Pour Catherine Gueguen, pédiatre : « La mise en œuvre de ces compétences psychosociales est une vraie révolution éducative. Grâce à l’acquisition de ces compétences, l’enfant et l’adolescent progressent sur tous les plans : personnel, social et intellectuel. Ils s’épanouissent, savent avoir des relations satisfaisantes et améliorent leur réussite scolaire et ceci, même s’ils viennent de milieux très défavorisés, ce qui est un élément essentiel1 ». L’objectif est de donner des outils au jeune pour grandir heureux, épanoui et résilient. Car, s’il n’a pas toujours la main pour choisir les situations, il peut en revanche être outillé pour ne pas les subir et décider comment y répondre. Il est alors essentiel que l’approche ne soit pas que théorique, mais que l’élève expérimente les concepts dans une approche « tête, cœur, corps ».
Dès lors on peut s’interroger sur le rôle spécifique que peut avoir le professeur documentaliste, dans le développement des CPS. Nous reviendrons sur la définition de ces compétences puis sur le cadre institutionnel dans lequel le professeur documentaliste peut intervenir, enfin nous proposerons un éventail d’actions possibles et de ressources disponibles.
Compétences Psychosociales (CPS) de quoi parle-t-on ?
De nombreux termes désignent les Compétences Psychosociales (CPS) : life skills, soft skills, compétences sociales et émotionnelles ou socio-émotionnelles… Elles ont pour caractéristiques communes de désigner des compétences qui peuvent être enseignées et renforcées toute la vie. Elles concernent à la fois le rapport à soi et aux autres.
C’est dans les années 1990, que l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) définit la notion de CPS dans un document consacré au développement de ces compétences en milieu scolaire : « La capacité d’une personne à répondre avec efficacité aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne. C’est l’aptitude d’une personne à maintenir un état de bien-être mental, en adaptant un comportement approprié et positif, à l’occasion des relations entretenues avec les autres, sa propre culture et son environnement2 ».
Depuis, d’autres définitions ont été proposées. J’ai choisi de présenter la plus récente, issue d’un rapport de Santé publique France publié en 2022 : « Les compétences psychosociales : état des connaissances scientifiques et théoriques3 ». Il propose un cadre de référence théorique s’appuyant sur l’état des connaissances actuelles, réalisé avec l’appui d’un comité de spécialistes scientifiques. Il sera complété par la suite, par des guides et des supports pratiques. Ce document définit les CPS comme « un ensemble cohérent et interrelié de capacités psychologiques (cognitives, émotionnelles et sociales), impliquant des connaissances, des processus intrapsychiques et des comportements spécifiques, qui permettent d’augmenter l’autonomisation et le pouvoir d’agir, de maintenir un état de bien-être psychique, de favoriser un fonctionnement individuel optimal et de développer des interactions constructives ».
Ce rapport identifie dix compétences et propose de les regrouper en trois catégories : compétences cognitives, émotionnelles et sociales, synthétisées dans ce schéma. Cette classification est particulièrement utile, car elle permet d’organiser les thématiques d’intervention autour des CPS.
Quels points d’appui dans les textes officiels ?
Voici un récolement de ceux-ci, non exhaustif, j’ai volontairement choisi les extraits les plus récents et signifiants :
• À la rentrée 2016, le nouveau Socle commun de connaissances et de compétences fait apparaître les CPS, en les rattachant au domaine 3 « La formation de la personne et du citoyen » : « l’élève exprime ses sentiments et ses émotions en utilisant un vocabulaire précis /…/ confiance en sa capacité de réussir et à progresser /…/ résoudre les conflits sans agressivité », « l’élève est capable de faire preuve d’empathie et de bienveillance ». Ce domaine 3 est également en lien avec deux parcours éducatifs : le parcours citoyen de l’élève et le parcours éducatif de santé.
• Le guide d’accompagnement pour la mise en œuvre du Parcours éducatif de santé (2016) indique que « le développement des compétences psychosociales des élèves /…/ est un levier pour la prévention et l’accompagnement du développement d’individus responsables et libres. C’est pourquoi le renforcement de ces compétences peut rentrer dans le cadre du parcours éducatif de santé4 ». Ce guide propose d’ailleurs en annexe un tableau de synthèse très intéressant, mettant en parallèle les CPS et les compétences du socle, renforçant ainsi l’aspect transdisciplinaire des interventions autour des CPS.
• Ces sources trouvent aussi écho avec le référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat de l’éducation5, qui rappelle le rôle de l’ensemble de la communauté éducative « au service de la réussite de tous les élèves ». Les items 3 et 6 sont de précieux points d’appui : Item 3 – Connaître les élèves et les processus d’apprentissage : « Connaître les concepts fondamentaux de la psychologie de l’enfant, de l’adolescent et du jeune adulte. Connaître les processus et les mécanismes d’apprentissage, en prenant en compte les apports de la recherche. Tenir compte des dimensions cognitive, affective et relationnelle de l’enseignement et de l’action éducative. ». Dans l’item 6 – Agir en éducateur responsable et selon des principes éthiques : « Apporter sa contribution à la mise en œuvre des éducations transversales, notamment l’éducation à la santé, l’éducation à la citoyenneté […] Contribuer à assurer le bien-être […] des élèves. »
• Naturellement, notre circulaire de mission nous invite à nous investir dans la mise en œuvre des parcours et à contribuer à l’éducation citoyenne de l’élève6.
• Enfin, le 19 août 2022, le gouvernement a diffusé une instruction interministérielle relative à « La stratégie nationale multisectorielle de développement des compétences psychosociales chez les enfants et les jeunes – 2022-2037 ».
Par ailleurs, le 30 mars 2023, est paru au Bulletin officiel un texte pour déployer des expérimentations autour des compétences socio-comportementales dans l’enseignement et la formation professionnels7.
Sur le plan local, les projets académiques peuvent aussi être de précieux points d’appui. Ainsi, le projet du Rectorat de Versailles, pour la période 2021-2024, met l’accent sur trois piliers : apprendre, s’épanouir, se transformer. L’objectif 2 invite à « un travail spécifique sur les compétences sociales et comportementales qui jouent un rôle central dans la capacité à apprendre et, plus encore, dans la réussite professionnelle. L’académie met donc résolument l’accent sur le développement de compétences comme l’estime de soi, la coopération, la persévérance, l’autonomie dans et hors la classe. Elle encourage les démarches pédagogiques qui les valorisent8 ».
Contribuer à l’enseignement des CPS et favoriser leur développement
Le rapport de Santé publique France, cité plus haut, invite à des enseignements spécifiques, formels ou informels des CPS, afin « d’accroître le bien-être psychologique, d’améliorer le fonctionnement individuel et relationnel, de construire des relations saines et positives, d’adopter des comportements favorables à la santé et de réduire les comportements à risque. […] Elles sont aussi associées à l’amélioration du climat scolaire, la réussite scolaire ».
Proposer un programme explicite autour des CPS peut surprendre et pourtant cela existe depuis de nombreuses années aux États-Unis, au Québec, au Royaume-Uni, en Belgique … C’est d’ailleurs en découvrant un reportage sur l’un de ces programmes, mené dans un collège allemand, que l’idée m’est venue d’explorer ce sujet et de me former9.
Les connaissances scientifiques montrent que pour qu’un cycle d’intervention autour des CPS puisse avoir des effets à court et long terme, il doit s’inscrire dans la durée et comporter plusieurs séances sur plusieurs années (avec un minimum de 20 h/an)10. La progression doit être structurée, à la fois au sein des différentes séances de la séquence, mais aussi au sein du cycle. Par sa spécificité d’intervention, le professeur documentaliste peut être force de proposition pour élaborer une progression pédagogique sur plusieurs années.
Avant de commencer ces séquences, il faut co-construire un ensemble de règles afin de créer une dynamique de groupe positive. Le respect de l’autre est le principe de base, chacun doit également se sentir libre de se tromper, de se questionner, d’exprimer sa pensée, ses émotions… L’écoute active est également indispensable, tout comme le respect du rythme de chacun. Il est essentiel, pour faire preuve d’empathie, d’être dans l’écoute, l’accueil et le non-jugement, tant de la part de l’adulte que des jeunes entre eux.
Il s’agit ensuite de créer une routine, une structure qui peut, par exemple, être la suivante :
1 – Météo des émotions
2 – Réactivation des séances précédentes
3 – Brainstorming sur la CPS travaillée
4 – Expérimentation par une activité ludique
ou créative
5 – Rétroaction, partage
Les séances de groupe durent en général 55 min. Afin de rendre visible qu’il s’agit d’un temps particulier, le cadre peut évoluer : soit en sortant de la salle de classe pour un autre lieu, comme le CDI, soit en proposant de s’asseoir sur des tapis de sol, ou encore sur des ballons …
Zoom sur une expérimentation : Programme Optimiste Personnalisé (POP)
Dans l’ensemble scolaire où j’exerce, je fais partie des enseignants qui mènent depuis quelques années des expérimentations de séances explicites autour des compétences psychosociales. Nous sommes plusieurs à nous être formés en psychopédagogie, d’autres en yoga dans l’éducation, en pensée visuelle, en gestion mentale ou encore en communication bienveillante. À la rentrée 2022, sous l’impulsion du chef d’établissement, une équipe d’enseignants volontaires s’est créée, coordonnée par une professeure de lettres. Ensemble, nous avons conçu un Programme Optimiste Personnalisé (POP). Ce projet est soutenu par la Cellule Académique Recherche Développement Innovation (CARDIE) et nous venons de le référencer sur le portail de l’innovation et de l’expérimentation pédagogiques : Innovathèque11.
Depuis septembre ce programme est proposé chaque semaine dans deux classes pilotes de 6e et une de 2de, les créneaux sont inscrits à l’emploi du temps. Les séances ayant lieu en demi-groupe, les 6e ont une séance POP tous les 15 jours et les 2de une séance par mois. L’objectif est de participer au bien-être des élèves en développant leurs compétences psychosociales. La programmation des séances s’organise autour de trois axes : connaissance de soi, apprendre à apprendre et gestion des émotions. Ils collent donc aux trois thématiques de Santé publique France citées plus haut. C’est dans les ateliers destinés aux collégiens que j’interviens. Voici le programme des ateliers qui ont été menés en 6e cette année :
• Comment je me sens ?
• Je bouge donc j’apprends !
• Qu’est-ce qui se passe dans ma tête ?
• Ma peur et moi
• Mes rêves
• La roue des émotions
• Communication bienveillante
• Plein la tête ! (Émissivité / réceptivité)
• Cultiver la joie !
• Dire merci ! (Gratitude)
À chaque séance, une synthèse est distribuée aux élèves, afin de garder une trace dans leur lutin des concepts et outils découverts.

Concrètement, que fait-on dans une séance ?
Exemple : « Cultiver la joie ! »
Accueil : Météo des émotions
Activité 1 : Mes sources de joie
Construction de la cocotte ci-contre + jeu en binôme
Activité 2 : Brainstorming :
Comprendre et nommer la joie
• Toutes les émotions sont utiles (il n’y a pas d’émotion négative ou positive, mais une émotion agréable ou désagréable)
• Joie : une boussole nous oriente vers ce qui nous fait du bien ou nous indique que nos besoins sont satisfaits
• Vocabulaire de la joie : différentes intensités
Activité 3 : La joie … ça fait quoi ?
Dessiner les contours de sa main sur une feuille (activité individuelle) :
Paume : décrire la situation
Pouce : sensations physiques ressenties
Index : pensées qui nous ont habité
Majeur : paroles qu’on a prononcées
Annulaire : gestes et comportements
Auriculaire : nom de l’émotion
Partage : Quand une émotion nous traverse, notre corps réagit, nos pensées s’activent et entraînent des réactions expressives et comportementales.
Comment reconnaître la joie ? quels signes dans notre corps ? notre tête ? notre cœur ?
POP est aussi décliné à la carte dans d’autres classes : du primaire au lycée, pour des interventions ponctuelles ou sur plusieurs séances, à la demande des enseignants. Enfin, une soirée a été organisée avec les familles des classes pilotes afin que les jeunes puissent partager leurs vécus.
Autre possibilité pour le professeur documentaliste pour cultiver les CPS : proposer des ateliers sur la pause méridienne. C’est la solution retenue par plusieurs collègues. Certes, ce format ne touche que les élèves volontaires, mais c’est une façon de commencer à semer des graines sur ces habiletés, de susciter la curiosité chez des collègues, afin d’envisager un cadre d’intervention plus large dans un deuxième temps. C’est d’ailleurs parce que j’ai été inspirée par l’expérience et l’ouvrage de Mathilde Bernos, professeure documentaliste, que je propose cette année un club « Respiration Créative », avec pour objectif d’utiliser la créativité pour cultiver les CPS.
Dans le cadre de sa mission d’ouverture culturelle, le professeur documentaliste peut également prendre appui sur des semaines thématiques, comme la « Semaine du bonheur à l’école », pour proposer différentes interventions. Cette opération a été lancée en 2020 par le laboratoire BONHEURS de Cergy université et a lieu autour du 20 mars. Un livret est diffusé à cette occasion, proposant de nombreuses idées d’activités autour de cinq thèmes : connaissance de soi ; conscience des émotions ; réguler ses émotions ; relations constructives : savoir s’affirmer ; développer des attitudes et comportements prosociaux.
Enfin, pour favoriser l’acquisition des CPS, le professeur documentaliste peut proposer au CDI un fonds spécifique avec une sélection de ressources documentaires, de fictions, mais aussi des jeux de société. Idéalement, un rayonnage est clairement identifié, avec des ressources présentées ou expérimentées préalablement afin de susciter la curiosité. Une sélection d’audios de relaxation et de ressources pour accueillir ses émotions peut être publiée sur le portail e-sidoc.
Concernant l’organisation spatiale dans le CDI, commun aux collégiens et lycéens, nous disposons de deux petites salles vitrées que nous avons appelées « bulles ». Elles peuvent accueillir quatre élèves maximum pour la réalisation d’un travail de groupe, la pratique d’un jeu de société ou pour un temps calme. On peut aussi installer dans le CDI ou dans une petite salle attenante des assises différentes comme des poufs, des ballons ou des tapis de sol permettant de s’adapter au besoin du moment de l’élève. Pour cultiver le bien-être, il est possible de mettre à disposition des coloriages comme des mandalas pour la concentration, des casques antibruit pour faciliter la reconnexion à soi, des balles anti-stress, un bocal de citations positives…
Pour conclure, les CPS sont des habiletés qui se développent au gré des expériences vécues, pour mieux vivre avec soi et avec les autres. Elles vont soutenir le pouvoir d’agir des jeunes et leur bien-être dans toutes ses dimensions : physique, physiologique, social et émotionnel. Elles vont bien sûr avoir un impact positif sur le climat scolaire en favorisant des interactions sociales positives. Pour Laure Reynaud, co-fondatrice de Scholavie « un élève qui sait gérer son stress, maitriser ses émotions, qui se montre créatif, ouvert d’esprit et curieux, est un élève plus actif, engagé dans son apprentissage et dans sa relation à l’autre. C’est aussi un élève qui réussit mieux ». Dès lors, on peut dire que l’apprentissage des CPS est aussi important que l’apprentissage des savoirs académiques, dont elles contribuent d’ailleurs à l’acquisition. Les CPS sont transversales, car elles dépassent le champ des disciplines, mais aussi car elles sont mobilisables dans différentes situations. Le professeur documentaliste, par son rôle singulier au sein d’un établissement, a toute sa place dans le développement des compétences psychosociales. Par sa relative liberté d’intervention, il peut insuffler des projets sur ces thématiques, avec des modalités de mise en œuvre et de partenariats au sein de la communauté éducative très variées. En tant qu’enseignant, il peut intervenir dans le cadre des compétences communes à tous les professeurs mais également dans le champ spécifique de ses différentes missions : en proposant une programmation de séances sur le temps long autour des CPS, en recourant à des pratiques diversifiées d’enseignement et de communication – brainstorming, sketchnoting, cartes mentales, jeux – notamment, en initiant des projets d’ouverture culturelle, en développant un fonds spécifique, ou encore en créant un environnement éducatif favorable au développement des compétences psychosociales des élèves.