Dans le contexte de notre société dite « de l’information », nos pratiques et usages numériques et médiatiques nous obligent à interroger constamment notre culture informationnelle. Ce questionnement est au cœur de notre mission pédagogique, garant de la formation à l’information que nous dispensons aux élèves. Nous considérons cette formation comme un élément essentiel de la culture de tout citoyen.
Comme nous le rappelle Emmanuelle Maugard, présidente de l’ANDEP, nous constatons le développement croissant de nouvelles pratiques de lecture et d’écriture numériques ; ces dernières se caractérisent à la fois par une certaine facilité d’usage, mais également par une complexité technique et sémiotique. Aborder la question de la translittératie, c’est ainsi prendre en considération l’analyse de l’évolution des pratiques culturelles, technologiques et sociétales nouvelles.
Nous le voyons à la lecture de notre problématique, la translittératie est à la convergence des cultures ou des littératies. C’est autour de ce terme de convergence que nous choisissons ici de focaliser notre propos. En effet, la translittératie est à la fois convergente par nature – issue de la culture de la convergence –, mais aussi propice à se nourrir de modèles et de territoires qui se définissent, eux aussi, par leur souci de rencontre, d’hybridation et de métissage. Toutefois, si cette synthèse des journées de formation s’articule autour de l’idée de la convergence, elle devra également aborder ce qui fait obstacle à notre projet et donc, a contrario, relève de la divergence.
La convergence au cœur de la translittératie
Nous l’avons vu, la convergence est au centre de la définition de la translittératie. Olivier le Deuff nous le rappelle : c’est par la convergence des littératies informationnelle, médiatique et numérique que le concept de translittératie est né. Mais cette convergence n’a réglé qu’en partie ce que l’on appelle « la querelle des littératies ». Pierre Fastrez nous l’indique : pourquoi a-t-on besoin d’un nouveau terme quand le terme de littératie médiatique est déjà suffisamment parlant ? Gildas Dimier préfère, quant à lui, rappeler l’ascendance de la culture informationnelle sur les autres littératies.
La translittératie est donc idéalement l’héritière de chacune des littératies qui la composent ; chaque littératie faisant écho à l’autre, chaque littératie étant imbriquée dans l’autre. La translittératie est la fois un point de rencontre et d’hybridation. Nous pourrions presque dire que ce concept de translittératie est le résultat d’une sorte de syncrétisme scientifique.
Ainsi, le champ de formation ouvert par la translittératie s’inscrit dans une continuité des apprentissages que nous dispensons déjà. Olivier le Deuff l’a signifié, comme pour l’EMI, bien avant qu’elle n’apparaisse dans les directives officielles, les professeurs documentalistes œuvraient déjà pour l’acquisition de compétences et autres habiletés autour de la culture informationnelle dans sa dimension médiatique, info-documentaire ou numérique.
Dans la continuité de nos apprentissages, mais pas que…
La translittératie, de par son large spectre, permet d’étendre les formations sur tous les terrains, tous les objets, tous les outils. En cela, elle permet de prolonger nos actions et certainement d’y inventer de nouveaux modes d’apprentissages. Mais c’est dans la rencontre, voire la réconciliation, entre les pratiques personnelles des élèves et celles développées à l’école par les enseignants que la translittératie nous semble être particulièrement signifiante.
Comme Olivier Le Deuff le précise, en translittératie, pour qu’une formation soit opérante et efficiente, il faut qu’elle laisse la part belle aux usages personnels des élèves. Les compétences doivent être mobilisées autant dans la sphère domestique que dans la sphère éducative. Nous retrouvons ici cette idée de « concept traversant » que Pierre Fastrez a évoqué, cette idée de transfert. La translittératie permet de réconcilier les pratiques acquises à l’école avec les pratiques développées dans la sphère privée. Ainsi les élèves sont capables de mobiliser leur « connaissances-compétences » et de les transférer. C’est aussi ce que nous dit Bruno Della Chiesa quand il nous engage à tenir compte des intelligences multiples. Il nous propose ainsi de considérer les habitus des élèves, leur grammaire propre, pour essayer de faire bouger leur doxa, et par là même de développer leur esprit critique.
La translittératie se nourrit donc de toutes les expériences pour en faire des pratiques raisonnées. Comme le dit Henry Jenkins à propos de la culture de la convergence, elle est le régime dans lequel « tout le monde sait quelque chose, personne ne sait tout, mais les relations et les collaborations entre individus permettent d’accéder à une connaissance globale d’un phénomène2. »
Quels enjeux et défis pour la translittératie ?
Olivier le Deuff nous en révèle quelques-uns lorsqu’il nous propose de « didactiser Google », et qu’au-delà de coder il faut savoir décoder et encoder. Gildas Dimier insiste également sur cette complexité des dispositifs à mettre en place.
Le flux, l’affluence, voire la déferlante informationnelle, projetés sur nos environnements numériques, l’importance des enjeux citoyens autour de la diffusion et de l’exploitation des big data permet également de mettre en perspective l’importance d’une éducation à la culture informationnelle, médiatique et numérique. Comment penser ou repenser nos apprentissages informationnels en tenant compte de l’évolution du modèle médiatique, tant dans sa dimension informationnelle que technique et sociale ? Quelle translittératie peut-on imaginer dans un univers informationnel régi par les politiques algorithmiques ?
Reprendre avec les élèves la chaîne de l’information, appréhender avec eux les enjeux citoyens de l’enfermement algorithmique et de l’ultra-personnalisation du Web, repenser l’environnement informationnel dans lequel ils évoluent est le grand défi de la translittératie, et cela sous-entend que nous sommes convaincus que nous ne devons pas uniquement enseigner par l’information mais que nous devons aussi enseigner l’information. Continuons d’orienter nos apprentissages et d’éclairer nos élèves sur la puissance de la bulle filtrante, sur l’importance de cette hyper-personnalisation de l’information qui, comme le souligne Louise Merzeau, conditionne notre univers informationnel à la « tyrannie du voisinage ». Nous montrons ainsi aux élèves que cette information en cascade, redistribuée, relayée par les réseaux sociaux, filtrée par les algorithmes, isole l’individu dans sa sphère privée.
Notre objectif en terme d’éducation citoyenne est aussi de favoriser l’analyse de ces bulles filtrantes, de montrer aux élèves en quoi et comment elles peuvent parfois empêcher l’apport de nouvelles idées, annihiler l’esprit critique, favoriser le développement de la rumeur, renforcer l’opinion au lieu d’ouvrir le débat et la pensée. Notre action pédagogique autour de la culture informationnelle ne peut plus s’arrêter à expliquer aux élèves qu’ils doivent inscrire leurs apprentissages dans l’axe académique et vertical de la recherche documentaire, même si cette dernière reste notre fil conducteur : recherche, sélection / évaluation, collecte, analyse, confrontation, réécriture.
Leur démarche info-documentaire intègre désormais les politiques algorithmiques comme paramètres essentiels du traitement de l’information.
Je pense que la démarche translittéracique pourrait en effet apporter aux élèves cette conscience que leur culture informationnelle se fait au prix de ce que les algorithmes veulent bien leur laisser voir. Car, en fin de compte, ils assurent avant nous le tri, le choix et la distribution de l’information en fonction d’une appréciation extrêmement précise de l’environnement personnel de chacun.
Peut-être devrions-nous commencer notre enseignement par cette phrase : « Nous ne trouvons pas ce qui existe sur un sujet, nous trouvons ce qui nous ressemble. »
Convergence et divergence
La translittératie assure le transfert et le tuilage entre les littératies ; elle est à la fois hybridation, articulation et module de transfert. EMI et translittératie ne sont certes pas similaires, même si, comme Anne Cordier le souligne, il faut certainement prendre l’EMI comme une opportunité à saisir et la considérer comme une « didactique de contenus-orientés-action ».
Si la translittératie a su régler les querelles des littératies, chacune pensant qu’elle était première par rapport à l’autre, saura-t-elle apaiser les tensions et réconcilier les différents protagonistes de la scène éducative ? Y aura-t-il un jour convergence entre les différents acteurs ? C’est certainement par la convergence de tous les regards, le partage, la coopération, l’échange, que l’évolution de notre métier devrait être envisagée. Nous ne sommes malheureusement pas dans cette culture de la convergence entre professionnels et institutionnels.
En effet, lorsque les directives officielles nous engagent à « contribuer » au lieu « d’enseigner », lorsque l’éducation aux médias et à l’information est maillée dans un enseignement transversal, dispersée dans les disciplines au lieu d’être reconnue comme une didactique spécifique, nous ne sommes pas dans une culture de la convergence ; au contraire, nous favorisons la culture de la dilution. Ce n’est pas en essaimant les formations autour des pratiques informationnelles en fonction du bon vouloir de nos collègues ou de nos chefs d’établissement que nous pourrons favoriser un projet translittéracique. Car là où les directives officielles exhortent à enseigner par l’information, nous pensons qu’il faut enseigner l’information parce que c’est un enjeu citoyen et démocratique fondamental.
Posons-nous la question : avons-nous choisi ce métier pour être qualifiés, entre autres, dans les textes sur la réforme du collège, d’« aide précieuse » et uniquement comme cela ? Est-ce là la définition de notre professionnalisme ? Est-ce là le territoire de notre spécificité et de notre champ d’action didactique et pédagogique ? Nous aidons, nous accompagnons, nous dépannons, nous débloquons parfois, bref nous sommes les couteaux suisses de la pédagogie.
Mais comme je le soulignais déjà en 20117, un glissement de terrain s’opère progressivement dans les CDI de la pédagogie vers l’accompagnement, l’accompagnement comme seule alternative de notre rapport aux élèves et aux enseignants. Et cet accompagnement a pris par mimétisme les mêmes caractéristiques que les objets numériques sur lesquels il se porte et il réduit la formation à :
- une formation nomade régie par la multiplicité des lieux et des accès à l’information ;
- une formation développée par sérendipité, qui se propage au hasard des rencontres et des demandes des élèves ;
- une formation ponctuelle et instantanée qui répond à un besoin conjoncturel ;
- une formation utile répondant à des besoins d’usager.
Là encore, l’accompagnement dilue les apprentissages là où la translittératie nous engage à les faire converger dans une formation recentrée, non pas au hasard des besoins mais planifiée et programmée, non pas ponctuelle et instantanée mais anticipée, non pas utile mais nécessaire.
Récit de voyage, une prof doc au pays de la translittératie
Lors de ces 3 journées de novembre, entre douceur angevine, découvertes culturelles et gourmandes, il fut un autre voyage, plus dépaysant mais tout aussi riche, celui au pays de la translittératie…
Pour reprendre la métaphore du voyage d’Olivier Le Deuff3, la translittératie est un pays qui peut paraître lointain, voire inaccessible de par sa complexité, son niveau de conceptualisation et son statut en continuelle évolution. Ce périple n’a pas toujours été reposant, exigeant concentration et attention de ma part, stimulant mes neurones pour ne pas perdre le fil… malgré des guides expérimentés.
La journée du mercredi fut consacrée à deux excursions sous forme d’ateliers pour mieux découvrir ce pays de la translittératie, pourtant proche au quotidien dans nos pratiques professionnelles et pédagogiques. Les deux ateliers que j’ai suivis sont cités à titre d’exemple ; de la même manière que d’autres, ils illustrent ou tendent vers cette convergence des cultures informationnelle, médiatiques et numériques.
- Le premier atelier, mené par Claire Chignard4, abordait les notions de crowdsourcing, veille et curation – ou comment le numérique influence nos pratiques professionnelles. Les outils présentés doivent faciliter, enrichir notre veille documentaire, et proposent des espaces d’échange qui favorisent le travail collaboratif. Cette multiplicité d’outils interroge et bouscule nos pratiques. Comment les intégrer de façon pertinente dans nos activités professionnelles et pédagogiques ? Chronophages, nécessitant une maîtrise technique réelle, ils imposent une véritable réflexion personnelle en amont : quels sont nos besoins ? nos attentes ? nos objectifs (publics concernés) ? à quoi vont nous servir ces outils ? quels sont ceux les plus appropriés ?
Il est nécessaire aujourd’hui de prendre du temps pour analyser sa pratique, tester des outils, en comprendre le fonctionnement et les caractéristiques. Il s’agit de épasser le côté technique pour comprendre les enjeux et les nouvelles formes d’apprentissage qu’ils induisent chez les jeunes.
- Le second atelier portait sur la présentation d’un projet de réalisation d’un e-book (ou livre numérique enrichi) avec des élèves5. Initiée par l’Association Lecture Jeunesse et porté plus particulièrement par Agathe Kalfala6, cette expérimentation interdisciplinaire et créative permet de croiser compétences transversales et disciplinaires. Elle intègre l’outil numérique aux stratégies de lecture et d’écriture. Le numérique devient alors une valeur ajoutée (son, image, animation) et contribue à lier les quatre compétences : lire (découvrir différents styles de livres et de supports), dire (échanger, s’inspirer, imaginer), écrire (penser, raconter), faire (illustrer-créer un objet). Les compétences du professeur documentaliste sont ici essentielles et le travail en équipe mis en valeur.
En conclusion, j’ai apprécié ce voyage au pays de la translittératie comme une pause vitale dans la vitesse de nos emplois du temps et suis retournée dans mon CDI plus riche des échanges avec les collègues, des idées nouvelles et des outils plein mes poches !
Florence SIRE, professeure documentaliste au Lycée St François d’Assise, La Roche-sur-Yon (85).