La première partie de cette recension consacrée à l’important rapport administratif écrit en 1978 par les deux hauts fonctionnaires, Inspecteurs des Finances, Simon Nora et Alain Minc, tentait d’expliquer ce grand succès de libraire, qui sera l’un des facteurs déclenchants de l’engouement persistant de l’élite administrative et intellectuelle de notre pays pour l’informatique connectée1 et la capacité de cette dernière à transformer les relations entre gouvernés et gouvernants, administrations et citoyens et au sein des hiérarchies administratives.
Les deux rédacteurs accordent une place toute particulière à la transformation des interactions établies au cœur même du système éducatif et de la formation continue.
Anticipant dès 1978 les capacités de la télématique (informatique connectée), nos deux auteurs estimaient que l’État devait prendre la conduite des mutations induites par les technologies de l’information, évitant de la sorte que les grands groupes privés de communication réalisent ces transformations à leur profit exclusif, laissant de côté l’intérêt public et la grande majorité des citoyens. À cette époque, lorsque l’on parle du système scolaire français, il faut bien comprendre qu’il apparaissait comme l’un des meilleurs et des plus performants. L’ascenseur social marchait à plein rendement grâce à une École plébiscitée par des parents éprouvant peu d’angoisse quant à l’avenir de leurs enfants. Le directeur de l’évaluation et de la prospective du ministère de l’Éducation nationale, pouvait s’exclamer sans être contredit « Nous sommes les meilleurs ! Nous avons des méthodes, des exigences et des enseignants que beaucoup d’autres pays nous envient. Les élèves ont en France, des connaissances en moyenne très supérieures à celles de nos voisins2. » Les grands débats autour de la sélection et de la pédagogie ne concernaient qu’un cercle intellectuel restreint composé de sociologues et de pédagogues qui s’est peu à peu agrandi à la suite des événements de mai 19683.
Dès lors, s’avançant sur un sujet sensible avec un corps enseignant sûr de ses valeurs et de ses méthodes, Simon Nora et Alain Minc vont effectuer un travail en forme de sondages et de propositions diverses reprenant le sujet éducatif à plusieurs reprises dans un ordre dispersé tout au long de l’ouvrage. Cependant, après regroupement nous pouvons discerner deux grands axes : le maintien du rôle essentiel des enseignants d’une part ; le bouleversement pédagogique d’autre part. Notons toutefois que ces deux parties sont très inégalement développées.
Le maintien ou non du rôle essentiel des enseignants
Le premier axe concerne le rôle confirmé des enseignants, je cite nos deux auteurs :
« Former un élève ne se limite pas à communiquer des informations techniques ; aucun robot, si bien programmé soit-il, ne saura prendre à sa charge le colloque singulier de l’enseignant et de l’enseigné. »
Ce court passage reste le seul qui, dans l’ensemble du texte, confirme la place prépondérante de l’enseignant. Ces trois lignes apparaissent comme un artifice chargé de rassurer un corps enseignant encore puissant, sûr de lui-même et de ses valeurs. D’autre part, deux mots importants, « transmission » et « intergénérationnel », n’apparaissent pas dans l’ouvrage, termes qui auraient dû étayer la phrase citée ci-dessus car qu’est-ce que l’enseignement si ce n’est la transmission intergénérationnelle des savoirs et des valeurs d’une société, ainsi que le soulignent les sociologues François de Singly et Claude Thélot4. Les limites conceptuelles et pragmatiques de la phrase rassurante quant au rôle des enseignants apparaissent d’autant plus clairement que les longs développements ultérieurs de la pensée des rédacteurs ne laissent aucun doute quant à la nature du deuxième axe qui mobilise toute l’attention de Simon Nora et Alain Minc.
Informatisation et bouleversement pédagogique
« Le développement de l’informatique de masse peut transformer la pédagogie, donc le statut des enseignants. » La métamorphose attendue des enseignements par l’apport des outils numériques connectés doit métamorphoser le rapport de l’élève aux savoirs. En d’autres termes, ce n’est plus l’enseignant qui transmet les connaissances aux jeunes, mais les écrans qui seront directement interrogés. De la sorte les cadres disciplinaires deviendront poreux et le poids des diplômes devrait être atténué. In fine, les fonctions de l’enseignant seraient recentrées sur la coordination, les tâches pédagogiques les plus répétitives et harassantes étant effectuées par les auxiliaires électroniques.
Nos auteurs savent qu’ils s’attaquent à forte partie, et estiment qu’il faudra du temps pour parvenir à une situation nouvelle. En fait, ils prédisent l’effondrement de l’univers sociologique établi après la Seconde Guerre mondiale par la mise en place d’une gigantesque machinerie administrative, le Ministère de l’Éducation nationale fort de plus d’un million de fonctionnaires. La France de la Résistance espérait ainsi pouvoir répondre à l’injonction du préambule de la Constitution de 1946, puis 1958 : « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public, gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir d’État5. » L’Éducation nationale fut la seconde administration européenne par le nombre après l’Armée rouge (russe depuis 1991). De nombreux instituteurs et professeurs issus de milieux modestes, voire populaires, avaient intégré le système scolaire grâce à une école républicaine qu’ils révéraient. Le débat intellectuel autour de la sélection et des méthodes ne semblait pas pouvoir toucher le système scolaire en profondeur, en dépit des critiques émises notamment par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron en 19646. Postérieurement, ces dernières devenues de plus en plus virulentes et entendues permettront à Pierre Bourdieu d’évoquer à plusieurs reprises les « petits blancs ou les pauvres blancs de la culture », en référence aux enseignants crispés sur des valeurs et des méthodes surannées7. Quarante ans plus tard, les affrontements entre les partisans de la méthode d’apprentissage de la lecture dite syllabique et ceux prônant les méthodes globale ou semi-globale8 persistent ! Plus proche du sujet, faut-il utiliser un logiciel pour apprendre l’orthographe, suivre une progression sur écran par l’intermédiaire d’un logiciel ? Pour le calcul, faire un choix entre logiciel ou apprentissage par cœur des tables de multiplication, d’addition, de soustraction ? En réponse, le nouveau ministre de l’Éducation nationale via les quatre circulaires ministérielles du 26 avril 2018 relance tant la méthode d’apprentissage de la lecture syllabique que le calcul mental s’appuyant sur la pédagogie du par cœur9.
Si la puissante vague de réformes, de restructurations et d’informatisation de l’enseignement survenue entre 1975 et 2009 semblait capable de submerger les plus fortes oppositions, comme l’avaient prévu dans un premier mouvement Alain Minc et Simon Nora, depuis la nomination de Luc Châtel en 2009 au ministère de l’Éducation nationale à celle de Jean-Michel Blanquer en 2017, les forces contraires en présence tendent à atteindre un équilibre instable finalement préjudiciable aux enseignants et aux élèves car l’ensemble des acteurs du système scolaire s’épuise dans des mouvements pendulaires incessants, les ministres effaçant les réformes de leurs prédécesseurs. Don de prémonition, les deux rédacteurs du rapport soulignaient que l’évolution vers l’informatisation connectée du système scolaire n’était pas évidente et qu’elle ne serait pas rapide.
Transformation radicale des rapports aux savoirs, à la connaissance et au pouvoir
Le chapitre consacré à la télématique et aux conflits culturels commence par un rappel historique complètement erroné. « Lorsque les Sumériens inscrivaient les premiers hiéroglyphes sur des tablettes de cire, ils vivaient sans probablement le percevoir, une mutation décisive de l’humanité ». Cette phrase comporte des méprises historiques de forme et un véritable fourvoiement sur le fond. Sur la forme, trois points retiennent notre attention :
• Les Sumériens ont inventé l’écriture cunéiforme. Ils écrivaient à l’aide de calames (roseaux taillés) sur des tablettes d’argile. À Uruk, les tablettes d’argiles portaient des listes de mots à apprendre par cœur, destinées aux élèves-scribes. Selon les historiens Samuel Kramer10 et Andrew George, « La Maison des tablettes » (E-DUB-BA) annexée au palais royal avait les caractéristiques d’une bibliothèque et d’une école11. (lointaines ancêtres des CDI ?)
• L’écriture hiéroglyphique, traduite par Jean-François Champollion, appartenait aux Égyptiens qui la transcrivaient sur des feuillets de papyrus.
• Enfin, les Romains utilisaient effectivement des tablettes de cire dans leurs écoles.
Sur le fond, l’erreur est plus grave. Oui, les Anciens avaient conscience de la révolution et des bouleversements introduits par l’écriture. Dans les diverses mythologies antiques les dieux et les héros offrent un don extraordinaire aux hommes : l’écriture. Chez les Égyptiens, c’est Thot, le dieu à tête d’Ibis, dieu du savoir qui apporte l’écriture. Chez les Grecs, c’est Cadmos, un prince phénicien, fils d’Agénor et frère d’Europe, fondateur de Thèbes qui apprend les signes de l’alphabet aux Hellènes. Les Égyptiens reconnaissaient la puissance inouïe de l’écriture. Seuls les scribes pouvaient, avec les pharaons, aspirer à l’immortalité.
Pour conclure cette malencontreuse introduction, les deux hauts fonctionnaires insèrent une analogie entre les bouleversements produits par l’invention de l’écriture et ceux prévisibles qu’apporteraient les technologies informatiques. « Les concepts l’emporteront sur les faits, les itérations sur les récitations. Assumer cette transformation serait une révolution copernicienne sur la pédagogie. La priorité donnée à l’acquisition d’un microsavoir universel est aujourd’hui liée à une conception de la culture dont l’école assure la pérennité. Celle-ci est inséparable des traits sociologiques du monde scolaire et universitaire, de la méritocratie particulière sur laquelle il se fonde, de l’idéologie dont les enseignants sont imprégnés ». Les auteurs précisent que le savoir ne sera plus constitué par l’accumulation de connaissances classifiées, hiérarchisées mais par la capacité de rechercher une information précise. Dès lors, l’enseignement subirait une « révolution copernicienne. » La culture cumulative des enseignants fondée sur le mérite devrait céder la place à une culture édifiée sur des concepts.
Le terme de révolution copernicienne est fort, Copernic ayant révolutionné l’astronomie prouvant que la Terre tournait autour du Soleil et non l’inverse. La Terre devenait une planète parmi d’autres, le Soleil la remplaçait au centre de l’univers. Dès lors, l’ordre divin était perturbé, puisque l’homme n’était plus au cœur de l’univers créé par Dieu12. C’est ainsi qu’à l’aube de la Renaissance, la structure entière de la société était remise en cause, la hiérarchie de l’Église catholique affaiblie, le pouvoir monarchique du Roi représentant de Dieu sur Terre ébranlé. Quarante ans après ce rapport, le constat s’avère en partie justifié quant à la perte d’autorité des enseignants. Cependant, une meilleure appropriation de la culture et des concepts par les élèves reste à prouver. L’amoindrissement de la puissance paternelle, comme de la domination professorale, tient plus à des caractères sociologiques comme l’impact de mai 196813 et à la culture « jeune » véhiculée, selon Dominique Pasquier, par les médias qu’à l’outil informatique proprement dit14. Nonobstant, Jean-Pierre Le Goff soutient que le poids des discours ministériels s’appuyant sur l’apport de sociologues comme Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron ainsi que sur la pédagogie rénovatrice prônée par Antoine de La Garanderie et Philippe Meirieu ne doit pas être négligé dans le dépérissement de l’autorité des enseignants15.
Comme l’avaient prévu nos deux hauts fonctionnaires, si la circulation du sommet vers la base se maintient, l’inverse apparaît également, tant par l’envoi de nombreuses pétitions vers le sommet que par la multiplication de groupes autonomes sur Internet renforçant une communication horizontale et les concepts du partage de la culture et de cotutelle en matière de pédagogie. Dès lors, ces échanges permanents via les réseaux sociaux, « les groupes autonomes » pour nos auteurs, permettent l’établissement d’une « agora informationnelle. »
En réalité, l’optimisme pondéré de Simon Nora et Alain Minc se fondait essentiellement sur l’hypothèse d’un développement régulé des réseaux informatiques. Néanmoins, ils avaient soulevé une autre hypothèse, celle de la dérégulation et de la prise du pouvoir numérique par les grands groupes privés qui transmettraient des « pseudo-informations », sans véritables perspectives de cohérence sociétale. La régulation entrevue par Simon Nora et Alain Minc se fondait essentiellement sur un développement contrôlé par l’État à l’échelle de la nation des réseaux informatiques. La loi du 6 janvier 1978 relative à l’Informatique, aux Fichiers et aux Libertés puis la Convention Européenne pour la Protection des Personnes à l’Égard du Traitement Automatisé à Caractère Personnel, signée à Strasbourg le 28 janvier 1981, correspondaient à l’application concrète de la vision régulatrice de l’expansion numérique à l’échelle de la nation, puis au niveau européen16. Toutefois, la puissance des GAFA, (Google, Amazon, Facebook, Apple) groupe de grandes entreprises américaines dominant le Net et, même les États, annihile les volontés de régulation17. Au milieu de ces violents affrontements idéologiques et économiques que devient l’accès gratuit à la culture pour tous ? Est-ce que, comme le prédisaient les deux rapporteurs, en cas de développement non régulé de l’informatique, les différences sociales ne seraient plus liées au savoir et à la connaissance mais à l’art de retrouver, de sérier et de hiérarchiser les informations reçues par l’intermédiaire des réseaux connectés ? Certes, le modèle culturel reposant sur la mémoire est en apparence affaibli, certainement comme le prédisaient Simon Nora et Alain Minc, en raison de la généralisation des objets connectés. Toutefois les jeunes sont victimes de la dépendance induite par ces mêmes objets passant plusieurs heures quotidiennes à les consulter18. La toute-puissance du numérique connecté se heurte à la persistance de phénomènes sociaux comme celui de la maîtrise de l’orthographe et de la langue fondée sur la mémoire individuelle qui reste encore et toujours un élément déterminant dans la sélection professionnelle et sociale19.
L’utopie techniciste, qui éclaire ce rapport, n’a pas permis aux auteurs d’anticiper le développement sombre du numérique frappant tout particulièrement la jeunesse en ce début du XXIe siècle : diffusions de fausses nouvelles, cyberharcèlement, cyberviolence, cyberpornographie et cyberdépendance20 et 21…
Il faut conclure en laissant de nouveau la parole aux deux auteurs : « Pour que la société d’information reste possible, il faut savoir, mais aussi pouvoir compter sur le temps. La pédagogie réciproque des disciplines et des aspirations s’exerce lentement : elle s’opère, au fil des générations, par la transformation des matrices culturelle : familles, universités, médias… L’urgence et l’ampleur des contraintes que va subir la société française lui laisseront-elles les délais qu’exige cet apprentissage vital ? »
La question fondamentale qui conclut ce rapport reste celle de l’adéquation entre le temps, la pédagogie et les nouvelles formes de transmission des connaissances, du savoir et de la culture via les outils numériques. Loin de la vision d’une société apaisée par le partage serein des connaissances, la réalité d’une informatisation connectée non maîtrisée parce que trop rapide, trop massive, par rapport aux capacités d’intégration et d’absorption des individus, instaure une société encore plus inégalitaire22 excluant tous ceux qui sont incapables de suivre ou de maîtriser l’accélération du mouvement impulsé par les technologies de l’information et de la communication23.