OSINT : enjeux et savoirs de l’investigation en ligne

Le succès de l’OSINT dans l’actualité en tant que méthode de recherche d’information, de vérification de faits, voire d’investigation poussée en matière d’enquêtes journalistiques, interroge quant à son rapport avec la documentation. Est-ce que l’OSINT doit intégrer progressivement les cursus et rejoindre les enjeux autour de l’EMI ? Nous revenons ici successivement sur les racines communes avec la documentation avant d’expliquer les fondements de l’OSINT et sa mise en avant par l’actualité internationale. Nous présentons alors la nécessité d’envisager des compétences et des savoirs d’essence analytique pour dépasser la seule formation à des outils dont certains sont parfois éphémères. La vision que nous proposons doit faciliter la réflexion vers une évolution de la manière dont nous envisageons la formation informationnelle, documentaire et médiatique pour dépasser le cadre actuel de l’EMI et tendre vers une logique plus ambitieuse et durable.

1. Des racines communes avec les enjeux professionnels de la documentation

Dans un contexte de mutation rapide des pratiques et des technologies, l’OSINT (Open Source Intelligence) s’impose comme un champ stratégique, mais souvent difficile à appréhender. Elle nécessite des compétences pour exploiter des informations disponibles notamment quand il s’agit de les repérer, de les extraire, voire de les déduire à partir d’une analyse des sources notamment pour mettre en visibilité les métadonnées d’une image, sa géolocalisation ainsi que son horodatage, c’est-à-dire l’heure de la prise.
L’OSINT n’est cependant pas uniquement affaire de trucs et de techniques, elle implique des méthodologies et des stratégies pour tirer la quintessence de la collecte d’information et faciliter les conditions de son interprétation.
À bien des égards, l’OSINT qui est issue des services de renseignement rencontre des savoirs et savoir-faire que connaissent les professionnels de l’information dont les professeurs documentalistes, et que nous souhaitons exposer ici.
L’intérêt pour la collecte et l’analyse d’informations n’est pas nouveau. Le besoin de rassembler des éléments informationnels et de les rendre disponibles de façon à faciliter la découverte et la « retrouvabilité » (findability) se rencontre durant les périodes antiques et plus particulièrement durant les périodes médiévales et modernes, ce qu’explique fort justement Ann Blair (Blair, 2011).
Au XIXe siècle, des projets comme le Répertoire Bibliographique Universel de Paul Otlet ou encore la Society for the Diffusion of Useful Knowledge créée en 1826 par Henry Peter Brougham cherchent à adopter des méthodes pour rassembler l’information disponible, notamment celles présentant une utilité mobilisable. L’OSINT s’inscrit dans cette longue tradition de mise en système des connaissances, entre projets de type encyclopédique, travaux bibliographiques, catalogues collectifs et autres entreprises de créations d’espaces documentaires spécialisés. Si Suzanne Briet rappelait que « l’information secrète est une injure à la documentation » (Briet, 1951, p. 13), c’est pourtant bien au sein des services de renseignements que va se développer l’Open Source Intelligence.
Dès 1992, les États-Unis réfléchissent à la réorganisation des renseignements dans un monde post-soviétique, ce qui mène en 2005 à la création de l’Open Source Center (OSC) par la CIA, en continuité avec le FBIS (Foreign Broadcast Information Service) actif pendant la guerre froide. L’évolution s’accélère après les attentats du 11 septembre 2001, avec l’intégration de nouvelles expertises, notamment informatiques. Edward Snowden résume cette transformation en expliquant que la nouvelle génération a redéfini le renseignement : il ne s’agit plus uniquement d’espionnage physique, mais de l’analyse des données numériques (Snowden, 2019).
L’OSINT vient alors s’articuler avec d’autres « intelligence » (voir encadré). L’accroissement des ressources disponibles en ligne est tel qu’il est fréquent de rencontrer des estimations qui considèrent que 80 % de l’information recueillie par les services de renseignement s’effectuerait désormais en ligne. Seulement, le chiffre est difficilement vérifiable tant cela ne dit rien de la qualité de l’information recueillie et encore moins des formats de données que cela peut recouvrir. Il apparaît surtout que des gains économiques sont ainsi permis au point de mieux préciser les missions de terrain des agents qui sont en situation de risque.

Mais l’OSINT n’est pas qu’une affaire de services de renseignements (Le Deuff, 2021a). Il faudrait d’ailleurs plutôt comprendre le mot « renseignements » dans l’acception large que lui donnait Suzanne Briet (1951, p. 15), c’est-à-dire comme désignant les éléments informationnels qui peuvent se retrouver dans de nombreux types de documents. De ce fait, la recherche de renseignements en sources ouvertes concerne désormais une diversité de professions.

2. L’actualité tragique et la mise en lumière de l’OSINT

Le développement de l’OSINT en dehors des sphères du renseignement peut s’observer à plusieurs titres. Historiquement, les stratégies pour trouver de l’information via les moteurs de recherche grâce à des requêtes complexes font partie des habiletés que les professionnels de l’information comme les documentalistes ou les veilleurs ont pu développer. Les fameux Google Dorks (Deschamps, 2021) font partie de ces trucs et astuces bien connus depuis fort longtemps en matière de recherche avancée.
La guerre en Ukraine a joué un rôle déterminant dans la mise en lumière de l’OSINT. Ce domaine s’est illustré par sa capacité à fournir des preuves tangibles grâce à des traces visibles et vérifiables. Cependant, cette visibilité s’accompagne d’un flou thématique. Entre la rapidité réactive du fact-checking et l’intégration des codes visuels OSINT pour produire des faux qui tentent d’imiter le travail d’investigation, le terrain est complexe et demande des compétences aiguës pour différencier vérité et manipulation.
L’OSINT évolue dans un univers d’acteurs multiples : services de renseignement, journalistes, cyberspécialistes, veilleurs, et même juristes. Cette diversité reflète une hybridation des compétences et méthodes, où les distinctions entre intelligence (pratiques pour récupérer des informations) et renseignement (activités des services secrets) s’avèrent essentielles. Des collectifs pionniers comme Bellingcat, créé par Elliot Higgins en 2013 pour mieux comprendre le conflit syrien, se sont imposés comme des acteurs clés. L’OSINT intéresse également de plus en plus les développeurs, car les outils de détection et de scraping (extraction de données sur des sites web en utilisant des scripts informatiques) se multiplient parfois de façon éphémère, quand des sociétés tentent de produire l’outil miracle qui rassemblerait toutes les sources disponibles à partir d’une seule requête.
L’OSINT ne se limite pas à des traitements automatiques. L’intérêt repose sur des formes d’interprétation documentaire qui transforment chaque indice en texte, selon la définition d’Yves Jeanneret (Jeanneret, 2000). En documentant méticuleusement chaque preuve, l’OSINT façonne de nouvelles narrations qui s’inscrivent dans des cadres juridiques, historiques et politiques. Ces récits, bien qu’imparfaits, offrent une réponse à la désinformation par leur caractère traçable et reproductible. Mais à quelles conditions ces récits peuvent-ils rivaliser avec des enquêtes traditionnelles ?
Plusieurs clefs doivent être activées tant au niveau de la production de ces nouvelles investigations que de leur réception qui réclame une capacité d’attention et d’analyse de la part des lecteurs.

3. Des compétences analytiques

Le concept d’Open Source Intelligence trouve une anticipation fascinante dans la figure littéraire du chevalier Auguste Dupin, imaginée par Edgar Allan Poe au XIXe siècle (Le Deuff, 2021b). Auguste Dupin incarne une approche méthodique et innovante de la collecte et de l’analyse de l’information : un modèle qui, au-delà des compétences techniques, met en avant des aptitudes intellectuelles essentielles telles que l’observation, l’interprétation et la déduction. Cette inspiration d’un détective célèbre de fiction permet d’insister sur la relation entre des capacités intellectuelles et des compétences de nature méthodologique et technique. C’est ce qui distingue quelque part, le féru de technologies : le simple « osinteur » de l’analyste.

Savoir chercher et évaluer

Former les élèves à la recherche avancée, comme à l’utilisation des Google Dorks ou à des outils d’analyse d’images, ne se limite pas à des compétences techniques. Il s’agit d’intégrer une évaluation critique et une contextualisation des informations recueillies. Ces outils, bien que techniques, exigent une compréhension profonde des formes et des enjeux informationnels, notamment dans les sphères sociales (socmint) ou géographiques. L’OSINT voit se développer outils et méthodes pour retrouver ou vérifier l’information, mais il faut aussi être curieux et stratège pour tenter de nouvelles méthodologies ou en renouveler certaines qui ont déjà fait leurs preuves comme dans le cas des stravaleaks1 où Sébastien Bourdon (Bourdon, Schirer et al., 2024) et Antoine Schirer ont utilisé une faille connue dans l’usage de l’application Strava pour montrer que certains déplacements du président de la République Emmanuel Macron pouvaient être connus en identifiant et surveillant les gardes du corps.
Évaluer c’est savoir hiérarchiser les informations importantes ainsi que mesurer les risques de la diffusion de certaines informations pour les personnes concernées. Cela suppose autant des compétences techniques pour anonymiser les personnes identifiées que des compétences éthiques (Le Deuff et Roumanos, 2021) pour savoir agir à bon escient plutôt que de rechercher un scoop immédiat ou une justice médiatique qui peut conduire au résultat inverse de celui escompté. On observe ainsi un usage amateur des techniques OSINT couplées à des volontés de justice, lesquelles s’avèrent parfois peu précautionneuses ou peu éthiques. Cela va de la dénonciation un peu rapide sur les réseaux sociaux à des formes plus conviviales qui consistent à retrouver des personnes disparues lors de défis… alors qu’il est possible que ces dernières ne désirent pas être retrouvées pour de bonnes raisons (protection de témoins, conjoint dangereux, etc.)

Savoir maîtriser l’information

L’accès à une information désormais largement disponible impose par conséquent de nouvelles responsabilités : conscientiser les élèves sur leur exposition et leur capacité à exploiter cette information. Comme le souligne Sun-ha Hong (Hong, 2020) : « Il n’y a pas de lien facile entre la disponibilité théorique de l’information et son utilisation en tant que connaissance2. » Il s’agit d’aller au-delà d’un simple accès, pour transformer l’information en savoir structuré. L’ambition n’est pas seulement de savoir réagir à l’information du moment ou à la nécessité de répondre à une campagne de désinformation dans une démarche réactive (Roumanos, 2022), mais bien d’envisager le document comme anti-événement au sens de Robert Escarpit (Escarpit, 1976) en dépassant les conditions d’une information éphémère pour l’inscrire dans des portées plus longues ce qu’on explique plus bas.

Savoir voir sans être vu

Dans le cadre de l’OSINT, la discrétion est une compétence capitale, que ce soit pour des journalistes, ONG ou des étudiants. L’analyse critique des traces numériques laissées sur les réseaux sociaux et la sensibilisation aux risques liés à l’enquête (par exemple le risque de voir ses adresses IP blacklistées) sont des notions à intégrer dans toute formation en matière d’OSINT notamment si on souhaite y intéresser les élèves.
La recherche d’éléments informationnels disponibles sur le web de façon rapide ou un peu plus complexe rejoint les travaux précédents menés en matière d’e-réputation. Les facilités pour collecter de l’information sur son voisin ou son camarade doivent interroger les élèves sur les traces qu’ils peuvent laisser en ligne et sur ce qu’il est permis de faire en matière de collecte de l’information. En effet, l’exploitation des données personnelles ne peut s’opérer que dans des cadres définis par la loi. Entre les recommandations de la CNIL et le RGPD, ce type d’opérations ne peut s’effectuer n’importe comment.

Savoir lire et interpréter

L’OSINT exige une lecture analytique où tout document, y compris iconographique ou audiovisuel, devient un texte à interpréter si on demeure dans la définition d’Yves Jeanneret rappelée précédemment. Cette démarche fait écho à une analyse documentaire rigoureuse transformant les indices en éléments de preuve exploitables. Il faut donc pouvoir comparer des documents, recouper des informations et produire des déductions.

En outre, l’exploitation des données satellitaires notamment des images suppose bien souvent une expertise pour reconnaître des formes qui restent incompréhensibles pour le non-initié. Ainsi l’expert est capable de reconnaître un éclat d’obus sur une image ou la présence d’un char, quand le béotien n’y distinguera rien.
Cela montre qu’il n’est pas toujours possible de devenir un expert OSINT en quelques heures de formation, mais qu’il s’agit bien de mobiliser des compétences techniques et analytiques au sein de contextes complexes qui peuvent être ceux des crimes de guerre, ce qui suppose des compétences autant géopolitiques que des connaissances de type militaire parfois.

Savoir enquêter et dépasser la réactivité

L’enseignement doit aller au-delà des pratiques réactives du fact-checking pour montrer aux élèves des investigations proactives et ambitieuses. Des exemples marquants comme l’enquête du New York Times sur Boutcha3 montrent comment les investigations OSINT peuvent produire des récits complexes et ambitieux. Après un premier temps explicatif où on cherche à comprendre ce qui s’est produit en répondant également aux intoxications informationnelles4 de la propagande russe, il s’agit d’informer le lecteur pleinement en expliquant les conditions du massacre, le déroulé, l’implication de l’armée russe tout en rendant quelque part hommage aux victimes dont le portrait permet une ré-humanisation.

Savoir raconter et documenter

Le travail OSINT aboutit à la production d’un récit cohérent et pertinent, issu d’une hiérarchisation des informations collectées. Les professeurs documentalistes peuvent s’appuyer sur des exemples tels que la cellule audiovisuelle du Monde pour sensibiliser les élèves à la rigueur narrative et documentaire. Plusieurs travaux menés ces dernières années s’inscrivent dans des formes d’hyperdocumentation (Le Deuff, 2021c) tant il s’agit de collecter les faits et parfois les plus graves, entre crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Savoir conserver et mémoriser

La conservation des preuves et leur mise en perspective historique ou juridique constitue ainsi un aspect intéressant des démarches OSINT. Des organisations comme Forensic Architecture illustrent l’importance d’une documentation rigoureuse, pensée à la fois pour le présent et pour les tribunaux de l’histoire. Il s’agit à la fois d’informer sur ce qui se passe, mais aussi de conserver à des fins ultérieures les crimes qui ont été commis.
Forensic Architecture a développé à cet effet un logiciel qui a été déployé dans plusieurs circonstances. On peut ainsi consulter la cartographie interactive des violences policières durant Black Lives Matter5, mais aussi les crimes de guerre en Ukraine en collaboration avec Bellingcat.
D’autres travaux sont actuellement menés pour recenser les actions qui se déroulent à Gaza.

4. De l’EMI à une culture technique et politique de l’information

Recenser la diversité des compétences mobilisées, autant techniques qu’intellectuelles, permet de mesurer la portée réelle d’une formation impliquant l’OSINT. Il ne s’agit pas encore une fois d’imaginer un énième kit miracle ou une nouvelle pseudo formation sur l’esprit critique développée par une start-up qui réinvente la roue à grands coups de financements publics pour offrir aux élèves des vidéos avec de l’incarnation comme ils en voient déjà trop souvent sur Tik Tok. Il s’agit d’une ambition qui s’inscrit dans la durée.
Il y a deux manière d’envisager les questions récentes en matière d’enjeux informationnels et numériques, l’une est simplement basée sur des conseils, des astuces qui viennent s’ajouter aux littératies précédentes avec une vision quelque peu morale de ce qu’il serait préférable de faire, l’autre est bien plus ambitieuse et vient remettre en cause la construction de l’EMI, source de confusion sémantique et épistémologique, insuffisante d’un point de vue didactique et qui ne parvient pas à réellement construire une culture technique et politique de l’information digne de ce nom.
En matière d’OSINT, les deux positions peuvent rapidement se rencontrer avec le risque d’une vision « trucs et astuces » avec le rappel de techniques de recherche avancée sur les moteurs de recherche couplées à quelques basiques en matière de fact-checking. Or l’ambition de l’OSINT est celle de pouvoir enquêter, construire, analyser et démontrer. Cette ambition est celle d’une culture de l’information telle que plusieurs travaux ont tenté de la définir notamment autour du GR-CDI (Serres et al., 2010). Si cette culture n’existe pas dans une forme unique, l’investigation avancée par les méthodes OSINT en constitue une nouvelle forme intéressante et opportune à plus d’un titre, car elle vient coupler l’investigation avec l’hyperdocumentation en dépassant la seule logique de l’événement pour devenir parfois des instruments de mémoire.

 

Qu’est-ce que la documentation ? de Suzanne Briet

Nouvelle édition

Édition numérique multiformats, par Arthur Perret, maître de conférences, Univer­sité Jean Moulin Lyon 3, Laboratoire Elico. 

Suzanne Briet (1894-1989) est une figure tutélaire des sciences de l’information et de la communication en France. Bibliothécaire puis conservatrice adjointe à la Bibliothèque nationale de France, c’est une spécialiste de la bibliographie. Elle apporte une contribution majeure à la documentation, notamment en ce qui concerne sa terminologie et son enseignement.

Qu’est-ce que la documentation ? est un court essai dans lequel Suzanne Briet donne notamment une célèbre définition du document, en prenant pour exemple une antilope dans un jardin zoologique. C’est aussi un manifeste en faveur de la profession – alors nouvelle – de documentaliste : son rapport aux archives et aux bibliothèques, son éthique particulière, son rôle dans la société.

Ce texte a surtout été lu après sa redécouverte par des chercheurs comme Michael Buckland et Ronald E. Day dans les années 1990. Depuis, il a été cité des centaines de fois. En 2006, Laurent Martinet contribue à la traduction du texte en anglais (Scarecrow Press, 2006). Il choisit également de publier l’original en HTML sur son site personnel, pour que le public francophone ait plus facilement accès au texte.
Lien édition originale :
http://martinetl.free.fr/suzannebriet/questcequeladocumentation/briet.pdf‌

Cette démarche trouve aujourd’hui son prolongement dans une nouvelle édition numérique, rendue possible par l’accord des héritiers de Suzanne Briet, mise en ligne en décembre 2024.
Cette réédition présente plusieurs particularités :

Une édition multiformats. Une version PDF1 est publiée dans l’archive institutionnelle HAL. La mise en page A4 avec des marges profondes encourage la réutilisation – notamment dans un contexte pédagogique – par l’impression et l’annotation manuscrite. En complément, nous proposons une version HTML2, pensée pour une diffusion plus large du texte grâce à une lisibilité adaptée à tous les écrans.

Une pagination « originale ». Pour cette nouvelle édition, nous avons fait le choix de reprendre les numéros de page de l’édition d’origine – aussi bien dans la version PDF que HTML. Les lecteurs sont ainsi encouragés à citer l’œuvre en suivant une numérotation unique, afin d’établir une continuité entre leurs travaux et ceux, déjà nombreux, qui font référence à l’édition d’origine.

Des outils libres. Cette édition a été fabriquée avec Pandoc et Paged.js, des logiciels libres qui permettent de développer de nouveaux projets éditoriaux à l’intersection des technologies du Web et du monde scientifique.

Ainsi, cette nouvelle édition propose non seulement de remettre en circulation un texte essentiel mais invite également à réfléchir à la manière dont se fabriquent les classiques scientifiques à l’ère numérique.

Madame Documentation (1894-1989)
Détail de la carte d’identité de Suzanne Briet, 1952-1953. Bibliothèque nationale de France, archives institutionnelles

 

 

Dossier : Lectures numériques

À l’heure où la lecture fait partie des priorités de l’école et s’inscrit dans les savoirs fondamentaux, il paraît important de s’intéresser à l’articulation entre lecture et numérique. Lecture sur écran, lecture sur support numérique, lecture électronique, lecture numérique, au pluriel ou au singulier, autant d’expressions qui montrent la réalité complexe de cette pratique qui pourrait être définie comme « l’activité qui consiste à lire des textes écrits (éventuellement accompagnés d’illustrations fixes ou animées) au moyen d’un dispositif numérique : ordinateur, tablette, smartphone, borne d’information ou autre ». (Rouet, 2018.)1

La circulaire de rentrée de 2024, qui envisage l’école du futur dans un univers où le numérique devient prégnant, souligne la nécessité de s’adapter au monde qui nous entoure : afin de donner le goût de lire et de prendre appui sur les nouvelles pratiques culturelles juvéniles, explorons les poten­tialités que nous offrent les modes de lecture numérique.

Comment le professeur documentaliste, à travers l’information documentation, peut-il s’emparer du numérique pour promouvoir la lecture ?
Trois axes pourront orienter notre réflexion : le premier, la lecture numérique en tant que pratique culturelle en évolution ; le deuxième, la pédagogie avec la lecture numé­rique, et le troisième, la place de la lecture numérique dans les espaces documentaires.
Pour ce numéro, sont attendues des propositions sur les thématiques suivantes :
• l’évolution des pratiques de lecture : de l’imprimé au numérique
• les pratiques de lecture numérique
• l’accès à une lecture numérique
• l’apprentissage par la lecture numérique
• l’enseignement de la lecture par le biais
du numérique
• les supports de lecture numérique au CDI
• les dispositifs et projets liés à la lecture numérique
• les limites et obstacles à une lecture numérique

Dossier sur vos réflexions, projets, et pratiques professionnelles sur les lectures numériques dans le 316-317 de septembre 2025

 

La littératie des données : un enjeu pour les professeurs documentalistes

Les professeurs documentalistes ont pour mission essentielle de développer la culture de l’information et des médias des élèves. L’éducation aux données en fait partie intégrante. Le terme de donnée est polysémique : la donnée peut être définie comme la représentation d’un fait ou d’une caractéristique d’un objet, d’une personne, d’un lieu ou d’un événement (Capelle et al., 2024). En sciences de l’information et de la communication, la donnée représente l’unité de base qui permet de construire une information quand on y ajoute du sens. Les données constituent donc un objet essentiel dans la compréhension de l’information, particulièrement dans un contexte social, culturel et technologique envahi par celles-ci. Dans quelle mesure les professeurs documentalistes peuvent-ils s’en emparer dans leurs activités quotidiennes et en faire un objet d’éducation ? La question est fondamentale, face aux craintes des enseignants d’être illégitimes pour aborder le sujet des données sous un angle trop complexe, face aux a priori vis-à-vis des compétences techniques supposées nécessaires ou encore face aux difficultés de vulgarisation des connaissances sur le sujet, en particulier dans la définition de « la » donnée1.

Or, l’explosion des usages des intelligences artificielles (IA), génératives ou non, dans les discours en circulation autour de l’éducation, et le projet de développer une « culture de l’IA » dans les programmes scolaires pour la rentrée 20262, notamment porté par l’ancienne ministre de l’Éducation nationale Nicole Belloubet, puis par l’actuelle ministre Élisabeth Borne, font de l’éducation aux données une nécessité. Cette exigence s’ajoute à celle de former les élèves à la recherche et l’évaluation de l’information, à la lutte contre la désinformation et au développement de l’esprit critique, à la protection des données personnelles ou encore à la maîtrise des usages numériques au regard des exigences environnementales.

Pour permettre aux professeurs documentalistes de s’approprier la question de la littératie des données et de trouver des ressources de formation, nous développons ici une réflexion sur les enjeux, contenus et outils pour une éducation aux données. La donnée sera d’abord définie et caractérisée comme objet de connaissances. Puis, les sources utiles pour traiter cette thématique en lien avec les programmes scolaires seront proposées. Enfin, des exemples concrets de projets pédagogiques issus de travaux de recherche et d’expériences d’ateliers thématiques seront présentés.

Qu’entendre par littératie des données ?

Si la littératie informationnelle (information literacy) est comprise en France comme « culture de l’information » dans la plupart des traductions scientifiques (Juanals, 2003 ; Serres, 2007 ; Simonnot, 2009 ; Chapron et Delamotte, 2010) ou institutionnelles (UNESCO, 2008), la littératie des données reste elle encore nébuleuse. Une difficulté augmentée du fait des nombreuses expressions, issues de la notion de data literacy, qui circulent dans les discours comme « culture des données », « éducation aux données », « datalphabétisation », « data lettrisme » ou encore « médiation des données » .

La data literacy /littératie des données peut néanmoins être définie comme la capacité éthique, critique et créative d’accéder, d’interpréter, d’évaluer, de gérer, de manipuler, de créer et d’utiliser les données grâce à la connaissance de leurs caractéristiques, de leur cycle de vie et des effets engendrés par leur usage (Verdi, 2023). L’objectif est de former des « lettrés des données » (data literate), c’est-à-dire des personnes capables de comprendre les enjeux liés aux données et possédant les compétences techniques suffisantes pour les traiter et éventuellement les mobiliser dans une logique d’autonomisation sociale (empowerment), c’est-à-dire d’en faire des ressources utiles et utilisables. Il ne s’agit pas de former des experts spécialistes de la science des données (data science), mais des citoyens avertis dans la « société de la connaissance ».

La littératie des données trouve son origine aux États-Unis où elle a été définie pour la première fois en 2004 comme une compétence technique. Elle hérite en cela des approches des mathématiques et des statistiques, originellement considérées comme les disciplines maîtresses dans le traitement des données. Par ailleurs, en tant que littératie, c’est-à-dire en tant que capacité de lecture et d’écriture appuyée sur la cognition humaine, elle nécessite des actions d’éducation structurées par des pratiques pédagogiques. Le concept de littératie lui-même est hérité de l’anthropologie (Goody, 1979 ; Goody, Privat et Maniez, 2007) et fait référence aux évolutions de la lecture et de l’écriture. Paulo Freire, pédagogue brésilien (1921-1997), a ajouté une dimension de critique sociale au terme de littératie, en prônant la nécessité d’alphabétisation et le développement d’une pensée critique chez les individus pour résister à l’oppression, prenant appui en cela sur le contexte de la dictature militaire du Brésil de 1964 à 1985. Son ouvrage, La pédagogie des opprimés (1968), condense l’ensemble de ses réflexions, soulignant la nécessité de décoder les enjeux de pouvoir masqués dans les discours et de développer une certaine autonomie vis-à-vis des idéologies et des idées reçues. Sur la base de ses écrits se sont développées les études critiques des données (critical data studies) qui visent à questionner la façon dont les données sont créées, analysées et utilisées afin de proposer des alternatives aux discours dominants.
La littératie des données se veut également centrée sur les dimensions éthiques, dans la continuité de la perspective critique. Les usages des données personnelles sont identifiés comme particulièrement sensibles dès les débuts du développement de l’informatique (la loi Informatique et Libertés en France date de 1978). Leur protection s’est étendue à tous les pays européens depuis le Règlement général sur la protection des données (RGPD) entré en application en 2018. Plus récemment, l’affaire Cambridge Analytica a révélé que les données personnelles de 87 millions d’utilisateurs de Facebook avaient été revendues sans leur consentement. Cette affaire a dévoilé au public les dangers politiques des pratiques prédatrices issues de la « datafication » des activités dans la société du « big data », c’est-à-dire dans un contexte de circulation rapide d’une grande quantité et variété de données concernant tous les domaines de la vie économique, sociale et culturelle. La datafication désigne quant à elle la « mise en données » du monde : la collecte des données permettant un suivi en temps réel des activités ainsi que des analyses prédictives comme base de prises des décisions. Les avancées techniques et la captation massive de données ont pu dessiner une utopie de management rationalisé et maîtrisé, par exemple dans la « ville intelligente » (smart city) ou dans la création d’outils de pilotage de l’éducation, à l’aide de données supposées fiables. Les phénomènes de manipulation montrent cependant l’importance de développer une littératie critique des données.

Les caractéristiques des données

La notion de donnée trouve son origine dans les mathématiques. L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert proposait la définition suivante en 1751 :

Données, adj. pris subst. terme de Mathématique, qui signifie certaines choses ou quantités, qu’on suppose être données ou connues, et dont on se sert pour en trouver d’autres qui sont inconnues, et que l’on cherche. Un problème ou une question renferme en général deux sortes de grandeurs, les données et les cherchées, data et quæsita.

Les données désignent donc, à l’origine, les éléments contenus dans les problèmes mathématiques. Puis, elles ont représenté les matériaux de base des recherches scientifiques, permettant de comprendre, décrire et reproduire des phénomènes à l’aide de métriques. Elles sont, en ce sens, relatives à une question de recherche, destinées à permettre d’obtenir une information. Les données ne sont pas des faits bruts mais le résultat de captations par et pour des recherches. Plutôt que de data, on pourrait d’ailleurs parler de capta, selon Jensen (2012) (cité par Becker (2016)) ou Latour (2012), pour souligner leur caractère construit.

Depuis quelques années, on évoque le « quatrième paradigme » (après les paradigmes « empirique », « théorique » et « computationnel ») pour désigner l’évolution de l’épistémologie vers une centration des sciences sur les données, une approche de la recherche scientifique basée sur l’exploration et l’analyse de données massives (Verlaet et Bachimont, 2024). Une idée soutenue par Jim Gray, un chercheur en informatique, dans les années 2000 (Hey, Tansley et Tolle, 2009). Les données sont produites par une activité de collecte destinée à comprendre les phénomènes. Russell Ackoff a popularisé en 1989 la vision de la donnée comme l’élément de base de l’information qui elle-même permet de constituer des connaissances à l’aide d’apprentissages et, enfin, de la sagesse ou du savoir institutionnalisé. C’est donc la mise en relation des données avec du sens qui permet, dans un processus d’interprétation et de mise en forme, d’obtenir des informations concourant à formaliser une représentation du réel (Leleu-Merviel, 2017).

Depuis le tournant de l’informatique au cours du XXe siècle, ce sens premier a évolué et s’est diversifié, puisqu’en informatique les données sont des représentations d’informations traitables par une machine (Capelle et al., 2024, op. cit.). Elles renvoient à une variété de formats : chiffres dans des tableurs bien sûr, mais également textes (documents), images fixes et animées, ou encore sons, qui peuvent être enregistrés dans des bases de données. Les métadonnées permettent de fournir des informations sur des données, ou ensembles de données, afin de guider l’usager dans l’interprétation du sens de ces dernières. On a pu aller jusqu’à considérer que les individus eux-mêmes sont des documents construits sur des données, après captation et transcription de leurs faits et gestes (Ertzscheid, 2009).

On note que le site Wikinotions de l’APDEN définit la donnée informationnelle comme « un code inscrit sur un support, avec pour but, de la part de l’émetteur, le stockage, l’archivage ou la communication ». La donnée informationnelle n’est pas une connaissance mais un élément de connaissance. C’est le récepteur qui donne sa valeur à la donnée informationnelle : elle n’a pas de valeur en soi. La pertinence d’une donnée informationnelle, pour le récepteur, donne une valeur informative à cette donnée. Ainsi, la littératie des données est intimement liée aux littératies numérique et informationnelle.

Enjeux du traitement des données dans l’éducation

Les enjeux de l’usage des données sont nombreux et ils sont liés à la nécessité de considérer la littératie des données sous l’angle de la connaissance critique de l’information dans la société contemporaine, amplifiée avec l’émergence du big data. Traiter les données en éducation est central à plusieurs titres (Lehmans, 2023 ; Lehmans et Capelle, 2023) et l’on peut distinguer divers types d’enjeux :

économiques pour les organisations dans lesquelles les données sont des ressources précieuses et centrales pour la prise de décisions. La donnée constitue le carburant principal de l’économie contemporaine dont l’omniprésence dans la production de connaissances donne une illusion d’objectivité et d’infaillibilité. Elle figure ainsi dans les programmes de sciences économiques et sociales auxquels on peut lier les programmes de mathématiques pour la connaissance des statistiques par exemple3 ;

politiques, sociaux et éthiques. Si la circulation de données concernant les individus n’est pas un phénomène nouveau, les moyens de les traiter pour en faire des instruments de surveillance, de manipulation et plus globalement de contrôle, sont eux de plus en plus efficaces. La centralisation des usages des données par les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) ou encore les BATX (Badu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), représente un danger pour la démocratie, les libertés et le respect de la vie privée, du fait de la collecte permanente et souvent cachée de données personnelles ou pas, dans le cadre de pratiques de surveillance et de plateformisation des activités, de traitement de données sensibles4. Que ce soit à travers les bases de données (sur la santé, les finances et les comportements dans les dispositifs de vidéo-surveillance par exemple) ou les réseaux socionumériques, les armes de pouvoir sur les individus et les groupes sont très puissantes. Leur connaissance par les élèves, futurs citoyens, est indispensable. Par ailleurs, les usages généralisés des données et leur traitement par des algorithmes ont conduit à l’invisibilisation, voire la discrimination, de certaines catégories de la population. C’est ainsi que des études critiques et militantes questionnent les effets des algorithmes alimentés par les données (O’Neil, 2018 ; Crawford, 2022). Parmi elles, on peut citer le « féminisme des données » qui analyse la manière dont les sujets liés à la vie des femmes sont traités (en particulier les féminicides) (D’Ignazio, 2024), le « colonialisme des données » qui intègre une vision décoloniale et anti-raciste afin de montrer les effets de domination générés par les usages des données sur les relations internationales (Ricaurte, 2019), ou encore les « études queer » sur les données qui visent un décentrage des pratiques dites « cisgenrées » et « hétéronormées » (Guyan, 2022). C’est, en résumé, une remise en cause des visions généralistes qui feraient des données des matériaux « neutres », « universels », naturellement et objectivement « donnés » et non socialement « construits », comme l’indique la différenciation entre le terme de « capta » par opposition à celui de « data », déjà évoquée ;

écologiques et techniques, par le coût énergétique de la production et du stockage5 des données, dans le contexte du « cloud computing », et de façon exponentielle avec les développements de l’IA générative. Cette conscience des enjeux environnementaux et de l’importance de la sobriété numérique a toute sa place dans l’éducation6 ;

scientifiques, par la place des données dans la démarche scientifique et l’importance de leur valorisation dans le cadre des politiques d’ouverture des sciences et de plateformisation des activités scientifiques. La démarche scientifique est toujours une démarche de collecte et de traitement de données de qualité. En ce sens, même dans les sciences humaines et sociales, la littératie statistique7, par exemple, est indispensable : non seulement dans le cadre des disciplines scolaires, mais aussi dans la vie quotidienne, pour être capable d’interpréter les visualisations de données dans les médias ;

informationnels et documentaires à travers le lien entre données, informations et documents, qui engage des pratiques professionnelles comprenant la connaissance du cycle de vie de l’information et des outils de traitement des données (algorithmes, formats, normes, licences, etc.) ;

infocommunicationnels et cognitifs pour les élèves, car la littératie des données engage la capacité à lire et déconstruire les productions faites à partir des données (visualisations, graphiques, récits, data journalisme, etc.), dans une perspective de critique médiatique. Il s’agit de comprendre la logique de fonctionnement des dispositifs numériques, notamment ceux qui mobilisent des techniques d’IA, et de savoir poser des questions, sans nécessairement savoir manipuler les outils. Les informations pour l’orientation illustrent bien l’importance de comprendre la façon dont les données sont collectées et traitées, avec des effets directs sur l’avenir de chacun, dans des dispositifs comme Parcoursup. De la même façon, comprendre le fonctionnement des IA génératives et leur propension à produire des stéréotypes relève d’une connaissance minimale des enjeux des données dans les dispositifs sociotechniques.

La place des données dans les référentiels

Plusieurs référentiels institutionnalisés peuvent servir de base à une éducation aux usages des données et à leur compréhension. À commencer par l’European Digital Competence Framework for Citizen (Digcomp8), dont la première version date de 2013, qui intègre dans un même domaine littératies de l’information et des données autour de trois compétences : (1) naviguer, rechercher et filtrer les données, les informations et les contenus numériques, (2) évaluer les données, les informations et les contenus numériques, (3) gérer les données, les informations et les contenus numériques.

Le Cadre de Référence des Compétences Numériques (CRCN), qui est une transposition en France du Digcomp, propose le domaine 1 « Informations et données » qui intègre trois compétences : « mener une recherche et une veille d’information », « gérer des données » et « traiter des données ».

Basé sur le Digcomp et le CRCN, le dispositif PIX (qui a remplacé les anciens B2i, C2i et PIM en 2019) propose un parcours « information et données » qui intègre trois grandes compétences visées par le CRCN. PIX + Edu concerne les enseignants. En juin 2024 a été officialisé le parcours « PIX + données », construit sur « la thématique de la production, de la diffusion, de la protection et de l’utilisation des données dans un cadre professionnel9. »

Ces référentiels de compétences et outils d’évaluation restent généralistes sur la question de la définition des compétences en jeu dans la littératie des données. Ils concernent autant la compréhension des données elles-mêmes (définition, modes de collecte, organisation, gestion dans des bases de données et usages de tableurs, description, analyse ou encore visualisation) que les enjeux sociaux et cognitifs liés à leur utilisation (esprit critique, éthique, travail collaboratif, etc.) (Drot-Delange et Tort, 2022a).

Traiter les données dans les programmes scolaires

S’il n’existe pas d’enseignement propre aux données, la connaissance des données entre néanmoins dans le champ scolaire, de l’école au lycée, dans de nombreux programmes et dispositifs différents, dont beaucoup peuvent concerner directement ou indirectement le professeur documentaliste.

Tout d’abord, le socle commun de connaissances, de culture et de compétences (S4C), qui pose les jalons de ce qu’un élève doit maîtriser en fin de collège, inclut le domaine des langages pour penser et communiquer (dont font partie les langages informatiques et des médias), qui reposent en partie sur des données. En mathématiques, une initiation au codage et à la programmation est proposée à partir du cycle 2 (CP), avec ou sans écran (informatique débranchée), avec des robots ou des sites ludo-éducatifs comme Scratch junior.

À partir de la classe de 5e au collège, l’algorithmique et la programmation deviennent un thème d’étude consistant à maîtriser le fonctionnement d’un processus technique de traitement de données en mathématiques et technologie.

En lycée général et technologique, l’enseignement commun de Sciences Numériques et Technologie définit la donnée comme « une valeur décrivant un objet, une personne, un événement digne d’intérêt pour celui qui choisit de la conserver ». Cet enseignement amène les élèves à découvrir toutes les pratiques liées aux données structurées : collecte, implémentation, traitement et partage. Il peut s’agir de données personnelles exploitées au sein d’un réseau social, d’un système de géolocalisation collaboratif tel qu’Open Street Map ou de l’utilisation de données récupérées sur un portail de données ouvertes. L’impact des données sur les pratiques humaines est considéré dans ce programme, dans lequel les professeurs documentalistes peuvent être amenés à intervenir. Néanmoins, il ne prévoit pas explicitement d’aborder la manière dont sont collectées les données, alors même que les traitements qu’elles ont pu subir avant leur publication ou l’absence de certaines données, peuvent avoir un impact essentiel sur la manière de les interpréter.

Par ailleurs, la visualisation des données apparaît dans l’une des principales activités proposées en exemple dans le programme mais ne fait pas l’objet de construction de connaissances et de compétences particulières pour les élèves. En première et terminale, l’enseignement optionnel Numérique et sciences informatiques est proposé pour mettre en pratique les apprentissages centrés sur l’informatique et la programmation. Il est choisi par une très faible minorité (environ 4%) de lycéens issus de parcours scientifiques, et abandonné largement par les filles en terminale, ce qui interroge sur l’orientation vers les métiers de l’informatique ainsi que les représentations des données chez les élèves.

En outre, un recensement des mentions de l’éducation aux données par le CLEMI10 dans les programmes du lycée général et technologique fait apparaître la mention des données dans d’autres enseignements disciplinaires qui abordent essentiellement les usages des données en lien avec la protection de la vie privée :
• l’Enseignement Moral et Civique (libertés et RGPD) ;
• l’Éducation Physique et Sportive (données collectées via des objets connectés et protection des données personnelles des élèves) ;
• les langues vivantes (traces numériques dans le cadre d’échanges via des outils numériques) ;
• les Sciences et Technologie du Management et de Gestion (protection des données à caractère personnel, big data, open data et intelligence artificielle) ;
• les Sciences et Technologie du Design et des Arts Appliqués (données personnelles et enjeux éthiques).

Il s’agit là d’enseignements formels dans lesquels les professeurs documentalistes sont souvent investis et ont toute leur place dans le cadre de partenariats. En plus de ces programmes, les Sciences Économiques et Sociales mentionnent le fait que les élèves doivent « utiliser pertinemment des données quantitatives et des représentations graphiques pour exploiter des documents statistiques et pour étayer la rigueur de leurs raisonnements ». En physique-chimie, il s’agit de collecter des données, de les traiter dans une démarche scientifique et expérimentale. En mathématiques, les programmes mentionnent le traitement et la représentation des données, la connaissance des bases de données, par exemple dans le programme de mathématiques intégré à l’enseignement scientifique en classe de première générale. Il est tout à fait possible de faire un lien entre ces programmes et l’Éducation aux médias et à l’information (EMI).

En lycée professionnel, l’accent est mis sur les enjeux de protection et de respect de la vie privée, par exemple en économie-droit, en économie-gestion, en enseignement moral et civique, en éducation physique et sportive, en lettres. Dans les disciplines scientifiques telles que les mathématiques ou la physique-chimie, on retrouve les compétences en lien avec la démarche scientifique de maîtrise d’outils numériques pour la collecte, le traitement et l’analyse de données expérimentales.

Mais les données peuvent aussi faire l’objet de pratiques éducatives et de projets à l’initiative du professeur documentaliste, projets qui traversent différents programmes et les dépassent. L’approche critique de la collecte, du traitement et de l’exploitation des données, notamment au travers de la compréhension des « datavisualisations », peut être intégrée à l’EMI qui en fait même un objet central dans l’évaluation de l’information médiatique (Lehmans et Liquète, 2022). Enfin, la « Charte pour l’éducation à la culture et à la citoyenneté numérique » de 202311 introduit la notion de communs, absente des programmes disciplinaires, sans toutefois établir de lien explicite avec les données.

Les médiateurs des données

Au-delà des programmes et des référentiels, la littératie des données fait l’objet de médiations qui intéressent de nombreux partenaires de l’Éducation nationale. Le réseau CANOPE, dont fait partie le CLEMI, est évidemment le premier partenaire des projets, avec des experts de la question de la littératie des données qui ont produit des ressources et cadres de projets : les propositions sur la datavisualisation12 et les Datasprints comme « Traces de soldats » et « Traces de roues » en sont des exemples (Drot-Delange et Tort, 2022b).

D’autres partenaires du monde associatif offrent un soutien précieux aux projets sur la littératie des données. Du côté des statistiques par exemple, l’association « L’arbre des connaissances » qui propose un dispositif d’apprentis chercheurs avec l’INED13, du côté de la cartographie avec OpenStreet Map14, ou encore du côté de l’EMI avec les « Fresques des données » (Datactivist pour les données ouvertes15), « Fresques de l’information » (Be my media)16, ou encore Lire la data17 (Fréquence Ecole)18.

Pistes pédagogiques et appropriation des données

Quelques pistes peuvent être proposées pour développer la littératie des données chez les élèves. Elles passent par des démarches pédagogiques qui incitent à apprendre, à chercher et exploiter une information à partir des données, en valorisant la question du « pouvoir agir » (empowerment) et éventuellement celle de la participation, en incitant les élèves à alimenter des bases de données utiles socialement et engageantes à travers :

le choix de la thématique sur laquelle portent les données et des modalités pédagogiques. Idéalement, les projets les plus efficaces sont ceux qui engagent les élèves, portent sur leurs centres d’intérêts et leur permettent de s’investir en formulant des propositions à partir de la collecte et/ou de l’analyse de données (Capelle et al., 2018). La littératie des données peut être développée de façon transversale, dans le cadre de projets disciplinaires ou transdisciplinaires, mobilisant des méthodes actives et participatives comme les challenges, datasprints ou hackathons (Capelle et Chagnoux, 2023) ;

la collecte et l’élaboration de jeux de données par les élèves qui représente une piste de travail très riche. Il s’agit de guider les élèves dans le processus de collecte de données, de catégorisation et de création d’information communicable, par exemple dans une « cartopartie » qui implique la mise en commun de données collectées dans une base de données collaborative comme OpenStreetMap. Il s’agit pour les élèves de comprendre comment les objectifs, les intentions et les choix inhérents à une démarche d’investigation contribuent à la création d’ensembles de données19. Ce type de projet permet dans le même temps de développer une pensée critique face à l’information médiatique ;

les données ouvertes (open data), notamment quand elles font l’objet de médiations et d’accompagnement, qui sont très précieuses par leur accessibilité et leur variété thématique (Lehmans et Liquète, 2021). Elles permettent de travailler sur l’autonomisation avec des données, en formulant des questions et des hypothèses pour tenter d’y répondre, particulièrement autour de questions environnementales (Régnier, 2024). Une autre piste est de reconstituer la « biographie » d’un jeu de données en cherchant dans les métadonnées fournies par les auteurs par exemple, qui a collecté les données, dans quel contexte, à quelles fins et avec quels biais (D’Ignazio, 2017) ;

les projets sur la visualisation de données qui ouvrent une piste pédagogique créative et pertinente amenant à s’interroger de façon critique sur la représentation et la communication de l’information à partir des données. Il est pour cela possible de travailler avec différentes formes de représentations allant des graphiques proposés par des outils de visualisation de données en ligne comme RAWGraphs, à des formes plus créatives et adaptées à des publics moins avertis pour communiquer plus efficacement comme la physicalisation à l’aide d’objets (legos, textiles, aliments, etc.), de peintures murales, de mosaïques de photos ou encore de figurines imprimées en 3D.

Conclusion

La littératie des données apparaît comme une question fondamentale et multidimensionnelle pour le professeur documentaliste. Les questions en jeu font partie intégrante de l’éducation aux médias et à l’information. Elles peuvent être considérées comme un ancrage pour une approche interdisciplinaire et collaborative qui laisse au professeur documentaliste le cœur de son identité professionnelle en tant qu’expert de l’information, du document et des médias. Depuis 2023, la thématique des données, dans les offres de formation et les ressources à destination des enseignants, s’est fortement déportée vers celle de l’intelligence artificielle générative. Les progrès des usages de l’IA dans tous les domaines renforcent et rendent incontournable la nécessité de bien comprendre les enjeux des données. Elle en constitue une partie centrale qui mérite d’être développée.

 

Veille numérique 2025

Éducation

Parcours BD par la BnF

La BnF valorise les archives en créant et en éditorialisant des parcours thématiques. Celui consacré à la bande dessinée en présente toute la diversité, passant par ses origines, ses influences, la pluralité des sujets et l’impact du numérique. Il existe une version PDF sans illustration :
https://www.bnf.fr/sites/default/files/2024-02/bande_dessin%C3%A9e_parcours.pdf
et une autre avec des illustrations :
https://www.bnf.fr/sites/default/files/2024-07/La%20bandes%20dessin%C3%A9e%20en%20ligne.pdf

Projet Better Images of AI

Les images générées par des Intelligences artificielles, bien souvent futuristes, ont tendance à véhiculer des clichés sur les IA/robots, le genre, l’ethnicité, la religion… Afin de proposer une alternative à ces images, l’association à but non lucratif, Better Images of AI, crée, récolte et diffuse des visuels réalistes et informatifs concernant tous concepts ou groupes sociaux sous-représentés, sous licence Creative Commons.
https://betterimagesofai.org/

Intelligence artificielle – Le dessous des images

L’émission d’Arte, Le dessous des images, est disponible en replay et propose de nombreux épisodes sur l’IA :
L’œuvre et l’intelligence artificielle ;
L’IA, mon avatar et moi ;
IA : le vertige des robots humanoïdes ;
IA : Sora, la fabrique du faux réel ;
L’IA, envoyée spéciale dans le passé ;
IA : le policier avait six doigts ;
L’IA et le mystère des pyramides ;
Grok : l’IA en roue libre…
Retrouvez toutes les vidéos dans la rubrique « Intelligence artificielle ».
https://www.arte.tv/fr/videos/RC-023176/le-dessous-des-images

CyberDico de l’ANSSI

Le CyberDico de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information liste par ordre alphabétique tous les mots, expressions et sigles dans le domaine de la cybersécurité. Tous les termes et les définitions sont également traduits en anglais. Le PDF accessible sur le site de l’ANSSI date de juillet 2024. La version en ligne est mise régulièrement à jour.
https://cyber.gouv.fr/publications/cyberdico-quest-ce-que-cest
Des scénarios pédagogiques sur la Cybersécurité sont accessibles sur Edubase
https://edubase.eduscol.education.fr/recherche?q=cybers%C3%A9curit%C3%A9


Lecture numérique

Femmes savantes sur Pressbooks directory

La plateforme Pressbooks directory répertorie et donne accès librement et gratuitement à tous les ouvrages créés sur le site Pressbooks. On y retrouve plus de 200 livres numériques en langue française dans de nombreux domaines sous licence Creative Commons. Parmi ces ouvrages, on découvre trois tomes de portraits de femmes engagées qui ont œuvré pour le patrimoine de l’humanité dans les sciences et la culture.
https://pressbooks.directory/?lang=French&p=4
https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/femmessavantes/
https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/femmessavantes2/
https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/femmessavantes3/

Le référentiel Qualebook pour l’accessibilité

Le Syndicat national de l’édition et l’European Digital Reading Lab (EDRLab) ont élaboré Qualebook, un référentiel de qualité du livre numérique qui comprend 240 règles. L’objectif est d’accompagner les professionnels du secteur vers l’accessibilité pour tous, la conception durable, la sécurité des données personnelles et l’interopérabilité des systèmes. La Directive européenne sur l’accessibilité des biens et des services entrera en vigueur en juin 2025.

Écologie

IA frugale

Face à la gigantesque consommation d’énergie des IA, un nouveau modèle d’Intelligence artificielle dont l’architecture nécessite beaucoup moins de mémoire, émerge depuis 2025. L’IA chinoise Deepseek, qui a connu un succès fulgurant au niveau mondial, est basée sur ce modèle d’IA frugale qui permet d’être plus rapide, plus local, plus léger et moins énergivore. En mars 2025, sur le même principe d’IA frugale, Le Chat de Mistral AI a sorti une version conçue pour tourner en local sur un PC (Mistral Small 3.1).

Réseaux sociaux

Meta AI

À l’instar des autres géants du numérique et malgré des réticences face aux réglementations européennes, Meta a finalement déployé, fin mars 2025, son intelligence artificielle conversationnelle en Europe. Représentée par un petit cercle bleu, Meta AI est disponible gratuitement sur Facebook, WhatsApp et Instagram.
@MetaAI


Droit et données personnelles

Les “data brokers” hors de contrôle ?

Les données personnelles de temps de connexion, de géolocalisation ou d’utilisation d’applications peuvent être revendues par des éditeurs peu scrupuleux dans le but de monétiser leurs applications. Ces éditeurs d’application revendent les données soit directement, soit via de petits logiciels gratuits (SDK) qui s’agrègent aux applications. Certains SDK, tels des virus, s’intègrent à des applications sans l’accord de l’éditeur. Toutes ces données de mobinautes sont achetées en masse par des “data brokers”, des courtiers qui les revendent au plus offrant dans le monde entier. En croisant ces données, il est possible de collecter de nombreuses informations sur un individu et d’établir un profil précis. Les autorités ont du mal à contrôler cet écosystème potentiellement très préjudiciable pour les mobinautes, voire pour l’État !

DeepSeek et les données personnelles

Les autorités des pays occidentaux chargées de la protection des données personnelles s’inquiètent du stockage des données de l’IA DeepSeek sur les serveurs de la République Populaire de Chine. Néanmoins, DeepSeek est open source, téléchargeable et installable gratuitement sur ordinateur, ceci afin de mieux sécuriser les données. Actuellement, la CNIL analyse l’outil pour mieux comprendre son fonctionnement et les risques liés aux données personnelles.

Surveillance généralisée par drone !

En 2024, les préfectures ont délivré 1800 autorisations de surveillance par drone pour la police nationale, la gendarmerie et les douanes. Viennent en tête l’utilisation dans le cadre de manifestations (351), du trafic de drogue (269) et des JOP (250). La CNIL recommande « qu’une information soit donnée sur le lieu de l’opération ». Selon la loi, les autorisations doivent être établies uniquement lorsque que c’est “strictement nécessaire”.

 

No future

Moins d’entraves pour les IA américaines !

L’administration américaine souhaite mettre en place un cadre pour le développement des intelligence artificielles en juillet 2025. À la suite de cette annonce, Google et OpenAI ont pointé du doigt les nombreuses entraves qui brident le développement, l’entrainement et l’innovation de leurs IA, en brandissant la menace de la concurrence des IA chinoises. Ils réclament un assouplissement des règles sur l’utilisation des contenus protégés par le droit d’auteur, afin d’éviter les négociations avec les ayants droit. Ils demandent également un investissement important de l’État dans le réseau électrique, afin de supporter la puissance émise par les data centers.

 

Une ludothèque en Lycée Professionnel : un outil pédagogique professionnalisant au service de l’autonomie des élèves

Les réformes successives des lycées professionnels tendent à inscrire les élèves au plus près du monde professionnel : stages d’immersion, pédagogie de projets… L’engagement des élèves dans leur formation est fortement plébiscité pour développer des compétences indispensables d’adaptation au monde professionnel. La mise en place d’une ludothèque au sein du lycée s’avère ainsi être un projet particulièrement porteur et innovant, offrant de nombreux avantages tant sur le plan pédagogique que sur sur le plan du développement personnel et social des élèves. Une expérimentation avec la filière Animation-Enfance et Personnes Âgées (AEPA) témoigne de la montée en compétences des élèves et d’une professionnalisation de leurs actions, notamment lors des stages en milieu professionnel.

Une ludothèque pour accompagner les élèves dans leur orientation professionnelle

Pourquoi cibler la filière AEPA ? Le baccalauréat professionnel Animation-Enfance et Personnes Âgées a pour objectif de former les lycéens au métier d’animateur/animatrice. Ce diplôme de l’enseignement professionnel prépare les élèves autant sur le plan méthodologique que pratique. Il les amène à réfléchir, concevoir et conduire un projet d’animation, tout en mettant en œuvre une démarche relationnelle par l’animation d’activités adressées à un public jeune ou à des personnes âgées en situation de perte d’autonomie. Ces élèves seront ensuite amenés à évoluer et travailler dans différentes structures comme des centres socioculturels de la fonction publique ou privée (accueils de loisirs, maisons des jeunes et de la culture, services de gériatrie ou résidences d’autonomie…)1.

En observant les élèves lors des stages de PFMP (Périodes de Formation en Milieu Professionnel) ou lors de projets mis en place avec les partenaires (écoles, centres de loisirs et Ehpad), l’équipe éducative de la filière AEPA a constaté que les élèves avaient besoin de davantage s’exercer davantage pour développer les compétences d’animation attendues dans le cadre de leurs missions : identifier les caractéristiques du public et ses attentes, concevoir et réaliser des activités adaptées à ce public. Il a été noté également qu’ils avaient une méconnaissance de certains outils professionnels nécessaires à l’animation d’activités pour les publics jeunes ou âgés : ignorance/méconnaissance des jeux de société dits « classiques » pour les personnes âgées, perte de repères et manque d’initiative lorsque le matériel et les ressources données ne sont pas « clé en main », ou encore difficulté d’adaptation face aux différents publics et à leurs troubles cognitifs. Partant de ce constat, la professeure coordinatrice des élèves en Unité Locale d’Inclusion Scolaire (ULIS) a répondu à un appel à projet régional afin de monter une ludothèque au sein du lycée professionnel. L’objectif principal était de créer une ludothèque ouverte à toute la communauté éducative (élèves, équipe enseignante et éducative), qui serait mise en place et animée de manière effective par la filière Animation-Enfance et Personnes Âgées afin de développer les compétences professionnelles relationnelles et d’animation attendues dans le référentiel.

Une démarche de projet, pensée avec les élèves

Le projet présenté en réunion et en conseil pédagogique par les professeurs d’Animation de la filière et la professeure documentaliste précisait les principaux éléments de cadrage :
– l’équipe en charge du projet : trois professeures (la coordonnatrice ULIS, la professeure documentaliste et la professeure d’animation) sont pilotes du projet et le travail mené avec les élèves est réparti en fonction des compétences de chacune. La professeure coordonnatrice et la professeure documentaliste aiguillent les élèves dans le choix des jeux selon les objectifs pédagogiques définis ; la professeure documentaliste intervient sur la partie gestion/catalogage/agencement des jeux dans l’espace CDI, et sur le volet communication (choix des modalités et réalisation des supports de communication, choix des informations à communiquer…) ; la professeure d’Animation travaille sur la partie projet pédagogique, sur les techniques d’animation et la préparation des activités de stage en milieu professionnel ;
– le choix du lieu : il a été décidé de créer la ludothèque dans le Centre de Documentation et d’Information (CDI), lieu ressource du lycée ; sa place y était justifiée2 et bienvenue (espace conséquent, logiciel de gestion/prêt, espaces et tables de jeux adéquats…) (Jan, 2022) ;
– la classe concernée, la première AEPA : la classe de première a été chargée de mettre en place la ludothèque, de la gérer et de l’animer sous la supervision des trois professeures initiatrices du projet. En effet, les élèves de la filière étant appelés à s’adresser, lors des périodes de stages, à des publics spécifiques (enfants, personnes âgées en perte d’autonomie…), il était important à ce stade de leur formation qu’ils développent les compétences d’animation nécessaires à leur professionnalisation et à la réussite des stages dans les structures d’accueil : travailler sur les compétences psychosociales, encourager le lien social avec les jeunes et les résidents âgés… ;
– les modalités de mise en œuvre : le calendrier a été présenté aux élèves de la filière par les trois enseignantes pilotes du projet sous forme de rétroplanning. La première année, les élèves de première mettront en place la ludothèque (acquisition des jeux, catalogage, gestion), ils assureront également la communication autour du projet et l’animation auprès de tous les élèves et personnels éducatifs du lycée. La deuxième année (N+1), ils formeront les élèves entrants en seconde AEPA et auront comme objectif de proposer des projets ouverts à d’autres publics que celui du lycée.
La ludothèque s’ancre ainsi dans une pédagogie de projet pensée et réalisée avec les élèves, dont la mise en activité, le travail collectif et l’autonomisation sont au cœur des compétences professionnelles attendues.

Ludothèque

L’Autonomie des élèves au cœur du projet

La ludothèque a été pensée comme un outil offrant aux élèves l’opportunité de développer leur autonomie et de prendre des initiatives, le défi étant de les amener à construire, gérer et animer cet espace.
L’objectif de la ludothèque était donc triple. Le premier objectif était de préparer les élèves d’AEPA à leur futur univers professionnel. Le deuxième, condition indispensable à la ludothèque, était de créer du lien entre les élèves, d’instaurer des temps de cohésion et de déconnexion dans le lycée. Le troisième visait à dépasser les préjugés que pouvaient avoir certains membres de la communauté éducative sur la ludothèque. Aussi, en plus d’être un espace d’autonomie et de professionnalisation, la ludothèque se devait-elle de répondre à des exigences pédagogiques : développer des compétences orales, citoyennes, développer la logique, la réflexion et la motricité, ou encore favoriser l’entraide et la coopération.
En ce sens, l’implication directe des élèves dans la gestion d’un projet réel a des objectifs pédagogiques bien définis et une visée opérationnelle évidente :
– préparer les élèves à leurs stages en milieu professionnel : présentation des consignes et des règles de jeu à un public cible, choix des jeux et adaptations/remédiations possibles pour un public particulier (déficit visuel, handicaps moteurs ou cognitifs…), mise en place de sessions de jeux avec ou sans matériel, préparation/construction du matériel et organisation de sessions d’animation ;
– permettre aux élèves de développer des compétences organisationnelles et de gestion, essentielles à leur univers professionnel : gestion de l’organisation matérielle et spatio-temporelle, mise en place de groupes, gestion des hétérogénéités et des individus ;
– travailler sur les compétences et notions liées à l’information-documentation : la professeure documentaliste a axé son travail avec les élèves sur plusieurs aspects complémentaires. En préalable aux commandes et au recensement des besoins du public pour la constitution du fonds, un premier travail a été effectué sur les mots-clés pour le catalogage et l’indexation des jeux dans le logiciel documentaire (motricité/réflexion/citoyenneté/confiance en soi/coopération…). Il a ensuite fallu initier les élèves à réaliser une communication professionnelle et à en respecter les codes à l’attention des différents partenaires (fournisseurs et commerciaux pour les demandes de devis, demandes d’autorisation pour les services de Direction et d’Intendance, communication auprès de la communauté éducative pour l’animation…). Dans cette intention, des séances sur le choix et la pertinence des informations communiquées ont été réalisées. Les élèves se sont ensuite accordés sur les modalités de communication à privilégier (supports papier et/ou numérique, mise à jour du site Internet, du portail documentaire, communications via l’ENT ou encore présentation du projet à la Mairie, etc.). Par ailleurs, le travail sur les compétences info-documentaires relatives à la production d’information a fait l’objet de séances, tout au long de l’année : structurer l’information, la hiérarchiser pour réaliser une plaquette de présentation, reformuler et actualiser l’information pour mettre à jour le calendrier des sessions de jeux.

Une mise en œuvre progressive

La préparation

La mise en place effective de la ludothèque s’est effectuée sur deux années scolaires.
La première année, une fois le financement reçu, le projet « Ludothèque » a été présenté à la classe de première AEPA. Le souhait étant d’impliquer les élèves directement dans sa mise en place, plusieurs séances de co-intervention avec la professeure d’animation et la professeure documentaliste ont été nécessaires : présentation du projet, achats et mise en place. Une fois la centaine de jeux reçue, les élèves se sont répartis la gestion documentaire (catalogage et indexation du fonds sur le logiciel documentaire) et la mise en rayon sur les étagères libérées à cette fin, sous la supervision de la professeure documentaliste.

Catégories des jeux définies avec les élèves selon les compétences à développer.
Cette signalétique a été réalisée avec Canva.
Chaque jeu est coté avec la catégorie correspondante.

Les élèves ont appris alors à enregistrer les jeux dans le logiciel documentaire, à les classer par catégorie (réflexion & stratégie, motricité, oralité, citoyenneté, culture G, confiance en soi, classiques et puzzles) et à en définir collectivement les règles de prêts et d’utilisation.

Exemple 1 d’affiche réalisée avec les élèves
Exemple 2 d’affiche réalisée avec les élèves

Un catalogue papier de jeux avec un recensement du contenu de chaque jeu a également été réalisé.

Les discussions et échanges ont été riches, les élèves n’étant pas toujours d’accord sur les modalités de prêt ou sur les choix de jeux à privilégier selon les compétences à développer. Les modalités finalement retenues sont les suivantes : jeux en libre accès au CDI, pas d’emprunts en dehors du lycée, et prêts réalisés par les professeurs.
D’autres idées ont été proposées par les élèves, inspirées par la lecture de la revue professionnelle Le Journal de l’Animation (juin-juillet 2013, n° 140), comme la mise en place de puzzles à réaliser collaborativement, en libre accès au CDI. Des affiches ont été produites, empruntant des idées à des actions de même type réalisées dans d’autres CDI (Chambaud & Asselin de Beauville Marin, 2019).

Puzzle collaboratif

Une fois ce travail de gestion effectué, la classe s’est entraînée à la prise en main des jeux : explication des règles et mise en jeu du public. Des binômes ont été créés. Chaque binôme a choisi trois jeux et les a présentés au reste de la classe. Les élèves ont ensuite organisé l’inauguration du nouvel espace ludothèque à destination de tout le lycée et l’ont animée avec des tours de jeux par catégorie. Ils ont diffusé des sondages via l’ENT et les autres canaux de diffusion du lycée, puis préparé le pot d’accueil avec le service Intendance. Ce fut un succès total et les élèves ont tous été conquis.

Séance présentation des jeux

Les formations des élèves

Dès la mise en place du projet, les élèves de première ont tous été formés aux jeux, de même que les professeurs volontaires, en fonction de leurs demandes (jeux de cohésion, d’oralité, de langues vivantes…). La deuxième année, ils ont formé les élèves de seconde entrants aux jeux adressés à un jeune public en particulier (Une licorne dans les nuages, Bazar Bizarre, Dobble…) afin de les préparer à leur futur stage d’animation. Les retours de stages ont été concluants, que ce soit par les tuteurs, les résidents, ou les élèves eux-mêmes. Les élèves ont pu ainsi gagner en compétences, prendre confiance en eux et être force de proposition lors de ces stages qui sont souvent redoutés.

Le développement des partenariats

La deuxième année a été l’occasion de gagner en partenariats. Les fournisseurs de jeux de la ville (Récréajeux et Guyajeux) ont été invités par la professeure d’Animation pour animer des sessions sur des thématiques particulières : jeux de connaissance de soi, jeux collaboratifs sans matériel, etc. (Deru, 2018). La possibilité était ainsi offerte aux élèves d’aller au-delà du jeu de société classique, en leur faisant découvrir d’autres manières de jouer (en extérieur, en classe entière, avec du matériel à fabriquer soi-même). La mise en place d’un Club Jeux hebdomadaire a par ailleurs favorisé le travail collectif : un binôme seconde/première AEPA proposait chaque semaine deux jeux à découvrir à d’autres lycéens. Des temps de jeux avec les élèves du collège de la ville ont également été réalisés de manière régulière. Ainsi, la filière AEPA s’est concrètement mise en activité professionnelle, gagnant en compétences et faisant profiter l’ensemble des élèves du lycée de cet espace ouvert à tous.

Une réflexion approfondie sur le jeu et l’apprentissage

La mise en place de la ludothèque a offert à la communauté éducative l’opportunité d’engager une réflexion plus large sur le rôle du jeu dans les apprentissages, et de déconstruire les clichés sur la présence d’une ludothèque en lycée. Les élèves ont été amenés à analyser les mécanismes des jeux, à comprendre comment ils peuvent être utilisés pour développer des compétences spécifiques, et à réfléchir sur la manière dont le jeu peut être intégré dans différents aspects de la formation professionnelle pour répondre aux besoins d’un public cible.
Cette réflexion a permis non seulement d’enrichir leur expérience éducative, mais aussi de développer leur esprit critique et leur capacité d’analyse, des compétences précieuses dans leur futur monde professionnel. Cet objectif réflexif était essentiel. Lors de la mise en place du projet, l’équipe s’est appuyée sur des ouvrages et des articles professionnels tels que la revue Le Journal de l’Animation (déjà citée), proposant des retours d’expériences et des fiches pratiques, ou sur des dossiers et rapports thématiques (Legendre, février 2015) accessibles depuis la bibliothèque numérique de l’Enssib, pour appuyer la demande auprès de l’équipe de Direction. La médiation est également apparue comme un critère d’évaluation primordial à la réussite et à la pérennisation du projet. Le partage et l’échange des connaissances, le développement du lien social et intergénérationnel, les propositions d’animation sont autant d’indicateurs qualitatifs et quantitatifs qui relèvent de la médiation.
Le projet a également été l’occasion de sensibiliser les élèves et leurs professeurs aux Compétences Psychosociales (CPS). En effet, au-delà des aspects pratiques et pédagogiques, la ludothèque s’est avérée être un excellent moyen d’aborder et de développer les CPS des élèves. Ces compétences, essentielles dans la vie professionnelle et personnelle, ont été naturellement stimulées par l’environnement ludique. En voici quelques exemples :
– la coopération : de nombreux jeux choisis encouragent la collaboration, permettant aux élèves d’apprendre à travailler efficacement en équipe ou main dans la main (puzzles collaboratifs, écosystème Océans…) ;
– la communication : les sessions de jeux sans support classique favorisent les échanges verbaux et non verbaux, et améliorent les compétences en communication des élèves. À chacun de trouver une manière différente pour apprendre à se connaître, à se trouver des points communs, à faire partie d’un collectif… ou encore à s’appuyer sur des jeux pour développer l’imagination et la créativité (Dixit, Comment j’ai adopté un dragon…) ;
– la gestion des émotions : apprendre à écouter les autres, à prendre confiance en soi, à agir ensemble… font partie des choix de jeux qui sont très utilisés par les professeurs également ;
– la résolution de problèmes : les jeux de stratégie et de logique permettent de développer la capacité des élèves à analyser des situations complexes et à trouver des solutions par eux-mêmes ou en équipe (Rush hour, The Mind, That’s Not a Hat…) ;
– la connaissance de soi et des autres : l’interaction ludique permet aux élèves de mieux se connaître et de découvrir les autres sous un jour nouveau, ce qui favorise l’empathie et la compréhension mutuelle (Totem, ImproSociale, #Distavie…).
Présentée ainsi comme favorisant des « situations de défi cognitif » (Le jeu en classe, 2006), la ludothèque est rapidement devenue indispensable. Les enseignants ont pu y trouver, chacun dans leur discipline, une manière d’utiliser les jeux pour développer des compétences et ancrer les apprentissages (apprendre à se connaître, réviser des notions…). À présent, ils empruntent fréquemment les jeux pour leurs cours à différentes occasions (faire connaissance, approfondir des connaissances, renforcer la cohésion…). Les données du logiciel documentaire permettent d’en proposer une évaluation quantitative.

Un bilan encourageant

Le bilan de ces deux années est prometteur. Les jeux sont utilisés par la grande majorité des enseignants et des élèves, en autonomie ou en session dédiée. L’ensemble de la communauté est convaincue par les bienfaits de la ludothèque au CDI : esprit de collaboration, apprentissage par expérience, compétences mobilisées… Le jeu encourage la réflexivité et l’apprentissage.
Concernant le CDI en lui-même, la ludothèque y a trouvé pleinement sa place. L’accueil et le bien-être sont importants en lycée professionnel pour que les élèves fréquentent ce lieu. Le CDI s’affirme ainsi comme un lieu de rencontres, d’échanges dans lequel chacun évolue comme il le souhaite. Certes, l’accompagnement du professeur documentaliste dans ce cadre demande de la disponibilité et de l’écoute pour aider les élèves dans l’apprentissage des jeux et la mise en activité. Son rôle de personne ressource se trouve valorisé et prend alors tout son sens ; et le travail en équipe dans ce contexte est un réel bénéfice pour accompagner les élèves dans leur professionnalisation.
La présence d’une ludothèque dans un CDI n’est pas neutre : accueil, accompagnement, transmission de connaissances, ambiance propice à la confiance… L’intérêt est d’éveiller les curiosités et de rendre attractifs les autres espaces du CDI. Cependant les préalables à cette action sont de continuer à être force de proposition et de prendre en compte les retours réflexifs des partenaires et de la communauté éducative afin d’éviter un essoufflement du projet, ce qui pourrait entraver la dynamique impulsée.

Animation, session de jeux

Et après ?

Dans le lycée, des moments fédérateurs ont été créés grâce aux jeux, dépassant le cadre de la filière AEPA (défis puzzle, présentations aux collégiens, sessions de jeux en extérieur ou sur des thématiques particulières comme des jeux en anglais, jeux de plateaux, escape game…). Les tables de puzzles à compléter connaissent un vif succès, mettant à l’honneur patience, concentration et collaboration. Pour aller plus loin dans la professionnalisation, des sessions de formations professeurs et élèves sont prévues, ainsi que la mise en place de challenges inter établissements. Quant à la fréquentation du CDI, beaucoup de lycéens sont demandeurs, que ce soit pour jouer à deux ou en groupe, ou tout simplement avancer tranquillement sur un puzzle, la majorité des élèves du LP utilise la ludothèque.
Pour conclure, la création de la ludothèque dans le lycée représente bien plus qu’un simple espace de détente. C’est un véritable outil pédagogique qui, lorsqu’il est exploité à des fins opérationnelles, contribue significativement au développement social et professionnel des élèves, en stimulant leur autonomie, leur réflexion et leur prise d’initiative. Cette approche permet également de sensibiliser aux CPS et de favoriser des temps de déconnexion, axes importants des politiques éducatives actuelles. Ce projet est encourageant et prépare ainsi les élèves non seulement à leur future carrière professionnelle, mais aussi à leur rôle de citoyens éclairés et accomplis.

 

À l’ombre des arbres

Au fil des siècles, l’arbre s’enracine dans les littératures du monde, parfois figure tutélaire empreinte de sagesse, parfois ombre inquiétante peuplant les récits initiatiques. Lorsqu’il revêt l’allure emblématique du chêne solitaire en haut d’une colline, il porte alors en lui la mémoire du temps, témoin silencieux des saisons et des destinées humaines. Au contraire, en forêt, il nous emporte dans un univers foisonnant où se croisent peurs ancestrales et promesses d’aventure. 

Quand la littérature contemporaine s’empare de cette dualité, l’arbre peut devenir un acteur à part entière, miroir de la condition humaine et de nos interrogations sur le vivant. Symboles de résilience et de transformation, les arbres nourrissent l’imaginaire et façonnent des récits où s’entrelacent l’intime et l’universel. Tantôt refuges pour des âmes tourmentées, tantôt repères dans un monde en mutation, ils participent pleinement aux quêtes initiatiques et aux questionnements identitaires des personnages. Mais face aux enjeux environnementaux et aux mutations du monde, la littérature leur confère une dimension nouvelle : celle d’un engagement, d’une réflexion sur la place de l’homme dans son écosystème. Ainsi, les écrivains nous invitent à une relecture du lien qui nous unit à la nature, dans une approche sensible et philosophique.

À travers cette sélection bibliographique destinée aux collégiens et lycéens, nous proposons un parcours littéraire où les arbres ne sont jamais anodins. Qu’ils abritent les récits ou les structurent, qu’ils incarnent mémoire ou avenir, ils invitent à repenser notre rapport au vivant. Un thème qui trouve toute sa place dans nos CDI, offrant une porte d’entrée vers des questionnements écologiques et éthiques.

Les arbres, reflets de la mémoire et de l’identité

Au fil des saisons, dans l’épaisseur de leurs cernes, les arbres archivent petit à petit l’histoire du monde. Leur bois témoigne des épreuves du temps, des blessures des tempêtes, des caprices des sécheresses. Géants immobiles, ils sont les gardiens silencieux d’une mémoire collective, leurs branches noueuses portant les récits de générations qui se sont succédé à leur pied. Dans le secret de leur écorce se grave la chronique d’un monde en perpétuelle évolution, où nature et souvenir s’entremêlent pour composer une bibliothèque vivante des temps passés. C’est ce rapport au temps et aux lieux que développe Gaël Faye dans le roman Jacaranda. On y découvre le personnage de Stella qui trouve refuge et perspective sous les branches majestueuses de « son ami, son enfance, son univers. Son jacaranda ». Jeune Rwandaise de douze ans, héritière d’une histoire qu’elle n’a pas vécue, elle scrute depuis les hauteurs de cet arbre les silences et les non-dits de sa famille. Il est le pivot d’une histoire marquée par la transmission et l’effacement, reliant les générations par sa simple présence. Sous ses branches, Stella partage et découvre avec Milan, le jeune narrateur en quête de ses origines, les cicatrices d’un passé que sa famille peine à verbaliser. Sous la plume musicale que l’on connaît de Gaël Faye, l’arbre s’ouvre comme un espace de recueillement et de confrontation à l’Histoire. À travers le regard de Milan, le récit explore les traumatismes et les silences liés au génocide rwandais.

C’est au cœur d’un autre conflit que nous sommes transportés dans le premier roman de Zoulfa Katouh, Tant que fleuriront les citronniers. Ici, le lecteur découvre Salama, jeune infirmière d’un hôpital syrien, déchirée entre son devoir envers les siens et la nécessité de fuir pour survivre. Entre les ruines de son pays et l’appel d’un ailleurs plus sûr, son cœur oscille, porté par le souffle des citronniers, derniers témoins d’un monde qu’elle refuse d’abandonner. Profondément attachée à la culture syrienne, elle porte en elle l’espoir de voir refleurir les jardins de son enfance, cherchant dans les gestes du quotidien un moyen de préserver l’essence de son pays meurtri. Au fil des pages, le citronnier se laisse découvrir sous les mots de Zoulfa Katouh. Le lecteur devine le parfum entêtant de cet arbre fruitier qui imprègne l’air de cette terre dévastée par la guerre, il se laisse éblouir par le jaune de ses fruits qui s’accrochent aux saisons, porteurs d’une vie qui refuse de s’éteindre, d’une mémoire enracinée envers et contre tout. Pour Salama, au cœur de la Syrie déchirée, les arbres semblent monter la garde, leurs silhouettes immuables reliant les fragments d’un passé paisible aux blessures du présent. Ils portent en eux l’espoir fragile d’une renaissance, preuve que même après l’anéantissement, la vie s’obstine à reprendre racine. Leur présence murmure une promesse, celle que le souffle du renouveau survit aux cendres, comme le laissent à penser les quelques mots d’un poème que l’on retrouve dans le récit : « De chaque citron naîtra un enfant, et les citrons ne mourront jamais ».

C’est cette même puissance symbolique qui traverse le roman d’Elif Shafak, L’île aux arbres disparus. Sous la forme d’un roman choral, le figuier prête sa voix à une histoire tissée entre passé et présent. Tour à tour narrateur et témoin, il relie le destin d’Ada, adolescente londonienne qui traverse une période de deuil, à celui de ses parents, Kostas et Defne, dont l’amour fragile a pris racine dans la Chypre déchirée des années 1970. Le récit alterne les perspectives et s’organise comme un arbre, chaque chapitre portant le nom d’un élément constitutif du figuier. L’arbre est un témoin silencieux des moments de joie, de peine, et de questionnements d’Ada. Il observe ses émotions, ses changements d’humeur, son deuil et sa quête d’identité. Lui aussi arraché à sa terre natale, transplanté dans un ailleurs incertain, il demeure le fil invisible entre l’exil et l’appartenance. Dans ces trois romans, à travers les arbres, la mémoire persiste, traverse les frontières et les conflits, inscrivant dans leurs feuillages les fragments d’une histoire que ni le temps ni la distance ne peuvent effacer.

Les arbres, reflets des blessures et du refuge

Au quotidien, les arbres peuvent être des refuges, des havres de tranquillité où l’on vient déposer ses peines et retrouver un peu de sérénité. Ils accueillent les doutes, apaisent les tourments, offrent un abri où se recentrer avant de reprendre son souffle. Sous leur ombre, les esprits s’allègent, les craintes s’effacent, et peu à peu, la force de continuer renaît. C’est vers cette réflexion que nous amène le texte Seuls les arbres pleurent toujours d’Audrey Chapon. Ici, un saule pleureur devient pour Suzie, petite fille confrontée à la violence paternelle, bien plus qu’un arbre : il est un refuge, un confident silencieux qui accueille ses pensées et ses peines. Il est niché au fond du jardin de son grand-père et elle file sous ses branches où elle trouve une présence réconfortante, un espace où déposer ses tourments sans crainte. L’arbre l’invite à s’exprimer autrement, à libérer ce qu’elle tait en laissant son corps parler, la danse devenant son échappatoire, son souffle. Dans le bruissement de ses feuilles, Suzie puise une forme de sérénité, un instant suspendu dans une vie ébranlée. En donnant une voix à l’arbre, elle tisse un dialogue intime avec elle-même, nourrissant son imagination autant que sa force intérieure. L’arbre devient ainsi un témoin muet de son évolution, un guide discret qui l’aide à se redécouvrir. À chaque visite, il lui offre un espace où la peur s’efface, où elle peut être elle-même sans retenue. Sous son feuillage, Suzie apprend à écouter son propre rythme, à faire confiance à son corps et à sa créativité. Peu à peu, le saule ne se contente plus de l’accueillir : il l’incite à s’ancrer, à s’élever, à croire en cette lumière fragile qui grandit en elle.

On retrouve cette même force, chez Soledad, l’héroïne du roman Un été avec Albert de Marie Pavlenko. La jeune fille qui vient d’avoir son baccalauréat est envoyée par son père chez sa grand-mère, au cœur des montagnes pyrénéennes. Dans une période où Soledad affronte la séparation de ses parents et le deuil de son grand-père, le chêne centenaire au milieu du jardin symbolise la permanence, la force tranquille d’un monde qui survit aux épreuves du temps. Sous ses branches, l’adolescente s’ouvre à son environnement, apprend à apprivoiser le silence et à redécouvrir sa grand-mère à travers le prisme d’un été hors du temps. Peu à peu dans une histoire où se mêlent réel et merveilleux, l’autrice offre à cet arbre une place de choix où il protège, murmure et guide Soledad dans son cheminement.

Contrairement aux autres récits marqués par la douleur, dans Notre château dans les arbres de Natasha Farrant, la nature est une promesse d’aventure et d’évasion, où l’imaginaire peut prendre le pas sur le quotidien. Les jeunes héros, Béa et Raffy, arpentent les terres du manoir de Ravenwood, un lieu isolé au nord de l’Angleterre, dans le Yorkshire. On comprend que ce lieu préservé, composé d’une crique et de bois sauvages, fait la part belle à la biodiversité. C’est dans cet environnement que les enfants ont construit une cabane au sommet de leur arbre préféré, qu’ils ont prénommé Yggdrasill. « L’arbre avait quelque chose de magique. Vieux de quatre cents ans, haut de trente mètres et presque aussi large, il se dressait à l’entrée de Ravenwood, tel un esprit protecteur. » Pourtant ce sont les enfants qui vont devoir mener le combat pour protéger cet arbre, menacé d’être détruit par un promoteur. À travers cette aventure, Natasha Farrant rappelle aux jeunes lecteurs que défendre ce qui nous est cher, c’est aussi affirmer qui l’on est et construire son propre chemin.

Les arbres, symboles de lutte et d’engagement

Enfin, les arbres incarnent des figures de lutte et d’engagement, porteurs de récits qui interrogent notre lien au vivant, notre rapport au passé et notre capacité à résister face aux épreuves du monde. C’est le cas dans Les semeuses, le premier roman de Diane Wilson, où la forêt et les cultures familiales sont un héritage menacé, un terrain de lutte pour les héroïnes principales, Rosalie, Gaby, Darlène et Marie. Si l’intrigue prend racine dans le Minnesota, elle s’étend bien au-delà, traversant les époques et les territoires, à l’image du destin du peuple Dakhóta. Ces femmes affrontent l’histoire brutale de la colonisation : l’exil forcé, la dépossession des terres, l’effacement des cultures ancestrales. Gardiennes d’une mémoire vivante, ancrée dans la culture et la spiritualité, ces semeuses perpétuent un savoir ancestral. En cultivant la terre avec respect, elles s’opposent aux logiques industrielles qui dégradent leur mode de vie. Leur combat dépasse leur propre survie : il devient un acte de résistance, un engagement profond pour la préservation de la planète. À travers leur lutte pour préserver ces espaces, Diane Wilson tisse un récit où nature et identité autochtone s’entrelacent intimement. L’arbre n’est pas qu’un témoin silencieux, il porte en lui la mémoire d’un peuple et devient un enjeu de résistance face à l’oubli.

Ce lien entre les arbres et la mémoire traverse également le récit de Lorsque le dernier arbre de Michael Christie, où l’histoire d’une famille sur plusieurs générations s’enchevêtre avec celle des forêts qui les entourent. Ce roman choral déploie une saga familiale sur plusieurs générations, tissant un parallèle entre la dégradation des forêts et celle des liens humains. L’histoire suit la famille Greenwood, dont l’existence est liée aux arbres et à leur exploitation, depuis le début du XXe siècle jusqu’à un futur dystopique où les forêts ont presque entièrement disparu. Chaque génération incarne une facette de cette relation, de Harris, l’industriel qui bâtit sa fortune sur la déforestation, à Jake, la dernière héritière, qui découvre l’ampleur de cet héritage aussi fragile qu’essentiel.

C’est toute cette vulnérabilité des écosystèmes qui s’exprime dans L’Arbre-monde de Richard Powers, une vaste fresque écologique où les arbres, des séquoias majestueux aux chênes séculaires, sont les véritables figures centrales du récit. À travers une narration chorale, le roman questionne notre lien avec le vivant et nous confronte à la responsabilité qui nous incombe face à sa préservation. En miroir, La Vie secrète des arbres de Peter Wohlleben nous invite à porter, lui aussi, un regard renouvelé sur les forêts, non plus comme un simple ensemble de troncs et de feuillages, mais comme un véritable réseau vivant, doté d’une intelligence collective. Avec une approche de vulgarisation scientifique et de sensibilité, Peter Wohlleben révèle l’incroyable réseau d’entraide qui lie les arbres. Ils échangent des nutriments, se protègent les uns les autres, alertent leurs congénères face aux dangers et partagent des informations vitales pour leur survie. Cette vision redéfinit notre perception du monde végétal, le rendant aussi dynamique et interconnecté que les sociétés humaines. En ce sens, L’Arbre-monde et La Vie secrète des arbres sont des plaidoyers vibrants pour une reconnexion au vivant et un engagement écologique plus profond. Fred Bernard a adapté ce roman en BD sous les traits dynamiques et les aquarelles de Benjamin Flao, cette version de La Vie secrète des arbres en BD rend le texte plus accessible aux jeunes lecteurs.
Le lien ne peut se créer que par la connaissance de l’autre et c’est à cette découverte que Laurent Tillon nous invite avec Être un chêne : sous l’écorce de Quercus, où nous suivons la vie de Quercus, un chêne de 240 ans, ancré dans la forêt de Rambouillet. À travers une approche à la fois scientifique et sensible, l’auteur révèle la richesse des interactions entre l’arbre et son environnement : les champignons, les insectes, les autres arbres, tout un écosystème en équilibre. Loin d’un simple récit naturaliste, il montre comment la forêt est façonnée par la nature, mais aussi par l’histoire humaine et la gestion forestière. Avec un style fluide et accessible, il vulgarise des notions complexes et nous amène à voir les arbres autrement. Il déconstruit aussi certaines idées reçues, notamment sur la sylviculture, et insiste sur l’importance d’un regard éclairé sur la biodiversité. Un livre riche qui, entre poésie et savoir, reconnecte le lecteur à la forêt et au vivant.

Lire sous les ramures

Ces œuvres, entre récits intimes et fresques écologiques, trouvent naturellement leur place dans nos CDI où la lecture est une ouverture au monde. À travers ces arbres de papier, les élèves sont invités à interroger leur lien au vivant. Ces lectures ouvrent des horizons, sensibilisent à la fragilité du monde végétal et éveillent à la nécessité de le préserver. Sous chaque feuillage se cache une histoire, et dans chaque livre, une voix qui murmure l’importance de notre connexion à la nature.

 

 

Ça Pass’ ou ça casse !

Nous avons tous été sidérés fin janvier dernier par le gel unilatéral, brutal et inattendu de la part collective du Pass Culture et par la débandade qui s’est ensuivie : communication imprécise de dernière minute de la part des DAAC, saturation de la plate-forme Adage, sauve-qui-peut des projets culturels avec des arbitrages impossibles dans les établissements, mise en danger de certains partenaires culturels. Comment imaginer que le budget du Pass Culture collectif ait été volontairement sous-évalué, misant sur le non-engagement des enseignants dans ce dispositif ? Alors même que les collectivités territoriales se désinvestissent massivement des budgets et subventions culturelles allouées aux établissements, comment imaginer que le robinet du financement Pass Culture, seule planche de salut pour monter des projets, soit subitement fermé, sans préavis, sans concertation, sans explication ? Comment imaginer un tel déni du travail engagé par tous les référents culture et tous les enseignants, que l’on piétine au nom des coupes budgétaires, ou pire, de l’impréparation du budget ? Le Ministère déclare donner entre 20 et 30 € par élève mais en réalité, il ne les a pas… Un tel manque de respect envers la communauté éducative et envers tous les élèves lésés par ces bricolages financiers est tout simplement insupportable et porte un coup au moral, à la motivation et à l’investissement – pas financier non ! mais bien humain – dans la mise en œuvre de l’ouverture culturelle, pourtant plus que jamais nécessaire aux élèves. Selon « l’adage » du Ministère, l’objectif reste toujours de « garantir à chaque élève, quel que soit son milieu d’origine, un accès équitable à la culture », paroles vaines lorsque l’on scie la branche sur laquelle on est assis…

Semons donc la culture de toutes nos forces ! Culture de l’information et de la donnée d’abord, puisque ce numéro tisse les liens d’une EMI ancrée dans la littératie numérique, que ce soit à travers l’article d’Olivier Le Deuff sur les enjeux de l’Open Source Intelligence (OSINT), méthode d’investigation, d’enquête et de repérage d’indices en ligne, inspirante pour les compétences à développer en littératie numérique, ou encore à travers l’article d’Ugo Verdi, Camille Capelle et Anne Lehmans, sur les enjeux info-documentaires de la littératie des données. En écho à la référence à Suzanne Briet et à sa théorie du document, citée par Le Deuff, nous vous proposons également une présentation de la réédition numérique, à l’initiative d’Arthur Perret, de l’essai Qu’est-ce que la documentation ? de cette même autrice.

Semons aussi les cultures du jeu et de l’autonomie telles que décrites par Mélody Bruccoleri Audiber, dans le cadre de la constitution d’une ludothèque, organisée et animée par des élèves de sections professionnelles en une démarche de projet menée d’un bout à l’autre. Autonomie, confiance en soi, autant d’objectifs également mobilisés dans la construction de l’environnement personnel d’apprentissage, dont nous proposons ici une synthèse dans une fiche pratique à destination des enseignants. Ces graines de culture semées auprès des élèves pour développer leur autonomie et leur capacité d’agir se transforment en forêts littéraires que l’on retrouve dans le domaine de la fiction avec le thèmalire ressourçant et poétique sur les arbres de Delphine Laurent.

Alors, semons la culture, celle de l’information mais aussi celle de l’engagement, partout autour de nous, avec Pass’-ion !

 

Des bibliothèques toujours plus numériques : le jeu en vaut-il la chandelle ?

La lecture d’un roman captivant est a priori une activité à faible émission carbone. Pendant ce laps de temps, le consumérisme (Desjeux, 2020), avec ses effets potentiellement délétères sur l’environnement, semble en partie suspendu (Berners-Lee, 2011). En partie seulement, parce que la lecture, quel que soit son support, nécessite des matériaux, des infrastructures, des systèmes de production et diverses formes de médiation, qui s’insèrent dans l’ensemble des industries culturelles et créatives. Or depuis quelques temps, cette vaste filière économique fait l’objet de recommandations (The Shift project, 2021, Ademe, 2022) et de programmes publics ambitieux cherchant à répondre aux « défis des transitions numérique et écologique1 ».

Documenter l’empreinte environnementale de la chaîne du livre

C’est dans ce contexte qu’une recherche-action, portée par la SCOP Oxalis et l’Université Grenoble Alpes, et soutenue par le ministère de la Culture (Appel à projets Alternatives vertes 20212), s’intéresse aux impacts environnementaux de la chaîne du livre. Intitulée « Décarboner l’édition et la presse » (2023-2025), elle a deux objectifs complémentaires. D’une part, le projet souhaite identifier les connaissances et compétences nécessaires aux futurs professionnels du livre et de l’édition sur les enjeux énergie-climat et élaborer un nouveau cadre pour la formation. D’autre part, il vise à documenter et proposer des stratégies de décarbonation en activant plusieurs leviers comme l’optimisation et la relocalisation de l’impression, l’expérimentation de différentes modalités d’économie de la fonctionnalité appliquée au livre, l’évaluation des déplacements des clients et des salariés en librairie. Pour les bibliothèques, il s’agit de mesurer leur consommation énergétique et de réfléchir à sa diminution, mais aussi de documenter l’empreinte carbone de leurs collections numériques.
La recherche présentée ici porte sur ce dernier point. L’objectif de départ est très concret : évaluer l’empreinte carbone de la lecture de livres et de presse numériques afin de préconiser des pratiques vertueuses et d’expérimenter de nouveaux usages.

Une première étape a permis de cartographier la circulation des flux de données au sein du dispositif Prêt numérique en bibliothèque (PNB) afin d’élaborer des scénarios d’usage (Inaudi et Legros, 2024). Elle a mis en exergue quelques caractéristiques intéressantes :
– un dispositif technique complexe qui nécessite un ou plusieurs équipements et s’appuie sur différents intermédiaires (Inaudi et Legros, 2024) ;
– un fonds de livres limité au regard des fonds imprimés : environ 400 livres pour le plus petit et 9000 pour le plus important ;
– un taux de renouvellement annuel du fonds allant de 30 % à près de 50 % (autour de 10 % pour l’imprimé), avec la nécessité d’une médiation accrue ;
– des usages réduits : 1 % à 17 % des inscrits de la bibliothèque empruntent en moyenne 3 à 4 livres numériques par an.

Cette phase initiale a, en outre, permis de repérer les données manquantes, nécessaires pour fiabiliser les mesures à effectuer, notamment le type de terminal de lecture, sa durée de vie et le temps passé à lire. Une enquête par questionnaire a donc été mise en place (cf. encart méthodologie) dont quelques résultats significatifs sont présentés ci-dessous. Certains sont mis en comparaison avec le « Baromètre sur les usages des livres numériques et audio » (Sofia, SNE, SGDL, 2024).

Les personnes ayant répondu à l’enquête peuvent majoritairement être qualifiées de « grands lecteurs » (selon la terminologie du baromètre 2024). Soixante-treize pour cent d’entre elles lisent plus de 20 livres par an, 37 % en lisent plus de 50 (fig. 1).

Toutefois, seulement 41 % d’entre elles empruntent plus de 10 ebooks par an en bibliothèque (fig. 2). L’écart entre le nombre de livres lus (imprimés ou numériques) et le nombre de livres empruntés numériquement est donc significatif. Il n’est pas vraiment surprenant dans la mesure où ce type d’emprunt peut s’avérer techniquement complexe et doit s’effectuer parmi un choix limité de titres (Inaudi, 2022). Il donne à penser que ce service est davantage perçu comme un complément de l’offre imprimée pour des usagers qui empruntent déjà beaucoup. En revanche, il n’est pas certain que cette offre touche de nouveaux publics ou soit utilisée par celles et ceux qui sont temporairement ou durablement éloignés de l’offre culturelle in situ des bibliothèques. Ces publics étaient pourtant les destinataires ciblés par le déploiement de dispositifs numériques dans les institutions de lecture publique3.

L’enquête révèle d’autres éléments notables.
– Le matériel de lecture principalement utilisé est la liseuse (fig. 3), à 63 %. Néanmoins, le nombre de livres lus sur ce support est relativement faible : 75 % des personnes l’utilisent pour lire moins de 20 livres par an (fig. 4). Or, la liseuse est peu ouverte à d’autres usages, si ce n’est le téléchargement, et pour certains modèles la consultation de pages Web en mode dégradé. Lorsqu’elle est peu utilisée, son intérêt environnemental diminue par rapport à d’autres outils multiusages (Ademe, 2022). Le fait qu’elle nécessite un outil tiers (ordinateur) pour transférer les livres empruntés à la bibliothèque renforce ce constat.

 

– Les usagers interrogés paraissent conserver leurs smartphones ou leurs tablettes plus longtemps que ce qui est relevé dans la population générale (Ademe, Arcep, 2023) mais en ont un usage plus réduit (17,2 h/sem. pour le smartphone contre environ 25 h/sem. dans la population française4). En revanche, pour les liseuses et les ordinateurs, la durée de vie est quasiment identique à celle de la population générale (fig. 5).

 

Il serait bien évidemment intéressant de questionner davantage le rapport des usagers de bibliothèque aux outils informatiques, ce qui n’a pas été approfondi dans le cadre de l’enquête. Néanmoins, les données recueillies apportent un éclairage complémentaire aux travaux déjà existants (Ademe, 2022, The Shift projet, 2021) sur la lecture de livres numériques et ont servi :
– d’une part, à préciser les scénarios d’usage déjà élaborés (Inaudi et Legros, 2024) ;
– d’autre part, à calculer aussi finement que possible l’empreinte carbone d’une lecture de livre numérique en bibliothèque selon l’analyse du cycle de vie (ACV) ou life cycle assessment (LCA). Cette méthode, normalisée par l’ISO 14000 à partir de 1996, permet d’établir le profil environnemental d’un produit ou d’un usage en quantifiant plusieurs aspects en lien avec le système de production et de consommation (Kozak, 2003), depuis l’extraction des matériaux pour le produire jusqu’à la gestion de sa fin de vie, en passant par ses usages (consommation énergétique, matériaux utilisés, déchets générés, etc.).

Les premiers calculs, effectués pour le scénario « lire un livre numérique de 300 pages via le dispositif PNB », indiqueraient un faible impact d’une lecture sur liseuse : 0,169 kg eq CO26. Ils montrent un impact encore plus faible sur smartphone : 0,137 kg eq CO2. La différence entre les deux mesures paraît infime et s’explique, en partie, par une durée d’utilisation relativement faible du smartphone des personnes ayant répondu à l’enquête.
Ces chiffres tendent à renforcer l’hypothèse que la partie la plus impactante d’un dispositif de bibliothèque numérique est l’équipement de l’usager, en raison de la forte mutualisation du dispositif PNB en amont de la chaîne, de la production du livre à sa mise à disposition dans le catalogue de la bibliothèque (Inaudi et Legros, 2024).
Ils tendent aussi à montrer que la liseuse, privilégiée par les lecteurs pour son confort et sa praticité en mobilité, n’est pas l’outil le plus éco-responsable dans ce cadre d’usage : durée de vie équivalente à la moyenne pour la liseuse (5 ans), dimension monotâche, nécessité d’un outil informatique tiers pour le transfert de fichiers et utilisation peu intensive. À noter toutefois que ces résultats sont partiels, des analyses et développements plus avancés sont encore en cours. Ils permettront de les consolider et de les élargir et pourront être retrouvés dans le rapport du projet « Décarboner l’édition et la presse » dont la publication est prévue au second trimestre 2025.

Documenter le numérique en bibliothèque… ce n’est pas si facile

Par ailleurs l’étude technique conduite confirme d’autres hypothèses plus politiques. Dans le cadre du projet « Décarboner l’édition et la presse », le questionnement sur les conséquences environnementales des collections numériques en bibliothèque de lecture publique a émergé tardivement. Il s’est imposé afin d’intégrer la part croissante des dispositifs de prêt, de lecture, de visionnage et d’écoute de contenus culturels numériques ou numérisés dans l’offre de ces établissements. En France, dès la fin des années 19907, le développement de la présence sur le Web des bibliothèques a fait l’objet d’un soutien institutionnel et financier important et continu. L’ambition était, entre autres, de positionner les bibliothèques dans l’offre culturelle en ligne, de ne pas les laisser à l’écart de l’évolution des pratiques culturelles et sociales des usagers. Le même constat peut être fait dans d’autres pays, sous des formes multiples, avec un niveau variable d’implication des différents acteurs publics et privés (Da Sylva, 2013), ou encore, dans les établissements scolaires où des ressources ont progressivement été mises à disposition des élèves et des enseignants via des portails numériques, comme complément de l’offre documentaire des CDI (Inaudi, 2015).

Pourtant, l’impact environnemental de ces dispositifs était, alors, relativement peu documenté. Pour le livre, des études, suivant la méthodologie LCA, ont comparé l’impact entre un livre imprimé et un livre numérique (Kozak, 2003, Moberg et al., 2011). Dans leur continuité, à partir du constat que le support imprimé est plus écologique à mesure que le nombre d’utilisateurs augmente, d’autres ont suggéré qu’un livre imprimé utilisé dans une bibliothèque pourrait s’avérer préférable à la lecture d’un ebook (Naicker et Cohen, 2016). Mais globalement, jusqu’aux années 2020, le développement des collections numériques, plutôt bien documenté sur le plan technique, l’est faiblement sur le plan sociétal et environnemental. Cet état de fait s’insère dans un « impensé numérique » plus global qui touche différents secteurs d’activité (Robert, 2016, 2020), dont celui des bibliothèques (Inaudi, 2022). Il va de pair avec la supposition que l’informatique serait la solution à tout, qu’elle serait déjà vertueuse et exempte de réduction de son impact (à l’instar de Google proclamant sa neutralité carbone depuis 2007), si bien que l’expansion des entreprises technologiques a longtemps été favorisée sans tenir compte des conséquences (Knowles et al., 2022).

De fait, déconstruire des dispositifs numériques, questionner leurs modes de conception même sur un sujet aussi médiatisé que la protection de l’environnement est loin d’être une évidence. Plusieurs intermédiaires techniques et commerciaux n’ont pas donné suite à nos sollicitations. Nous avons pu comprendre les flux de circulation du dispositif Prêt numérique en bibliothèque, grâce à des entretiens avec des éditeurs, des porteurs de projet et des documents techniques, mais sans réponse de Dilicom, pourtant tiers technique central du dispositif (Inaudi, 2022). De même, nous n’avons pu, à ce jour, cartographier les dispositifs de presse en ligne ni identifier des scénarios d’usage en raison de l’absence de réponses à nos sollicitations des deux principales plateformes (Cafeyn et Europresse) utilisées par les bibliothèques partenaires du projet. Nous avons recueilli quelques statistiques d’usages, partielles et insuffisantes pour avoir une vision précise du fonctionnement (hébergement, circulation, stockage des données, terminaux utilisateurs) entre la plateforme, les éditeurs de presse, les bibliothèques et les usagers.

« On arrête tout, on réfléchit8 »

La volonté de rendre les bibliothèques plus vertueuses sur le plan environnemental, de la part des professionnels9 et de leur tutelle institutionnelle, date de la fin des années 2010. Toutes les dimensions de l’activité sont concernées, de la gestion des collections aux bâtiments en passant par les compétences professionnelles et les déplacements des usagers. Dans le dossier « Pour un engagement fort des bibliothèques dans la transition écologique » (ministère de la Culture, 2024), « la stratégie de sobriété numérique » tient en quelques pages (p. 67-71). Pourtant, un constat intéressant y est posé à propos des ressources éditoriales auxquelles s’abonnent les bibliothèques et qui sont hébergées chez des prestataires externes. Il fait écho au silence que nous ont opposé ces intermédiaires techniques lors de notre enquête. En effet, il est écrit que « beaucoup d’éléments ne sont pas à la main des bibliothèques ». « Concentré chez l’éditeur le coût énergétique de stockage […] ne relève donc pas des bibliothèques » (p. 68). En actant les limites imposées par le modèle des plateformes, le ministère affranchit les bibliothèques de leurs possibilités d’agir, sans questionner l’incapacité du service public à maîtriser les conséquences environnementales des dispositifs qu’il propose. Il en va de même pour la plupart des contenus culturels numériques (film, musique, ressources pédagogiques, etc.) mis à disposition dans des espaces publics, bibliothèques mais aussi établissements scolaires et universitaires.

Ainsi, le modèle économique et technique d’accès aux contenus culturels numériques proposés aux institutions publiques n’œuvre pas nécessairement au bien commun. Le fonctionnement par licence de prêt ou par abonnement ne permet plus aux bibliothèques de constituer un patrimoine ni d’avoir la complète maîtrise de leur politique documentaire (Inaudi, 2022). Il peut en être de même pour les CDI lorsque des ressources pédagogiques sont proposées par des fournisseurs externes via le Gestionnaire d’accès aux ressources (GAR) par exemple. Les éditeurs ont un intérêt légitime à ce que chaque bibliothèque ou réseau de bibliothèques développe et maintienne sa propre bibliothèque numérique, à ce que le prêt numérique fonctionne avec des DRM (digital rights management ou gestion des droits numérique) pour maintenir le principe du prêt physique, un exemplaire – un lecteur. Qu’en est-il pour les bibliothèques, pour qui cela implique du temps, des ressources techniques et financières dédiés à ces dispositifs, au détriment parfois de l’accueil et du fonds physique, alors que les usages, restent aujourd’hui encore, balbutiants ? Qu’en est-il pour les usagers pour qui le numérique devrait permettre davantage de fluidité et d’accessibilité aux connaissances ? Le service public, en proposant des contenus accessibles à toutes et tous, répond à sa mission mais les conditions dans lesquelles cela se fait mériteraient sans doute d’être redéfinies. Une récente journée d’étude de l’Association des bibliothécaires départementaux (ABD) mettait d’ailleurs ce sujet en débat sous la question « les offres numériques de bibliothèques départementales : stop (pause) ou encore10 » ?

Le Manifeste sur la lecture publique (IFLA, UNESCO, 2022) déclare que la diversité des intérêts des bibliothèques publiques pour les populations nécessite d’être sans cesse démontré, et que dans cet objectif, l’appui de la recherche doit être requis. De fait, cette étude met en exergue les enjeux sous-jacents relatifs à l’administration des bibliothèques, à leur organisation et à leur relation aux usagers. Évaluer l’empreinte carbone de la lecture d’un livre ou d’un journal, du visionnage d’un film ou d’une écoute musicale sur support numérique n’est que la partie visible de l’iceberg. Si l’on s’en tient au simple calcul de l’impact d’une lecture sur support numérique en bibliothèque, au vu de sa faiblesse, on pourrait soutenir les discours proposant de supprimer les collections de livres imprimés dans les bibliothèques ou les CDI, comme cela a été acté dans le réseau CANOPÉ (Cour des comptes, 2024). Les conséquences politiques et sociales d’un développement de collections numériques au détriment des fonds physiques ne seraient pas anodines : fermeture des bibliothèques physiques, actuellement rares lieux publics de proximité, encore ouverts à tous ; digitalisation accrue de l’accès à la culture et à la connaissance ; perte de maîtrise des politiques documentaires pour les acteurs du secteur, etc. (ABF, 2015, Touitou, 2020, Rédaction du BBF, 2023). Aussi faut-il veiller à ne pas résumer le coût écologique du numérique à un chiffre, si faible soit-il. Aux poids des infrastructures réseaux, des équipements informatiques, du stockage croissant de données et de leurs flux, s’ajoutent les coûts plus masqués, liés à la perte de patrimoine, au temps passé à alimenter un fonds documentaire de moins en moins pérenne, aux nouvelles médiations à initier, à l’évolution des compétences et des métiers, à la modification des équilibres et des prérogatives entre les acteurs de la chaîne du livre. Documenter, c’est rendre visible et lisible ces enjeux qui sont au cœur de l’activité et des missions des professionnels de l’information.

 

Méthodes et données utilisées dans le cadre de l’étude

L’étude s’appuie sur plusieurs matériaux, différentes méthodes de recueil et de traitement des données :

• un corpus de discours émanant de l’institution et de professionnels, notamment des rapports du ministère de la Culture, de l’Ademe, de l’Arcep et du Shift project listés en bibliographie ;

• une collecte de données (type de contenus numériques, formats, usages, etc.) auprès de sept bibliothèques numériques et de leurs partenaires (éditeurs, plateformes), en France et en Belgique ;

• des entretiens avec les personnes en charge des dispositifs numériques dans les bibliothèques partenaires et les responsables de plateformes de livres numériques ;

• une enquête par questionnaire en ligne administrée du 7 mars au 30 juin 2024, auprès de lecteurs de livres numériques en bibliothèque de lecture publique. Son objectif était d’apporter des informations qualitatives sans visée représentative : mieux connaître les motivations, les pratiques et les outils de lecture des usagers de bibliothèque. Le questionnaire a été diffusé via le réseau des Bibliothèques numériques de référence (BNR) et le réseau Carel. Trois cent vingt-quatre personnes inscrites dans 125 bibliothèques différentes en France y ont répondu ;

• le calcul de l’impact de la lecture de livres numériques via différents scénarios. Cette partie a été principalement réalisée par Priscille Legros, conseillère en matière de numérique responsable (La bouture numérique), avec l’aide d’Arnaud Guéguen, expert IT (Shift project).

 

Des mots pour le dire ou le secret en littérature de jeunesse

Parce qu’il n’est connu que d’un nombre limité de personnes et doit être caché aux autres (Le Robert, 2024), le secret a un fort pouvoir attractif et constitue un puissant ressort romanesque. Il porte en creux la quête de la révélation, de l’avènement de la vérité.
Polymorphe, il peut être intime, d’alcôve, familial, historique, ou encore d’état. Quelle que soit sa forme, il est indissociable de la peur (de découvrir, d’être découvert…) : c’est sans doute ce qui lui confère son caractère attractif. S’il ne peut être dit ou même parfois conscientisé, le silence qui l’entoure, loin de protéger son détenteur, amène avec lui son lot de conséquences insidieuses et néfastes, plus ou moins lourdes : conflit psychique, mise en danger, mensonges et silences destructeurs. Néanmoins, dès l’instant où on le partage, sa charge devient moins lourde, des complicités, voire des amitiés voient le jour, des réseaux de solidarité et de courage s’organisent.
L’une des figures marquantes de l’ampleur d’un secret dans la vie d’un personnage de littérature de jeunesse est bien Harry Potter : le secret de sa naissance et de son lien obscur avec « celui dont on ne doit pas prononcer le nom » [sic] est l’objet de sa quête et ne sera totalement dévoilé que lorsque Harry aura atteint la maturité nécessaire pour le connaître. Le secret ferait-il partie du chemin initiatique, comme un passage douloureux obligé pour que s’opère une transformation ?
Les héros et héroïnes des textes que nous allons évoquer vont tour à tour chercher à dévoiler le secret des autres, comme une façon de mieux comprendre le monde qui les entoure pour revenir à eux-mêmes ; taire le leur à toute force, de peur des dégâts que ces secrets pourraient engendrer, au prix de leur propre équilibre ou encore voir l’histoire et ses violences les enfermer dans le secret. Mais tous devront affronter le dévoilement.

 

Les secrets des autres

« Autrui est secret parce qu’il est autre. »
Jacques Derrida

« Notre vie ne nous suffit pas, le secret de celle des autres nous taraude. »
Monique La Rue

Le secret peut être exogène, concerner un voisin, une connaissance, un proche. Dans le manga fantastique Le secret de Scarecrow, la courageuse et déterminée princesse Engell cherche à retrouver les Scarecrows, créatures légendaires ayant aidé à sauver les humains contre les Crows, sortes de corbeaux tueurs d’hommes. Lorsqu’elle finit par retrouver l’un d’entre eux, d’inattendus secrets sur leur histoire vont lui être dévoilés. La jeune fille va être aidée dans sa quête par la rencontre du jeune garçon chien qui va l’aider à décoder un grimoire.
Changement de regard sur le monde pour les principaux protagonistes de la collection Flash fiction, chez Rageot, chez qui plusieurs auteurs se sont essayés au thème du secret.
Émilie, placée en famille d’accueil, tente de percer le secret qui se cache « derrière la porte », d’où le titre éponyme du court roman d’Agnès Laroche, fermée à clé. Ce bref récit, qui n’est pas sans rappeler le conte Barbe bleue, distille tous les ingrédients du roman à suspense. Émilie, inquiète, est placée dans un climat de défiance d’autant que les membres de cette nouvelle famille sont pour elle des étrangers. Dans d’autres titres, plusieurs adolescents vont tenter de lever le voile sur le secret de maisons hantées, thématique suscitant un véritable engouement chez les jeunes lecteurs. Ainsi Lorraine, personnage principal du texte Des voisins trop secrets, est intriguée par des cris provenant d’une maison voisine pourtant inhabitée. Dès lors, elle va tenter de percer le mystère. Seul le jeune Tom, dyslexique, la croira et pénétrera avec elle dans la maison. La quête est double puisqu’au-delà du ressort du thriller, cette aventure va faire grandir et évoluer nos deux héros. Parcours similaire pour Alix et son frère Gabriel aux prises avec le secret du château de Fougeret où ils sont venus passer un week-end « box » avec leurs parents en quête de frissons : on raconte en effet que des fantômes se promènent dans les couloirs du château… À la nuit tombée se multiplient les phénomènes étranges dans une atmosphère de plus en plus angoissante. Pour attiser l’appétit des lecteurs, il faut savoir que le château existe réellement et a fait l’objet de plusieurs documentaires, en raison de l’hypothétique présence de fantômes, attestée par ses propriétaires. Enfin toujours dans la veine du thriller, le très étonnant Revi3ns qui faisait partie de la sélection du défi Babélio junior 2023/2024 propose une fin inattendue et glaçante. Une bande d’amis adolescents repère une maison abandonnée et s’y introduit. Les jours qui suivent l’intrusion, chacun d’entre eux est aux prises avec des faits paranormaux dignes d’un scénario à la Stephen King. Pour comprendre ce qui se passe, la petite équipe, qui n’a pas froid aux yeux, prépare une expédition nocturne (et secrète) pour venir à bout des secrets de cette étrange bicoque. Mais la petite virée interdite tourne au cauchemar et les enfants vont rester prisonniers de cette étrange maison.
Phénomènes paranormaux également dans deux romans très agréables à lire et pleins de fantaisie de Jacqueline West qui s’est essayée aussi au genre thriller fantastique pour traiter le thème du secret. Le secret de lost lake nous fait partager les aventures de Fiona qui découvre à la bibliothèque de la ville, où sa famille vient d’emménager, un roman captivant. Ce dernier fait état de la disparition de deux sœurs dans une petite ville qui ressemble étrangement à Lost Lake. Plus étrange encore, le livre disparaît pour réapparaître dans d’autres lieux comme s ‘il cherchait à persuader Fiona de lever certains secrets… Si Fiona ne s’était pas fait un nouvel ami, courir après ces secrets aurait pu lui coûter la vie…
Changement de cadre pour Olive également dans La maison des secrets de la même autrice qui découvre que sa nouvelle maison renferme des secrets qu’elle seule perçoit : chats qui parlent, lunettes magiques, personnages enfermés dans des tableaux… de quoi rendre son quotidien moins morose. Elle va chercher à pénétrer dans les tableaux, à libérer ceux qui y sont enfermés, non sans danger. Elle ne pourra compter que sur elle-même et ses nouveaux amis les chats. Cette lecture hautement divertissante, pleine d’humour, de surprises et de frissons nous plonge dans un univers qui aurait pu être imaginé par Roald Dahl. Tous ces titres incitent le lecteur à fouiller derrière les apparences, à se fier à son imaginaire, à ne pas laisser le doute planer, et à porter un autre regard sur le monde.

Au-delà des frissons inhérents aux thrillers, ces lectures mettent également en exergue les vertus de la parole et de l’entraide, du partage et de l’aventure avec des compagnons fidèles et fiables, recette efficace déjà bien connue d’Enid Blyton et son fameux Club des cinq.

 

Le secret intime

« Les secrets vous tuent. »
Miles Davis

Parole et partage sont nécessaires aussi pour alléger la charge parfois mortifère du secret quand il touche à l’intime, au corps, à l’amour, au huis-clos de la famille. Le secret met alors en péril la sécurité physique ou psychique des personnages.
Mensonges et secrets en famille dans le très populaire manga Spy family qui réussit la prouesse d’une sorte de mise en abyme du secret, puisque dans cette famille d’espions, chacun des membres cache un secret. L’alternance de missions dangereuses, de dissimulations et de vie quotidienne est un cocktail très réussi.
La tendre et très « girly » bande dessinée Cœur collège décline en plusieurs volumes les aventures et secrets partagés de jeunes collégiennes. Mais derrière l’apparente légèreté de leurs échanges à propos d’amourettes, de couples aussi vite défaits que formés sous le préau, et autres soirées pyjamas, les protagonistes peinent malgré leur complicité à se livrer réellement. Chacune a sa part de secret qui sera subtilement dévoilée au fil des planches. Campus de lycée américain comme toile de fonds pour le roman graphique adapté en série Netflix, Heart Stopper, qui raconte la relation amoureuse tenue secrète entre Nick, le rubgyman, et Charlie, le musicien. Histoire d’amour homosexuelle gardée secrète par des garçons aux prises avec les stéréotypes de genre et le poids de la norme. Les auteurs imaginent des personnages complexes, des situations réalistes (on notera le CDI du campus comme lieu refuge dans l’un des tomes), sans oublier une touche de romantisme qui ne glisse pas dans le sirupeux ou le mièvre. Question de genre également pour Madoka et Itsuki, jeunes héros du manga pour collégiens Le secret de Madoka : ni l’un ni l’autre ne se retrouve dans son genre ; ils vont se rencontrer, se reconnaître. Débutera alors une histoire d’amitié et de complicité qui agira comme une sorte de rédemption.

« Les secrets de famille sont de noires araignées qui tissent autour de nous une toile collante. Plus le temps passe, plus on est ligoté, bâillonné, serré dans les fils de soie qui nous emprisonnent. »
Marie-Sabine Roger

Mais comment et à qui se confier lorsque le secret touche au corps, met en péril son identité, sa famille, son intégrité ou qu’il ouvre des conflits de loyauté, des conflits psychiques ? Depuis que le corps de Mia change, son beau-père a tendance à franchir trop souvent la porte de la salle bain, cette porte qu’on ferme justement pour être dans l’intimité du corps. Mia se trouve alors prise dans un tourbillon d’émotions et de questions contradictoires qui vont la conduire à garder le silence, à porter à son tour le poids du secret pour protéger les autres, sa mère, la famille, en s’oubliant elle-même. Ce texte paru chez Talents hauts trouve son pendant pour un niveau lycée dans Triste tigre, autobiographie de Neige Sinno, où le calvaire de l’autrice, abusée par son sportif, sociable et séduisant beau-père, s’étend sur de nombreuses années. Les secrets de ces jeunes filles les privent définitivement d’enfance, les accompagnent au quotidien avec leur sombre cortège de crainte, de culpabilité, de solitude, de rage et de douleur. Silence aux conséquences psychiques délétères dans la Familia Grande de Camille Kouchner où la domination exercée par le beau-père Olivier Duhamel enferme la narratrice et témoin ainsi que son jeune frère dans le secret.
Solitude, enfermement et secret dans le très réaliste Mauvaise connexion de Jo Witek toujours chez Talents hauts dont l’intrigue s’articule autour de relations amoureuses virtuelles et de pédo-criminalité. De session vidéo en session vidéo, la rencontre au départ idyllique tourne au cauchemar, lorsque Marilou – c’est son pseudo choisi pour le réseau – accepte d’aller toujours plus loin dans le dévoilement de son corps à son prince charmant, soi-disant photographe de mode, devenu un brutal maître chanteur. Le désenchantement est violent mais une reconstruction sera rendue possible pour la jeune fille, dès lors qu’elle sortira du secret qui l’enferme en parlant à sa mère.

 

Histoire et secrets

« Notre vie entière : qu’était-elle dans le cours du monde ?
À peine le temps d’un soupir… »
Anne Philippe

Parfois l’Histoire avec un grand H s’invite dans la petite et laisse dans son sillage le parfum du secret.
C’est bien la force du secret, partagé par un trio d’enfants particulièrement courageux et déterminés, qui rend le choix narratif d’Ers et Dugomier pour parler de la Résistance, si pertinent. Cette série dessinée très documentée fait vivre en parallèle les secrets des adultes et ceux des trois jeunes héros. L’un d’entre eux cache le secret de son identité allemande.
Les guerres sont d’ailleurs une source d’inspiration inépuisable pour les auteurs écrivant autour du secret de famille.
Comment ne pas évoquer, bien qu’il date déjà, le monument de littérature dans le domaine du secret, le remarquable Un secret, abordable dès la troisième, où le secret pèse si lourd qu’il manque de faire basculer le narrateur dans la schizophrénie. Ainsi le petit frère mort en déportation à cause de l’infidélité du père et de la vengeance sacrificielle de la mère, vient-il hanter sous forme de double Philippe Grimbert dans ses jeunes années.
Le silence autour de sa judaïté sera levé lors d’une séance de cinéma où ce qui est enfoui dans l’inconscient affleure à la conscience dans une violence libératrice. Peu à peu, le fil des mensonges sera dénoué, non sans douleur.

Jean Molla a lui aussi choisi la Seconde Guerre mondiale pour peindre un secret qui distille son lent poison, génération après génération, et plonger la jeune Emma dans l’anorexie. La découverte d’un vieux cahier révélant une histoire familiale peu reluisante va lui permettre de comprendre et de guérir, aussi difficile que soit la vérité : son grand-père était un nazi responsable de la mort de 250 000 juifs au camp d’extermination de Sobibor.
Plus récemment enfin, la talentueuse et très humaine Anne-Laure Bondoux propose une saga familiale sur un peu plus de cent ans d’histoire de France. Nous traverserons des orages débute à la veille de la Première Guerre mondiale dans une ferme au cœur d’un hameau français. Deux frères, de la jalousie, une femme… puis le départ de l’un des deux. Il n’en faut pas plus pour que la famille glisse dans l’engrenage infernal du secret qui se transmettra de générations en générations, comme une malédiction. Meurtre, guerre d’Algérie, homosexualité, sida… de père en fils, chacun fera le choix du secret. En bout de chaîne, Saule et son père. Qui va choisir de dire, d’écrire, de briser le silence pour se sauver et sauver son fils.

Enfin tout récemment Kamel Daoud donne à entendre dans son roman Houris la voix d’une femme réduite physiquement au silence par une guerre civile devenue presque taboue, donnant parole à des voix retenues… Quel plus bel exemple pour parler du secret que celui de ce texte qui appelle avec poésie au courage de regarder le passé en face afin d’imaginer un avenir ?

Ainsi, le secret, moyen commode d’enfouir ce qui fait honte ou ne peut être dévoilé sans danger, a-t-il vocation à être mis à jour, mis en voix et donc à mourir pour que la vie soit possible. Révélateur de la complexité de la psyché humaine qui cherche la vérité mais ne peut s’empêcher de dissimuler, parfois inconsciemment, il appelle la révélation. Pour révéler, il faut une parole, il faut l’autre, il faut la confiance. C’est là le message des fictions autour du secret, c’est l’ouverture à l’autre qui nous sauve des enfermements mortifères, qui nous aide à comprendre qui nous sommes, à advenir… Cette ouverture passe par la parole, elle arrive souvent après un long processus de maturation. N’en déplaise aux gourous du bien-être en trois clics, du feel good et de la résilience en kits, il faut du temps pour libérer une parole. Les livres que nous choisissons de glisser entre les mains de nos élèves sont déjà une façon de leur tendre l’oreille.
Au fait, c’est bien Harry, celui qui ose prononcer le nom de celui dont on ne doit pas prononcer le nom, qui vaincra Voldemort et sa puissance malfaisante.

« Nomme toujours les choses par leur nom. La peur d’un nom ne fait qu’accroître la peur de la chose elle-même. »
J. K. Rowling