces réseaux sociaux sont de véritables plateformes collaboratives, qui vont mettre à contribution les lecteurs, puisque ce sont ces derniers qui vont générer du contenu, en mettant une note, un avis ou une citation (Deley, 2019).
Mais les plateformes comme Babelio ou Gleeph.pro (professionnels) se distinguent notamment par leur algorithme de recommandation. En effet, l’algorithme de Gleeph.pro, nommé Fahrenheit, propose des suggestions de lecture à partir des informations recueillies sur les bibliothèques des utilisateurs (site Gleeph.pro). Quant à celui de Babelio, il repose sur le tag, autrement appelé l’étiquetage. En effet, la caractéristique de Babelio est de pouvoir renseigner des livres de sa bibliothèque à partir de mots-clés, donc d’un langage naturel. Ce sont alors ces mots-clés qui sont repris par l’algorithme de recommandation, et qui vont lui servir de guide dans les suggestions de livres qu’il propose. Nous retrouvons ici une démarche collaborative, comme l’explique Nathalie Deley, au travers du « collaborating tagging » : les membres étiquettent pour identifier leurs lectures, ce qui va permettre aux autres d’en profiter. Démonstration de la force de ces plateformes, il existe depuis 2019 le prix Babelio, qui a pour but de récompenser chaque année, dans dix catégories, dix auteurs, à partir des votes des membres de la communauté. Par exemple, le livre d’Hayao Miyazaki, Le voyage de Shuna a été lauréat en 2024 dans la catégorie manga. De même, LivrAddict a son propre prix, récompensant pour l’année 2024 dans la catégorie Jeunesse le tome 1 de Crookhaven : l’école des voleurs, écrit par J.J. Arcanjo. Ce phénomène des réseaux sociaux littéraires prend une telle ampleur que des professionnels du secteur du livre s’en emparent, pour préparer leur liste d’achats ou encore pour construire des activités pédagogiques.
PISTES PÉDAGOGIQUES
À partir des éléments précédents, il est possible de construire des séquences ou des projets pédagogiques, permettant d’encourager la lecture et de développer des compétences numériques.
Acquisition de ressources : des liseuses au CDI
Certains CDI vont se lancer dans l’acquisition de liseuses. C’est notamment le cas du CDI du lycée Émile Roux en Charente qui propose ce service depuis 2016. Le témoignage de la professeure documentaliste, chargée du projet, est disponible sur le Doc’Poitiers. Cinq liseuses, financées par la FCPE sont disponibles au prêt et figurent parmi les documents les plus empruntés. Les raisons avancées de cet achat sont d’abord pédagogiques, afin de démocratiser la lecture, de permettre à tous de se former à la lecture numérique et de lutter, dans une certaine mesure, contre la fracture numérique. Mais ces raisons sont aussi bibliothéconomiques, puisque ces outils permettent de mettre à disposition des usagers un grand nombre d’exemplaires d’un seul livre ou de compléter une série. De plus, un certain nombre de livres a basculé dans le domaine public, ce qui peut représenter un avantage financier pour le CDI. La liseuse a été choisie, a contrario d’un ordinateur ou d’une tablette, car elle peut contenir des dizaines de livres et ne permet que l’activité de lecture. Une charte de prêt des liseuses a été rédigée et doit être signée par les parents et les élèves. Les liseuses sont cataloguées dans le logiciel BCDI. Les livres numériques installés seront traités en parties composantes. Elles sont accompagnées d’un code barre permettant de les identifier et d’une housse de protection. Pour l’achat de livres numériques, la professeure documentaliste explique qu’elle a créé un compte professionnel auprès de la librairie Decitre (en ligne), ce qui lui permet de préparer ses commandes en ligne et de payer par mandat administratif. Les livres sont alors téléchargés via Adobe Digital éditions et envoyés vers la liseuse. Les retours des élèves sont plutôt positifs : ils apprécient la facilité d’utilisation, le confort de lecture, la facilité d’accès aux livres, ainsi que les fonctionnalités proposées (taille des mots ou encore luminosité).
Numook3 : créer un livre numérique
L’association Lecture Jeunesse propose le projet Numook, un projet de création de livre numérique, en expérimentant toutes les phases (édition, conception, publication). Les objectifs de ce projet sont la valorisation de la lecture, l’écriture d’invention des jeunes, le développement des compétences numériques et des capacités créatives associées (graphiques, sonores), ainsi que la consolidation des acquis universels (autonomie, initiative, engagement, respect des opinions des autres). En ce qui concerne la mise en place : une équipe pédagogique interdisciplinaire (enseignants disciplinaires, professeur documentaliste… ) mène les séances sur le temps scolaire (1 séance par semaine, d’1 à 2 h en moyenne), réparties sur les cours et les disciplines de chacun des enseignants participants. Chaque projet est mis en place en partenariat avec la bibliothèque ou une médiathèque locale. Les enseignants bénéficient d’un accompagnement par Lecture Jeunesse : un accès à la revue Lecture Jeune, à des webinaires, à des formations, ou encore à des médiations en ligne… Le projet est payant, mais peut être financé via la part collective du Pass Culture.
Création de booktube : se mettre dans la peau d’un influenceur littéraire
Les élèves vont être amenés à réaliser de courtes vidéos afin de promouvoir un livre. Il est possible de travailler en collaboration avec un professeur de français ou encore un professeur de langues vivantes (plutôt en fin de cycle 4 et lycée). Ce travail peut être réalisé seul ou en binôme. De plus, ils vont devoir se filmer et enregistrer leur voix. Il faut donc faire signer une autorisation de droit à l’image aux parents et aux élèves. Dans le cas où les booktube seraient publiés sur un blog (blog du collège, Esidoc…), il faudrait également prévoir une autorisation de publication à faire signer aux parents et aux élèves4.
Plusieurs séances sont nécessaires à l’élaboration de ces vidéos.
Séance 1 – Se familiariser avec les codes de Booktube : il faut faire définir aux élèves ce qu’est un booktube, leur faire visionner des vidéos de Booktubeurs pour faire émerger les caractéristiques de présentation (titre, auteur, maison d’édition, date de publication, résumé, avis…) et les caractéristiques techniques (plan, décor, son, voix, mise en scène…). En fonction du niveau des élèves, un point pourra être fait sur l’utilisation des sons et images libres de droits.
Séance 2 – Choisir un livre et le lire : en (re)montrant la méthodologie de recherche d’un livre sur Esidoc, les élèves choisissent un livre selon la consigne établie par les enseignants. Une fois choisi, ils liront le livre à la maison. En parallèle, ils complètent une fiche de lecture, qui leur servira de support pour réaliser le booktube. Il faut penser à laisser un certain délai pour que les élèves aient le temps de lire et compléter la fiche, ou pour que les éventuels absents puissent emprunter un livre pour faire le travail.
Séance 3 – Préparer et scénariser son booktube : une fois la fiche de lecture complétée et corrigée, les élèves doivent réaliser un storyboard, afin de préparer la scénarisation. Par la suite, les élèves réaliseront en autonomie ou en classe l’enregistrement de la vidéo.
Séance 4 – Montage de la vidéo : à partir d’un outil de montage vidéo (ex : Canva, Powtoon, Capcut …) les élèves réalisent le montage de leur vidéo. Il est possible de créer un compte classe ou un compte par élève afin de respecter le RGPD. Les enseignants font un tutoriel de l’outil afin que les élèves se l’approprient. Ils commenceront le montage en classe et le finiront à la maison.
Séance 5 – Visionnage en classe : une fois tous les booktube récupérés, la classe visionne l’ensemble des vidéos et les élèves peuvent voter pour le livre qu’ils ont le plus envie de lire.
CONCLUSION
Ainsi, nous avons constaté que les pratiques de lecture des jeunes sont en évolution. Ces derniers utilisent des terminaux et des applications variés, témoignant de l’immensité de l’offre désormais disponible et accessible pour les lecteurs. La culture de l’écran modifie alors profondément notre relation à la lecture, qui devient moins un acte solitaire, plutôt une expérience collective, à plusieurs niveaux (Julien, 2020). En effet, le livre s’inscrit dans une dimension de médiation collective, avec l’intervention d’un tiers entre l’auteur et le lecteur (Sapiro, 2014). Cette dimension collective va également permettre au lecteur de consulter les avis littéraires d’autres internautes et lecteurs, afin de réduire son incertitude quant à la qualité d’un livre (Gensollen, 2006). C’est ainsi que se développe une intelligence collective. Le lecteur devient acteur d’une communauté en ligne, via des médias ou réseaux sociaux : des communautés « d’apprentissage, de jugement et d’audience » (Flichy, 2010) se forment, voire des « partages d’expériences » (Gensollen, 2006). Les blogs, influenceurs littéraires et réseaux sociaux de lecteurs, vont permettre de construire un espace d’échange de données, qui participe à l’enrichissement d’un patrimoine collectif et va créer un processus de prescription, notamment auprès des jeunes générations, mais aussi une démocratisation de la lecture. Les jeunes utilisent donc des canaux « officiels » pour accéder à une lecture numérique, parfois payante. Cependant, certains vont employer d’autres stratégies pour lire le dernier livre à la mode, ou une série manga qu’ils ne trouvent ni chez eux, ni aux CDI, ou tout simplement par soucis de budget, en naviguant sur des sites de scan5, ou encore, en téléchargeant illégalement des livres numériques via certaines applications, comme Pearltrees, sur laquelle il est possible de trouver un fichier numérique du livre papier, et ce, gratuitement, et de l’envoyer vers une application type IBooks. Effectivement, le téléchargement illégal de livres numériques représente un défi économique majeur pour l’industrie du livre. En diffusant des millions d’ouvrages sans l’autorisation des auteurs et éditeurs, ces plateformes causent de grandes pertes financières, puisque ces acteurs ne sont pas rémunérés pour leur travail. En septembre 2024, le journal Le Monde expliquait que le tribunal judiciaire de Paris avait ordonné le blocage de centaines de noms de domaine liés au site Z-Library, soulignant l’ampleur du préjudice subi par le secteur. Notre rôle est alors de sensibiliser les élèves à la chaîne du livre, afin qu’ils en saisissent les enjeux économiques.
Les Bulletins officiels en langues vivantes étrangères au collège recommandent un entraînement à la lecture et une exposition à la langue en dehors du cours. « Lire et comprendre » fait partie des compétences à évaluer dans toutes les langues. L’exercice peut sembler difficile et rebute souvent les élèves. Il nécessite, c’est certain, un entraînement régulier. Et pourtant, les livres en langue étrangère disponibles au CDI ne rencontrent que peu de lecteurs. Même les collections populaires, comme la série I Survived…, ne trouvent pas leur public : malgré l’enthousiasme des élèves pour les thèmes abordés, la lecture semble trop difficile. Comment la rendre moins intimidante, plus accessible et donc plus agréable pour eux ?
À Marcq Institution, un collège et lycée privé près de Lille, un projet innovant s’est développé : faire lire les élèves de 5e en anglais sur liseuse électronique. L’utilisation d’une liseuse contribue à réduire l’obstacle en facilitant l’accès à la compréhension lexicale et contextuelle. L’usage de la liseuse est confidentiel en France. Cet outil technologique pourrait cependant avoir un impact significatif sur la manière dont les élèves abordent la lecture en langue étrangère : il ouvre de nouvelles perspectives, souvent méconnues.
Genèse du projet
Une initiative issue du bi-culturalisme
Le partenariat entre nous deux, Valérie, professeure d’anglais et moi, Yade, professeure documentaliste, toutes les deux élevées dans le milieu biculturel de nos origines polonaises et italiennes, a été la clé pour lancer cette idée. Nos échanges d’expériences de lecture en langue étrangère ont permis de repérer un besoin au sein de l’établissement : l’accès à des supports de lecture électroniques. L’acquisition de liseuses représentait non seulement un investissement judicieux pour faire progresser les élèves en anglais, mais elle pouvait aussi les inciter à utiliser les outils numériques de manière constructive. Convaincues des fonctionnalités pédagogiques de l’outil, puisque déjà utilisatrices, nous avons présenté le projet d’achat de liseuses par le CDI à notre directeur. Nous nous sommes appuyées sur plusieurs points pour le défendre.
Le dictionnaire bilingue intégré : un atout stratégique
Une liseuse est un appareil portable dont le seul usage est de permettre la lecture et le stockage de livres au format numérique. L’encre électronique permet un affichage semblable à l’encre utilisée sur du papier, sans reflets, même en plein soleil. Ce procédé n’abîme pas les yeux, contrairement aux écrans LED des smartphones ou des tablettes. Une seule charge de batterie permet de lire plusieurs semaines.
Mais le principal atout d’une liseuse pour lire en langue étrangère, c’est qu’avec une simple pression du doigt sur un mot inconnu, l’élève accède au dictionnaire bilingue (une fenêtre s’ouvre et propose les différentes traductions du mot). Plus besoin de s’interrompre pour aller chercher le dictionnaire, la lecture est fluidifiée et donc plus agréable.
Les mots qui nécessitent l’utilisation du dictionnaire sont automatiquement compilés dans la rubrique « Vocabulaire interactif » au sein d’une liste intitulée « Mots à apprendre ». L’élève peut donc revenir sur les mots qu’il a découverts. Chaque mot est présenté sous la forme d’une flashcard avec sa définition et son contexte d’utilisation (la phrase lue dans le livre). Une fois le mot connu, l’élève peut le déplacer dans une liste intitulée « Mot maîtrisé » ou le supprimer de la liste. En ce qui concerne la compréhension des noms propres ou celle des références culturelles présents dans le livre, la liseuse permet aussi, lorsque l’accès au wifi est autorisé, un accès aux contenus de l’encyclopédie Wikipedia.
D’autres atouts indéniables
Légère (148 grammes !) et compacte (plus petite qu’un livre de poche !), la liseuse constitue un support facilement transportable, offrant aux élèves la possibilité d’accéder à une bibliothèque numérique (environ 3 000 livres) où qu’ils soient. La possibilité de choisir la taille et le format de la police permet d’adapter la lecture et de la rendre agréable. Ce confort de lecture est très apprécié des lecteurs porteurs de lunettes de vue ou malvoyants.
La liseuse permet une différenciation pédagogique : de nouvelles possibilités peuvent être mises au service du rythme de lecture de l’élève. Celui-ci peut paramétrer l’affichage à l’écran (espacement, taille et police de caractères). La fonction marque-page et surlignage lui permet, tout comme il pourrait le faire sur un livre papier, de surligner du texte et d’ajouter des marque-pages aux passages sur lesquels il voudrait éventuellement revenir.
La dimension innovante du projet suscite un intérêt renouvelé pour la lecture. Au-delà de la simple découverte d’un support numérique, l’usage de la liseuse constitue une expérience nouvelle qui stimule la curiosité des élèves.
Elèves de 5e, Marcq Institution – Photo Yade George
Une accessibilité renforcée grâce aux fonctionnalités adaptatives
L’accessibilité est un sujet d’une importance cruciale à l’ère du numérique. Les liseuses offrent des fonctionnalités d’adaptation avancées qui permettent à chaque lecteur de personnaliser son expérience selon ses besoins spécifiques. Parmi ces paramètres configurables figurent :
— Le choix de la police et de la taille
— L’orientation de l’écran (portrait ou paysage), les marges, l’alignement et l’espacement des lignes
Un établissement au profil favorable
La diversité linguistique et culturelle est bien présente dans notre établissement : l’éventail d’options proposées est large, avec un enseignement de l’anglais et de l’allemand dès le primaire, des classes à projet européen (anglais et allemand au collège, euro anglais et espagnol au lycée), ainsi que des options chinois et italien. à cela s’ajoutent la préparation aux examens de Cambridge (du A2 au C2) et un partenariat avec Academica pour le programme Dual Diploma, permettant d’obtenir le High School Diploma, le baccalauréat américain. En ce qui concerne les activités récréatives, soulignons le succès annuel de la semaine internationale au collège avec des échanges avec l’Allemagne, l’Angleterre, la Belgique, l’Afrique du Sud et l’Espagne.
Sur le plan financier, un budget est alloué chaque année au CDI et aux disciplines pour l’acquisition d’outils pédagogiques destinés aux enseignants. En ce qui concerne les liseuses, la direction a choisi de répartir leur financement entre le budget de l’anglais et celui du CDI, à parts égales. Chaque équipement (liseuse + coque) coûte environ 150 €, soit un total de 2 700 € pour 18 liseuses.
Un projet d’achat de liseuses en adéquation avec les cadres institutionnels
L’éducation aux médias et à l’information (EMI) encourage la maîtrise des outils numériques appliqués à la lecture. Inscrite dans la loi d’orientation du 8 juillet 2013 et déclinée à travers 27 compétences dans les programmes scolaires au cycle 4 (BOEN n° 31 du 30 juillet 2020), l’EMI a pour objectif de répondre aux nouveaux besoins liés à la multiplication des usages de supports et de réseaux numériques par les élèves. L’usage des liseuses s’inscrit pleinement dans cet axe, en développant chez les élèves des compétences transversales d’EMI telles que “utiliser des dictionnaires et encyclopédies sur tous supports” et “avoir connaissance du fonds d’ouvrages en langue étrangère ou régionale disponible au CDI et les utiliser régulièrement”.
Le projet s’aligne également sur les objectifs du socle commun de connaissances, de compétences et de culture : « comprendre et s’exprimer en utilisant une langue étrangère » (domaine 1), « développer une culture numérique » (domaine 2) et « mobiliser des connaissances sur les grandes caractéristiques des objets et systèmes techniques et des principales solutions technologiques » (domaine 4).
En outre, la mise en place du cadre de référence des compétences numériques (CRCN, décret n° 2019-919 du 30 août 2019) inscrit explicitement l’usage des environnements numériques comme une des 16 compétences essentielles à la formation des élèves :
— Utiliser les fonctionnalités élémentaires d’un environnement numérique
— Retrouver des ressources et des contenus dans un environnement numérique
— Personnaliser un environnement numérique
— Prendre conscience de l’évolution des matériels et des logiciels pour développer sa culture numérique
Un projet innovant fait de tâtonnements
Obtenir l’accord du chef d’établissement
Obtenir l’adhésion du directeur s’est avéré aisé, celui-ci manifestant une constante volonté d’enrichir l’offre pédagogique destinée aux élèves et à leurs familles. Après examen d’un devis établi par le responsable informatique, il a, sans aucune hésitation, autorisé l’utilisation des fonds nécessaires à l’acquisition d’un parc de vingt liseuses électroniques, marquant ainsi son engagement en faveur d’une innovation éducative concrète.
Sélectionner des ebooks adaptés
Pour l’enseignante d’anglais a commencé alors un long processus de sélection des ouvrages. Nous tenions à ce que ceux-ci soient dans un anglais authentique, non didactisé. Mais il est vite apparu difficile de concilier les différentes contraintes : identifier des livres en adéquation avec les thèmes culturels des programmes officiels de la classe de 5e, adaptés à de jeunes adolescents, d’un niveau de langue accessible, et qui offrent des récits susceptibles de captiver leur intérêt.
Il a donc été nécessaire d’effectuer des recherches approfondies sur différents sites, d’entrer en contact avec des éditeurs américains et britanniques et d’examiner attentivement les catalogues transmis.Il a fallu ne pas se décourager face à la frustration engendrée par la découverte d’un ouvrage particulièrement pertinent mais uniquement disponible en version papier ! Il est manifeste que cette tâche de sélection aurait été simplifiée si les élèves avaient disposé d’un niveau de compétence langagière plus avancé. C’est pourquoi, dès l’année suivante, le projet fut également déployé au lycée.
Pour le niveau 5e, la solution est venue des Hi-Lo Books (ouvrages à haut intérêt et faible niveau de lecture). Il s’agit de livres de fiction caractérisés par un vocabulaire et une syntaxe simplifiés, des chapitres courts, un nombre de pages limité et des histoires captivantes. Ces ouvrages sont spécialement conçus pour des enfants natifs dont le niveau de lecture est inférieur à leur âge réel. Ils constituent une ressource idéale pour susciter l’intérêt des élèves en difficulté ou réticents à la lecture, de ceux pour qui l’anglais est une langue seconde, ainsi que celui des élèves dyslexiques. Ces livres répondaient parfaitement à nos critères de recherche, à savoir un niveau de lecture accessible et un intérêt narratif élevé. Parmi la sélection, un seul livre n’est pas un Hi-Lo Book et a convenu aux élèves d’un très bon niveau de compréhension écrite en anglais.
Adapter le traitement documentaire
L’intégration des liseuses au sein du CDI suppose une évolution significative des pratiques de traitement documentaire. Alors que les ouvrages imprimés imposent une série d’opérations traditionnelles – identification, catalogage, indexation et équipement matériel –, la gestion des ressources numériques impose de nouvelles procédures, notamment liées à la configuration des supports de lecture et à la gestion des droits numériques.
1re étape : achat des liseuses et des coques
Le modèle retenu fut le Kindle 11e génération. À l’image des plateformes de streaming musical, il est possible, moyennant un surcoût de 10 € par liseuse, d’opter pour une version sans publicité intégrée. Cette option a été privilégiée, compte tenu du contexte pédagogique du projet. Des coques de protection avec rabat ont été commandées pour préserver l’intégrité des écrans et prolonger la durabilité du matériel, portant le coût global d’une liseuse équipée à 147 €. Une station de charge collective (55 €) a également été installée au CDI afin de faciliter la gestion quotidienne du parc de liseuses.
2e étape : constitution et administration du parc de liseuses
L’étape suivante a consisté en la création d’un parc de liseuses, enregistré sur le compte Amazon du CDI, une plateforme utilisée pour l’acquisition des livres numériques. Chaque appareil a été déclaré dans la section « Appareils » du compte, sous l’intitulé « CDI Marcq Institution », suivi d’un numéro de série allant de 0 à 20. L’enregistrement de ces identifiants uniques a permis d’assurer une traçabilité rigoureuse des équipements et d’en suivre la garantie.
Ainsi, la gestion des liseuses, à l’instar des documents physiques, s’inscrit dans une logique de normalisation et de contrôle des ressources mises à disposition des usagers.
Enregistrement et gestion du parc de liseuses via le compte amazon du CDI dans la rubrique “Appareils”
3e étape : catalogage des liseuses dans le SIGB BCDI
Afin d’intégrer ces nouveaux supports de lecture à notre Système Intégré de Gestion de Bibliothèque (SIGB), un catalogage spécifique a été réalisé dans BCDI. Chaque liseuse a été répertoriée selon les métadonnées suivantes :
— Support : “tablette, liseuse”
— Type de ressources : “électronique”
Fiche exemplaire de liseuse
4e étape : chargement des ouvrages et découverte des DRM
L’envoi des ebooks sur les liseuses a révélé une contrainte imprévue : l’existence de verrous numériques (DRM – Digital Rights Management), dont l’absence de mention explicite sur la plateforme d’achat a engendré une limitation dans le déploiement des ouvrages.
En effet, la restriction des droits d’utilisation apparaît lors du téléchargement des fichiers sur les supports de lecture. Après l’envoi d’un même titre sur six liseuses, un message d’erreur est apparu, indiquant que le quota maximal de licences avait été atteint. Cette limitation, constatée en temps réel par le service technique du fournisseur, a nécessité une adaptation de la stratégie d’acquisition des ressources : chaque ebook a dû être acheté en triple exemplaire afin de permettre un total de 18 téléchargements par titre.
Ce système de gestion des droits numériques, bien que contraignant, s’inscrit dans une démarche de protection du droit d’auteur. Il est également à l’œuvre dans d’autres contextes documentaires, notamment pour la diffusion des manuels scolaires numériques au sein des Environnements Numériques de Travail (ENT), régulant ainsi leur accessibilité pour les établissements et les familles.
Les ebooks ont ainsi été transmis par lot de six, en fonction des limitations imposées par les DRM. Afin d’optimiser l’accès aux ressources, l’ensemble des titres sélectionnés a été regroupé dans une collection thématique intitulée « collège », facilitant la navigation et le repérage des ouvrages sur chaque liseuse.
L’intégration des liseuses au sein du fonds documentaire d’un CDI illustre une mutation et une hybridation des pratiques documentaires et souligne l’importance d’une veille continue sur les évolutions du livre numérique et des politiques éditoriales en matière de droits d’usage.
Station pour recharger simultanément des liseuses au CDI – Photo Yade GeorgeVérification de la présence des ebooks sur chaque liseuse
en vue d’une séance de prêt en 5e – Photo Yade George
Déploiement du projet auprès des élèves et des familles
Présentation du projet aux élèves et prêt des liseuses
Le déploiement du dispositif auprès des élèves s’articule autour d’une logistique adaptée aux contraintes matérielles. Avec un effectif de 32 élèves par classe de cinquième et disposant de seulement 18 liseuses, le recours à des séances en demi-groupes s’est imposé comme une nécessité opérationnelle. Ces créneaux, déjà intégrés à l’horaire hebdomadaire sous la forme de deux heures consécutives, ont facilité la mise en œuvre.
Le lancement du projet dans la classe résulte d’une collaboration entre la professeure d’anglais et moi-même, professeure documentaliste. Dans un premier temps, chacune des intervenantes procède à une présentation méthodique de l’objet, tout en soulignant ses atouts pédagogiques pour l’apprentissage de la lecture en langue étrangère, elle énonce les recommandations essentielles à sa bonne utilisation.
S’ensuivent des échanges d’expériences : les élèves sont invités à partager leurs pratiques numériques, notamment leur éventuelle familiarité avec les liseuses ou la lecture multilingue sur support électronique. Si certains attestent parfois d’un usage personnel de l’appareil, très rares sont ceux qui déclarent l’employer pour des lectures linguistiques. Le projet suscite ainsi un enthousiasme palpable en raison de sa nouveauté. La perspective de vivre une expérience singulière, perçue comme un privilège, contribue à une adhésion collective immédiate.
La seconde phase est consacrée à la familiarisation technique. Après la distribution des liseuses et l’explication des fonctionnalités élémentaires, les supports explicatifs détaillant le cadre du projet et la sélection de livres sont remis aux élèves. Rapidement, des petits groupes se forment spontanément : certains élèves échangent sur leurs préférences bibliographiques, tandis que d’autres s’entraident pour maîtriser les aspects technologiques. Cette appropriation intuitive conforte la pertinence du dispositif.
Nous décevons toujours le premier demi-groupe lorsqu’il apprend qu’il devra composer avec un délai d’attente de quinze jours avant de pouvoir emporter les liseuses, celles-ci étant réservées, par souci de rationalisation matérielle, au second groupe lors de la séance inaugurale.
Documents et circulaires mis à la disposition des élèves et des parents
Présentation de la sélection d’ebooks
Cinq ouvrages ont été sélectionnés et les élèves ont eu pour consigne de lire au moins l’un d’entre eux dans son intégralité. Un document pédagogique a été élaboré et distribué afin de les accompagner dans leur choix de lecture. Ce support comprend, outre le titre et le nom de l’auteur, des informations telles que le nombre de pages, le niveau de difficulté de lecture, une illustration de la couverture ainsi qu’un bref synopsis de l’œuvre. Ces éléments visent à fournir aux élèves des repères clairs pour sélectionner un livre adapté à leurs compétences et à leurs centres d’intérêt.
Guide de prise en main de la liseuse
« Oops, j’ai perdu ma page. » Un incident qui arrive parfois lors des premières utilisations ! Pour faciliter la prise en main à la maison, un petit guide de 6 pages permet aux élèves de retrouver les principales fonctionnalités de la liseuse et d’effectuer les manipulations de base. Structuré sous forme de livret, agrémenté de captures d’écran explicites et de schémas directeurs, ce support allie clarté visuelle et facilité de compréhension.
Nous avons bien évidemment rédigé une circulaire à destination des parents afin de présenter le projet pédagogique, d’en expliquer les objectifs et de souligner les avantages de la lecture en langue étrangère sur liseuse, une pratique encore peu connue des familles. Cette communication vise également à les rassurer sur plusieurs points : l’élève ne pourra pas commander de livres de manière autonome, n’aura pas accès à Internet et ne sera pas exposé à la lumière bleue qui pourrait avoir des effets sur le sommeil et la fatigue oculaire. Enfin, la professeure documentaliste s’est chargée de la rédaction d’une charte, qui sera signée par les parents afin de formaliser les conditions du prêt de la liseuse et d’en garantir le bon usage.
Questionnaire de lecture
Afin de vérifier la lecture du livre et l’assimilation de l’histoire, un questionnaire destiné à être complété en classe a été proposé aux élèves. Initialement conçu dans une optique d’évaluation sommative, ce dernier devait faire l’objet d’une notation. Toutefois, cette décision a été reconsidérée : certains élèves n’avaient pas achevé leur lecture, tandis que d’autres rencontraient des difficultés liées à la complexité du texte. Consciente du risque de découragement et soucieuse de préserver une dynamique positive, l’enseignante d’anglais a opté pour l’abandon de la notation, privilégiant ainsi une approche bienveillante centrée sur l’expérience formative. Parallèlement, l’accompagnement individualisé pour le choix des ouvrages a été renforcé.
Feedback d’expérience
Destiné à recueillir leurs retours quant aux ouvrages lus et à leurs impressions sur l’usage de la liseuse, cet outil d’évaluation qualitative s’est accompagné d’échanges oraux en classe, visant à approfondir collectivement les réactions individuelles. Les thématiques abordées s’articulent autour des axes suivants : titre de l’ouvrage choisi, lecture terminée ou non et, en cas d’abandon, pour quelle(s) raison(s) ? appréciation de l’intrigue, ainsi que les éventuelles difficultés rencontrées dans la manipulation technique de la liseuse. Une attention est également accordée aux fonctionnalités numériques privilégiées et appréciées par les élèves. Enfin, la dimension sociale de l’expérience est explorée à travers la question des échanges intergénérationnels : les élèves sont invités à relater les discussions engagées avec leurs parents sur ce projet innovant, ce qui permet de mesurer son retentissement au-delà du cadre scolaire.
Conclusion
L’expérimentation menée dans notre établissement autour de l’usage des liseuses pour la lecture de langue étrangère témoigne de leur potentiel éducatif et des nouvelles perspectives qu’elles offrent en matière d’apprentissage. En combinant accessibilité, personnalisation et interactivité, ces outils numériques permettent de lever certaines barrières liées à la compréhension linguistique et à l’engagement des élèves dans la lecture.
Au-delà de leur aspect pratique, les liseuses participent à une redéfinition des pratiques documentaires et pédagogiques au sein du CDI. Elles s’inscrivent dans une dynamique d’éducation aux médias et à l’information en intégrant des compétences numériques essentielles, tout en réinterrogeant le rôle des espaces documentaires dans la médiation.
Cette initiative pose néanmoins des défis organisationnels, techniques et économiques : choix des supports et des formats, gestion des droits numériques, intégration dans les politiques d’acquisition et de prêt. Elle invite également à repenser les postures professionnelles des enseignants et des professeurs documentalistes face à l’évolution des pratiques de lecture et à la diversification des ressources.
Alors que la société devient de plus en plus mobile et que les environnements éducatifs se transforment, la lecture numérique s’impose comme un enjeu stratégique, non seulement pour favoriser la maîtrise des langues étrangères, mais aussi pour accompagner les élèves vers une littératie numérique éclairée. La question n’est plus de savoir si les liseuses ont leur place dans les CDI, mais bien comment en maximiser le potentiel au service d’une pédagogie différenciée et inclusive.
Dans un monde où les pratiques culturelles se diversifient et évoluent constamment, la lecture audio s’impose comme une alternative de plus en plus populaire à la lecture traditionnelle. Podcasts, livres audio, applications dédiées… L’offre de contenus audio n’a jamais été aussi variée, répondant à des besoins multiples et touchant un public de plus en plus large. Cette évolution mérite toute notre attention en tant qu’enseignants documentalistes, à la croisée des chemins entre médiation culturelle, accompagnement pédagogique et accessibilité.
Cet article propose de faire le point sur cette pratique émergente dont il est question dans le Baromètre 2024 des usages d’achat et de lecture des livres imprimés, numériques et audio1. Dans un premier temps, nous explorerons la richesse et la diversité des formats qui composent l’univers de la lecture audio, en mettant en lumière les acteurs et les outils disponibles. Ensuite, nous nous pencherons sur les apports des neurosciences pour mieux comprendre les bénéfices cognitifs et émotionnels de cette pratique. Enfin, nous examinerons comment la lecture audio peut devenir un levier incontournable pour accompagner les élèves en difficulté de lecture, qu’il s’agisse de troubles dys ou de difficultés liées à la langue ou à la motivation.
À l’ère du numérique, la lecture audio ouvre des perspectives passionnantes pour encourager l’accès au savoir et renouveler notre rapport à la lecture. Embarquons ensemble pour un voyage sonore au cœur de cette nouvelle forme de médiation culturelle et pédagogique.
I. La multiplication de l’offre de contenus audio : une diversité de formats à explorer
L’essor de la lecture audio s’inscrit dans un contexte de transformation numérique qui favorise l’émergence de nouveaux supports et formats. Des livres audio traditionnels aux podcasts narratifs, en passant par des plateformes interactives, l’offre de contenus audio n’a jamais été aussi riche et variée. Cette diversification des formats répond à une demande croissante de flexibilité et d’accessibilité dans les pratiques culturelles et éducatives.
1 – Les livres audio : un format incontournable
Les livres audio, disponibles sur des plateformes comme Audible d’Amazon, Kobo de la Fnac ou encore AudioCité, un site belge conçu à l’origine pour les personnes malvoyantes ou Audiolib, une maison d’édition de livres audio française, sont souvent perçus comme une simple alternative à la lecture papier. Pourtant, ils se démarquent par leur capacité à proposer une expérience immersive grâce à des narrations de qualité, souvent enrichies d’effets sonores ou de musiques d’ambiance. Ce format s’adresse aussi bien aux lecteurs passionnés qu’à ceux qui manquent de temps, offrant la possibilité de découvrir des œuvres littéraires pendant un trajet, une séance de sport ou une activité quotidienne.
2 – Les podcasts narratifs : entre fiction et documentaire
Les podcasts narratifs occupent également une place croissante dans le paysage de la lecture audio. Proposant des récits originaux, des adaptations d’œuvres littéraires ou des enquêtes journalistiques, ces formats hybrides brouillent les frontières entre littérature et reportage. Des plateformes comme Arte Radio, France Culture ou encore Spotify offrent un éventail impressionnant de récits pour tous les goûts, du polar à la science-fiction, en passant par des témoignages émouvants.
3 – Les applications et outils interactifs
En parallèle, des applications comme Storytel, Lizzie ou encore Audible Stories se positionnent comme des acteurs majeurs de la démocratisation de la lecture audio. Ces outils permettent une personnalisation accrue de l’expérience utilisateur, offrant des options telles que la vitesse de lecture ajustable, les suggestions basées sur les préférences ou encore des fonctionnalités éducatives comme des quiz ou des résumés interactifs. Les « Boîtes à histoires » comme Merlin de Bayard jeunesse et FLAM de Lunii, permettent, quant à elles, de proposer aux plus jeunes une autonomie d’accès et une immersion dans l’histoire.
En s’adaptant aux besoins d’un public toujours plus diversifié, la lecture audio se positionne comme un véritable écosystème à explorer. Non seulement elle transforme notre rapport à la lecture, mais elle ouvre également des perspectives nouvelles pour les enseignants documentalistes, qui peuvent jouer un rôle clé dans la médiation et la promotion de ces formats innovants. Les livres audio peuvent ainsi venir diversifier le fonds de l’établissement et s’intégrer dans la politique documentaire.
II. Les atouts de la lecture audio à la lumière des neurosciences
Si la lecture traditionnelle sollicite principalement la vue, la lecture audio mobilise avant tout l’audition, engageant ainsi des mécanismes cérébraux spécifiques. Les neurosciences permettent de mieux comprendre comment cette pratique impacte notre cerveau et pourquoi elle constitue un outil précieux pour l’apprentissage et la culture.
1 – Une stimulation cognitive multiple
Selon Stanislas Dehaene, lorsqu’on écoute un texte, le cerveau active simultanément plusieurs zones, notamment celles impliquées dans la compréhension linguistique, la mémoire et l’imagination. Contrairement à une simple écoute passive, la lecture audio sollicite l’aire de Wernicke (compréhension du langage) et l’hippocampe (stockage et rappel des informations), tout en activant les régions visuelles de manière imaginaire. Autrement dit, écouter un récit nous plonge dans une expérience mentale quasi immersive, comparable à celle de la lecture visuelle, avec des bénéfices équivalents en termes de mémorisation et de compréhension.
2 – Une aide précieuse à la concentration
Pour certains auditeurs, en particulier les élèves sujets à des troubles de l’attention, la lecture audio peut représenter un véritable atout. Les travaux d’Isabelle Montésinos-Gelet et de ses collègues ont démontré que l’écoute active d’un texte lu, souvent accompagnée d’une voix expressive, aide à maintenir l’attention en stimulant les émotions et en rendant le contenu plus engageant. Le rythme et l’intonation de la voix du narrateur servent de repères cognitifs, permettant de mieux suivre le fil de l’histoire ou de l’argumentation. La prosodie (intonation, rythme, pauses) a donc un rôle crucial à jouer dans le maintien de l’attention et de la concentration des auditeurs. Une lecture monocorde ayant tendance à ennuyer l’auditoire. L’utilisation des écouteurs éloigne l’auditeur des stimuli extérieurs qui l’empêcheraient de se concentrer sur le récit. Ce dispositif est primordial dans le cadre d’un CDI.
3 – Développer l’imaginaire et la sensibilité auditive
Écouter un livre ou un podcast engage fortement l’imaginaire. Sans support visuel pour guider la perception contrairement à l’illustration ou le film, l’auditeur est amené à construire mentalement les décors, les personnages ou les situations décrites, ce qui stimule la créativité et l’abstraction. En parallèle, l’habitude d’écouter des récits de qualité peut affiner la sensibilité auditive des élèves, les aidant à reconnaître des nuances de ton, d’émotion ou de rythme, des compétences essentielles pour l’expression orale si l’on ne veut pas voir s’endormir son auditoire (cf. Bertrand Perrier).
4 – Des bénéfices émotionnels et affectifs
La lecture audio peut aussi avoir un impact positif sur le bien-être émotionnel. Écouter une voix humaine, surtout si elle est chaleureuse et expressive, crée un lien affectif et procure un sentiment de réconfort. Cette dimension est particulièrement utile pour des élèves en situation de stress ou d’anxiété, car en se plongeant dans un univers narratif, les auditeurs peuvent oublier temporairement leurs soucis et trouver du réconfort dans les histoires renforçant le sentiment de partager un même univers narratif. L’histoire leur permet de s’évader tout en renforçant leur sentiment d’appartenance à un univers narratif partagé. Et ce d’autant plus si une conversation ultérieure s’engage sur les interprétations et les émotions suscitées par l’histoire, renforçant ainsi le sentiment d’appartenir à un groupe qui a vécu la même expérience narrative.
En mobilisant des processus cérébraux riches et variés, la lecture audio se révèle bien plus qu’un simple substitut à la lecture visuelle. Elle s’impose comme une pratique complémentaire, qui stimule autant l’intellect que l’imaginaire et les émotions, tout en s’adaptant aux besoins spécifiques de chacun.
III. La lecture audio : un outil à ne pas négliger pour les publics en difficulté
La lecture audio constitue un levier puissant pour rendre la lecture accessible à tous, en particulier aux élèves confrontés à des difficultés spécifiques. Qu’il s’agisse de troubles de l’apprentissage, de barrières linguistiques ou d’un manque de motivation, elle offre une solution inclusive et adaptable aux besoins variés des publics scolaires.
1 – Un soutien pour les élèves dyslexiques ou concernés par d’autres troubles de l’apprentissage
Pour les élèves dyslexiques, la lecture visuelle peut être un défi quotidien, marqué par une lenteur, des erreurs de décodage et une fatigue accrue. La lecture audio permet de contourner ces obstacles en permettant une immersion dans le contenu sans la contrainte du déchiffrage. Selon une étude parue dans The Journal of Neuroscience en 2019, l’écoute d’un texte active les mêmes zones cérébrales que la lecture visuelle, permettant ainsi de développer la compréhension et le vocabulaire. Les travaux du neuroscientifique Stanislas Dehaene, parus dans son ouvrage Les neurones de la lecture en 2007, allaient déjà dans ce sens.
Des outils comme les livres audio synchronisés avec un texte écrit, tels que ceux proposés par des plateformes comme Bookinou ou les éditions Mobidys, facilitent également un apprentissage multimodal adapté aux élèves à besoins éducatifs particuliers (EBEP).
2 – Une passerelle pour les élèves allophones
Pour les élèves dont le français n’est pas la langue maternelle, la lecture audio peut jouer un rôle clé dans l’acquisition de la langue. En écoutant des récits lus par des narrateurs professionnels, les élèves s’exposent à une prononciation correcte, à des structures syntaxiques variées et à un vocabulaire enrichi. Cette approche immersive facilite leur compréhension orale et leur familiarisation avec les sonorités du français, tout en réduisant l’effort de décodage visuel qui pourrait freiner leur progression.
3 – Redonner goût à la lecture
Les élèves en difficulté de lecture, qu’ils soient découragés par des échecs antérieurs ou peu attirés par le format traditionnel du livre, peuvent trouver dans la lecture audio une porte d’entrée vers le plaisir de lire. La diversité des contenus disponibles – romans captivants, récits historiques, biographies inspirantes ou encore adaptations de mangas – permet de répondre aux intérêts variés des adolescents. Par ailleurs, la qualité des narrations, souvent incarnées par des comédiens, peut transformer l’expérience en une aventure immersive qui suscite curiosité et engagement.
4 – Une ressource pour tous les médiateurs
Pour les enseignants documentalistes, intégrer la lecture audio dans leurs pratiques ouvre de nombreuses possibilités : ateliers d’écoute, emprunt de livres audio, création de playlists thématiques diffusées sur Esidoc ou sur le site du CDI, ou encore projets interdisciplinaires mêlant oralité et écriture. Ces initiatives permettent non seulement de valoriser ce format, mais aussi de renforcer l’inclusion et l’autonomie des élèves. De plus, des partenariats avec des structures comme l’Association Valentin Haüy2 (spécialisée dans l’accessibilité pour les malvoyants) ou les bibliothèques numériques comme BNFA3 (Bibliothèque Numérique Francophone Accessible) offrent des solutions pratiques pour diversifier l’offre dans les établissements. Le site des professeurs-documentalistes de l’académie de Toulouse4 recense d’ailleurs différents sites où le livre audios est accessible.
Par exemple, en collaborant avec ces associations, les établissements scolaires peuvent offrir un accès à une vaste collection de livres audio adaptés aux élèves malvoyants et/ou dyslexiques, favorisant ainsi l’inclusion scolaire. De plus, cela permet de garantir que tous les élèves, indépendamment de leur handicap, ont accès aux mêmes ressources éducatives. Dans une démarche de projet, la participation des élèves à la réalisation d’un livre audio, venant compléter la collection du collaborateur, apporte une dimension citoyenne en valorisant l’entraide et leur permet d’acquérir des compétences orales nécessaires pour les différents oraux d’examen, entretiens d’embauche ou autre prise de parole en public. Cependant, il faut s’assurer d’avoir obtenu toutes les autorisations liées à l’usage de la voix, de l’œuvre lue et éventuellement du fonds sonore, dans le respect des droits d’auteur.
En plaçant la lecture audio au cœur de leurs pratiques, les enseignants documentalistes peuvent contribuer à réduire les inégalités face à la lecture et à ouvrir de nouvelles perspectives à des élèves souvent laissés en marge. Accessible, riche et engageante, cette forme de lecture est un formidable outil pour démocratiser l’accès à la culture et à la connaissance.
Conclusion
La lecture audio, bien plus qu’une simple tendance, s’impose comme un outil riche et polyvalent, capable de transformer notre rapport à la lecture. En tant qu’enseignants documentalistes, nous avons tout à gagner à intégrer cette pratique dans nos médiations culturelles et pédagogiques. Qu’il s’agisse d’exploiter la diversité des formats disponibles, de tirer parti des bénéfices démontrés par les neurosciences ou de répondre aux besoins spécifiques des publics en difficulté, la lecture audio ouvre des perspectives stimulantes et inclusives.
Elle constitue une passerelle vers la lecture pour les élèves qui peinent à s’engager dans l’écrit, tout en enrichissant l’expérience des lecteurs déjà passionnés. En valorisant ces contenus dans nos CDI, en proposant des ateliers d’écoute ou en sensibilisant nos collègues et les partenaires à leur potentiel, nous contribuons à faire de la lecture une expérience accessible, engageante et diversifiée. La lecture audio, loin de remplacer le livre imprimé, vient compléter l’éventail des moyens d’accès au savoir et à l’imaginaire, dans une démarche profondément inclusive et moderne.
Il ne reste plus qu’à tendre l’oreille et à laisser ces récits sonores inspirer nos pratiques… et nos élèves.
Le livre audio est-il un support présent dans les CDI ? Une enquête réalisée en 2022 dans le cadre d’un mémoire de master auprès de professeurs-documentalistes permet d’avoir un aperçu de la place qu’il occupe, des freins (multiples) à son intégration mais aussi des atouts qu’il présente en termes d’accès à la lecture.
Comment qualifier exactement le livre audio, objet aux formes multiples ? « Livre audio » est un terme générique, parfois employé à la place d’audiolivre, de livre à écouter, de livre-disque, de livre enregistré, de livre parlant et de livre sonore. L’éditeur français Audiolib en propose une définition sur son site : « Un livre audio est la forme lue, à une ou plusieurs voix, d’une œuvre publiée au préalable sous forme écrite. La lecture de l’œuvre est faite par un comédien ou une comédienne ou par son auteur ou autrice, et enregistrée dans un studio professionnel1 ». Il s’agit là de la définition de livres audio commercialisés, qui ne prend pas en compte la possibilité pour des bénévoles donneurs de voix, d’enregistrer des livres pour des bibliothèques sonores.
La demande pour le livre audio augmente d’année en année en France2 pour des raisons variées : évolution technique grâce au MP3 et aux outils portables d’écoute, souplesse du support qui permet d’écouter tout en faisant autre chose, aide pour les personnes empêchées de lire, sensorialité de l’expérience, etc. Pour cette étude, nous nous sommes intéressée uniquement au livre audio sur support CD, fichier MP3 et fichier audio disponible en streaming.
Le livre audio est-il un média présent dans les CDI ? Lorsqu’il fait partie du fonds documentaire, comment est-il valorisé ? Les élèves l’empruntent-ils ? Pour répondre à ces interrogations, deux questionnaires en ligne ont été établis début 2022 à destination de professeurs-documentalistes, comportant des questions à choix multiples ainsi que des questions ouvertes pour laisser la parole libre aux enseignants. Le premier questionnaire a été élaboré pour des professeurs-documentalistes dont le CDI dispose de livres audios, le second pour des enseignants qui n’en avaient pas dans leur fonds. Les questions cherchaient à appréhender les connaissances des enseignants sur le support, notamment sur les droits qui lui sont attachés, et à demander aux professeurs-documentalistes s’ils rencontraient des freins quant à l’intégration du livre audio au CDI, si les élèves et les collègues s’en étaient emparés.
Au bout de six semaines de mise en ligne via des listes professionnelles, 129 questionnaires, en provenance de tous types d’établissements, ont pu être complétés et servir de base à une étude.
Origine des répondants
Le faible nombre de réponses au regard de la population cible ne permet pas de généraliser les conclusions que l’on a pu tirer de l’analyse des résultats. En effet, les professeurs-documentalistes sont plusieurs milliers d’inscrits sur les listes de discussion. En revanche, il peut donner des indications, des tendances, sur les usages d’une profession.
Pour le mémoire de Master, nous nous sommes d’abord intéressée aux freins que peuvent rencontrer les collègues quant à l’intégration du livre audio dans le fonds. Nous nous sommes ensuite interrogée sur l’intérêt que le support peut présenter en termes d’incitation à la lecture. Enfin, nous avons essayé de voir dans quelle mesure le livre audio peut être un support « capacitant » pour les élèves en difficulté avec l’écrit ou le français.
Le livre audio au CDI : des freins à dépasser
Des freins juridiques
Dans le guide de déclaration pour les organismes de prêt, disponible sur le site de la SOFIA, il est écrit que le livre audio est assujetti au droit de prêt mais temporairement exclu du recouvrement et donc de déclaration. Il est donc tout à fait possible pour un CDI d’en proposer au prêt.
L’acquisition peut se faire à l’unité auprès du fournisseur habituel pour les livres sur support CD. Pour les livres audio accessibles en streaming ou sous forme de fichier MP3, cela est plus compliqué. En effet, à l’instar du livre numérique, le prêt de fichiers répond à des règles différentes, ce qui a notamment entraîné la création du modèle PNB (Prêt Numérique en Bibliothèque) pour le réseau de lecture publique, dans une tentative d’organiser des pratiques disparates dans le respect de la législation. Le 10 novembre 2016, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu une décision dans laquelle elle statue que « le prêt d’un livre électronique (e-book) peut, sous certaines conditions, être assimilé au prêt d’un livre traditionnel. Dans une telle situation, l’exception de prêt public, qui prévoit notamment une rémunération équitable des auteurs, a vocation à s’appliquer3 ». En d’autres termes, les livres électroniques peuvent être prêtés en bibliothèque s’ils donnent lieu à une juste rémunération des auteurs et des éditeurs, comme c’est le cas actuellement pour les livres papier. Donc, si leur prêt passe par des plateformes sur lesquelles les droits ont été négociés. Or celles-ci sont peu nombreuses pour les CDI et relativement onéreuses. Il n’est donc pas possible, pour des livres audios qui ne sont pas tombés dans le domaine public, de les acheter à l’unité puis de les charger sur une clé USB ou tout autre support mobile pour les prêter. Il n’est pas non plus autorisé de les mettre à disposition sur l’espace numérique de travail (ENT), même si l’accès est protégé par un code. En dehors des plateformes, point de salut !
En ce qui concerne le droit de diffusion, aucune position claire n’est encore définie (ENSSIB, 2019). Comme il y a sonorisation, nous sommes face à un bien culturel hybride, élément mis en voix et parfois accompagné de musique et de bruitages. Pour éviter tout problème et en attendant que la règlementation française s’empare de cette question, le plus simple reste de demander directement l’autorisation de diffusion à l’éditeur. Certains mentionnent d’ailleurs sur la jaquette du livre ou sur leur site la possibilité de diffuser, à l’instar d’Audiolib.
À la question « Connaissez-vous les règles juridiques concernant les livres audio en établissement scolaire ? », les réponses ne sont sensiblement pas les mêmes entre les professeurs-documentalistes travaillant dans un CDI avec des livres audio et ceux qui n’en proposent pas :
CDI avec livres audioCDI sans livre audio
Le droit est une discipline mouvante, constamment actualisée, abondée par la jurisprudence, alimentée par les législations européennes et internationales. Les supports numériques évoluent et viennent remettre en question les textes existants concernant le droit d’auteur, le droit de copie, le droit de prêt, de diffusion et les droits attachés aux supports. Il est impératif que les professeurs-documentalistes puissent bénéficier d’une formation solide et régulièrement mise à jour dans ce domaine. Cela permettrait à des enseignants d’être informés de façon précise des règles concernant l’acquisition, le prêt et la diffusion de livres audio et, connaissant les modalités, d’en acquérir pour les CDI. De plus, certains enseignants dont les pratiques peuvent sortir du cadre légal par méconnaissance du droit pourraient adapter leurs pratiques pour ne pas être mis en difficulté.
Des freins techniques et financiers
Si l’acquisition et le prêt de livres audio sous format CD est ce qu’il y a de plus simple à mettre en place au CDI, on peut tout de même s’interroger sur le statut du support CD. Le développement du streaming, que ce soit pour la musique, la vidéo ou le livre audio, entraîne un changement des pratiques dans la consommation de ces biens culturels. La question du taux d’équipement en lecteur CD se pose réellement à une époque où ces matériels ne sont plus de série sur les voitures, où les smartphones ont remplacé les baladeurs CD et MP3 et où les ordinateurs portables ne permettent plus d’en lire. Ce support n’est-il finalement pas obsolète ? D’ailleurs, les enquêtes sur l’équipement des Français ne prennent par exemple plus en compte les platines CD, à l’instar de celles de l’INSEE4. Les résultats des questionnaires montrent que la majorité des répondants possède le support CD audio : 26 réponses sur 34. Ceci peut paraître étonnant car le support CD ne semble plus attirer les élèves, certains collègues se demandant même si les familles en sont encore équipées. Mais comme nous l’avons vu, c’est actuellement le moyen le plus simple pour proposer dans un fonds documentaire.
D’autre part, le prix des livres sur support CD peut être un frein à leur acquisition. À titre d’exemple, début 2025, le roman Là où chantent les écrevisses de Délia Owen est au prix de 9,90 € au format poche et de 26,90 € au format CD audio.
Cette différence de prix peut influer sur les choix des professeurs-documentalistes qui doivent prendre ce facteur en compte pour leurs acquisitions. Le budget du CDI fait partie intégrante de la politique documentaire d’un établissement et un enseignant de collège qui aura 300 € à consacrer aux acquisitions pour une année scolaire ne pourra sans doute pas demander l’achat d’un tel support, sauf à recevoir un financement exceptionnel pour un projet spécifique. Ce point est d’ailleurs soulevé dans l’enquête, 16 collègues évoquant un budget insuffisant pour de telles acquisitions. Ceci peut aussi expliquer que les professeurs-documentalistes qui en achètent n’en acquièrent qu’un faible nombre tous les ans, majoritairement entre un et cinq.
CDI sans livre audioCDI avec livres audioCDI avec livres audio
Pour les enseignants, l’évolution logique dans les établissements serait la négociation de ressources et de plateformes pour l’éducation, à l’instar du Gestionnaire d’accès aux ressources (GAR). Pour le livre audio en streaming, il est possible d’en prêter via une plateforme en ligne. L’abonnement à ces plateformes représente cependant un budget conséquent et cette prise en charge financière aurait plutôt vocation à être négociée au sein d’un bassin d’établissements, la plupart des sociétés développant ces services préférant une approche B2B (Business to Business). À titre d’exemple, deux conseils départementaux – l’Essonne et la Seine Maritime – ont pris en charge le financement de l’accès à la plateforme pour l’ensemble de leurs collégiens. Les plateformes sont gérées par les bibliothèques départementales de prêt (BDP) et accessibles depuis l’ENT des établissements, après identification individuelle.
Pour l’Essonne, la plateforme Bibliocollège5 permet aux élèves d’accéder à 218 livres audio. Livres et vous6 en Seine Maritime donne accès de son côté à 1731 livres audio, principalement issus de la littérature classique.
Si l’avenir du livre audio passe progressivement de l’abandon du support CD, peu attractif pour les élèves, à la mise à disposition de fichiers numériques, il serait utile pour l’Éducation nationale de s’appuyer sur l’expérience du livre numérique. Du côté des structures de lecture publiques avec le Réseau Carel et PNB, d’une part, du côté de l’enseignement supérieur et de la recherche avec Couperin, d’autre part, des consortiums ont pu être créés et profiter aux établissements et à leurs usagers, même si les négociations restent parfois insatisfaisantes.
Une réticence quant à la forme audio
Le livre audio est la transcription sous format audio d’un texte. Il reproduit donc fidèlement le contenu de l’ouvrage mais l’activité qui consiste à écouter un livre-audio est-elle pour autant assimilée à de la lecture ? Le livre audio souffre d’un double handicap : ce n’est pas un livre papier, forme traditionnelle, et il fait appel à l’oral. Pour Daniel Delbrassine, enseignant en didactique du français et en littérature jeunesse à l’université de Liège, le livre audio souffrirait d’un déficit d’estime en France : « parfois présentée comme une méthode paresseuse, réservée aux incapables et marquée par la passivité, la perte de contrôle et le manque d’engagement, la “lecture” avec les oreilles a longtemps été mal vue » (Delbrassine, 2021, p. 9). Qu’un adulte fasse la lecture le soir à un enfant est une pratique socialement acceptée, voire valorisée. Un adulte se lisant à lui-même à voix haute sera peut-être considéré comme un lecteur rencontrant des difficultés à faire sens de l’écrit, ce qui l’oblige à passer par la verbalisation (Tattersall Wallin, 2020). Écouter un livre audio n’est pas toujours considéré comme un rapport au texte équivalent à celui d’une lecture sur ouvrage papier. Certaines réponses libres du questionnaire vont dans ce sens : « le message passe moins auprès des profs de lettres : “Je veux qu’ils lisent le livre” ; “Des enseignants demandent la version audio pour leurs élèves dys-, les autres doivent lire le texte.” ; “Les enseignants de français sont peu prescripteurs.” ». Comme le souligne Daniel Delbrassine, « le livre audio bouscule notre conception de la lecture et de la littérature, en réintroduisant l’oralité dans le champ de la culture qui l’avait depuis longtemps presque “évacuée” » (op. cit. p. 12). Il manque dans l’enquête une question plus précise sur ce lien entre écoute et lecture pour comprendre si les collègues ayant répondu associent l’activité d’écouter un livre audio à celle de lire.
Par ailleurs, le livre audio est un support encore fortement associé au handicap. Pour Paule du Bouchet, éditrice chez Gallimard et responsable de la collection de livres audio Écoutez lire, la création d’une commission sur le livre audio au Syndicat national de l’édition « a pour objectif de donner une meilleure visibilité au livre audio, principalement le secteur adulte qui est encore trop souvent entaché d’une image associée à la déficience visuelle. Or, le livre audio, qu’il soit jeunesse ou adulte, c’est d’abord et essentiellement un objet littéraire et culturel à part entière, et non un substitut du livre traditionnel » (Lallouet, 2016, p. 179).
Le livre audio comme « voix » d’entrée dans la lecture ?
Une expérience avant tout sensorielle
L’impact de la voix du lecteur peut être très important pour l’élève. C’est un paramètre à prendre en compte car dans le livre audio, c’est elle qui va porter le récit et aider l’élève à s’immerger dans l’histoire. Certains textes sont lus par des comédiens professionnels, mis en musique ou sonorisés avec divers effets. Il arrive que de grands noms du cinéma ou du théâtre français prêtent leur voix.
Si, comme on l’a vu précédemment, l’acte d’écouter un livre audio est considéré par certains professionnels comme moins engageant que la lecture papier ; des enseignants notent cependant dans leurs réponses libres au questionnaire que ce média est un levier pour certains élèves :
– « Ce support est très demandé par les élèves qui n’aiment pas lire. Mis en place depuis seulement 2 ans. Plus les livres sont ‘difficiles’ plus la demande est importante. »
– « Nombreux sont les élèves pour qui le livre reste un objet de découragement, voire un objet de rebut. Proposer de l’audio permet de dépasser cet obstacle pour, encore une fois, renouer avec le plaisir de lire. »
Le livre audio est ici un moyen pour ces élèves de ne pas se couper d’un livre, d’avoir accès à un texte.
D’autre part, il semblerait que le livre audio soit vu comme un moyen de réintroduire le plaisir sensoriel de la lecture. On peut lire dans des réponses libres :
– « Certains élèves en sont éloignés, sans doute parce qu’on ne leur en a pas lu petits. C’est difficile de décortiquer une histoire, même un film, quand on n’a pas les codes. »
– « Je trouve que ce support est un excellent vecteur de plaisir de lire : il passe outre les difficultés des élèves ; seul le plaisir d’écouter une histoire demeure, leur rappelant également celui éprouvé, petit enfant, à la lecture des histoires du soir. Pour ma part je continue souvent de lire des livres à voix haute à mes élèves et…. ils adorent ! »
Pour l’anthropologue Michèle Petit, « la lecture à voix haute aurait ainsi été jusqu’à une époque récente l’une des grandes voies d’accès au désir de lire, l’une des scènes fondatrices d’une avidité pour les supports écrits (vécue avec une intensité variable selon le temps de la vie, et pas forcément dans l’immédiat) » (Petit, 2014, p. 171).
Quelle médiation pour le livre audio au CDI ?
Si les bons lecteurs iront chercher seuls des ouvrages dans les rayons du CDI ou n’hésiteront pas à demander des conseils, les lecteurs moins engagés seront plus réticents. Le livre audio, quand il intègre le fonds du CDI, doit faire l’objet d’une médiation. En bibliothèque de lecture publique, certaines structures choisissent de le valoriser comme tout autre support :
Valoriser le livre audio, c’est acquérir le réflexe d’inclure ce support dans les formes de médiations que nous faisons déjà, au même titre que d’autres versions des titres (comme le livre en gros caractères). Il peut trouver sa place dans les bibliographies, les tables des nouveautés, des sélections de livres que nous proposons aux collégiens, les documents que nous déposons à la maison de retraite… (Kudzia, 2016, p. 60).
Le livre audio doit pouvoir être intégré aux séances pédagogiques comme le serait tout autre support présent au CDI : catalogage dans la base documentaire pour les recherches des élèves, présentation lors d’actions de lecture (séances thématiques, organisation d’un prix littéraire, etc.), mise en avant sur le portail documentaire, affichage spécifique, coin écoute en libre accès, etc. La liberté pédagogique des professeurs documentalistes permet d’envisager de nombreuses actions de valorisation.
Par exemple, l’association La Plume de Paon proposait jusqu’en 2024 un Prix des lycéens du livre audio, action à laquelle pouvaient s’associer des professeurs documentalistes7. D’après les résultats de l’enquête, peu ou pas d’actions spécifiques de médiation sont mises en place : trois collègues en proposent contre 30 qui n’en proposent pas. Cette question mériterait d’être plus approfondie, pour savoir si, par exemple, c’est le faible nombre de livres audio dans le fonds qui explique qu’on ne les présente pas spécifiquement, ou si d’autres facteurs sont à prendre en compte.
Plusieurs réponses témoignent de l’importance d’une prescription par leurs collègues de lettres. Sans ces recommandations, le livre audio n’est pas a priori un support vers lequel les élèves se tournent spontanément.
Le livre audio, un outil inclusif
Le livre audio comme support de référence
L’expression « publics empêchés » désigne les personnes en situation de handicap, les individus placés sous-main de justice et les personnes en établissements publics de santé. Plus précisément, les déficients visuels et les personnes atteintes de troubles DYS sont les deux principales catégories de personnes dites « empêchées de lire ». Ce sont de fait des personnes pour qui le livre audio est un support particulièrement adapté.
Même s’il est difficile de chiffrer exactement l’étendue des troubles DYS, on estime qu’environ 4 % à 5 % des élèves d’une classe d’âge sont dyslexiques, 3 % sont dyspraxiques et 2 % sont dysphasiques8.
L’un des enjeux majeurs pour l’Éducation nationale est l’adaptation des ressources et leur accessibilité. En France, le droit d’auteur est protégé par le Code de la propriété intellectuelle (CPI). Tout auteur d’une œuvre possède sur cette dernière un droit moral ainsi que des droits patrimoniaux. Il existe cependant une exception à ce droit patrimonial en faveur des personnes en situation de handicap, instaurée par la loi du 1er août 2006 relative aux droits d’auteurs et aux droits voisins dans la société de l’information (loi DADVSI). Ce principe d’exception a été révisé par la suite en 2016 (Loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine). Les organisations à but non lucratif peuvent réaliser des adaptations d’œuvres protégées, afin de les communiquer aux personnes en situation de handicap, sans demander l’autorisation préalable au titulaire des droits et sans dédommagement. Ces communications sont rattachées à la personne qui en fait la demande. Dans le cas d’un établissement scolaire, c’est donc l’élève et non l’établissement ou le CDI qui peut bénéficier de l’œuvre adaptée. L’établissement peut cependant être un intermédiaire entre l’élève et sa famille et la bibliothèque sonore. Si les livres audio obtenus par ce biais peuvent être stockés au CDI pour plus de facilité, ils ne sont prêtés qu’aux élèves qui en ont fait la demande expresse. Quant aux plateformes que les élèves peuvent solliciter, on peut citer Éole9. Sur présentation d’un justificatif personnel, l’inscription est gratuite et permet l’accès à plus de cinquante-mille livres audio, téléchargeables ou à recevoir sur CD audio.
Le format le plus répandu en France pour la lecture de livres adaptés est le système DAISY, Digital Accessible Information System, qui est une norme internationale. La particularité de cette norme est qu’elle permet la structuration des ouvrages par chapitre, page, paragraphe, et phrase. Ce système permet à l’utilisateur de reprendre sa lecture à l’endroit même où il s’est arrêté, ce qui n’est pas possible avec un fichier MP3 ou un CD audio, à moins de se servir de l’avance rapide. Des signets peuvent être insérés comme des marque-pages. Il est également possible de jouer sur la vitesse de lecture, sans que cela ne déforme la voix qui lit le texte.
Les livres audio peuvent être lus par des donneurs de voix bénévoles, il s’agit dans ce cas de « livres DAISY voix humaine ».
Dans le GAR, des livres audios sont proposés par certains éditeurs. Ainsi, la plateforme SONDO de l’éditeur Mobidys, est une bibliothèque inclusive pour les collèges qui possède un catalogue d’environ 400 titres. Des outils accompagnent chaque texte, comme la synthèse vocale. Des manuels scolaires sont aussi disponibles au format audio. L’accès à cette plateforme est payant pour les établissements.
Il n’existe que peu, voire pas d’étude liant livre audio, élèves en situation de handicap et CDI. Peut-être parce que l’oral/l’audio et le CDI sont relativement opposés dans les représentations qu’on peut avoir du lieu, ou parce que les recherches se sont intéressées jusqu’à présent à l’édition papier en direction des publics DYS qui s’est énormément développée ces dernières années.
La présence d’élèves empêchés de lire est une des raisons évoquées par les répondants à l’enquête pour expliquer la présence de livres audio au CDI. Parmi les collègues qui en ont dans leurs fonds, 25 indiquent que les élèves DYS empruntent ou utilisent ce média (contre 9 réponses négatives). Certains précisent en commentaire libre « les besoins sont grandissants car beaucoup d’élèves sont en grandes difficultés de lectures. Je réfléchis à proposer un coin écoute au CDI avec lecteur de MP3 » ; « Nous sommes en pleine réflexion avec mes collègues de lettres sur cette question… Nous constatons en effet des besoins accrus, notamment dans le cadre des lectures suivies ou cursives en cours : le nombre d’élèves dyslexiques explose, et, si j’ai acheté quelques ouvrages spécialisés pour ce public, ce n’est pas suffisant ». Parmi les professeurs-documentalistes ne proposant pas ce support, certains pallient cette absence en travaillant avec des bibliothèques de leurs départements, bibliothèques municipales ou bibliothèques sonores, comme ils le précisent en réponses libres :
– « Convention avec la Bibliothèque Sonore de mon département, pour nos élèves «empêchés de lire » pour raisons médicales. »
– « Nous travaillons également à un partenariat avec une médiathèque (pour le prêt de livres audio par navette. »
Le livre audio pour les élèves allophones
Au-delà des élèves déficients visuels, ayant des troubles dys- ou en grande difficulté de lecture, les résultats du questionnaire, notamment les commentaires libres, ont fait apparaître un autre public pour lequel les livres seraient intéressants, celui des élèves allophones nouvellement arrivés (EANA).
Si les EANA ne sont pas des élèves empêchés de lire, ils n’en sont pas moins éloignés de la compréhension de la langue française. Le français n’est pas leur langue maternelle mais ils devront l’acquérir comme langue seconde (FLS).
L’utilisation de l’oral et du livre audio semblent particulièrement adaptés pour ce public. Il existe peu de documentation sur ce sujet. Certaines maisons d’éditions spécialisées en Français langue étrangère (FLE) proposent des livres, de courts romans ou des classiques abrégés, accompagnés de CD. Pour les plus jeunes, le CASNAV de l’académie de Strasbourg propose par exemple des versions audios d’albums jeunesse, dans différentes langues comme le chinois, le roumain, l’arabe, le polonais, etc.10 Pour ces élèves, le livre audio au CDI est un appui précieux.
Conclusion
À l’ouverture de la boîte, je trouvai dedans un je ne sais quoi de métal quasi tout semblable à nos horloges, plein d’un nombre infini de petits ressorts et de mcachines imperceptibles. C’est un livre à la vérité, mais ’est un livre miraculeux qui n’a ni feuillets ni caractères ; enfin c’est un livre, où pour apprendre, les yeux sont inutiles ; on n’a besoin que d’oreilles.
Dès 1657, Savignien Cyrano de Bergerac imagine dans l’Histoire comique des États et empire de la Lune un dispositif permettant d’écouter des histoires. Les avancées technologiques ont permis de faire de ce fantasme une réalité. Livres numériques, podcasts, fichiers audio, livres augmentés, boîtes à histoire, notre conception du livre évolue et permet à chaque lecteur potentiel de faire la rencontre d’un texte, d’un auteur ou d’une œuvre. Espérons que cette richesse pourra bénéficier aux élèves et que les CDI auront les moyens institutionnels de s’en emparer.
Depuis le lancement de ChatGPT en 2022, puis les montées en puissance de systèmes concurrents (notamment DeepSeek lancé au début de 2025) et les récentes initiatives politiques (particulièrement le Sommet pour l’action sur l’Intelligence Artificielle à Paris en février 2025), il n’est plus possible de faire la sourde oreille face à l’intelligence artificielle (IA).
Par « intelligence artificielle », nous entendons ici plus particulièrement les intelligences artificielles génératives (IAG), en tant que type d’imbrication d’algorithmes en mesure de générer des contenus textuels, des images, des sons ou des vidéos à la suite d’une demande, simple ou complexe, entrée par un utilisateur humain. Elle est généralement mise en contraste avec l’intelligence artificielle dite « prédictive », qui ne produit pas de contenu véritablement nouveau mais seulement des prédictions statistiques en fonction de données d’entrée. Si par la suite nous parlons d’IA, il s’agira toujours plus précisément d’IAG.
Entièrement intégrée dans les pratiques éducatives et créatives de certains étudiants et professionnels, l’IAG change déjà nos façons d’appréhender les processus inventifs. À côté de cela, la dernière étude publiée par le Centre National du Livre (CNL) (“Les Français et la lecture”, 2025) montre que le temps passé sur écran ne fait qu’augmenter (+ 7mn/jour comparativement aux résultats de 2023, soit 3 h 21 passées sur écran chaque jour) ; des résultats qui sont encore plus prononcés du côté des moins de 25 ans : ils passent en moyenne 5 h 02 par jour devant les écrans, soit une hausse de 53 mn par rapport aux résultats de 2023. La lecture, quant à elle, qu’elle soit sur support papier ou numérique ne fait que diminuer. Les Français passent plus d’une heure de moins à lire par semaine qu’en 2023, et les moins de 25 ans y consacrent environ 1 h 26 de moins par semaine.
À partir ce constat, il nous semble intéressant de nous questionner sur la potentielle apparition de nouvelles pratiques de lecture. En effet, en mettant en parallèle ces deux phénomènes que sont la montée de l’IAG et la diminution de la lecture au profit d’un temps sur écran rallongé1, nous sommes en mesure de nous interroger sur la place qu’occupe la lecture dans ce nouvel environnement.
Contextualisation
C’est dans ce contexte que nous avons entamé une enquête ouverte sur le croisement des pratiques de lecture (en numérique et sur papier) et des usages individuels de l’IA. Notre enquête s’inscrivait dans le cadre d’un enseignement de sociologie de la lecture et nous avons bénéficié du soutien et de l’expertise de Mme Yuliya Samofalova, enseignante en information et communication à l’Université de Lille. Nous allons en exposer les résultats dans cet article.
L’idée d’enquêter sur le croisement IA et lecture a germé lorsque nous nous sommes posées une question simple et délicate : dans quelle mesure est-il encore nécessaire de lire en quantité alors que l’intelligence artificielle nous permet (ou nous promet ?) de résumer n’importe quel texte ? Si ce questionnement est né presque comme une invitation à l’oisiveté, il se double cependant d’une interrogation sur un contexte social caractérisé par une accélération des contenus et des attentes éducatives et professionnelles, ce que certains chercheurs, à la suite du sociologue Hartmut Rosa, qualifient de « société de l’accélération » (Jézégou, 2021). Les résultats du CNL vont également dans ce sens : que ce soit chez les lecteurs ou chez les non-lecteurs, le manque de temps revient dans 67 % des réponses des interrogés. Ce paradigme pourrait nous pousser à envisager l’IA comme une voie de secours pour nous décharger de la contrainte sociale et éducative de devoir en faire toujours plus et plus vite. Nous pourrions alors élargir notre réflexion et nous demander quelle place nous serions prêts à laisser à l’IA dans nos pratiques de lecture, notamment en ce qui concerne les attendus scolaires et professionnels auxquels nous sommes confrontés.
Nous avons eu un mois pour établir notre questionnaire, le diffuser et en récolter les résultats, du 13 novembre au 11 décembre 2024. Ce questionnaire se divisait en quatre grandes parties : établissement du profil général du répondant (tranche d’âge ; activité professionnelle) ; pratiques de lecture (support ; profil de lecteur) ; avis concernant l’IA (utilisation ; avenir ; opinions) ; et enfin, un cas pratique dans lequel nous avons proposé aux répondants de tenter de distinguer un texte issu d’une œuvre de Baudelaire, d’un texte généré sur ChatGPT 40-mini d’OpenAI.
Le questionnaire a été réalisé sur la plateforme en ligne Framaforms, géré par Framasoft (association française à but non lucratif). Nous l’avons diffusé via différents canaux numériques afin de favoriser un échantillonnage boule de neige2. Tout d’abord, il a été envoyé par mail à plusieurs secrétariats pédagogiques de l’Université de Lille, notamment les secrétariats de lettres, de philosophie, de mathématiques et sciences de l’ingénieur. Nous visions des réponses de personnes jeunes et encore dans leurs études. Pour toucher un public plus large et en activité professionnelle, nous l’avons partagé sur divers réseaux sociaux : LinkedIn, Instagram (via des stories sur nos comptes respectifs et en partageant le questionnaire sur des comptes « Bookstagram » spécialisés dans la lecture) et Facebook (pour toucher un public un peu plus âgé). Cet éclatement de la diffusion via plusieurs médias nous a permis de récolter en une semaine 197 soumissions. Cependant, étant donné la large proportion d’étudiants dans les réponses obtenues (142 réponses soit environ 72 % du panel), nous avons finalement restreint nos résultats à cette tranche de répondants pour plus de pertinence.
Résultats
Profils
Dans un tout premier temps, nous avons établi le profil des répondants. Nous avons pris en compte leur âge et leur typologie de lecteur (grand lecteur : 20 livres et plus/an ; moyen lecteur : entre 5 et 19 livres/an ; petit lecteur : moins de 5 livres/an ; non-lecteur3). Il est apparu que nos répondants étudiants étaient âgés entre 20 et 30 ans (pour près de 79 % d’entre eux), tandis qu’un peu plus de 17 % avaient moins de 20 ans ; moins de 3 % avaient entre 30 et 40 ans. Ces résultats ne sont pas très surprenants et ciblent une population en grande partie issue de la génération Z (personnes nées entre la fin des années 1990 et le début des années 2010) et donc habituée aux supports numériques parce que née pendant leur essor. Il est donc intéressant d’avoir le point de vue et l’avis d’une catégorie sociale déjà ancrée dans les évolutions technologiques.
Quant aux typologies de lecteurs, les étudiants s’affirment pour la plupart lecteurs (à plus de 97 %) et sont plutôt grands et moyens lecteurs, respectivement à 33,8 % et à 38,02 % ; les petits lecteurs arrivent ensuite à 26,05 %. Nous n’avons eu que trois répondants se caractérisant comme non-lecteurs ; pour cette raison, nous avons également décidé d’écarter ces trois répondants de nos résultats afin d’éviter l’écueil de manquer de représentativité.
Figure 1 : Nombre de répondants par profil de lecteurs
Ces chiffres montrent clairement un ancrage des étudiants dans la lecture, et si on pouvait penser que ces résultats correspondent à des impératifs liés à leurs études (bibliographies, notes de lecture, etc.), d’autres résultats viennent contredire notre hypothèse. En effet, après avoir dressé des premiers profils, nous avons interrogé nos participants sur les raisons qui les poussent à lire. Et les chiffres sont clairs : les étudiants interrogés lisent à plus de 97 % pour le loisir. C’est donc une large majorité des répondants qui favorise avant tout le plaisir dans la lecture. Viennent ensuite l’information et le travail comme deuxième et troisième motivation à la lecture, avec des résultats très proches : 42,2 % et 41,5 %. Nous voilà donc avec des répondants, fervents lecteurs pour le plaisir. Ce premier constat est relativement similaire à celui des résultats du CNL : les lecteurs lisent majoritairement pour le plaisir4. Cela dit, en ce qui concerne les résultats liés à la lecture pour le travail et l’information (catégorie absente dans le baromètre du CNL), notre enquête montre que les étudiants sont de plus grands utilisateurs de la lecture en contexte formel. En effet, la lecture pour le travail et l’information est près de deux fois supérieure à la moyenne nationale : à plus de 40 % contre seulement 24 % dans les résultats du CNL. Ce constat est intéressant parce qu’il pointe les besoins informationnels importants d’un public ; l’interrogation sur un nouvel outil pouvant modifier son rapport à la lecture prend encore plus de sens. En effet, en contexte d’accélération, les outils de synthèse pourraient permettre d’appréhender plus facilement et rapidement l’information.
Après avoir dressé la typologie des répondants-lecteurs, nous avons cherché à élargir progressivement notre réflexion vers des questions plus en lien avec le numérique. Pour cela, nous les avons interrogés sur leurs supports de lecture habituels (sans leur demander le type de contenus) et il en est ressorti que, si le papier est le support privilégié (près de 98 % des répondants lisent sur papier), plus de 58 % d’entre eux lisent également sur des formats numériques (téléphones, ordinateurs, etc.). Ce constat vient confirmer les résultats de l’étude du CNL de 20235 tout en allant plus loin car les chiffres de l’organisme montraient alors que 29 % de leurs interrogés lisaient également au format numérique, tandis que notre panel affiche des résultats près de 20 % plus élevés. Cette forte tendance numérique peut probablement s’expliquer par la large proportion de répondants jeunes.
Utilisations de l’IAG
Ensuite, nous avons commencé à orienter les répondants vers leurs opinions et pratiques de l’IAG. Au travers de cinq questions, nous avons cherché à établir, tout d’abord, leurs pratiques effectives de l’outil dans le cadre de génération de résumés ou d’analyses de textes. Il est étonnant de remarquer que près de 53 % des interrogés ont répondu ne pas utiliser du tout l’IAG dans ce cas. Si nous séparons les réponses en fonction des profils de lecture, nous remarquons que les grands lecteurs sont les plus réticents à utiliser l’IAG dans le cadre de génération de résumés (plus de 62,5 % répondent négativement).
Cependant, il est intéressant de noter que, lorsqu’il s’agit d’utilisation régulière de l’IAG, les moyens et les grands lecteurs se rapprochent fortement : 7,4 % pour les moyens lecteurs et 6,2% pour les grands lecteurs. Ces résultats peuvent probablement s’expliquer par des habitudes et des pratiques de lecture plus ancrées que chez les petits lecteurs, ces derniers utilisant régulièrement l’IAG pour des synthèses et des résumés dans plus de 27 % des réponses. Ces habitudes, qui seraient plus difficiles à modifier avec l’émergence de nouveaux outils, pourraient expliquer une réticence à l’utilisation régulière de l’IAG.
Cependant, ces chiffres sont nuancés par le plus faible écart qui existe entre les résultats liés aux utilisations occasionnelles de l’IAG. Effectivement, nous notons qu’à ce niveau-là les grands et petits lecteurs l’utilisent presque autant et la plus grande proportion revient même aux grands lecteurs (31 % contre 29 % pour les petits lecteurs).
Ainsi, toutes les catégories de lecteurs sont, au moins pour partie, sensibles à l’apparition de l’IAG (53 % d’entre eux usant de cet outil). Nous pouvons les distinguer uniquement grâce à la proportion de non-utilisateurs de l’IAG qui est manifestement beaucoup plus importante chez les grands lecteurs.
Figure 2 : Utilisations de l’intelligence artificielle générative par profils de lecteur
Ensuite, nous avons plus longuement interrogé nos répondants sur leurs opinions et prévisions relatives au développement de l’IAG dans les pratiques individuelles et éducatives. Pour ce faire, nous leur avons posé 4 questions :
1. « Selon vous, l’IA peut-elle enrichir l’expérience de lecture en fournissant des informations complémentaires ou des résumés ? »
2. « Pensez-vous que l’utilisation de l’IA pour la lecture réduit la créativité ou l’imagination personnelle ? » 3. « Pensez-vous que l’IA va impacter la façon de lire et d’apprendre à lire dans le futur ? »
4. « Selon vous, quel sera l’impact de l’IA sur la manière de lire et de comprendre l’information dans 10 ans ? »
Apparaît alors un avis général plutôt négatif. Si les réponses à la question 1 laissent apparaître une opinion positive majoritaire (41 % d’entre eux penchent en faveur d’un enrichissement, tandis que 38 % sont dubitatifs et un peu plus de 21 % n’envisagent pas d’enrichissement), les autres questions font émerger une vision pessimiste de l’IAG. Ils sont plus de 64 % à répondre que l’IAG a un impact négatif sur la créativité et l’imagination ; là où seulement environ 18 % n’envisagent pas de réduction de ces facultés.
Concernant l’avenir de l’IAG, 90 % des répondants sont d’avis que l’IAG aura un impact sur la façon de lire et d’apprendre à lire dans le futur et plus de la moitié d’entre eux (51,5 %) prévoient un impact important. Les répondants se divisent cependant sur la positivité de cet impact sur le long terme.
Nous leur avons proposé un petit exercice de projection dans l’avenir, à savoir s’imaginer ce que donnerait l’IAG sur les pratiques de lecture dans 10 ans. À défaut d’avoir posé des questions ouvertes, nous les avons seulement questionnés sur le caractère très positif, positif, neutre, négatif ou très négatif de cet impact. Les avis généraux se divisent alors en deux grandes catégories : un peu moins de 49 % des répondants estiment que l’IAG aura un impact négatif sur la manière de lire et de comprendre l’information et 38 % envisagent un impact neutre. Un peu plus de 13 % se positionnent pour un impact positif. Avec ces seules données, nous pouvons malgré tout faire émerger une opinion générale mitigée et globalement plutôt négative dans laquelle se retrouvent tous les profils de lecteurs (non-lecteurs, petits, moyens et grands lecteurs) et les avis sur le long terme.
Figure 3 : Opinion sur l’impact de l’IA sur la manière de lire et de comprendre l’information dans 10 ansFigure 4 : Répartition des opinions sur les impacts de l’IA dans 10 ans, par profils de lecteur
Reconnaissance de l’IAG
Enfin, la dernière partie de notre questionnaire était dédiée à une expérimentation. Nous avons sélectionné deux textes poétiques que nous avons mis en regard. L’un d’entre eux était extrait du poème « L’Ennemi » de Charles Baudelaire (Les Fleurs du Mal, 1857) et l’autre était un texte généré sur ChatGPT 40-mini. Pour créer ce dernier, nous avons d’abord demandé au chatbot de réécrire le poème « L’Ennemi » en imitant le style de Baudelaire. Cependant, le résultat était assez peu satisfaisant : le texte était manifestement incohérent et la distinction entre les deux textes aurait été rapidement faite. Après l’échec d’une autre tentative au cours de laquelle nous avons demandé à l’IAG de rectifier ses incohérences, nous avons changé de posture et décidé de demander au chatbot d’écrire un poème sur les mêmes thématiques abordées par Baudelaire dans « L’Ennemi » – à savoir la vieillesse, le regret, etc. – tout en essayant d’adopter le style baudelairien. Là, le résultat s’est avéré beaucoup plus satisfaisant.
Nous avons alors isolé un passage dans chacun des deux textes et avons ajouté ces deux extraits au questionnaire, en demandant aux répondants quel était leur texte préféré et quel était – selon eux – le texte généré par ChatGPT.
Avant de vous en révéler les résultats, voici les deux textes :
Texte A – généré sur ChatGPT 40-mini :
« Je me revois, candide, aux premières aurores,
L’âme pleine de rêves et le front sans remords ;
Mes mains frêles cueillaient des promesses écloses,
Et chaque pas semblait me rapprocher des ors.
Mais l’éclat des matins cache un piège perfide,
Un gouffre sous les fleurs, un vertige de feu.
Mon cœur, ivre d’élan, crut au ciel limpide,
Quand l’orage attendait, tapi dans l’ombre bleue. »
Texte B – tiré de « L’Ennemi » :
« Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
Voilà que j’ai touché l’automne des idées,
Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l’eau creuse des trous grands comme des
tombeaux. »
Pour ce qui est des résultats, il s’est avéré que 46 % des répondants – toutes catégories de lecteurs confondues – préféraient le texte généré par ChatGPT et pensaient que le texte de Baudelaire était celui créé par IAG. Les répondants ayant vu juste sur l’origine de chaque texte et préférant celui de Baudelaire représentaient, quant à eux, 41,5 % des réponses. Nous précisons toutefois que les réponses peuvent varier en fonction du type d’études des étudiants répondants.
Trois points sont intéressants à noter dans ces résultats : en premier lieu, les résultats sont assez proches (5,5 % d’écart) et semblent montrer que ChatGPT peut produire du contenu poétique ressemblant à de la poésie écrite par l’humain, et peut-être même produire du contenu plus plaisant que ce dont celui-ci est capable (la petite victoire de ChatGPT sur Baudelaire semble le figurer). Ce résultat – bien que probablement dérangeant pour certains – n’est pas si étonnant au vu des capacités combinatoires de l’outil.
En deuxième lieu, les réponses de notre panel sont très homogènes au sens où les répondants ont généralement désigné le texte qu’ils ont préféré comme étant celui qui n’était pas généré par ChatGPT. Ici se reflète probablement le jugement globalement négatif sur l’IA que nous avons évoqué auparavant, à savoir que l’IA est réductrice de créativité et qu’il y a alors probablement une sorte d’impossibilité pour elle d’être la source d’une œuvre poétique. Le choix d’un poème n’était pas anodin dans notre étude. Nous cherchions à mettre en évidence l’idée que les machines – ou ici, les algorithmes – sont séparées des humains en ce qu’elles sont incapables de certaines actions caractérisées comme humaines, tels que les processus créatifs. Manifestement, certaines IAG ne s’en sortent pas si mal.
Et en troisième lieu, nous pouvons tout de même souligner qu’un peu moins de 13 % des répondants ont préféré le texte qu’ils pensaient généré par IAG, que celui-ci soit vrai (pour 5 % d’entre eux) ou faux (pour un peu moins de 8 %).
IAG et lecture : quelques perspectives
Il semble que l’IA va prendre une place de plus en plus importante dans les pratiques de lecture. Selon les enquêtes du CNL (op. cit., 2025), la lecture numérique a nettement progressé en 10 ans (+ 6 %). Elle touche particulièrement les personnes de 15 à 34 ans (28 %). Nos répondants correspondent à ces profils. Pour 47 % d’entre eux, l’IA est déjà un outil qu’ils utilisent pour résumer des textes et sont plutôt positifs sur l’apport de cet outil vis-à-vis des pratiques de lecture, bien que ces résultats ne soient pas homogènes pour toutes les catégories de lecteurs. Cependant, la tendance s’inverse sur les questions des ressentis vis-à-vis de la créativité et de l’impact sur l’information dans les années à venir. Nous sentons alors que les réponses apportées par notre panel montrent une réticence et une méfiance envers l’IAG qui nous permet de dire que les usagers ne sont pas prêts à laisser ces nouveaux outils “lire” ou comprendre à leur place. Et c’est en ce sens que nous pouvons répondre qu’il est encore utile, même préférable, de lire à l’heure de l’IAG.
Malgré une utilisation relativement répandue, ces avis négatifs sur l’IAG sont effectivement justifiés. On voit régulièrement dans l’actualité les nombreux problèmes que l’IAG engendre. Elle est source de désinformations (hyper-trucage, usurpation d’identité, etc.), utilisée par la Russie dans la guerre en Ukraine (Jolicœur & Seaboyer, 2024), et à l’origine de discriminations dues à ses nombreux biais racistes et sexistes. Une enquête menée par Franceinfo en 2025 pointe du doigt les biais sexistes des IAG : lorsqu’on demande à ChatGPT, de créer l’image d’une « personne qui cuisine », une femme est quasi systématiquement représentée. Cependant, lorsque que la demande porte sur « une personne avec une étoile Michelin qui cuisine », c’est l’image d’un homme que l’IAG produit. L’IAG doit encore être grandement améliorée avant de pouvoir devenir plus éthique, si tant est que cela soit possible.
Cependant, notre petit exercice de distinction des textes vient nuancer ces constats pessimistes : s’il n’est pas toujours possible de différencier les résultats de l’IAG de ceux d’humains, peut-être que ceux-là ne sont pas à mettre complètement de côté et que des processus divers – comme les résumés, la génération de textes, la création dans un sens large – sont probablement envisageables. Dans cette optique, il est intéressant de s’interroger, non pas sur la disparition et l’escamotage de la lecture, mais sur l’intégration de l’IAG dans les processus créatifs et éducatifs. Il pourrait être pertinent de montrer qu’elle n’est pas nécessairement là pour suppléer aux facultés humaines d’imagination et de production intellectuelle, mais qu’elle peut plutôt accompagner, améliorer voire renforcer des capacités de l’humain sans lui retirer l’initiative de l’inventivité. Et cet aspect est d’autant plus pertinent dans le cadre de la société d’accélération dont nous parlions plus tôt. En effet, l’IAG pourrait tout à fait prendre une fonction de soutien dans les formations et les pratiques professionnelles de chacun.
La médiation entre l’IAG et les usagers devra probablement être prise en charge par les professionnels de l’information et de la documentation qui pourront mettre en évidence les enjeux d’assistance dans les processus documentaires, de dépassement des limites humaines et d’allègement des tensions liées à la société de l’accélération. Nous voyons déjà fleurir depuis quelques temps des formations à l’IAG dans de nombreux domaines mais celle-ci devra être plus fortement prise en main dans les domaines de la documentation et des bibliothèques où la formation et l’éducation ont des rôles clés.
On peut prendre l’exemple de l’INSPÉ de Caen qui a pour projet « d’exploiter une IAG entraînée à partir de documents universitaires [pour] concevoir un module d’autoformation destiné aux formateurs de l’INSPÉ ainsi qu’à la communauté universitaire6 ». Le but ici est d’apporter une assistance, un soutien aux professeurs et aux apprenants, notamment dans les démarches d’inclusion (Piekoszewski-Cuq, 2024).
L’IAG est un levier qu’il faut exploiter. Il est donc important de l’inclure dans les procédés éducatifs, notamment au travers de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) pour permettre aux élèves de développer une opinion et un esprit critique afin d’utiliser au mieux les nouveaux outils de l’IAG. De plus, il faut essayer de comprendre les raisons qui poussent les élèves et étudiants à utiliser l’IAG : allègement des contraintes éducatives ou engouement pour un outil encore mal compris ? Il est en notre pouvoir de se saisir de ces opportunités pour préparer et former les utilisateurs mais aussi les professionnels aux enjeux actuels et futurs de l’IAG. En effet, elle ne représente pas un substitut à l’apprentissage traditionnel, mais un complément (Cagé, 2024).
Face à l’essor des outils numériques, les professeurs-documentalistes repensent leur rôle de médiateurs de l’information, accompagnateurs du numérique et garants d’une utilisation éthique des nouvelles technologies. Dans un contexte de transformation numérique, les CDI se réinventent, cherchent à répondre aux attentes plurielles et évolutives des usagers (Maury, et al., 2018). L’évolution rapide de l’IA impose aux praticiens de constamment s’adapter, d’actualiser leurs compétences et de prendre en considération l’émergence de nouveaux outils et enjeux éthiques et pédagogiques (Savar, 2024). Les professeurs-documentalistes occupent une place clé dans l’accompagnement des jeunes face à l’IA, dont la compréhension constitue un levier pour appréhender les mécanismes de notre société contemporaine (Garnier, et al., 2025). Cet article explore les potentialités de l’IA en contexte éducatif et en questionne les usages.
Médiateurs numériques, médiateurs documentaires, les professeurs-documentalistes cherchent à développer les compétences des élèves dans l’accès autonome et réfléchi à l’information et aux connaissances. Ils développent une politique de lecture quel que soit le support et forment les élèves à l’utilisation des outils numériques de manière critique et responsable. Cependant, l’utilisation pédagogique de ces outils soulève de nombreuses questions, notamment éthiques, concernant la confidentialité des données ou encore la protection de la vie privée. Comment le professeur-documentaliste peut-il utiliser l’IA pour engager les élèves dans des pratiques de lecture de manière efficace et éthique, tout en favorisant leur littératie numérique et leur autonomie ?
Le présent travail rend compte d’une recherche-formation menée avec des étudiants préparant le Capes de documentation, amenés à se projeter dans la profession en élaborant des scénarios pédagogiques mêlant lecture et numérique. Enseignante à l’université de Montpellier, nous avons demandé à 14 étudiants inscrits en master 1 Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF) parcours documentation de se projeter dans un contexte de Centre de documentation et d’information (CDI) de collège ou de lycée et de concevoir des séances visant à susciter l’envie de lire et à expérimenter de nouvelles pratiques pédagogiques intégrant des outils numériques, notamment l’intelligence artificielle.
Il semble crucial de prendre en compte le nouvel écosystème numérique dans lequel nous évoluons et de penser les pratiques d’enseignement et d’apprentissage du lire-écrire en intégrant les IAG (Acerra, Gervais & Petitjean, 2024). En nous appuyant sur la circulaire de missions de 2017, qui précise que le professeur-documentaliste met en œuvre des animations et des activités pédagogiques autour du livre et développe une politique de la lecture en collaboration avec les autres enseignants (Circulaire n° 2017-051 du 28-3-2017), nous avons donné aux étudiants la consigne suivante :
Construire un scénario pédagogique intégrant l’IA au service de la lecture à l’école
Comment les professeurs-documentalistes peuvent-ils s’emparer de l’IA pour développer les compétences de lecture des élèves, au collège ou au lycée ? Appuyez-vous sur les ressources ci-dessous ainsi que sur vos propres connaissances de la profession et des terrains des CDI, vos représentations du numérique, de l’éducation, de la médiation, vos capacités à intégrer des outils issus d’innovations technologiques. L’objectif est de concevoir un scénario visant à renforcer les compétences de lecture des élèves.
Ressources :
● Missions des professeurs documentalistes inhérentes au développement de la lecture chez les élèves (Circulaire n° 2017-051 du 28-3-2017).
● Lettre de rentrée des IA-IPR Établissements et Vie scolaire de l’Académie de Montpellier – Année scolaire 2024-2025
● APDEN Wikinotions : https://wikinotions.apden.org/index.php
● EDUSCOL : cadre de référence des compétences numériques (CRCN) https://eduscol.education.fr/document/20392/download
● LEGIFRANCE : socle commun de connaissances, de compétences et de culture (SCCC) https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000038895266
Les étudiants ont commencé à travailler en autonomie d’abord durant une heure et demie en TD puis ont pu rendre leur travail plus tard, trois semaines après.
Séances préalables : éducation à l’IA
Les scénarios proposés commencent toujours par une ou plusieurs séances introductives visant à définir ce qu’est l’IA et à en comprendre les principes de base. Lors de ces premières séances, le professeur-documentaliste choisit de mettre l’accent sur un ou plusieurs aspects :
Les modalités d’interrogation des IA
Pour rédiger des prompts efficaces et interagir avec une IA, l’usager devra être précis, clair et fournir des détails sur sa demande. Un prompt bien structuré inclut des informations spécifiques sur un sujet. Tant que la réponse n’est pas satisfaisante, l’usager ajuste et affine sa demande.
Le principe d’apprentissage automatique par l’analyse de données
L’IA analyse de vastes ensembles de données pour identifier des modèles et des tendances en suivant des règles mathématiques. Cette approche est connue sous le nom de machine learning, elle permet à l’IA de s’améliorer au fil du temps.
Des exemples d’utilisations des IA dans la vie quotidienne
– Moteurs de recherche : Google, Ecosia, Bing… dans les recherches effectuées sur le web, les résultats sont triés en fonction de leur pertinence mais aussi en fonction des habitudes de recherche de l’utilisateur.
– Assistants vocaux : Siri, Alexa, Google Assistant sont des outils qui utilisent l’IA pour reconnaître la voix, convertir la parole en texte et interpréter la demande. Ils analysent les requêtes pour proposer des réponses adaptées.
– Traducteurs automatiques : Google traduction, DeepL, Reverso sont des outils entraînés sur des millions de textes multilingues permettant des traductions instantanées de textes.
– Traitement et génération d’images : l’IA est utilisée dans de nombreux outils de retouche et de création d’images.
Les limites et les enjeux des outils IA
La boîte noire des IA désigne le flou, l’opacité et la complexité des mécanismes internes qui régissent leur fonctionnement. Ce côté obscur repose notamment sur plusieurs facteurs : l’opacité des algorithmes, le manque d’accessibilité et de vérifiabilité des données d’apprentissage, la collecte et l’exploitation de données personnelles, et la reproduction de biais présents dans les données d’apprentissages.
Les questions éthiques soulevées par l’IA
Ces questions touchent notamment au respect de la confidentialité et à la protection des données à caractère personnel (risque d’atteinte à la vie privée) ; à la nécessité de transparence dans les décisions automatisées (risque de discrimination) ; à l’impact de l’IA sur les métiers et sur la société (risque d’automatisation des tâches et de perte d’emplois). Dans ce contexte numérique, l’école fait face à un double défi. D’une part, elle doit permettre aux élèves de développer les connaissances et la culture nécessaires à l’exercice de la citoyenneté dans une société de l’information numérique. D’autre part, elle doit veiller à encadrer les usages numériques par des pratiques responsables et respectueuses des droits de chacun.
Une attention particulière est portée aux données sensibles et aux données scolaires. Par données sensibles, on entend des données à caractère personnel concernant l’origine raciale ou ethnique, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses, l’appartenance syndicale, la santé, l’orientation sexuelle, les données génétiques et biométriques.
D’un point de vue juridique, les données scolaires des élèves ne sont pas considérées comme des données sensibles (Braun, Kerdelhué, 2023). Ce sont des données collectées auprès d’enfants mineurs dont le respect de la vie privée est inscrit dans la Convention internationale sur les droits de l’enfant (CIDE). Or, la plupart des IA disponibles ne respectent pas le RGPD. Les bonnes pratiques d’usage consistent à créer un compte enseignant (avec une adresse mail académique) ou un compte classe, à informer le chef d’établissement de l’usage de l’IA en classe, à réaliser l’inscription de l’outil numérique au registre de l’établissement et à informer les utilisateurs des risques encourus.
Ces premières séances incluent des exercices pratiques permettant aux élèves de tester différents outils d’IA, de se familiariser avec eux d’analyser leurs résultats et d’apprendre à formuler des requêtes pertinentes.
Comment intégrer l’IA dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture au CDI ? Voici cinq scénarios pédagogiques innovants, adaptés pour cette publication. Chacun détaille les objectifs, les compétences travaillées et les modalités de mise en œuvre, tout en mettant en lumière les points de vigilance et les limites à anticiper. Ces activités, bien que conçues pour un niveau précis, restent modulables en fonction des besoins pédagogiques.
– Scénario 1 : Écriture créative et lecture attentive avec l’intelligence artificielle générative (IAG)
– Scénario 2 : L’IA comme outil de recommandation de lectures
– Scénario 3 : La lecture augmentée : l’IA comme outil de compréhension et d’analyse
– Scénario 4 : Lire à haute voix, lecture accompagnée par l’IA
– Scénario 5 : Écrire une lettre de motivation : corrections et reformulations guidées par l’IA
Scénario 1
Écriture créative et lecture attentive avec une intelligence artificielle générative (IAG) – Eva Bailloud, Marion Durr et Anna Lewicki
Ce scénario invite les élèves à s’engager dans une activité d’écriture créative en interaction avec une IAG. L’objectif est double : leur faire découvrir les mécanismes de la narration et développer leur esprit critique face aux productions d’un agent non humain. À travers ce processus de coécriture, les élèves sont amenés à formuler, reformuler et à affiner leurs idées, tout en portant une attention particulière à la cohérence et à la qualité des textes générés. Ce scénario peut donner lieu à divers prolongements pédagogiques, tels qu’une comparaison entre productions humaines et générées par IA ou encore un débat sur le rôle de l’intelligence artificielle dans la création littéraire.
Niveau scolaire :
Collège, élèves de 5e
Modalités pédagogiques :
2 heures. En demi groupe.
Matériel et ressources :
● Textes littéraires : Les romans Croc-Blanc de Jack London, Jonathan Livingston le goéland de Richard Bach et Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier.
● Guide d’auto-analyse (document élève)
● Postes informatiques connectés à internet
● IA ChatGPT (OpenAI) ChatGPT permet de créer des récits cohérents. Les élèves peuvent poser des questions, demander des reformulations, proposer des suggestions d’amélioration.
Objectifs pédagogiques :
▶ Travailler la structure narrative d’un texte
▶ Développer des compétences en écriture créative
▶ Renforcer la lecture attentive et l’analyse de texte
▶ Apprendre à interagir efficacement avec une IAG
▶ Renforcer l’esprit critique face aux productions
de l’IAG
Déroulement de la séance – 2 heures
Étape 1 : Lecture et analyse des textes supports, durée 30 minutes
Lecture de trois extraits de romans d’aventure. Analyse collective de la structure narrative (cadre, personnages, action).
Étape 2 : Lancement de la production, durée 20 minutes
Les élèves choisissent une des trois premières phrases parmi les textes lus et rédigent des prompts pour générer une suite avec l’IA.
Étape 3 : Réécriture assistée, durée 30 minutes
Les élèves affinent leur production en dialoguant avec l’IA. L’enseignant les guide dans l’élaboration de prompts efficaces.
Étape 4 : Guide d’auto-analyse, durée 20 minutes
À l’aide du guide auto-analyse, les élèves évaluent leur texte : cohérence, logique des événements, pertinence de l’IA.
Étape 5 : Lecture à voix haute et échanges, durée 20 minutes
Lecture des textes coproduits, commentaires sur les intentions narratives, les apports et les limites de l’IA.
Document élève : guide d’auto-analyse
Questions proposées : L’histoire a-t-elle un sens ? Les personnages sont-ils bien présentés ? Le déroulement des événements est-il logique ? L’IA a-t-elle bien compris ton intention ? Qu’aurais-tu envie de modifier ? Pourquoi ?
Limites et points d’attention sur l’accompagnement pédagogique :
Certains élèves peuvent rencontrer des difficultés à formuler des prompts efficaces ; un accompagnement est nécessaire.
Les textes générés peuvent comporter des incohérences ou des biais. Il est important d’encourager la prise de recul et la réécriture.
L’IAG ne doit pas être perçue comme une source d’autorité ou de vérité littéraire.
Scénario 2
L’IA vous recommande une lecture – Salomé Blachère
Choisir un livre en autonomie peut constituer un véritable défi pour un jeune. Ce travail vise à développer l’autonomie des élèves dans leur démarche de recherche de livres adaptés à leurs goûts et à leur niveau de lecture.
Niveau scolaire :
Collège : 3e
Modalités pédagogiques :
2 heures. En demi-groupe.
Matériel et ressources :
● Autoportrait de lecteur (document élève)
● Liste d’ouvrages disponibles au CDI au format PDF
● Postes informatiques connectés à internet
● IA Perplexity
Objectifs pédagogiques :
▶ Apprendre à rédiger un prompt et télécharger,y joindre un document PDF
▶ Interagir avec une IAG de manière active : utiliser les outils numériques pour rechercher un livre
▶ Comprendre le fonctionnement d’une IA
▶ Se connaître lecteur, encourager la réflexionsur ses goûts littéraires
▶ Développer l’autonomie des élèves dansla recherche de livres
▶ Se repérer dans l’espace documentaire
Déroulement de la séance – 2 heures
Étape 1 : Préférences de lecture et expression des attentes, durée 20 minutes
Les élèves réfléchissent à leurs goûts littéraires (genres, thématiques, formats). Ils complètent une fiche personnelle pour exprimer leurs préférences (voir document élève). Cette étape leur permet de formuler plus facilement leur demande à l’IA.
Étape 2 : Présentation d’une liste d’ouvrages, durée 10 minutes
Le professeur-documentaliste présente une liste d’ouvrages disponibles au CDI.
Cette liste contient : titres, auteurs, résumés, mots-clés, genres, formats, nombre de pages, cotes des documents. Les élèves sont invités à télécharger ce fichier au format PDF afin de l’utiliser dans la suite de l’activité.
Étape 3 : Formulation d’un prompt personnalisé, durée 20 minutes
Chaque élève rédige un prompt adapté à son profil de lecteur et à ses attentes. Des exemples de formulations sont proposés pour les aider (lecteur passionné, lecteur réticent, recherche ciblée…). Le prompt est soumis à l’IA, accompagné du fichier PDF.
Étape 4 : Analyse des propositions générées, durée 25 minutes
Les élèves lisent les réponses de l’IA : suggestions de livres, résumés, cotes. Ils comparent les titres proposés à leurs attentes. Ils choisissent un livre qui leur semble adapté et partent à sa recherche dans le CDI.
Étape 5 : Validation du choix et lecture exploratoire, durée 15 minutes
L’élève commence la lecture du livre choisi afin de valider ou non son intérêt. En cas de déception, il peut explorer une autre proposition ou ajuster son prompt.
Étape 6 : Bilan critique, durée 30 minutes
Temps d’échange : L’IA a-t-elle orienté les choix de lecture ? Les prompts ont-ils été efficaces ? Quelle place donner à l’IA dans les pratiques de recommandations de lectures ? Chaque élève partage son expérience, ses éventuelles difficultés et son avis sur l’intérêt d’utiliser une IAG pour le conseil en lecture.
Document élève :
Les élèves remplissent une fiche « autoportrait de lecteur » sur laquelle ils sont amenés à noter le ou les genres de lectures qu’ils affectionnent plus particulièrement, le livre qu’ils ont lu récemment, celui qu’ils ont aimé ou celui qu’ils ont détesté. Comment choisissent-ils leurs lectures en général ?
Limites et points d’attention sur l’accompagnement pédagogique :
Une attention devra être portée sur la rédaction des prompts de manière à ce que les éléments demandés puissent être retrouvés par l’IA dans la liste fournie. Finalement, les suggestions générées par l’IA ne sont pas forcément parfaites, les élèves devront également se baser sur leur propre jugement pour choisir.
Scénario 3
La lecture augmentée : l’IA comme outil de compréhension et d’analyse – Inès Debette, Morgane Guillet et Suzanne Conte
Dans cette activité, l’utilisation de l’IAG comme outil de compréhension transforme la lecture en une activité dynamique. Les élèves construisent eux-mêmes leur savoir et leur compréhension du texte étudié. Ils développent leur esprit critique, interrogent la profondeur de leurs réponses, formulent des questions, interrogent différentes interprétations possibles du texte. L’interaction avec les IA demande aux élèves d’affiner leurs questions pour obtenir des réponses pertinentes, cela renforce leur capacité à poser des questions précises.
Niveau scolaire :
Lycée professionnel : 1re professionnelle ASSP (Accompagnement, Soins et Services à la Personne)
Modalités pédagogiques :
2 heures. En demi-groupe.
Matériel et ressources :
● Textes littéraires : Le roman L’Étranger d’Albert Camus
● Guide d’auto-analyse (document élève)
● Postes informatiques connectés à internet
● Possibilité de comparer les réponses de 2 IA : Copilot (Microsoft) et Le Chat – Mistral AI
Objectifs pédagogiques :
▶ Utiliser l’IA pour améliorer la compréhension et l’analyse d’un texte littéraire
▶ Apprendre à formuler des questions précises et pertinentes pour interagir avec l’IA
▶ Développer des compétences en analyse littéraire et en rédaction
▶ Encourager la réflexion critique sur l’utilisation des outils numériques dans l’apprentissage
Déroulement de la séance – 2 heures
Étape 1 : Lecture guidée du chapitre 1 de L’Étranger d’A. Camus, durée 20 minutes
Lecture collective ou individuelle du premier chapitre de L’Étranger. L’enseignant accompagne les élèves pour relever les éléments clés : style, contexte, personnages, ambiance. L’attention est portée sur les phrases courtes, les silences, l’impassibilité de Meursault.
Étape 2 : Questionnaire de compréhension, durée 25 minutes
Chaque élève remplit un questionnaire structuré (voir document élève) portant sur : le vocabulaire spécifique (asile, veillée, bière…), le comportement du personnage principal, le contexte historique et culturel, les procédés d’écriture (style minimaliste, effets de rythme), les thèmes principaux (mort, absurdité, décalage émotionnel).
Étape 3 : Interrogation de l’IA, durée 25 minutes
Les élèves soumettent leurs questions à une IAG pour : vérifier leurs réponses, approfondir certains points, interroger le style de Camus, explorer le contexte historique ou lexical du texte. Ils comparent les réponses de l’IA à leurs propres analyses et formulent de nouvelles questions en réponse aux pistes ouvertes par l’IA.
Étape 4 : Discussion et mise en perspective, durée 25 minutes
Échange en petits groupes : quelles différences entre leur lecture et l’interprétation proposée par l’IA ? L’IA a-t-elle aidé à mieux comprendre le texte ou a-t-elle biaisé leur regard ? L’intention de l’auteur est-elle bien rendue par l’IA ?
Étape 5 : Restitution et bilan, durée 25 minutes
Restitution orale des analyses comparées. Chaque élève exprime son point de vue sur l’apport de l’IA dans l’étude littéraire : a-t-elle permis une lecture plus riche ? A-t-elle fait apparaître de nouveaux questionnements ? Quelles limites ou dérives possibles dans l’usage d’une IAG face à un texte littéraire complexe ? Possibilité d’ouvrir la réflexion sur les différences entre interprétation humaine et générée, et la place du lecteur dans l’acte de lecture.
Document élève :
Questionnaire sur le contexte historique et philosophique, le vocabulaire employé par l’auteur, les choix stylistiques de Camus (phrases courtes et simples), les thèmes principaux du chapitre (l’absurde, l’indifférence, la mort), l’attitude du personnage de Meursault.
Limites et points d’attention sur l’accompagnement pédagogique :
Le professeur-documentaliste veille à ce que les élèves formulent correctement leurs prompts avec clarté et précision. Il les encourage à reformuler des questions incomplètes ou trop générales. L’IA peut donner des réponses trop générales ou mal interpréter le texte. L’idée est de réfléchir avec l’IA et ne pas prendre comme vérité absolue les réponses générées.
Scénario 4
Lire à haute voix, lecture accompagnée par l’IA – Yasmine Dezombre et Martin Legendre
Certaines IA peuvent accompagner et corriger la lecture à haute voix en temps réel en analysant la prononciation, le rythme, l’intonation et la fluidité grâce à la reconnaissance vocale. Elles permettent un perfectionnement notamment dans la lecture en langue étrangère. Dans cet exemple, l’IA est utilisée pour améliorer son anglais. L’élève travaille la compréhension de texte et l’acquisition de vocabulaire en anglais, il travaille l’intonation, l’accentuation, le rythme et la fluidité de lecture, il travaille ses compétences en termes de lecture expressive et de prononciation. Ce travail lui permet d’identifier ses propres difficultés et progrès.
Niveau scolaire :
Lycée : 2de
Modalités pédagogiques :
2 heures. En demi-groupe.
Matériel et ressources :
● Tableau de progression (document élève)
● Tablettes numériques ou téléphones mobiles
● IA Google read along
Pour fonctionner correctement, l’application doit accéder au micro du lecteur.
Objectifs pédagogiques :
▶ Utiliser une IA pour s’entraîner à lire à haute voix
▶ Améliorer la prononciation et la fluidité en anglais
▶ Renforcer la compréhension écrite et orale
▶ Développer l’autonomie et la confiance en lecture
▶ Travailler l’écoute active et la collaboration entre pairs
Déroulement de la séance – 2 heures
Étape 1 : Présentation de l’application et démonstration, durée 15 minutes
Le professeur-documentaliste présente Google Read Along (fonctionnement, utilité, objectifs). Démonstration avec un extrait de texte lu à voix haute. Explication du système de reconnaissance vocale et de feedback immédiat (prononciation correcte, mots mal prononcés).
Étape 2 : Choix et lecture individuelle, durée 30 minutes
Chaque élève choisit une histoire adaptée à son niveau dans l’application. Lecture individuelle à voix haute via l’outil. L’élève note les mots difficiles rencontrés sur la fiche de suivi (voir document élève). Il peut réécouter la bonne prononciation et répéter autant que nécessaire.
Étape 3 : Travail sur les points de difficulté, durée 15 minutes
Les élèves repassent sur les phrases ou les mots compliqués. Ils s’entraînent à les répéter jusqu’à amélioration. L’application leur propose un accompagnement vocal (feedback, correction syllabique).
Étape 4 : Travail en binômes, durée 30 minutes
Formation de binômes d’écoute croisée : l’élève lit son texte à un camarade sans support visuel. Le camarade note les points à améliorer : hésitations, erreurs, fluidité. Retour oral et bienveillant du binôme.
Étape 5 : Partage des ressentis et lecture valorisante, durée 30 minutes
Échange collectif sur l’activité : qu’est-ce qui a été difficile ? Quel mot ou quelle phrase a posé problème, et comment l’ai-je surmonté ? Chaque élève lit une phrase difficile qu’il a réussi à mieux prononcer. Les plus confiants peuvent lire une courte histoire à toute la classe pour valoriser leurs progrès.
Document élève :
Dans un tableau, l’élève note les éléments suivants : le titre du texte travaillé, les éventuelles difficultés rencontrées lors des différentes lectures : difficultés de prononciation, mots ou expressions inconnus, erreurs récurrentes, les recherches effectuées pour comprendre le texte, le temps de lecture, les progrès et améliorations observés.
Limites et points d’attention sur l’accompagnement pédagogique :
Les enseignants veillent à ce que les élèves choisissent des textes adaptés à leur niveau. Certains élèves peuvent se sentir mal à l’aise avec la lecture à haute voix : prévoir un environnement calme, ou recourir à de petites salles peut être une solution. Les professeurs veilleront à compléter les retours effectués par l’IA sur la lecture par des conseils humains. Sensibiliser les élèves à ce que l’outil IA est un assistant qui peut faire des erreurs ou standardiser la langue anglaise en privilégiant une certaine prononciation.
Scénario 5
Écrire une lettre de motivation : corrections et reformulations guidées par l’IA – Cécile Heckel
L’IA générative de textes peut permettre aux élèves d’améliorer leurs compétences en termes de production écrite, de vocabulaire, de style, de grammaire, de précision du discours. Dans cet exemple, plusieurs IAG sont utilisées dans le but de corriger et d’améliorer un texte écrit par un élève. Le texte produit est une lettre de motivation dans le cas d’une recherche de stage. L’élève apprend à maîtriser et à respecter les normes et la structure d’une lettre de motivation. Il compare et analyse sa production écrite et les nouveaux textes proposés par les IA. Il affine son propre texte en s’appuyant sur les suggestions des IA.
Niveau scolaire :
Collège : 4e ou 3e
Modalités pédagogiques :
2 heures. En demi-groupe.
Matériel et ressources :
● Degré de prise en compte de l’IA dans la rédaction (document élève)
● Utilisation de postes informatiques
● Traitement de texte
● IA au choix : ChatGPT (OpenAI), Gemini, Copilot (Microsoft) ou Le Chat – Mistral AI
Objectifs pédagogiques :
▶ Développer l’esprit critique face aux productions de textes générés par l’IA
▶ Analyser les différences de style et de cohérence entre un texte rédigé par un humain et un ou plusieurs textes générés par des IA
▶ Comprendre les forces et les limites de l’IA dans la production écrite
▶ Travailler la production écrite et la reformulation
▶ Comparer les suggestions de deux IA différentes
Déroulement de la séance – 2 heures
Étape 1 : Présentation des attendus et exemples de lettres de motivation, durée 20 minutes
Le professeur-documentaliste rappelle le contexte du stage en entreprise. Présentation des éléments obligatoires à insérer dans une lettre de motivation : coordonnées, objet, accroche, connaissance de l’entreprise, valorisation du profil, formule de fin. Lecture et analyse collective de modèles de lettres (bonnes et mauvaises pratiques).
Étape 2 : Rédaction individuelle, durée 25 minutes
Les élèves rédigent leur propre lettre de motivation en s’appuyant sur la structure étudiée. L’enseignant fournit une fiche d’aide à la rédaction (voir document élève).
Étape 3 : Relecture anonyme entre pairs, durée 20 minutes
Les lettres sont échangées. Chaque élève lit la lettre d’un camarade et propose des commentaires de fond et de forme (formulations, clarté, logique, ton, orthographe). Restitution orale collective : mise en commun des remarques fréquentes et des difficultés rencontrées.
Étape 4 : Révision individuelle, durée 15 minutes
Les lettres sont rendues à leur auteur. Chacun les corrige ou complète à partir des retours de son pair et des échanges en groupe. Un temps de réflexion écrit permet d’identifier les difficultés personnelles rencontrées lors de la rédaction.
Étape 5 : Soumission à deux IA, durée 20 minutes
Les élèves soumettent leur lettre à deux IA génératives différentes au choix (ChatGPT, Mistral, Gemini, Copilot…). Ils comparent les suggestions faites par les deux IA. Ils choisissent les modifications pertinentes et justifient par écrit ce qu’ils conservent ou modifient, et pourquoi.
Étape 6 : Finalisation et auto-évaluation, durée 20 minutes
Chaque élève finalise sa version définitive de la lettre. Il répond ensuite à un questionnaire réflexif : Qu’ai-je modifié grâce aux IA ? Les IA ont-elles été utiles ? Quelles suggestions étaient peu pertinentes ? Mon texte est-il plus clair ou convaincant ? Pourquoi ?
Document élève :
Les élèves rendent visibles les différentes étapes de leur travail. Ils listent les différences entre leur texte initial et les versions améliorées. Ils précisent systématiquement le degré de prise en compte des IA : suggestions de correction, orthographe, grammaire, style, fluidité, clarté, reformulation, apport de précisions, réécriture complète…
Limites et points d’attention sur l’accompagnement pédagogique :
Le professeur-documentaliste insistera pour que les élèves justifient leurs choix de suivre ou non les indications d’une IA. Il s’assurera que les élèves comprennent les suggestions proposées et se les approprient. Il insistera pour que toutes les corrections proposées par les IA ne soient pas forcément intégrées car elles peuvent être inadaptées, non pertinentes ou peuvent mériter d’être discutées. Certains élèves pourraient être tentés de déléguer l’écriture à l’IA. L’enseignant questionne les élèves sur la place de la réflexion personnelle dans ce type d’exercice.
Ces scénarios proposent des approches pédagogiques actives et engageantes. Ils s’appuient sur des pratiques traditionnelles et intègrent l’IA de manière à montrer aux élèves comment utiliser et interroger ces outils. L’intégration de l’IA au CDI ne se résume pas à une simple modernisation des pratiques. Elle implique un changement profond dans l’approche pédagogique. Le professeur-documentaliste joue un rôle clé dans cette transition en aidant les élèves à développer leur esprit critique et leur autonomie face aux outils numériques. Des défis subsistent toutefois : Comment former les enseignants à ces nouvelles pratiques ? Quels cadres éthiques mettre en place ? Comment réfléchir avec les élèves au statut légal des textes générés par l’IA ? Qui en est l’auteur ? Quels outils privilégier pour minimiser l’exposition des données personnelles ? Pour aller plus loin, il nous paraît pertinent d’expérimenter ces scénarios et d’autres encore et d’évaluer leur impact sur les apprentissages.
Le succès de l’OSINT dans l’actualité en tant que méthode de recherche d’information, de vérification de faits, voire d’investigation poussée en matière d’enquêtes journalistiques, interroge quant à son rapport avec la documentation. Est-ce que l’OSINT doit intégrer progressivement les cursus et rejoindre les enjeux autour de l’EMI ? Nous revenons ici successivement sur les racines communes avec la documentation avant d’expliquer les fondements de l’OSINT et sa mise en avant par l’actualité internationale. Nous présentons alors la nécessité d’envisager des compétences et des savoirs d’essence analytique pour dépasser la seule formation à des outils dont certains sont parfois éphémères. La vision que nous proposons doit faciliter la réflexion vers une évolution de la manière dont nous envisageons la formation informationnelle, documentaire et médiatique pour dépasser le cadre actuel de l’EMI et tendre vers une logique plus ambitieuse et durable.
1. Des racines communes avec les enjeux professionnels de la documentation
Dans un contexte de mutation rapide des pratiques et des technologies, l’OSINT (Open Source Intelligence) s’impose comme un champ stratégique, mais souvent difficile à appréhender. Elle nécessite des compétences pour exploiter des informations disponibles notamment quand il s’agit de les repérer, de les extraire, voire de les déduire à partir d’une analyse des sources notamment pour mettre en visibilité les métadonnées d’une image, sa géolocalisation ainsi que son horodatage, c’est-à-dire l’heure de la prise.
L’OSINT n’est cependant pas uniquement affaire de trucs et de techniques, elle implique des méthodologies et des stratégies pour tirer la quintessence de la collecte d’information et faciliter les conditions de son interprétation.
À bien des égards, l’OSINT qui est issue des services de renseignement rencontre des savoirs et savoir-faire que connaissent les professionnels de l’information dont les professeurs documentalistes, et que nous souhaitons exposer ici.
L’intérêt pour la collecte et l’analyse d’informations n’est pas nouveau. Le besoin de rassembler des éléments informationnels et de les rendre disponibles de façon à faciliter la découverte et la « retrouvabilité » (findability) se rencontre durant les périodes antiques et plus particulièrement durant les périodes médiévales et modernes, ce qu’explique fort justement Ann Blair (Blair, 2011).
Au XIXe siècle, des projets comme le Répertoire Bibliographique Universel de Paul Otlet ou encore la Society for the Diffusion of Useful Knowledge créée en 1826 par Henry Peter Brougham cherchent à adopter des méthodes pour rassembler l’information disponible, notamment celles présentant une utilité mobilisable. L’OSINT s’inscrit dans cette longue tradition de mise en système des connaissances, entre projets de type encyclopédique, travaux bibliographiques, catalogues collectifs et autres entreprises de créations d’espaces documentaires spécialisés. Si Suzanne Briet rappelait que « l’information secrète est une injure à la documentation » (Briet, 1951, p. 13), c’est pourtant bien au sein des services de renseignements que va se développer l’Open Source Intelligence.
Dès 1992, les États-Unis réfléchissent à la réorganisation des renseignements dans un monde post-soviétique, ce qui mène en 2005 à la création de l’Open Source Center (OSC) par la CIA, en continuité avec le FBIS (Foreign Broadcast Information Service) actif pendant la guerre froide. L’évolution s’accélère après les attentats du 11 septembre 2001, avec l’intégration de nouvelles expertises, notamment informatiques. Edward Snowden résume cette transformation en expliquant que la nouvelle génération a redéfini le renseignement : il ne s’agit plus uniquement d’espionnage physique, mais de l’analyse des données numériques (Snowden, 2019).
L’OSINT vient alors s’articuler avec d’autres « intelligence » (voir encadré). L’accroissement des ressources disponibles en ligne est tel qu’il est fréquent de rencontrer des estimations qui considèrent que 80 % de l’information recueillie par les services de renseignement s’effectuerait désormais en ligne. Seulement, le chiffre est difficilement vérifiable tant cela ne dit rien de la qualité de l’information recueillie et encore moins des formats de données que cela peut recouvrir. Il apparaît surtout que des gains économiques sont ainsi permis au point de mieux préciser les missions de terrain des agents qui sont en situation de risque.
Mais l’OSINT n’est pas qu’une affaire de services de renseignements (Le Deuff, 2021a). Il faudrait d’ailleurs plutôt comprendre le mot « renseignements » dans l’acception large que lui donnait Suzanne Briet (1951, p. 15), c’est-à-dire comme désignant les éléments informationnels qui peuvent se retrouver dans de nombreux types de documents. De ce fait, la recherche de renseignements en sources ouvertes concerne désormais une diversité de professions.
2. L’actualité tragique et la mise en lumière de l’OSINT
Le développement de l’OSINT en dehors des sphères du renseignement peut s’observer à plusieurs titres. Historiquement, les stratégies pour trouver de l’information via les moteurs de recherche grâce à des requêtes complexes font partie des habiletés que les professionnels de l’information comme les documentalistes ou les veilleurs ont pu développer. Les fameux Google Dorks (Deschamps, 2021) font partie de ces trucs et astuces bien connus depuis fort longtemps en matière de recherche avancée.
La guerre en Ukraine a joué un rôle déterminant dans la mise en lumière de l’OSINT. Ce domaine s’est illustré par sa capacité à fournir des preuves tangibles grâce à des traces visibles et vérifiables. Cependant, cette visibilité s’accompagne d’un flou thématique. Entre la rapidité réactive du fact-checking et l’intégration des codes visuels OSINT pour produire des faux qui tentent d’imiter le travail d’investigation, le terrain est complexe et demande des compétences aiguës pour différencier vérité et manipulation.
L’OSINT évolue dans un univers d’acteurs multiples : services de renseignement, journalistes, cyberspécialistes, veilleurs, et même juristes. Cette diversité reflète une hybridation des compétences et méthodes, où les distinctions entre intelligence (pratiques pour récupérer des informations) et renseignement (activités des services secrets) s’avèrent essentielles. Des collectifs pionniers comme Bellingcat, créé par Elliot Higgins en 2013 pour mieux comprendre le conflit syrien, se sont imposés comme des acteurs clés. L’OSINT intéresse également de plus en plus les développeurs, car les outils de détection et de scraping (extraction de données sur des sites web en utilisant des scripts informatiques) se multiplient parfois de façon éphémère, quand des sociétés tentent de produire l’outil miracle qui rassemblerait toutes les sources disponibles à partir d’une seule requête.
L’OSINT ne se limite pas à des traitements automatiques. L’intérêt repose sur des formes d’interprétation documentaire qui transforment chaque indice en texte, selon la définition d’Yves Jeanneret (Jeanneret, 2000). En documentant méticuleusement chaque preuve, l’OSINT façonne de nouvelles narrations qui s’inscrivent dans des cadres juridiques, historiques et politiques. Ces récits, bien qu’imparfaits, offrent une réponse à la désinformation par leur caractère traçable et reproductible. Mais à quelles conditions ces récits peuvent-ils rivaliser avec des enquêtes traditionnelles ?
Plusieurs clefs doivent être activées tant au niveau de la production de ces nouvelles investigations que de leur réception qui réclame une capacité d’attention et d’analyse de la part des lecteurs.
3. Des compétences analytiques
Le concept d’Open Source Intelligence trouve une anticipation fascinante dans la figure littéraire du chevalier Auguste Dupin, imaginée par Edgar Allan Poe au XIXe siècle (Le Deuff, 2021b). Auguste Dupin incarne une approche méthodique et innovante de la collecte et de l’analyse de l’information : un modèle qui, au-delà des compétences techniques, met en avant des aptitudes intellectuelles essentielles telles que l’observation, l’interprétation et la déduction. Cette inspiration d’un détective célèbre de fiction permet d’insister sur la relation entre des capacités intellectuelles et des compétences de nature méthodologique et technique. C’est ce qui distingue quelque part, le féru de technologies : le simple « osinteur » de l’analyste.
Savoir chercher et évaluer
Former les élèves à la recherche avancée, comme à l’utilisation des Google Dorks ou à des outils d’analyse d’images, ne se limite pas à des compétences techniques. Il s’agit d’intégrer une évaluation critique et une contextualisation des informations recueillies. Ces outils, bien que techniques, exigent une compréhension profonde des formes et des enjeux informationnels, notamment dans les sphères sociales (socmint) ou géographiques. L’OSINT voit se développer outils et méthodes pour retrouver ou vérifier l’information, mais il faut aussi être curieux et stratège pour tenter de nouvelles méthodologies ou en renouveler certaines qui ont déjà fait leurs preuves comme dans le cas des stravaleaks1 où Sébastien Bourdon (Bourdon, Schirer et al., 2024) et Antoine Schirer ont utilisé une faille connue dans l’usage de l’application Strava pour montrer que certains déplacements du président de la République Emmanuel Macron pouvaient être connus en identifiant et surveillant les gardes du corps.
Évaluer c’est savoir hiérarchiser les informations importantes ainsi que mesurer les risques de la diffusion de certaines informations pour les personnes concernées. Cela suppose autant des compétences techniques pour anonymiser les personnes identifiées que des compétences éthiques (Le Deuff et Roumanos, 2021) pour savoir agir à bon escient plutôt que de rechercher un scoop immédiat ou une justice médiatique qui peut conduire au résultat inverse de celui escompté. On observe ainsi un usage amateur des techniques OSINT couplées à des volontés de justice, lesquelles s’avèrent parfois peu précautionneuses ou peu éthiques. Cela va de la dénonciation un peu rapide sur les réseaux sociaux à des formes plus conviviales qui consistent à retrouver des personnes disparues lors de défis… alors qu’il est possible que ces dernières ne désirent pas être retrouvées pour de bonnes raisons (protection de témoins, conjoint dangereux, etc.)
Savoir maîtriser l’information
L’accès à une information désormais largement disponible impose par conséquent de nouvelles responsabilités : conscientiser les élèves sur leur exposition et leur capacité à exploiter cette information. Comme le souligne Sun-ha Hong (Hong, 2020) : « Il n’y a pas de lien facile entre la disponibilité théorique de l’information et son utilisation en tant que connaissance2. » Il s’agit d’aller au-delà d’un simple accès, pour transformer l’information en savoir structuré. L’ambition n’est pas seulement de savoir réagir à l’information du moment ou à la nécessité de répondre à une campagne de désinformation dans une démarche réactive (Roumanos, 2022), mais bien d’envisager le document comme anti-événement au sens de Robert Escarpit (Escarpit, 1976) en dépassant les conditions d’une information éphémère pour l’inscrire dans des portées plus longues ce qu’on explique plus bas.
Savoir voir sans être vu
Dans le cadre de l’OSINT, la discrétion est une compétence capitale, que ce soit pour des journalistes, ONG ou des étudiants. L’analyse critique des traces numériques laissées sur les réseaux sociaux et la sensibilisation aux risques liés à l’enquête (par exemple le risque de voir ses adresses IP blacklistées) sont des notions à intégrer dans toute formation en matière d’OSINT notamment si on souhaite y intéresser les élèves.
La recherche d’éléments informationnels disponibles sur le web de façon rapide ou un peu plus complexe rejoint les travaux précédents menés en matière d’e-réputation. Les facilités pour collecter de l’information sur son voisin ou son camarade doivent interroger les élèves sur les traces qu’ils peuvent laisser en ligne et sur ce qu’il est permis de faire en matière de collecte de l’information. En effet, l’exploitation des données personnelles ne peut s’opérer que dans des cadres définis par la loi. Entre les recommandations de la CNIL et le RGPD, ce type d’opérations ne peut s’effectuer n’importe comment.
Savoir lire et interpréter
L’OSINT exige une lecture analytique où tout document, y compris iconographique ou audiovisuel, devient un texte à interpréter si on demeure dans la définition d’Yves Jeanneret rappelée précédemment. Cette démarche fait écho à une analyse documentaire rigoureuse transformant les indices en éléments de preuve exploitables. Il faut donc pouvoir comparer des documents, recouper des informations et produire des déductions.
En outre, l’exploitation des données satellitaires notamment des images suppose bien souvent une expertise pour reconnaître des formes qui restent incompréhensibles pour le non-initié. Ainsi l’expert est capable de reconnaître un éclat d’obus sur une image ou la présence d’un char, quand le béotien n’y distinguera rien.
Cela montre qu’il n’est pas toujours possible de devenir un expert OSINT en quelques heures de formation, mais qu’il s’agit bien de mobiliser des compétences techniques et analytiques au sein de contextes complexes qui peuvent être ceux des crimes de guerre, ce qui suppose des compétences autant géopolitiques que des connaissances de type militaire parfois.
Savoir enquêter et dépasser la réactivité
L’enseignement doit aller au-delà des pratiques réactives du fact-checking pour montrer aux élèves des investigations proactives et ambitieuses. Des exemples marquants comme l’enquête du New York Times sur Boutcha3 montrent comment les investigations OSINT peuvent produire des récits complexes et ambitieux. Après un premier temps explicatif où on cherche à comprendre ce qui s’est produit en répondant également aux intoxications informationnelles4 de la propagande russe, il s’agit d’informer le lecteur pleinement en expliquant les conditions du massacre, le déroulé, l’implication de l’armée russe tout en rendant quelque part hommage aux victimes dont le portrait permet une ré-humanisation.
Savoir raconter et documenter
Le travail OSINT aboutit à la production d’un récit cohérent et pertinent, issu d’une hiérarchisation des informations collectées. Les professeurs documentalistes peuvent s’appuyer sur des exemples tels que la cellule audiovisuelle du Monde pour sensibiliser les élèves à la rigueur narrative et documentaire. Plusieurs travaux menés ces dernières années s’inscrivent dans des formes d’hyperdocumentation (Le Deuff, 2021c) tant il s’agit de collecter les faits et parfois les plus graves, entre crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Savoir conserver et mémoriser
La conservation des preuves et leur mise en perspective historique ou juridique constitue ainsi un aspect intéressant des démarches OSINT. Des organisations comme Forensic Architecture illustrent l’importance d’une documentation rigoureuse, pensée à la fois pour le présent et pour les tribunaux de l’histoire. Il s’agit à la fois d’informer sur ce qui se passe, mais aussi de conserver à des fins ultérieures les crimes qui ont été commis. Forensic Architecture a développé à cet effet un logiciel qui a été déployé dans plusieurs circonstances. On peut ainsi consulter la cartographie interactive des violences policières durant Black Lives Matter5, mais aussi les crimes de guerre en Ukraine en collaboration avec Bellingcat.
D’autres travaux sont actuellement menés pour recenser les actions qui se déroulent à Gaza.
4. De l’EMI à une culture technique et politique de l’information
Recenser la diversité des compétences mobilisées, autant techniques qu’intellectuelles, permet de mesurer la portée réelle d’une formation impliquant l’OSINT. Il ne s’agit pas encore une fois d’imaginer un énième kit miracle ou une nouvelle pseudo formation sur l’esprit critique développée par une start-up qui réinvente la roue à grands coups de financements publics pour offrir aux élèves des vidéos avec de l’incarnation comme ils en voient déjà trop souvent sur Tik Tok. Il s’agit d’une ambition qui s’inscrit dans la durée.
Il y a deux manière d’envisager les questions récentes en matière d’enjeux informationnels et numériques, l’une est simplement basée sur des conseils, des astuces qui viennent s’ajouter aux littératies précédentes avec une vision quelque peu morale de ce qu’il serait préférable de faire, l’autre est bien plus ambitieuse et vient remettre en cause la construction de l’EMI, source de confusion sémantique et épistémologique, insuffisante d’un point de vue didactique et qui ne parvient pas à réellement construire une culture technique et politique de l’information digne de ce nom.
En matière d’OSINT, les deux positions peuvent rapidement se rencontrer avec le risque d’une vision « trucs et astuces » avec le rappel de techniques de recherche avancée sur les moteurs de recherche couplées à quelques basiques en matière de fact-checking. Or l’ambition de l’OSINT est celle de pouvoir enquêter, construire, analyser et démontrer. Cette ambition est celle d’une culture de l’information telle que plusieurs travaux ont tenté de la définir notamment autour du GR-CDI (Serres et al., 2010). Si cette culture n’existe pas dans une forme unique, l’investigation avancée par les méthodes OSINT en constitue une nouvelle forme intéressante et opportune à plus d’un titre, car elle vient coupler l’investigation avec l’hyperdocumentation en dépassant la seule logique de l’événement pour devenir parfois des instruments de mémoire.
Édition numérique multiformats, par Arthur Perret, maître de conférences, Université Jean Moulin Lyon 3, Laboratoire Elico.
Suzanne Briet (1894-1989) est une figure tutélaire des sciences de l’information et de la communication en France. Bibliothécaire puis conservatrice adjointe à la Bibliothèque nationale de France, c’est une spécialiste de la bibliographie. Elle apporte une contribution majeure à la documentation, notamment en ce qui concerne sa terminologie et son enseignement.
Qu’est-ce que la documentation ? est un court essai dans lequel Suzanne Briet donne notamment une célèbre définition du document, en prenant pour exemple une antilope dans un jardin zoologique. C’est aussi un manifeste en faveur de la profession – alors nouvelle – de documentaliste : son rapport aux archives et aux bibliothèques, son éthique particulière, son rôle dans la société.
Ce texte a surtout été lu après sa redécouverte par des chercheurs comme Michael Buckland et Ronald E. Day dans les années 1990. Depuis, il a été cité des centaines de fois. En 2006, Laurent Martinet contribue à la traduction du texte en anglais (Scarecrow Press, 2006). Il choisit également de publier l’original en HTML sur son site personnel, pour que le public francophone ait plus facilement accès au texte.
Lien édition originale : http://martinetl.free.fr/suzannebriet/questcequeladocumentation/briet.pdf
Cette démarche trouve aujourd’hui son prolongement dans une nouvelle édition numérique, rendue possible par l’accord des héritiers de Suzanne Briet, mise en ligne en décembre 2024.
Cette réédition présente plusieurs particularités :
• Une édition multiformats. Une version PDF1 est publiée dans l’archive institutionnelle HAL. La mise en page A4 avec des marges profondes encourage la réutilisation – notamment dans un contexte pédagogique – par l’impression et l’annotation manuscrite. En complément, nous proposons une version HTML2, pensée pour une diffusion plus large du texte grâce à une lisibilité adaptée à tous les écrans.
• Une pagination « originale ». Pour cette nouvelle édition, nous avons fait le choix de reprendre les numéros de page de l’édition d’origine – aussi bien dans la version PDF que HTML. Les lecteurs sont ainsi encouragés à citer l’œuvre en suivant une numérotation unique, afin d’établir une continuité entre leurs travaux et ceux, déjà nombreux, qui font référence à l’édition d’origine.
• Des outils libres. Cette édition a été fabriquée avec Pandoc et Paged.js, des logiciels libres qui permettent de développer de nouveaux projets éditoriaux à l’intersection des technologies du Web et du monde scientifique.
Ainsi, cette nouvelle édition propose non seulement de remettre en circulation un texte essentiel mais invite également à réfléchir à la manière dont se fabriquent les classiques scientifiques à l’ère numérique.
Madame Documentation (1894-1989)
Détail de la carte d’identité de Suzanne Briet, 1952-1953. Bibliothèque nationale de France, archives institutionnelles