1965, 1985, 2025… Ce sont des dates anniversaires qui feraient sans aucun doute pétiller son regard et son esprit vifs et rieurs s’il se retrouvait aujourd’hui propulsé avec nous, au CDI, dans notre monde ultra digitalisé. Il est des anachronies qui font rêver le professeur documentaliste que nous sommes autour de la figure de Georges Pérec… et ces anniversaires en sont.
En effet, en 1965 paraissait Les Choses. Et en 1985, il y a donc tout juste 40 ans, un petit ouvrage original et malicieux comme l’écrivain savait en produire est publié à titre posthume et intitulé Penser/classer. Il s’agit d’un recueil de 13 textes de réflexion inédits, très personnels, parus dans divers journaux et revues entre 1976 et 1982, et regroupés, trois ans après sa mort par son éditeur, dans lequel l’auteur, ancien documentaliste dans un laboratoire de recherche médicale, s’interroge sur sa propension à vouloir tout ranger et classer. Que révèle cette thématique de la taxinomie à l’époque et quel écho a-t-elle aujourd’hui, dans ce monde où notre quotidien résiste mal aux clics compulsifs qui nous font consommer, nous informer, penser et rêver… en un mot vivre, dans le plus grand des désordres ? Quel intérêt y aurait-il à faire lire ces textes aux élèves, en les reliant par exemple à nos séances en ÉMI ?
Le bonheur au-delà de l’hypnose médiatique ?
Dans Les Choses, souvenons-nous, les deux personnages, Jérôme et Sylvie, sondeurs d’opinions de profession, cherchent, entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle de jeune couple installé, à remettre de l’ordre dans le chaos consumériste des Trente Glorieuses naissantes auquel ils prennent largement part. Dans un témoignage recueilli par l’INA en 1965, au moment de la sortie de ce livre, l’auteur explique comment ses personnages bohèmes, leurrés par une quête de liberté vendue par les publicitaires, sont finalement rattrapés par la surconsommation et l’accumulation qu’elle provoque. Ils se posent la question du bonheur, « leur esprit est complètement imprégné de toutes les images du bonheur, de tout le vocabulaire du bonheur qui n’est pas le leur mais qui leur est donné », notamment par les médias de l’époque, à savoir les magazines. Georges Pérec avance à ce moment-là l’idée que ce bonheur fascinant vendu aux foules par les publicitaires génère au final une telle déception et frustration qu’ils « nous rendent fous, nous saoulent »… Après être passé du « ils » au « nous », « vertige », « frénésie », « hypnose » sont des mots prononcés avec une telle vigueur par l’auteur dans cet interview qu’ils prennent aujourd’hui une étrange résonance face aux réseauteurs sociaux que nous sommes… Un tel texte, que l’auteur classe lui-même dans la partie « sociologique » de ses écrits (Notes sur ce que je cherche1), nous semble pouvoir être une première approche philosophique accessible au débat avec les élèves. Qu’est-ce qui sépare le rêve intériorisé par chacun, nourri par ses connaissances, ses expériences intimes et personnelles, ses lectures… et moteur de sa pensée et de ses actes, de la promesse illusoire et cacophonique dictée et vendue par les images et les médias, notamment aujourd’hui ceux des TikTokeurs et autres influenceurs du net ? Georges Pérec le dit lui-même le 9 novembre 1965, « toute la question que pose mon livre c’est que faire face à ce vertige. Je ne crois pas que mon livre réponde et je ne crois pas que la réponse appartienne à la littérature mais il m’a semblé important et nécessaire de poser cette question et de décrire ce vertige ».
Penser/classer : mission impossible ou qui rend invincible ?
Le questionnement très personnel de l’auteur sur la taxinomie qu’il étend souvent avec humour, à tous les domaines de la vie quotidienne, est au cœur de Penser/classer, sujet d’une des petites réflexions qui donne son titre au recueil.
Bien des textes de ce corpus peuvent toujours nous permettre de réfléchir avec les élèves sur la façon dont nous appréhendons notre place et notre organisation collective et personnelle dans l’univers, notre univers. Habiter2, Les objets sur ma table de travail3 montrent comment l’écriture permet de se questionner sur le positionnement de notre corps et de notre esprit dans des espaces matérialisés, physiques, des lieux de vie plus ou moins organisés, structurés. Cette prise de conscience individuelle qui devient ici objet littéraire n’est pas sans influencer notre vie émotionnelle, spirituelle, intellectuelle et nos compétences psychosociales.
D’autres écrits se focalisent sur l’organisation de l’information sur différents supports imprimés qui ont marqué durablement l’auteur (manuels scolaires de l’enfance ou fiches de cuisine…). Ces passages qui se réfèrent à des temps révolus n’auront d’autres vertus que d’attirer l’attention sur ce qui permet de structurer ou non un support documentaire, ici exclusivement imprimé (nous sommes transportés, ne l’oublions pas, dans un monde sans Internet), et de conditionner la réception de l’information transmise.
Trois textes, particulièrement savoureux, réjouissent enfin les professionnels de la documentation et de la lecture : Notes brèves sur l’art et la manière de ranger les livres, Lire : esquisse socio-physiologique et le fameux Penser/classer.
Dans le premier4, l’auteur aborde avec humour le rangement et le classement des livres dans les bibliothèques et les lieux de vie privés, énumérant « les différentes manières de classer les livres ». Il évoque, outre les notions de critère et de hiérarchisation souvent dévoyées par chaque propriétaire, le rapport singulier que chacun peut nouer avec ses livres en tant qu’objets, œuvres, auteurs dont il cite des titres et des noms. Cette approche très sensible et littéraire en faveur de la possession et de la lecture de fictions prend pour prétexte la question du rangement et de l’organisation dans l’espace. Elle peut introduire, non sans humour et une certaine dérision, des échanges autour des goûts et des choix de lecture et ainsi préserver un lien des adolescents d’aujourd’hui avec une approche, certes classique, mais essentielle du support livre auquel la culture scolaire reste par ailleurs très attachée.
Le deuxième écrit, Lire : esquisse socio-physiologique5, permet de poursuivre la célébration de la lecture comme activité fondatrice en questionnant cette fois davantage le rôle et la place du corps dans l’activité du lecteur. Cette question n’est-elle pas aujourd’hui devenue essentielle pour l’école inclusive qui bouscule toutes les formes scolaires classiques dans le but de faciliter les apprentissages pour toutes et tous ? « Je ne me suis pas intéressé, tout au long de ces pages, nous dit l’auteur, à ce qui était lu, seulement au fait que l’on lisait en divers lieux, en divers temps ». C’est sur cette posture fondatrice et tout ce qui vient la faciliter ou au contraire l’empêcher qu’il invite à réfléchir. « Comment s’opère ce hachage de texte, cette prise en charge interrompue par le corps, par les autres, par le temps, par les grondements de la vie collective6 » et parfois, ajouterons-nous par les troubles et les handicaps ? « Ce sont des questions que je pose, et je ne pense pas qu’il soit inutile à un écrivain de se les poser », à un professeur documentaliste avec ses élèves également.
Enfin, Penser/classer7, texte éponyme, avec sa « barre de fraction centrale » qui sonde cette fois la pertinence des classements dans « un monde puzzle » où il est « tellement tentant de vouloir distribuer (…) en un code unique ». « Utopie » à laquelle cèdent tous les professionnels de la documentation avec notamment la Classification décimale universelle dont Georges Pérec expérimente avec amusement le vertige des indices à rallonge jusqu’à affirmer que « ça ne marche pas »… Encore moins aujourd’hui ? Car l’IA et les approches fragmentaires de l’information, portées par les supports de lecture et de connaissances numériques, nous demandent de réinventer les liens qui unissent la faculté de penser à celle de classer. La barre de fraction est posée par l’écrivain mais l’équation reste à résoudre.
Aujourd’hui encore plus qu’hier, ne nous épuisons-nous pas à vouloir finalement mettre de l’ordre dans le chaos quotidien des données numériques qui nous assaillent quand nos pratiques tendent souvent au renoncement de classement et au lâcher prise imposé par nos navigations fragmentaires et nos lectures médiatiques multimodales… ?
Relire Penser/classer en 2025 nous invite à nous questionner avec les jeunes générations sur notre rapport au monde, entre le virtuel et le réel, entre le lu et le vu, entre le pensé et l’écrit et le copié et le collé, entre le créé et le généré… comme le disait l’auteur, « c’est infini et vertigineux » mais sans aucun doute plus nécessaire que jamais.
À travers ces différentes approches de la lecture et de ses sujets, n’est-il pas question au final de désacraliser avec humour la lecture et tous ses objets et ainsi, d’écarter toute menace d’éloignement d’une activité intellectuelle jugée comme essentielle, surtout à l’école. Car, comme le souligne Georges Pérec, « il n’est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourre-tout », en un mot d’objet de Vie ?
Enfin, Georges Pérec, c’est aussi celui qui dit avoir « le goût des histoires et des péripéties, l’envie d’écrire des livres qui se dévorent, à plat ventre sur son lit » (Notes sur ce que je cherche) et rien que pour cela, n’avons-nous pas envie de l’inviter au CDI, de le présenter aux élèves en les conviant à ces belles lectures d’anniversaire ?
