Qu’est-ce que la documentation ? de Suzanne Briet

Nouvelle édition

Édition numérique multiformats, par Arthur Perret, maître de conférences, Univer­sité Jean Moulin Lyon 3, Laboratoire Elico. 

Suzanne Briet (1894-1989) est une figure tutélaire des sciences de l’information et de la communication en France. Bibliothécaire puis conservatrice adjointe à la Bibliothèque nationale de France, c’est une spécialiste de la bibliographie. Elle apporte une contribution majeure à la documentation, notamment en ce qui concerne sa terminologie et son enseignement.

Qu’est-ce que la documentation ? est un court essai dans lequel Suzanne Briet donne notamment une célèbre définition du document, en prenant pour exemple une antilope dans un jardin zoologique. C’est aussi un manifeste en faveur de la profession – alors nouvelle – de documentaliste : son rapport aux archives et aux bibliothèques, son éthique particulière, son rôle dans la société.

Ce texte a surtout été lu après sa redécouverte par des chercheurs comme Michael Buckland et Ronald E. Day dans les années 1990. Depuis, il a été cité des centaines de fois. En 2006, Laurent Martinet contribue à la traduction du texte en anglais (Scarecrow Press, 2006). Il choisit également de publier l’original en HTML sur son site personnel, pour que le public francophone ait plus facilement accès au texte.
Lien édition originale :
http://martinetl.free.fr/suzannebriet/questcequeladocumentation/briet.pdf‌

Cette démarche trouve aujourd’hui son prolongement dans une nouvelle édition numérique, rendue possible par l’accord des héritiers de Suzanne Briet, mise en ligne en décembre 2024.
Cette réédition présente plusieurs particularités :

Une édition multiformats. Une version PDF1 est publiée dans l’archive institutionnelle HAL. La mise en page A4 avec des marges profondes encourage la réutilisation – notamment dans un contexte pédagogique – par l’impression et l’annotation manuscrite. En complément, nous proposons une version HTML2, pensée pour une diffusion plus large du texte grâce à une lisibilité adaptée à tous les écrans.

Une pagination « originale ». Pour cette nouvelle édition, nous avons fait le choix de reprendre les numéros de page de l’édition d’origine – aussi bien dans la version PDF que HTML. Les lecteurs sont ainsi encouragés à citer l’œuvre en suivant une numérotation unique, afin d’établir une continuité entre leurs travaux et ceux, déjà nombreux, qui font référence à l’édition d’origine.

Des outils libres. Cette édition a été fabriquée avec Pandoc et Paged.js, des logiciels libres qui permettent de développer de nouveaux projets éditoriaux à l’intersection des technologies du Web et du monde scientifique.

Ainsi, cette nouvelle édition propose non seulement de remettre en circulation un texte essentiel mais invite également à réfléchir à la manière dont se fabriquent les classiques scientifiques à l’ère numérique.

Madame Documentation (1894-1989)
Détail de la carte d’identité de Suzanne Briet, 1952-1953. Bibliothèque nationale de France, archives institutionnelles

 

 

Roger Cuchin, fondateur d’InterCDI

Impossible de célébrer le cinquantième d’InterCDI sans rendre hommage à celui qui imagina, créa et porta notre revue : Roger Cuchin. Un honnête homme comme on l’entendait au XVIIe siècle. Un homme complet, à la fois manuel et intellectuel. Un entrepreneur toujours prêt à se lancer dans de nouveaux défis. Un homme confraternel qui a œuvré, sans compter sa peine ni son temps, pour aider ses collègues. À cette occasion, nous avons rencontré Madeleine, son épouse, et Sylvie, une de ses filles, dans leur pavillon d’Étampes qui servit de premier local à la revue. Merci à Madeleine qui nous a reçu avec gentillesse et à qui il faut rendre un juste hommage, tant elle a œuvré auprès de son mari. Merci à Sylvie qui nous a confié une partie des Mémoires de son père écrites pour sa famille. Voici le récit de la naissance d’InterCDI.

Roger Cuchin est né en 1918, à Paris. Son père meurt de la tuberculose, peu de temps après sa naissance. Sa mère, employée à la RATP, le place alors à Étampes chez une nourrice qui deviendra, pour lui, une deuxième mère. Étampes, une ville à laquelle il restera attaché toute sa vie. Il rentre à l’école primaire à l’âge de sept ans et va poursuivre une excellente scolarité.

À tel point qu’il est reçu au concours de l’École normale de Versailles en 1938. Pour son premier poste, il est nommé à Brétigny-sur-Orge. Puis, pendant l’occupation allemande, l’inspecteur d’académie, le nomme, malgré son jeune âge, directeur d’une école à Étampes, en remplacement de l’ancien directeur, fait prisonnier. Il met en place des méthodes d’apprentissage plus actives que celles utilisées traditionnellement. Il invite ses élèves à pratiquer des activités de manipulation, en relation avec l’étude du milieu local. Les enfants réalisent des frises chronologiques, des cartes géographiques, ou encore un journal. Il les emmène sur le terrain, notamment sur les bords de la rivière qui traverse Étampes pour calculer son débit, à l’aide de bouchons flottants.

Dans le même temps, il cultive plusieurs passions. Il dessine, fait du modélisme, bricole. Sous l’Occupation, il fonde un orchestre de jazz symphonique amateur. Il en est le chef d’orchestre et propose, trois fois par an, de petites comédies musicales dont il est l’auteur. Les recettes de ces spectacles sont destinées à l’envoi de colis aux prisonniers de guerre. Dans les années 60, il crée le Club des Cinéastes Amateurs du Sud de l’Île-de-France (CASIF). À ses passions individuelles, il associe toujours des aventures collectives avec ce souci de partage et de pédagogie qui l’a toujours animé.

À partir de 1945, Roger Cuchin participe à l’expérience des « classes nouvelles » au collège d’Étampes. La pédagogie de ces « classes nouvelles » repose sur le recours aux documents et à l’utilisation des moyens audiovisuels. Dans une classe de sixième, ils sont trois enseignants pour un effectif, très réduit pour l’époque, de 25 élèves… Dans cette classe sans programmes imposés, Roger Cuchin enseigne les mathématiques, les sciences et la géographie. À ce sujet, il crée un modèle permettant de faire réaliser par les élèves la maquette d’une région en relief. Cette maquette intitulée « Géomodélisme » a failli être commercialisée en 1957.


Durant l’année scolaire 1957-1958, le premier CDI (appelé alors Centre Local de Documentation Pédagogique) est ouvert au lycée Janson de Sailly par la volonté de son proviseur, Marcel Sire. Il est géré par Jean-Gabriel Gaussens, professeur d’histoire-géographie qui devient, de fait, le premier documentaliste. Il s’agit de mettre fin à l’éparpillement des documents dans les établissements scolaires, de rassembler les livres autrefois stockés dans les bibliothèques de classe et d’assurer la gestion du matériel et des documents audio visuels qui, de plus en plus, font leur apparition dans les collèges et les lycées. En avril 1958, Roger Cuchin visite avec curiosité et enthousiasme ce premier CLDP du lycée Janson de Sailly.

En octobre 1958, vingt-cinq postes de « documentalistes-bibliothécaires » sont ouverts dans toute la France. Une chargée de mission du ministère demande au proviseur du lycée Geoffroy-Saint-Hilaire d’Étampes si un enseignant accepterait de se voir confier un CLDP à créer sur place. Sans hésitation Roger Cuchin accepte ce poste, faisant du lycée d’Étampes un pionnier de cette nouvelle institution, après Janson de Sailly.

En 1960, ils sont une soixantaine. Pour vaincre leur isolement, ces pionniers créent l’Amicale des Documentalistes de l’Éducation nationale (l’ADEN). Roger Cuchin, qui a réalisé des années durant la revue de l’association de cinéastes amateurs, prend alors en charge la rédaction du bulletin de liaison de l’amicale, qu’il ronéote au lycée, avec la complicité de son chef d’établissement qui déclarera, à maintes occasions et avec humour, que « si Roger Cuchin n’existait pas, il faudrait l’inventer ».

En 1962, on dénombre deux-cent-onze documentalistes à l’œuvre dans les lycées classiques et modernes et six dans les lycées techniques.

Dans les années qui suivent, sous l’impulsion de Marcel Sire, devenu inspecteur général de la vie scolaire, les Services de Documentation et d’Information se multiplient.

Parallèlement, l’ADEN se développe et se penche sur la possible création d’un statut, car, comme l’écrit Roger Cuchin en 1968 : « Dix ans d’existence de l’Institution des Services de Documentation n’ont pas pour autant tracé une ligne claire et admise par tous, ni un cadre sûr et pratique pour tous les aspects de notre multiple activité ». Pour l’ADEN, il s’agit de militer pour une définition précise des missions du documentaliste-bibliothécaire. Le bulletin maintenant publié à Paris s’assoupit cependant peu à peu.

En 1971, gentiment pris à partie par des collègues avec qui il visite le Louvre et qui regrettent la disparition de ce lien entre collègues, Roger Cuchin décide de créer une revue pratique au service des SDI. « Une revue véritable paraissant huit fois par an et qui donnerait des nouvelles des services, de ce qui s’y fait, s’y crée, s’y utilise… Des recettes, des questions, des adresses, des initiatives prises ici et là… », écrit-il dans ses Mémoires. Un beau projet de retraite active dans le prolongement de son activité professionnelle !

Roger Cuchin pose alors les bases du « Centre d’étude de la documentation et de l’information scolaire, le CEDIS ». Il annonce clairement que le but de cette association (sans but lucratif) est de produire une revue qui n’entend faire concurrence ni aux syndicats ni à la FADBEN, mais qui en serait au contraire le complément. En octobre 1972, voulant tester l’intérêt réel que peut susciter une telle revue, Roger Cuchin adresse 1000 exemplaires du numéro 0 aux 1000 SDI existants. Il reçoit rapidement 300 demandes d’abonnement, ce qui lui ouvre le sésame pour poursuivre l’aventure.

Ce numéro 0, sous une couverture dans le style de l’art cinétique de Vasarely, se présente comme une revue technique de la Documentation et de l’Information scolaires. En guise d’éditorial, Roger Cuchin adresse « une lettre à nos collègues documentalistes ». Dans cette lettre, il précise les buts du CEDIS : « L’étude des moyens destinés à faciliter l’accomplissement des fonctions de documentation et d’information présentes dans les établissements ; la diffusion des conclusions de ces études et des matériels et publications dont elles ont pu susciter la création ; l’organisation des services destinés à répondre aux questions d’ordre technique posées par ses membres et l’harmonisation des tâches professionnelles spécifiques de la documentation et de l’information scolaires ». Le CEDIS y est présenté comme « votre assistant documentaliste ». Les premières rubriques présentes : Audiovisuel, qui annonce des bancs d’essai et des fiches techniques, Action culturelle, consacrée au Musée des Arts et Traditions populaires, Information, comment la faire circuler et La Documentation administrative (J.O., B.O.E.N., R.L.R.). Dans le numéro 1 apparaît (heureusement) une rubrique Pédagogie (curieusement rédigée par un proviseur !). Dans ce numéro 0, on trouve également les premières publicités pour le GIDEC (déjà), pour L’École des lettres, et les éditeurs Hachette et Nathan. Enfin les illustrations sont signées par Jean Ollier, un collègue, et par un jeune dessinateur d’Étampes, âgé de 22 ans, Christian Binet, futur créateur de Kador et des Bidochon (cf. Lettre à Christian Binet dans ce numéro anniversaire).

La fabrication de la revue, au démarrage, est plus qu’artisanale, réalisée dans le pavillon de Roger Cuchin à Étampes, elle se fait en famille. Une activité fiévreuse emplit très vite la maison : « Je revois encore la table de notre salle à manger, encombrée de bulletins d’abonnement, de fichiers, de chèques… Je revois Madeleine (son épouse) reporter sur les premiers états, les noms et adresses des abonnés, Bétine (sa mère adoptive) plier et mettre sous enveloppe lettres d’information, bulletins d’abonnement, puis revues… », écrit-il dans ses Mémoires. Madeleine, sa plus « proche collaboratrice », commence un peu à « râler » ; elle s’étonne un peu du désintéressement de son époux et du temps qu’il consacre au CEDIS. En effet, les frais de téléphone, d’électricité, de déplacements en voiture pour la revue sont pris sur le budget familial. D’autant que Roger avance également sur son argent propre les fonds nécessaires à l’impression et aux envois aux abonnés des 8 premiers numéros. Cet argent lui sera bien entendu remboursé ultérieurement, et heureusement, au fur et à mesure de la rentrée des abonnements.

Avec ce numéro 0, l’odyssée d’InterCDI est lancée. D’une simple aventure familiale (même sa nièce figurera parmi les premières salariées et s’impliquera durant de longues années) Roger Cuchin aura transformé l’essai en une belle entreprise associative qui mobilisera une communauté fidèle d’acteurs aux talents divers durant de longues années. Il l’accompagnera jusqu’à l’âge de 80 ans, toujours avec cet esprit altruiste et d’abnégation qui le caractérisait, et passera la main presqu’avec tristesse, tant c’était l’œuvre de sa vie…

 

L’équipe d’InterCDI, dans la cour du lycée Fénelon à Paris, 1995
De gauche à droite : Mmes Dalimier, Cretin, Douheret, Leplat, Michaut, Jullien, Sourdillon, Roussy, Philippe, Degas, MM. Viry, Fondanèche, Cuchin, Daveau, Ollier, Francès.