Numook, vous avez dit Numook ?
Membre du comité consultatif de l’ANLCI1, Lecture Jeunesse contribue, par ses actions ou par ses recherches, à la prévention de l’illettrisme auprès des jeunes. La capacité à utiliser une diversité d’écrits (fictions, documentaires, ouvrages techniques…), de médias et de supports, imprimés et numériques – la « littératie » – constitue un facteur de réussite ou d’exclusion… On le sait, de nouveaux « savoir lire » ont émergé avec le développement des outils numériques, or c’est bien la maîtrise de leurs usages qui est source d’inégalité.
À travers cette expérimentation, l’association affiche l’ambition de faciliter l’accès des jeunes à la lecture de textes variés, et de leur faire découvrir, par des voies détournées et inventives, l’écriture collective. Elle espère également les aider à renforcer leur confiance en eux en favorisant l’expression de leur créativité et de leur potentiel. De plus, l’utilisation de supports numériques, la découverte d’un logiciel et d’une offre éditoriale numérique, permet non seulement de renforcer les compétences du B2i, mais aussi de contribuer à l’égalité des chances. Enfin, volet essentiel du projet – le plus difficile pour certains enseignants –, la venue et la collaboration d’intervenants divers ouvrent les portes de la classe et les jeunes vers le monde extérieur, comme les sorties culturelles qui peuvent compléter le dispositif.
La genèse de Numook
Après plusieurs années à animer des comités de lecture avec des adolescents, dans les Hauts-de-France et en Ile-de-France, Lecture Jeunesse souhaitait s’impliquer dans un projet de proximité auprès de jeunes. Or le 10e arrondissement est un quartier dans lequel l’association pouvait apporter de façon pertinente son expertise sur la littérature ado et les pratiques culturelles et de lecture des jeunes. Après avoir mené des comités de lecture avec les collèges Valmy et Grange aux Belles pendant un an, elle a monté un projet plus audacieux en collaboration avec le professeur documentaliste, Christiane Guégan, à la rentrée 2013.
Novateur et transdisciplinaire, le projet visait à mêler le numérique à la lecture papier et à l’écriture. Convaincues par son intérêt pédagogique et y voyant une forte concordance avec le projet d’établissement, la principale du collège et l’équipe enseignante ont été partie prenante. Pilote et coordinatrice, Lecture Jeunesse a réuni différents partenaires, dont l’éditeur pure player La Souris qui raconte, un des pionniers de l’édition numérique jeunesse, pour faire évoluer avec eux le projet initial. La difficulté était de laisser carte blanche aux jeunes tout en les cadrant à l’aide d’un thème, le récit de voyage. Le volume horaire estimé pour réaliser l’ebook imposait de travailler sur un sujet au programme. Par ailleurs, il ne s’agissait pas de proposer un projet en plus, mais au contraire de permettre à l’enseignant de mener à bien une partie de son programme à travers cette action déployée tout au long de l’année scolaire. Le projet devait également faire découvrir aux jeunes des métiers de la chaîne du livre. Outre la présentation des coulisses et de la fabrication de la revue Lecture Jeune, du métier d’éditeur pure player par La Souris qui raconte, la rencontre d’un auteur-illustrateur est intégrée au dispositif.
Une île juste parfaite, en 2013-2014
Pour échapper à la configuration frontale de la classe et pour que les élèves puissent travailler en groupes, il avait été convenu que toutes les séances en présence de l’association ou d’un des partenaires auraient lieu au CDI. C’est là qu’ont notamment pris place les deux ateliers d’écrit
ure proposés par Lecture Jeunesse, et que les adolescents ont conçu leur trame, inspirée par celle des récits de voyage de certains extraits de textes classiques qu’ils avaient lus (Jean de Lery, Marco Polo…). La structure non linéaire de leur ebook – un roi envoie ses émissaires dans cinq îles du globe dont on lui a parlé pour trouver l’endroit idéal où enterrer sa défunte épouse – a conduit les jeunes à rédiger de courts textes, avec des narrateurs variés, qui forment les chapitres de l’histoire. Cet éclatement du récit a été bénéfique pour penser une représentation spatiale et illustrée du sommaire, à travers une carte cliquable, qui mène le lecteur dans chaque lieu (la fin n’étant lisible que s’il est auparavant passé dans toutes les îles). La construction n’est donc pas linéaire : la trame exploite les potentialités du numérique.
Si les élèves ont douté au début ou avaient du mal à avancer, ils se sont rendu compte qu’ils « étaient capables », selon l’enseignante de français. Le projet a « soudé » les jeunes, qui « se sont rapprochés, aidés, soutenus et félicités mutuellement ». L’intérêt de ce projet se situait dans l’accompagnement étroit des jeunes et dans le travail soutenu de rédaction qu’il exigeait. Les élèves ont été « fiers de ce qu’ils ont donné, échangé », selon le professeur documentaliste, qui relève la confiance que l’expérience leur a apportée, tandis que les élèves se déclarent fiers de leur réalisation. « Donner confiance en soi » était un des objectifs du projet : « oui à tout le monde, je dirais. Ils [les élèves] ont occupé des multiples positions : à lire, à écrire, à représenter, à échanger entre eux, à lire à voix haute et c’était spectaculaire pour certains, même ».
Renforcement du projet en 2015 et 2016
La deuxième année s’est poursuivie au collège Valmy, avec Troubles, un ebook fantastique agrémenté de photographies. Comme l’année précédente, trois temps forts ont marqué la création de ce livre numérique : l’automne était consacré à la découverte d’une sélection éditoriale (papier et numérique, patrimoniale et contemporaine, tous genres confondus) par les jeunes, qui ont lu et se sont immergés dans le genre littéraire qui allait les occuper par la suite. Un dispositif spécifique a été prévu lors de la troisième année pour leur présenter les livres, leur donner envie de les lire puis d’en parler. Après avoir élaboré la trame narrative de leur ebook, les jeunes ont participé, entre janvier et mars, à quatre ateliers d’écriture grâce auxquels ils ont pu, en petits groupes et collectivement, imaginer leur histoire. Les séances d’arts plastiques s’articulaient autour de la trame pour illustrer les étapes de la narration, tandis que l’enseignante de musique a fait travailler les élèves sur des fonds sonores. Les livres devaient être terminés en mai pour pouvoir être ensuite présentés début juin aux autres élèves et aux parents lors de la journée portes ouvertes de l’établissement. La dernière année de cette phase d’expérimentation de 3 ans a connu un développement du nombre de partenaires pour accompagner les jeunes : sept enseignants volontaires se sont, à des niveaux divers, impliqués dans le projet et l’ont, pour partie d’entre eux, intégré à leur discipline. À leurs côtés, Lecture Jeunesse coordonnait la bibliothèque municipale de quartier (François Villon), La Souris qui raconte, Le labo des histoires (une association qui propose des ateliers d’écriture aux jeunes de 9 à 25 ans), et un médiateur numérique qui a animé des ateliers de création de petites vidéos de stopmotion pour illustrer Terre inconnue, le livre réalisé en 2016 au collège Valmy.
Après une première année de bilan méthodologique, une deuxième qui a permis un bilan qualitatif, Lecture Jeunesse souhaitait faire évaluer cette expérimentation par un chercheur en didactique de la littérature ; c’est effectivement la spécificité de l’association d’allier l’action de terrain à la théorie. Sollicité par Lecture Jeunesse, Pierre Moinard a ainsi suivi le projet tout au long de l’année, à travers des séances d’observation, des questionnaires et des entretiens avec les partenaires et les élèves, pour analyser les déplacements qu’il pourrait induire sur les représentations de la lecture et de l’écriture que peuvent avoir les jeunes, et mesurer les conditions de transférabilité de ce projet3.
Et aujourd’hui ?
Proposer à des jeunes aux profils variés une autre approche des livres et de la lecture en leur donnant l’occasion de créer leur propre livre numérique, telle était l’ambition de ce projet ebook lors de sa création, sans imaginer que le dispositif mis en place par Lecture Jeunesse rencontrerait l’adhésion d’autant d’enseignants collaborant sur un même objet, ni qu’il s’inscrirait pleinement dans la réforme du collège de la rentrée 2016.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Grâce à ses partenaires, Numook est actuellement dans sa phase d’essaimage. 150 collégiens et apprentis du bâtiment sont mobilisés dans ce projet dans 8 établissements différents, en Ile-de-France et en Corrèze, en zone urbaine et en milieu rural. Un établissement qui choisit de s’investir dans le projet Numook bénéficie gratuitement du soutien de Lecture Jeunesse, qui l’accompagne, labellise et publie l’ebook dans la collection Numook sur le site internet de l’association. Lecture Jeunesse coordonne le déroulement du projet en mettant en lien l’établissement avec ses partenaires et la bibliothèque de proximité, et en donnant des ressources (calendrier, méthodologie, questions de fond, modèles de chartes pour des partenariats autour de Numook avec des structures locales, bilans…) qui visent à aider les enseignants et les formateurs à s’approprier le projet et à en faire bénéficier au mieux les adolescents. Par ailleurs, toute structure qui s’engage dans Numook bénéficie, en plus du soutien de Lecture Jeunesse, de celui de ses partenaires : la Bibliothèque nationale de France, Le Labo des histoires, pour mettre en place des ateliers avec les jeunes, et le réseau Canopé, avec qui elle coélabore des modules – numériques notamment –, pour former les enseignants. Dès à présent, l’association prépare l’essaimage de la rentrée 2017 dans de nouveaux établissements, dans différentes régions de France. De Corto Maltese au Vendée Globe, de la Première Guerre mondiale aux monstres en passant par les bâtiments historiques, le récit initiatique, les mille et une nuits, la peinture et la poésie – thèmes prévus cette année par les différents établissements – la collection devrait être très variée. Toutes les structures adhérant à la démarche de Numook peuvent prendre contact avec l’association pour mettre en place le projet. Le premier critère de sélection de Lecture Jeunesse repose sur la motivation des enseignants (3 minimum), pour imaginer leur programme et leurs cours à travers les possibilités de ce dispositif, qui promet autant de thèmes différents que de livres inattendus.