OSINT : enjeux et savoirs de l’investigation en ligne

Le succès de l’OSINT dans l’actualité en tant que méthode de recherche d’information, de vérification de faits, voire d’investigation poussée en matière d’enquêtes journalistiques, interroge quant à son rapport avec la documentation. Est-ce que l’OSINT doit intégrer progressivement les cursus et rejoindre les enjeux autour de l’EMI ? Nous revenons ici successivement sur les racines communes avec la documentation avant d’expliquer les fondements de l’OSINT et sa mise en avant par l’actualité internationale. Nous présentons alors la nécessité d’envisager des compétences et des savoirs d’essence analytique pour dépasser la seule formation à des outils dont certains sont parfois éphémères. La vision que nous proposons doit faciliter la réflexion vers une évolution de la manière dont nous envisageons la formation informationnelle, documentaire et médiatique pour dépasser le cadre actuel de l’EMI et tendre vers une logique plus ambitieuse et durable.

1. Des racines communes avec les enjeux professionnels de la documentation

Dans un contexte de mutation rapide des pratiques et des technologies, l’OSINT (Open Source Intelligence) s’impose comme un champ stratégique, mais souvent difficile à appréhender. Elle nécessite des compétences pour exploiter des informations disponibles notamment quand il s’agit de les repérer, de les extraire, voire de les déduire à partir d’une analyse des sources notamment pour mettre en visibilité les métadonnées d’une image, sa géolocalisation ainsi que son horodatage, c’est-à-dire l’heure de la prise.
L’OSINT n’est cependant pas uniquement affaire de trucs et de techniques, elle implique des méthodologies et des stratégies pour tirer la quintessence de la collecte d’information et faciliter les conditions de son interprétation.
À bien des égards, l’OSINT qui est issue des services de renseignement rencontre des savoirs et savoir-faire que connaissent les professionnels de l’information dont les professeurs documentalistes, et que nous souhaitons exposer ici.
L’intérêt pour la collecte et l’analyse d’informations n’est pas nouveau. Le besoin de rassembler des éléments informationnels et de les rendre disponibles de façon à faciliter la découverte et la « retrouvabilité » (findability) se rencontre durant les périodes antiques et plus particulièrement durant les périodes médiévales et modernes, ce qu’explique fort justement Ann Blair (Blair, 2011).
Au XIXe siècle, des projets comme le Répertoire Bibliographique Universel de Paul Otlet ou encore la Society for the Diffusion of Useful Knowledge créée en 1826 par Henry Peter Brougham cherchent à adopter des méthodes pour rassembler l’information disponible, notamment celles présentant une utilité mobilisable. L’OSINT s’inscrit dans cette longue tradition de mise en système des connaissances, entre projets de type encyclopédique, travaux bibliographiques, catalogues collectifs et autres entreprises de créations d’espaces documentaires spécialisés. Si Suzanne Briet rappelait que « l’information secrète est une injure à la documentation » (Briet, 1951, p. 13), c’est pourtant bien au sein des services de renseignements que va se développer l’Open Source Intelligence.
Dès 1992, les États-Unis réfléchissent à la réorganisation des renseignements dans un monde post-soviétique, ce qui mène en 2005 à la création de l’Open Source Center (OSC) par la CIA, en continuité avec le FBIS (Foreign Broadcast Information Service) actif pendant la guerre froide. L’évolution s’accélère après les attentats du 11 septembre 2001, avec l’intégration de nouvelles expertises, notamment informatiques. Edward Snowden résume cette transformation en expliquant que la nouvelle génération a redéfini le renseignement : il ne s’agit plus uniquement d’espionnage physique, mais de l’analyse des données numériques (Snowden, 2019).
L’OSINT vient alors s’articuler avec d’autres « intelligence » (voir encadré). L’accroissement des ressources disponibles en ligne est tel qu’il est fréquent de rencontrer des estimations qui considèrent que 80 % de l’information recueillie par les services de renseignement s’effectuerait désormais en ligne. Seulement, le chiffre est difficilement vérifiable tant cela ne dit rien de la qualité de l’information recueillie et encore moins des formats de données que cela peut recouvrir. Il apparaît surtout que des gains économiques sont ainsi permis au point de mieux préciser les missions de terrain des agents qui sont en situation de risque.

Mais l’OSINT n’est pas qu’une affaire de services de renseignements (Le Deuff, 2021a). Il faudrait d’ailleurs plutôt comprendre le mot « renseignements » dans l’acception large que lui donnait Suzanne Briet (1951, p. 15), c’est-à-dire comme désignant les éléments informationnels qui peuvent se retrouver dans de nombreux types de documents. De ce fait, la recherche de renseignements en sources ouvertes concerne désormais une diversité de professions.

2. L’actualité tragique et la mise en lumière de l’OSINT

Le développement de l’OSINT en dehors des sphères du renseignement peut s’observer à plusieurs titres. Historiquement, les stratégies pour trouver de l’information via les moteurs de recherche grâce à des requêtes complexes font partie des habiletés que les professionnels de l’information comme les documentalistes ou les veilleurs ont pu développer. Les fameux Google Dorks (Deschamps, 2021) font partie de ces trucs et astuces bien connus depuis fort longtemps en matière de recherche avancée.
La guerre en Ukraine a joué un rôle déterminant dans la mise en lumière de l’OSINT. Ce domaine s’est illustré par sa capacité à fournir des preuves tangibles grâce à des traces visibles et vérifiables. Cependant, cette visibilité s’accompagne d’un flou thématique. Entre la rapidité réactive du fact-checking et l’intégration des codes visuels OSINT pour produire des faux qui tentent d’imiter le travail d’investigation, le terrain est complexe et demande des compétences aiguës pour différencier vérité et manipulation.
L’OSINT évolue dans un univers d’acteurs multiples : services de renseignement, journalistes, cyberspécialistes, veilleurs, et même juristes. Cette diversité reflète une hybridation des compétences et méthodes, où les distinctions entre intelligence (pratiques pour récupérer des informations) et renseignement (activités des services secrets) s’avèrent essentielles. Des collectifs pionniers comme Bellingcat, créé par Elliot Higgins en 2013 pour mieux comprendre le conflit syrien, se sont imposés comme des acteurs clés. L’OSINT intéresse également de plus en plus les développeurs, car les outils de détection et de scraping (extraction de données sur des sites web en utilisant des scripts informatiques) se multiplient parfois de façon éphémère, quand des sociétés tentent de produire l’outil miracle qui rassemblerait toutes les sources disponibles à partir d’une seule requête.
L’OSINT ne se limite pas à des traitements automatiques. L’intérêt repose sur des formes d’interprétation documentaire qui transforment chaque indice en texte, selon la définition d’Yves Jeanneret (Jeanneret, 2000). En documentant méticuleusement chaque preuve, l’OSINT façonne de nouvelles narrations qui s’inscrivent dans des cadres juridiques, historiques et politiques. Ces récits, bien qu’imparfaits, offrent une réponse à la désinformation par leur caractère traçable et reproductible. Mais à quelles conditions ces récits peuvent-ils rivaliser avec des enquêtes traditionnelles ?
Plusieurs clefs doivent être activées tant au niveau de la production de ces nouvelles investigations que de leur réception qui réclame une capacité d’attention et d’analyse de la part des lecteurs.

3. Des compétences analytiques

Le concept d’Open Source Intelligence trouve une anticipation fascinante dans la figure littéraire du chevalier Auguste Dupin, imaginée par Edgar Allan Poe au XIXe siècle (Le Deuff, 2021b). Auguste Dupin incarne une approche méthodique et innovante de la collecte et de l’analyse de l’information : un modèle qui, au-delà des compétences techniques, met en avant des aptitudes intellectuelles essentielles telles que l’observation, l’interprétation et la déduction. Cette inspiration d’un détective célèbre de fiction permet d’insister sur la relation entre des capacités intellectuelles et des compétences de nature méthodologique et technique. C’est ce qui distingue quelque part, le féru de technologies : le simple « osinteur » de l’analyste.

Savoir chercher et évaluer

Former les élèves à la recherche avancée, comme à l’utilisation des Google Dorks ou à des outils d’analyse d’images, ne se limite pas à des compétences techniques. Il s’agit d’intégrer une évaluation critique et une contextualisation des informations recueillies. Ces outils, bien que techniques, exigent une compréhension profonde des formes et des enjeux informationnels, notamment dans les sphères sociales (socmint) ou géographiques. L’OSINT voit se développer outils et méthodes pour retrouver ou vérifier l’information, mais il faut aussi être curieux et stratège pour tenter de nouvelles méthodologies ou en renouveler certaines qui ont déjà fait leurs preuves comme dans le cas des stravaleaks1 où Sébastien Bourdon (Bourdon, Schirer et al., 2024) et Antoine Schirer ont utilisé une faille connue dans l’usage de l’application Strava pour montrer que certains déplacements du président de la République Emmanuel Macron pouvaient être connus en identifiant et surveillant les gardes du corps.
Évaluer c’est savoir hiérarchiser les informations importantes ainsi que mesurer les risques de la diffusion de certaines informations pour les personnes concernées. Cela suppose autant des compétences techniques pour anonymiser les personnes identifiées que des compétences éthiques (Le Deuff et Roumanos, 2021) pour savoir agir à bon escient plutôt que de rechercher un scoop immédiat ou une justice médiatique qui peut conduire au résultat inverse de celui escompté. On observe ainsi un usage amateur des techniques OSINT couplées à des volontés de justice, lesquelles s’avèrent parfois peu précautionneuses ou peu éthiques. Cela va de la dénonciation un peu rapide sur les réseaux sociaux à des formes plus conviviales qui consistent à retrouver des personnes disparues lors de défis… alors qu’il est possible que ces dernières ne désirent pas être retrouvées pour de bonnes raisons (protection de témoins, conjoint dangereux, etc.)

Savoir maîtriser l’information

L’accès à une information désormais largement disponible impose par conséquent de nouvelles responsabilités : conscientiser les élèves sur leur exposition et leur capacité à exploiter cette information. Comme le souligne Sun-ha Hong (Hong, 2020) : « Il n’y a pas de lien facile entre la disponibilité théorique de l’information et son utilisation en tant que connaissance2. » Il s’agit d’aller au-delà d’un simple accès, pour transformer l’information en savoir structuré. L’ambition n’est pas seulement de savoir réagir à l’information du moment ou à la nécessité de répondre à une campagne de désinformation dans une démarche réactive (Roumanos, 2022), mais bien d’envisager le document comme anti-événement au sens de Robert Escarpit (Escarpit, 1976) en dépassant les conditions d’une information éphémère pour l’inscrire dans des portées plus longues ce qu’on explique plus bas.

Savoir voir sans être vu

Dans le cadre de l’OSINT, la discrétion est une compétence capitale, que ce soit pour des journalistes, ONG ou des étudiants. L’analyse critique des traces numériques laissées sur les réseaux sociaux et la sensibilisation aux risques liés à l’enquête (par exemple le risque de voir ses adresses IP blacklistées) sont des notions à intégrer dans toute formation en matière d’OSINT notamment si on souhaite y intéresser les élèves.
La recherche d’éléments informationnels disponibles sur le web de façon rapide ou un peu plus complexe rejoint les travaux précédents menés en matière d’e-réputation. Les facilités pour collecter de l’information sur son voisin ou son camarade doivent interroger les élèves sur les traces qu’ils peuvent laisser en ligne et sur ce qu’il est permis de faire en matière de collecte de l’information. En effet, l’exploitation des données personnelles ne peut s’opérer que dans des cadres définis par la loi. Entre les recommandations de la CNIL et le RGPD, ce type d’opérations ne peut s’effectuer n’importe comment.

Savoir lire et interpréter

L’OSINT exige une lecture analytique où tout document, y compris iconographique ou audiovisuel, devient un texte à interpréter si on demeure dans la définition d’Yves Jeanneret rappelée précédemment. Cette démarche fait écho à une analyse documentaire rigoureuse transformant les indices en éléments de preuve exploitables. Il faut donc pouvoir comparer des documents, recouper des informations et produire des déductions.

En outre, l’exploitation des données satellitaires notamment des images suppose bien souvent une expertise pour reconnaître des formes qui restent incompréhensibles pour le non-initié. Ainsi l’expert est capable de reconnaître un éclat d’obus sur une image ou la présence d’un char, quand le béotien n’y distinguera rien.
Cela montre qu’il n’est pas toujours possible de devenir un expert OSINT en quelques heures de formation, mais qu’il s’agit bien de mobiliser des compétences techniques et analytiques au sein de contextes complexes qui peuvent être ceux des crimes de guerre, ce qui suppose des compétences autant géopolitiques que des connaissances de type militaire parfois.

Savoir enquêter et dépasser la réactivité

L’enseignement doit aller au-delà des pratiques réactives du fact-checking pour montrer aux élèves des investigations proactives et ambitieuses. Des exemples marquants comme l’enquête du New York Times sur Boutcha3 montrent comment les investigations OSINT peuvent produire des récits complexes et ambitieux. Après un premier temps explicatif où on cherche à comprendre ce qui s’est produit en répondant également aux intoxications informationnelles4 de la propagande russe, il s’agit d’informer le lecteur pleinement en expliquant les conditions du massacre, le déroulé, l’implication de l’armée russe tout en rendant quelque part hommage aux victimes dont le portrait permet une ré-humanisation.

Savoir raconter et documenter

Le travail OSINT aboutit à la production d’un récit cohérent et pertinent, issu d’une hiérarchisation des informations collectées. Les professeurs documentalistes peuvent s’appuyer sur des exemples tels que la cellule audiovisuelle du Monde pour sensibiliser les élèves à la rigueur narrative et documentaire. Plusieurs travaux menés ces dernières années s’inscrivent dans des formes d’hyperdocumentation (Le Deuff, 2021c) tant il s’agit de collecter les faits et parfois les plus graves, entre crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Savoir conserver et mémoriser

La conservation des preuves et leur mise en perspective historique ou juridique constitue ainsi un aspect intéressant des démarches OSINT. Des organisations comme Forensic Architecture illustrent l’importance d’une documentation rigoureuse, pensée à la fois pour le présent et pour les tribunaux de l’histoire. Il s’agit à la fois d’informer sur ce qui se passe, mais aussi de conserver à des fins ultérieures les crimes qui ont été commis.
Forensic Architecture a développé à cet effet un logiciel qui a été déployé dans plusieurs circonstances. On peut ainsi consulter la cartographie interactive des violences policières durant Black Lives Matter5, mais aussi les crimes de guerre en Ukraine en collaboration avec Bellingcat.
D’autres travaux sont actuellement menés pour recenser les actions qui se déroulent à Gaza.

4. De l’EMI à une culture technique et politique de l’information

Recenser la diversité des compétences mobilisées, autant techniques qu’intellectuelles, permet de mesurer la portée réelle d’une formation impliquant l’OSINT. Il ne s’agit pas encore une fois d’imaginer un énième kit miracle ou une nouvelle pseudo formation sur l’esprit critique développée par une start-up qui réinvente la roue à grands coups de financements publics pour offrir aux élèves des vidéos avec de l’incarnation comme ils en voient déjà trop souvent sur Tik Tok. Il s’agit d’une ambition qui s’inscrit dans la durée.
Il y a deux manière d’envisager les questions récentes en matière d’enjeux informationnels et numériques, l’une est simplement basée sur des conseils, des astuces qui viennent s’ajouter aux littératies précédentes avec une vision quelque peu morale de ce qu’il serait préférable de faire, l’autre est bien plus ambitieuse et vient remettre en cause la construction de l’EMI, source de confusion sémantique et épistémologique, insuffisante d’un point de vue didactique et qui ne parvient pas à réellement construire une culture technique et politique de l’information digne de ce nom.
En matière d’OSINT, les deux positions peuvent rapidement se rencontrer avec le risque d’une vision « trucs et astuces » avec le rappel de techniques de recherche avancée sur les moteurs de recherche couplées à quelques basiques en matière de fact-checking. Or l’ambition de l’OSINT est celle de pouvoir enquêter, construire, analyser et démontrer. Cette ambition est celle d’une culture de l’information telle que plusieurs travaux ont tenté de la définir notamment autour du GR-CDI (Serres et al., 2010). Si cette culture n’existe pas dans une forme unique, l’investigation avancée par les méthodes OSINT en constitue une nouvelle forme intéressante et opportune à plus d’un titre, car elle vient coupler l’investigation avec l’hyperdocumentation en dépassant la seule logique de l’événement pour devenir parfois des instruments de mémoire.