Une CDIBox dans votre CDI, Et pourquoi pas ?

Ayant lu des articles en ligne présentant le dispositif LibraryBox, développé par des bibliothécaires technophiles, je me suis lancé. Plusieurs facteurs m’ont décidé : le faible coût du routeur – une trentaine d’euros –, l’intérêt pour la difficulté technique à mettre en œuvre le dispositif, puisqu’il faut en passer par des protocoles que je ne connaissais pas… et surtout le champ des possibles offert par cette installation.

Tout d’abord le matériel nécessaire : un routeur TP-link MR30201, toujours en vente à l’heure où j’écris ces lignes et une clé usb (4 Go est un minimum). C’est tout !
Le principe de l’installation : ce routeur Wi-Fi, initialement prévu pour partager une connexion Internet, est détourné de sa fonction originelle. Il va ainsi générer un réseau Wi-Fi fermé, c’est-à-dire qu’une fois connecté, on ne peut pas accéder au World Wide Web. Il n’est possible d’accéder qu’aux documents préalablement déposés sur la clé usb branchée. Bien que les qualifications juridiques concernant l’accès à Internet dans les EPLE comportent une grande part d’incertitude, il est important de noter que la mise en œuvre d’une CDIBox, générant un réseau fermé, propose une solution de mise à disposition de documents confortable.
Une fois mon routeur ainsi commandé et reçu, le plus difficile commence. En effet, il est nécessaire de flasher la mémoire de l’engin pour remplacer le programme informatique originel par un programme de Jason Griffey, un bibliothécaire américain, basé sur le travail de Matthias Strubel, le développeur allemand de la PirateBox. C’est là que toute la difficulté de l’entreprise réside, puisque l’on touche au firmware du routeur. En cas de mauvaise manipulation, il est possible de « bricker » celui-ci, c’est-à-dire le rendre inutilisable ! Pas de panique, il existe des tutoriels en ligne très bien faits et je vous conseille celui de Christophe Rhein du Canopé de Limoges : « BiblioBox ou comment bricoler son serveur de fichier wifi personnel2 ».

Quels usages en lycée ?

Dans un lycée où l’usage des téléphones portables des élèves est toléré, voire autorisé et encouragé, une CDIBox va permettre de mettre à disposition des documents numériques en libre accès.
Dans un premier temps, j’ai choisi de déposer des livres numériques libres de droit et, en particulier, de grands classiques de la littérature. J’ai également ajouté des films libres de droit en anglais. Il est vrai que les spécificités du lycée où j’exerçais (série littéraire, hypokhâgne, classes euro anglais…) ont facilité mes recherches en ressources puisque, pour les films par exemple, on trouve surtout des œuvres libres de droit en anglais.
Dans un deuxième temps, il est indispensable de penser la médiation autour de la CDIBox. En effet, une fois branchée, il faut la rendre visible ! Affichage, explications, patience, sont alors les maîtres mots du professeur documentaliste… ce qui ne change pas trop de notre quotidien ! Le retour des élèves a été très encourageant et outre le téléchargement des œuvres littéraires classiques, les élèves ont beaucoup apprécié le visionnage d’œuvres cinématographiques comme La Nuit des morts-vivants par exemple, confortablement installés dans les fauteuils du CDI.
C’est également une porte d’entrée formidable pour aborder les Communs avec les élèves : images, textes, films tombés dans le domaine public, documents mis à disposition par leurs auteurs sous licence Creative Commons, tous ces exemples sont intéressants pour expliquer aux élèves pourquoi tel film a pu être déposé pour visionnage dans la CDIBox et pourquoi il n’est pas possible d’y trouver un film plus récent.
La CDIBox est un bel outil pédagogique et de médiation culturelle dans un lycée.

Quels usages en collège ?

Deux ans après, je suis nommé dans un collège. La politique de l’établissement vis-à-vis des téléphones portables ne me permet pas une utilisation de la CDIBox identique à celle que je pratiquais en lycée. En revanche, une mallette de 30 tablettes sommeillait dans une réserve. Quelques collègues ont bien essayé de les utiliser mais la volatilité de la connexion internet a eu raison de leur enthousiasme. J’ai alors reconverti ma CDIBox en serveur de fichiers portable, en me basant sur le travail de Christophe Rhein, du Canopé de Limoges.
J’ai donc modifié les dossiers de ma CDIBox en supprimant les intitulés « types de documents » – livres, films, etc. – et en les remplaçant par des intitulés « Disciplines » – sciences physiques, français…
Puis j’ai organisé une séance d’explications et de formation aux collègues intéressés. Dans un premier temps, il faut sélectionner les documents que l’on souhaite mettre à disposition des élèves. Puis les déposer sur la clé USB dans le dossier correspondant à sa matière. Ensuite, lorsque les tablettes sont distribuées aux élèves, un affichage du nom du réseau SSID et l’url que les élèves doivent taper dans leur navigateur suffisent pour lancer le travail. Mes collègues ont été surpris de la simplicité de mise en œuvre du dispositif et de sa fiabilité. En quelques clics, ils ont pu donner à voir les vidéos, animations, et ce sans crainte d’une coupure de connexion réseau !
La flotte de tablettes du collège a ainsi connu un net regain d’intérêt et certains collègues se sont même lancés dans l’utilisation pédagogique des téléphones portables des élèves. Une possibilité supplémentaire d’aborder la charte informatique du collège et de contribuer à la responsabilisation des usages, le tout dans un environnement sécurisé.
On voit alors que le domaine 2 du cycle 3 du Socle Commun de connaissances, de compétences et de culture est mobilisé et permet au professeur documentaliste de pleinement participer à l’évaluation des acquisitions des élèves.

La circulaire n° 2017-051 du 28 mars 2017 définit les missions du professeur documentaliste. Mettre en œuvre un dispositif tel que la CDIBox relève très clairement du point n° 2 : « le professeur documentaliste maître d’œuvre de l’organisation des ressources documentaires de l’établissement et de leur mise à disposition. », ce dispositif permettant précisément une mise à disposition de documents numériques, choisis et validés par le professeur documentaliste et la communauté éducative.
Cependant, comme évoqué précédemment, la CDIBox permet également d’introduire la notion de propriété intellectuelle, de droit d’auteur et de licences Creative Commons. On n’est alors plus dans la simple mise à disposition de ressources mais dans une démarche pédagogique à part entière. Le point n° 1 de la circulaire : « le professeur documentaliste, enseignant et maître d’œuvre de l’acquisition par tous les élèves d’une culture de l’information et des médias », est alors également convoqué.
Enfin, la lecture du point n° 3 : « le professeur documentaliste acteur de l’ouverture de l’établissement sur son environnement éducatif, culturel et professionnel », trouve à son tour un écho dans la mise en place d’une CDIBox.
La CDIBox est ainsi un dispositif technique complet pour le professeur documentaliste qui lui permet de proposer des documents numériques, des œuvres culturelles, des ressources en restant totalement indépendant de la qualité de la connexion internet de l’établissement, lui offre un support de séquence pédagogique pour toutes les disciplines d’un établissement, et devient un objet d’étude particulièrement adapté à l’enseignement du droit d’auteur et des Communs.

 

 

Consultation citoyenne sur la place du téléphone, Quel modèle de CDI pour demain ?

« Compagnon de leur existence2 »pour reprendre les mots de Serge Tisseron, le téléphone portable fait partie du monde des adolescents, et en objet médiateur, il participe de la construction de leur identité. 77 % des 13-19 ont un téléphone portable personnel et consomment 14 h 10 de contenu internet par semaine (Chiffres Ipsos de 2016). Nul besoin de borne wi-fi pour se connecter puisque de plus en plus d’élèves disposent d’un forfait personnel assurant une connexion dite « illimitée ». L’enquête exploratoire que nous avons menée au sein de notre lycée et auprès de 150 élèves usagers du CDI révèle que 72,1 % des élèves interrogés se connectent à Internet à partir de leur forfait personnel et contournent, par ce biais, les limites de connexion imposées par le réseau Kwartz de l’établissement scolaire.
Le téléphone portable est un objet symbole de la culture adolescente et de la démocratisation des technologies numériques. Plusieurs termes servent d’ailleurs à désigner l’objet : smartphone, téléphone intelligent, téléphone mobile… Pour faciliter la lecture, nous faisons ici le choix d’utiliser le mot « téléphone », terme générique qui évoque un téléphone personnel, portable ou mobile, doté d’une puissance de calcul suffisante permettant une connexion à Internet et l’utilisation de diverses applications. Cet objet connecté induit de nouvelles pratiques communicationnelles et informationnelles et, par voie de conséquence, de nouvelles manières d’être et de faire avec le numérique. La place du téléphone au CDI ne revient-elle pas ainsi à questionner celle du numérique, et précisément des pratiques numériques formelles et non formelles3 des élèves ? L’explosion de ces pratiques nous oblige-t-elle à repenser le modèle du CDI tel que nous le connaissons ?
La consultation citoyenne invite à l’expression et au développement de l’engagement citoyen. Et cette démarche stimule l’implication des usagers dans la vie du CDI. Les règles qui régissent ce lieu, bien commun de l’établissement, sont ainsi à repenser au regard de ces évolutions et dans l’intérêt de tous. Nous commencerons par contextualiser les débats actuels autour de la place du téléphone. Cet intrus4 qui s’invite à l’école met l’institution scolaire et ses acteurs face à de nouveaux enjeux. La conscientisation des pratiques informationnelles et communicationnelles via le téléphone participe de cette consultation citoyenne. Nous tenterons d’apporter des éclairages sur ces pratiques dans un second temps. La résistance des élèves vis-à-vis de « l’emprise » générée par la présence du téléphone ne conduit-elle pas à une forme d’empowerment ?
À travers toutes ces réflexions, quelle(s) conduite(s) tenir en tant que professeur documentaliste ?

Le téléphone au cdi : entre interdiction et autorisation à des fins pédagogiques

Différents espaces de l’établissement pour différents usages du téléphone

Le téléphone serait-il accusé de tous les maux ? Coupable d’entraver la concentration, de distraire, d’accaparer le temps des élèves au détriment du travail scolaire, le Président Emmanuel Macron a déclaré qu’il n’y aura plus de téléphones portables dans les écoles et les collèges à la rentrée 2018. Une interdiction répétée puisque l’article L511-5 du code de l’éducation créé par la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 stipulait déjà que « dans les écoles maternelles, les écoles élémentaires et les collèges, l’utilisation durant toute activité d’enseignement et dans les lieux prévus par le règlement intérieur, par un élève, d’un téléphone mobile est interdite ». Le 7 juin dernier, l’Assemblée a adopté une loi qui interdit à partir de la rentrée prochaine l’usage du téléphone dans les écoles et les collèges sauf avis contraire du règlement intérieur de l’établissement. Certains se demandaient déjà comment mettre en application concrètement cette loi5. La question du téléphone portable dans les lycées n’est pour le moment pas évoquée. Ce silence traduit-il une forme de sidération face à une situation qui nous dépasse ?
La question de la place du téléphone portable agite la société française. Coupable de provoquer des accidents en voiture, le plan présenté par le Premier ministre Edouard Philippe propose des mesures parmi lesquelles une répression renforcée contre l’usage du téléphone au volant. Dangereux pour la santé (dangerosité des ondes), coupable d’entraver le sommeil de nombreux adolescents, emprise ou addiction des écrans, publication d’études alertant sur les méfaits du téléphone sur les jeunes enfants… Sans nier toutes ces réalités, les nombreuses accusations incriminant le téléphone nous feraient presque oublier que peuvent exister également des usages pédagogiques et créatifs6.

« Au CDI c’est autre chose [par rapport à la classe], c’est un autre cadre, plus libre. C’est nous qui nous encadrons seuls ; c’est nous qui choisissons de venir, c’est nous qui choisissons quoi faire, quand, où ? Alors qu’en classe, c’est la prof qui choisit ce qu’on fait, quand, où, quoi. Je pense que le CDI est censé être un endroit où on peut travailler, et faire des recherches. Donc on peut aussi le faire avec le téléphone s’il n’y a pas de place aux ordis. Je ne pense pas qu’il faille interdire le téléphone au CDI. 
*Stéphane, 16 ans, classe de 1re  »

Sur le terrain, la réalité est complexe et plurielle allant de l’interdiction totale à diverses formes de tolérance, en passant par un usage déclaré du téléphone à des fins pédagogiques. Le règlement intérieur de notre lycée stipule que « les appareils électroniques portables sont interdits en émission et en réception pendant les cours ». Le téléphone est toutefois autorisé dans les espaces de vie et durant les temps de pause. Cette interdiction en classe reste néanmoins soumise au jugement de chaque enseignant. « Monsieur X, professeur d’Histoire-géographie et auteur d’un blog en autorise la consultation en classe » affirment les élèves interrogés. Bien qu’interdit en classe, le téléphone invisible y est pourtant (omni)présent, dissimulé dans le sac, dans la poche, sous la table, manipulé discrètement.

« KM : le téléphone est interdit en classe, est-ce que les élèves l’utilisent quand même ?
Léa, classe de Term, 18 ans : oui (rires)
KM : combien d’élèves dans votre classe ?
Léa : ben tout le monde je pense. Ils l’utilisent en cachette. Soit ils le cachent dans leur écharpe, soit euh… il y a plein de techniques, je ne vais pas tout dire parce que… (rires)
KM : vous ne voulez pas dévoiler les techniques ?
Léa : nan (rires) ! »

Au CDI, les règles sont différentes. Stéphane évoque l’unicité de ce lieu* dans lequel une borne wi-fi a été installée. Suivant le référentiel d’usage du wi-fi en établissement diffusé par la Direction du numérique pour l’éducation, cet équipement vise à favoriser « les usages dans et hors la classe, en donnant accès aux ressources et services numériques en tout temps et en tout lieu7 ». Ce discours ministériel semble en contradiction avec les débats sur l’interdiction du téléphone à l’école et au regard du développement de services numériques éducatifs comme l’application esidoc ou pronote pour mobile.
Le règlement intérieur du CDI de notre établissement tolère l’usage du téléphone pour l’écoute musicale, la prise de photographies d’extraits de documents du CDI, ainsi que la recherche sur Internet à des fins pédagogiques et éducatives. Les appels téléphoniques, la prise de photographies entre élèves, les jeux et la consultation de contenu internet non éducatif y sont interdits. Le règlement intérieur indique que « tout usage du téléphone qui entraverait le calme du lieu est prohibé ». Dans la réalité, ces limitations restent difficiles à contrôler pour le professeur documentaliste. Une tolérance vis-à-vis de pratiques « qui ne dérangent pas » pour reprendre les mots de collègues documentalistes, à savoir des pratiques discrètes et silencieuses, est constatée. Les élèves n’ont aucune difficulté à comprendre les enjeux qui animent la question de la place du téléphone au CDI et les attentes de cette consultation citoyenne. Circuler entre les différents espaces de l’établissement les oblige à adapter leurs pratiques du téléphone en conséquence. Cette consultation citoyenne peut-elle toutefois suffire à ce qu’un élève passif, consommateur de services numériques, devienne un citoyen acteur capable de réguler ses pratiques et de s’adapter à son environnement ?

Une question de temps : quand l’objet technologique pallie les insuffisances techniques de l’établissement

Les entretiens menés révèlent que le téléphone pallie à l’absence de postes informatiques ainsi qu’aux pannes et défaillances du réseau d’établissement. 23,1 % affirment que l’utilisation du téléphone compense l’insuffisance du nombre de postes informatiques au CDI. Le manque de places est évoqué, notamment durant la pause déjeuner pendant laquelle le taux de fréquentation est élevé, ou lors de séances pédagogiques mobilisant l’espace informatique du lieu. 45 % déclarent utiliser le téléphone au CDI pour la consultation internet liée au travail scolaire, essentiellement de la recherche informationnelle. Une enquête menée par HADOPI parue en mai 2017 autour de la génération des « smartphones natives8 » évoque les attentes des jeunes en matière de pratiques culturelles. Facilité d’accès, gratuité, immédiateté (pratiques de streaming, séries à la demande sur Netflix…) et rapidité de la consommation (prédilection pour les formats courts type MP3, vidéos…) sont caractéristiques de la culture jeune. L’accès à l’information, aisément et rapidement, est un argument exprimé en faveur de la présence du téléphone au CDI.
Yolande Maury analyse la dimension idéologique véhiculée par certains discours et questionne les ambiguïtés des concepts liés à l’empowerment rapportés à l’éducation à l’information : pouvoir d’agir, compétences, capacités, autonomisation. L’auteure évoque le « pouvoir de l’information » comme « une aide à l’intégration sociale et culturelle des individus, leur permettant d’accéder au savoir nécessaire pour améliorer leur vie de tous les jours et atteindre leur plein potentiel9 ».
Un « minimum informationnel » paraît nécessaire à l’exercice de ce pouvoir. Anne-Emmanuèle Calvès retrace l’histoire et l’origine du mot empowerment qui désigne un processus d’organisation autonome des plus démunis (pauvres, immigrés, femmes…), des opprimés, en une force politique organisée10. Ce terme renvoie à l’idée de libération par une prise de conscience des individus eux-mêmes de leur capacité d’agir et d’accéder à plus de pouvoir. Témoin de ces évolutions qui nourrissent sa réflexion, le professeur documentaliste facilite l’accès à l’information et demeure le garant de l’acquisition d’un « minimum info-documentaire » inhérent au développement du « pouvoir de l’information ».
La présence du téléphone impose indéniablement une nouvelle temporalité au CDI. Ces injonctions d’immédiateté, d’instantanéité, d’accessibilité sont inhérentes à l’objet technologique lui-même. Le temps rapide des objets technologiques se heurte au temps long de l’école et de l’appropriation des connaissances ; et au temps long de l’adaptation et de l’assimilation demandées aux enseignants pour maîtriser et expérimenter pédagogiquement ces objets. Le temps de « passer le temps ». Durant les entretiens, nombreux sont les élèves qui affirment « passer le temps » avec leur téléphone. Lequel occupe durant les moments d’attente en nous donnant parfois le sentiment que les élèves perdent leur temps. Interdire le téléphone au CDI n’est-ce pas finalement se confronter à des élèves qui chercheraient à braver cet interdit ? Léa évoque cette situation durant l’entretien. Entre interdiction et autorisation, une alternative semble à trouver par les usagers eux-mêmes.

Le CDI connecté : champ d’observation des pratiques informationnelles et communicationnelles formelles et non formelles

Conscientiser ses pratiques, décider et agir

En sciences de l’éducation, la participation désigne « une action pédagogique et éducative qui sollicite le concours, l’adhésion de l’enfant, de l’élève dans les processus de formation et d’enseignement11 ». Pour participer, il convient de prendre conscience de ses propres pratiques. Seul ce mouvement de conscientisation peut amener les élèves à s’exprimer pertinemment autour de la question de la place du téléphone au CDI et des pratiques formelles et non formelles du numérique. Inspiré de la pédagogie active de Paolo Freire, ce mouvement de conscientisation amène à prendre acte de sa condition et de son environnement. Cette dynamique de conscientisation invite l’élève à passer de l’expression (le dire) à l’action (le faire) en développant sa capacité d’agir sur son environnement.
L’Internet mobile autorise une communication permanente. Tous connectés, partout et tout le temps. Alors qu’auparavant les moyens de communication avaient pour fonction de réunir virtuellement des personnes séparées géographiquement, les élèves sont désormais ensemble physiquement et virtuellement, notamment sur les réseaux sociaux par le biais de la connexion dite « illimitée ». 66,9 % déclarent utiliser le téléphone pour envoyer des SMS et 45,7 % pour consulter les réseaux sociaux. Ces pratiques communicationnelles devenues routinières s’inscrivent dans le quotidien des élèves. Ce besoin de connexion semble jouer un rôle de compensateur social face à une « vie scolaire » ressentie parfois comme lourde, pesante, source d’inquiétude et de frustration. Comme cet élève qui affirme que son téléphone « est un remède pour survivre au monde scolaire ».
La convergence numérique rend en effet possible une multiplicité de pratiques simultanées dans une même unité de temps. 45 % déclarent se connecter à Internet pour travailler et souhaitent se détendre simultanément sur des temps courts. Nous voyons au quotidien les élèves travailler tout en écoutant de la musique et, par intermittence, communiquer sur les réseaux sociaux par exemple. 43,7 % des élèves interrogés déclarent utiliser le téléphone pour écouter de la musique : l’isolement ainsi créé favorise selon eux la concentration. Le téléphone, objet intime, leur permet finalement de reconstruire un univers personnel – celui de la chambre ? – au CDI, avec leur musique, leur connexion personnelle, leur profil sur les réseaux, leur recherche informationnelle privée. Quelle légitimité accorder à ces pratiques non formelles qui s’élaborent dans la sphère scolaire ? Et quelle conduite tenir pour le professeur documentaliste face à des pratiques qui échappent à la prescription scolaire ? Ces pratiques sont en effet peu visibles et par conséquent difficiles à contrôler. Pascal Lardellier12 évoque la blessure narcissique des institutions de transmission que sont l’école et la famille, dépossédées de leur pouvoir et de leur contrôle. Est-il véritablement question de contrôler ? Ou s’agit-il plutôt d’accompagner et de former ? Cette question se pose d’autant plus que certains élèves avouent durant les entretiens que ce multitasking13 ne favorise pas l’attention et la concentration nécessaires au travail scolaire.
Il n’est pas étonnant d’observer de la part de certains professeurs documentalistes une forme de tolérance vis-à-vis de ces pratiques « qui ne dérangent pas ». Une partie de leur formation professionnelle est liée à la maîtrise des outils technologiques de recherche. Les nombreuses séances pédagogiques autour de Google, Wikipédia, des bases de données, ainsi que les expériences menées à partir d’objets technologiques comme les tablettes montrent que les professeurs documentalistes cherchent à « pédagogiser » ces outils en les mettant au service des apprentissages info-documentaires. Le téléphone est un complexe technologique aux fonctionnalités multiples. Il offre aux professeurs documentalistes la possibilité d’observer les pratiques informationnelles et communicationnelles formelles et non formelles des élèves. Et la conscientisation de ces pratiques renvoie à la notion de pouvoir. Conscientiser permet aux individus de prendre acte de leur condition et vise à leur donner le pouvoir d’agir face à une situation qu’ils souhaitent changer. Le terme empowerment est basé sur le désir de transformation sociale qui repose sur une remise en cause d’un modèle existant.

Résister à « l’emprise » suscitée par le téléphone portable : une forme d’empowerment ?

« KM : Considérez-vous que la présence du téléphone vous déconcentre dans votre travail ?
Inès, 17 ans, Terminale : Beaucoup oui. C’est un facteur de déconcentration.
KM : Pourquoi les élèves ont-ils entre les mains un objet qui les déconcentre ?
Inès : C’est paradoxal. Ça peut les déconcentrer mais ça peut aussi leur servir pour des recherches. Euh… les recherches de l’école. En fait ça déconcentre quand on ne l’utilise pas bien. Faut savoir se poser des limites… Je ne peux pas jouer 2h, 2h30 à un jeu à la place de faire mes devoirs, il faut donc apprendre à s’en servir pour que ça devienne quelque chose qui ne déconcentre pas.
KM : Et vous y arrivez ?
Inès : Non… moi je dis ça… mais je n’y arrive pas ! (rires) »

Les propos d’Inès nous apportent un éclairage à la compréhension du « phénomène téléphone » à l’école. Ce dernier déconcentre les élèves dans leur travail. Tous l’expriment lors des entretiens mais ils ne sont que 25 % à l’affirmer sur le questionnaire. Un élève évoque « la dangerosité du téléphone pour étudier ». Dérangé trop souvent, il nous dit se sentir « esclave » de son téléphone mais dans l’incapacité de changer les choses pour le moment. Interdire le téléphone au CDI, est-ce aider cet élève à se concentrer davantage sur son travail ? Deux études récentes ont montré que les établissements où le téléphone était banni obtenaient de meilleurs résultats que ceux où il était autorisé14. Et cette interdiction avait un effet encore plus positif sur les élèves en difficulté. L’étude américaine The World Unplugged visait à demander à un millier d’étudiants provenant d’une douzaine d’universités des cinq continents, de faire l’expérience de 24h de déconnexion médiatique. Une majorité d’étudiants admet l’échec de leurs efforts de déconnection15. Durant les entretiens, les élèves nous font part des stratégies de résistance face à « l’emprise » suscitée par la présence du téléphone : retourner l’objet pour ne pas le voir, le laisser au fond du sac, le mettre dans la trousse, activer le mode avion ou l’éteindre par exemple.
La présence du téléphone à l’école exige de l’élève de développer sa capacité à résister à la tentation face aux sollicitations nombreuses générées notamment par les notifications et les Sms. Résister, c’est faire appel à ses ressources. Inés évoque la nécessité de savoir se poser des limites et d’apprendre à se servir de l’objet. Accroître la capacité des élèves à résister pourrait avoir pour finalité de les responsabiliser en leur donnant le pouvoir de décider de la place qu’occupe le téléphone dans leur vie d’élève et de citoyen. Selon un principe d’éducabilité, il appartient au professeur documentaliste d’aider les élèves à mobiliser leur potentiel et leurs capacités individuelles afin de résister à l’influence engendrée par la présence du téléphone. Former à un usage critique et raisonné du téléphone afin de développer le pouvoir d’agir des élèves sur leurs propres pratiques comporte une dimension citoyenne qui amène à l’émancipation puis à l’autonomie. Les élèves affirment que leur travail scolaire est régulièrement interrompu par le téléphone sauf s’ils décident eux-mêmes de changer les choses. Et cette capacité à agir pour changer les choses se nomme empowerment qui signifie littéralement « renforcer ou acquérir du pouvoir » (Calvès, op. cit p. 739). Ce terme renvoie à la capacité de se défaire de la domination, qu’elle soit humaine ou technologique, ainsi qu’au pouvoir créateur d’accomplir16. L’empowerment représente une évolution afin que chacun puisse étendre sa liberté et ses choix d’actions. Il est question du savoir vivre ensemble avec les objets technologiques.

 

Avant de conclure, il nous faut préciser que les élèves interrogés ne constituent pas une catégorie homogène. Et les réalités des pratiques informationnelles et communicationnelles déclarées et/ou observées sont plurielles. Cette expérience de consultation citoyenne n’en est qu’à ses débuts. Les élèves ont fait entendre leurs voix. Participer comporte toutefois plusieurs dimensions. Il s’agira d’aller au-delà de la consultation en prenant des initiatives qui amèneront à des actions concrètes et à une prise de décisions. En un mot, à l’exercice du pouvoir. Parce que tolérer les pratiques numériques non formelles nous oblige à repenser le modèle du CDI tel que nous le connaissons aujourd’hui. C’est donc collégialement qu’il faudrait poursuivre cette enquête en interrogeant les non-usagers du CDI et en prenant en considération les élèves s’exprimant en faveur d’une interdiction du téléphone afin de leur offrir au sein du CDI un espace de déconnexion (soit 11,4 % des élèves interrogés). Il appartient au professeur documentaliste de veiller aux conditions de représentation de cette souveraineté collective. En mettant en œuvre un dispositif de gouvernance dont les modalités sont encore à définir, nous croyons en l’existence d’un potentiel en chaque élève. Développer l’autonomie dans les prises de décisions amène les élèves à se positionner en codirigeant des espaces de l’établissement qu’ils occupent quotidiennement. Yolande Maury évoque une approche responsabilisante « visant à ce que l’élève soit en capacité d’assumer les changements, de gérer aléas et incertitudes et résoudre lui-même les défis et/ou problèmes rencontrés » (op.cit., p. 13). Elle considère que le concept d’empowerment et les mots qui lui sont associés (pouvoir d’agir, capacité, autonomisation…) sont liés à la culture informationnelle.
En interdisant le téléphone au collège et en fermant les yeux sur sa présence dans certains lycées, l’institution scolaire ne creuse-t-elle pas le fossé numérique entre elle et les nouvelles générations d’élèves ? Pourtant le téléphone offre l’occasion de penser une éducation aux médias et à l’information qui s’articulerait autour de trois dimensions : une utilisation raisonnée et responsable des objets technologiques par le développement de capacités ; la transmission de connaissances sur l’information et les contenus médiatiques ; l’acquisition enfin d’une distance critique vis-à-vis de l’objet technologique lui-même ainsi que de l’information et des médias auxquels les élèves accèdent quotidiennement via le téléphone. Autant d’enjeux pour le professeur documentaliste.