À l’ombre des arbres

Au fil des siècles, l’arbre s’enracine dans les littératures du monde, parfois figure tutélaire empreinte de sagesse, parfois ombre inquiétante peuplant les récits initiatiques. Lorsqu’il revêt l’allure emblématique du chêne solitaire en haut d’une colline, il porte alors en lui la mémoire du temps, témoin silencieux des saisons et des destinées humaines. Au contraire, en forêt, il nous emporte dans un univers foisonnant où se croisent peurs ancestrales et promesses d’aventure. 

Quand la littérature contemporaine s’empare de cette dualité, l’arbre peut devenir un acteur à part entière, miroir de la condition humaine et de nos interrogations sur le vivant. Symboles de résilience et de transformation, les arbres nourrissent l’imaginaire et façonnent des récits où s’entrelacent l’intime et l’universel. Tantôt refuges pour des âmes tourmentées, tantôt repères dans un monde en mutation, ils participent pleinement aux quêtes initiatiques et aux questionnements identitaires des personnages. Mais face aux enjeux environnementaux et aux mutations du monde, la littérature leur confère une dimension nouvelle : celle d’un engagement, d’une réflexion sur la place de l’homme dans son écosystème. Ainsi, les écrivains nous invitent à une relecture du lien qui nous unit à la nature, dans une approche sensible et philosophique.

À travers cette sélection bibliographique destinée aux collégiens et lycéens, nous proposons un parcours littéraire où les arbres ne sont jamais anodins. Qu’ils abritent les récits ou les structurent, qu’ils incarnent mémoire ou avenir, ils invitent à repenser notre rapport au vivant. Un thème qui trouve toute sa place dans nos CDI, offrant une porte d’entrée vers des questionnements écologiques et éthiques.

Les arbres, reflets de la mémoire et de l’identité

Au fil des saisons, dans l’épaisseur de leurs cernes, les arbres archivent petit à petit l’histoire du monde. Leur bois témoigne des épreuves du temps, des blessures des tempêtes, des caprices des sécheresses. Géants immobiles, ils sont les gardiens silencieux d’une mémoire collective, leurs branches noueuses portant les récits de générations qui se sont succédé à leur pied. Dans le secret de leur écorce se grave la chronique d’un monde en perpétuelle évolution, où nature et souvenir s’entremêlent pour composer une bibliothèque vivante des temps passés. C’est ce rapport au temps et aux lieux que développe Gaël Faye dans le roman Jacaranda. On y découvre le personnage de Stella qui trouve refuge et perspective sous les branches majestueuses de « son ami, son enfance, son univers. Son jacaranda ». Jeune Rwandaise de douze ans, héritière d’une histoire qu’elle n’a pas vécue, elle scrute depuis les hauteurs de cet arbre les silences et les non-dits de sa famille. Il est le pivot d’une histoire marquée par la transmission et l’effacement, reliant les générations par sa simple présence. Sous ses branches, Stella partage et découvre avec Milan, le jeune narrateur en quête de ses origines, les cicatrices d’un passé que sa famille peine à verbaliser. Sous la plume musicale que l’on connaît de Gaël Faye, l’arbre s’ouvre comme un espace de recueillement et de confrontation à l’Histoire. À travers le regard de Milan, le récit explore les traumatismes et les silences liés au génocide rwandais.

C’est au cœur d’un autre conflit que nous sommes transportés dans le premier roman de Zoulfa Katouh, Tant que fleuriront les citronniers. Ici, le lecteur découvre Salama, jeune infirmière d’un hôpital syrien, déchirée entre son devoir envers les siens et la nécessité de fuir pour survivre. Entre les ruines de son pays et l’appel d’un ailleurs plus sûr, son cœur oscille, porté par le souffle des citronniers, derniers témoins d’un monde qu’elle refuse d’abandonner. Profondément attachée à la culture syrienne, elle porte en elle l’espoir de voir refleurir les jardins de son enfance, cherchant dans les gestes du quotidien un moyen de préserver l’essence de son pays meurtri. Au fil des pages, le citronnier se laisse découvrir sous les mots de Zoulfa Katouh. Le lecteur devine le parfum entêtant de cet arbre fruitier qui imprègne l’air de cette terre dévastée par la guerre, il se laisse éblouir par le jaune de ses fruits qui s’accrochent aux saisons, porteurs d’une vie qui refuse de s’éteindre, d’une mémoire enracinée envers et contre tout. Pour Salama, au cœur de la Syrie déchirée, les arbres semblent monter la garde, leurs silhouettes immuables reliant les fragments d’un passé paisible aux blessures du présent. Ils portent en eux l’espoir fragile d’une renaissance, preuve que même après l’anéantissement, la vie s’obstine à reprendre racine. Leur présence murmure une promesse, celle que le souffle du renouveau survit aux cendres, comme le laissent à penser les quelques mots d’un poème que l’on retrouve dans le récit : « De chaque citron naîtra un enfant, et les citrons ne mourront jamais ».

C’est cette même puissance symbolique qui traverse le roman d’Elif Shafak, L’île aux arbres disparus. Sous la forme d’un roman choral, le figuier prête sa voix à une histoire tissée entre passé et présent. Tour à tour narrateur et témoin, il relie le destin d’Ada, adolescente londonienne qui traverse une période de deuil, à celui de ses parents, Kostas et Defne, dont l’amour fragile a pris racine dans la Chypre déchirée des années 1970. Le récit alterne les perspectives et s’organise comme un arbre, chaque chapitre portant le nom d’un élément constitutif du figuier. L’arbre est un témoin silencieux des moments de joie, de peine, et de questionnements d’Ada. Il observe ses émotions, ses changements d’humeur, son deuil et sa quête d’identité. Lui aussi arraché à sa terre natale, transplanté dans un ailleurs incertain, il demeure le fil invisible entre l’exil et l’appartenance. Dans ces trois romans, à travers les arbres, la mémoire persiste, traverse les frontières et les conflits, inscrivant dans leurs feuillages les fragments d’une histoire que ni le temps ni la distance ne peuvent effacer.

Les arbres, reflets des blessures et du refuge

Au quotidien, les arbres peuvent être des refuges, des havres de tranquillité où l’on vient déposer ses peines et retrouver un peu de sérénité. Ils accueillent les doutes, apaisent les tourments, offrent un abri où se recentrer avant de reprendre son souffle. Sous leur ombre, les esprits s’allègent, les craintes s’effacent, et peu à peu, la force de continuer renaît. C’est vers cette réflexion que nous amène le texte Seuls les arbres pleurent toujours d’Audrey Chapon. Ici, un saule pleureur devient pour Suzie, petite fille confrontée à la violence paternelle, bien plus qu’un arbre : il est un refuge, un confident silencieux qui accueille ses pensées et ses peines. Il est niché au fond du jardin de son grand-père et elle file sous ses branches où elle trouve une présence réconfortante, un espace où déposer ses tourments sans crainte. L’arbre l’invite à s’exprimer autrement, à libérer ce qu’elle tait en laissant son corps parler, la danse devenant son échappatoire, son souffle. Dans le bruissement de ses feuilles, Suzie puise une forme de sérénité, un instant suspendu dans une vie ébranlée. En donnant une voix à l’arbre, elle tisse un dialogue intime avec elle-même, nourrissant son imagination autant que sa force intérieure. L’arbre devient ainsi un témoin muet de son évolution, un guide discret qui l’aide à se redécouvrir. À chaque visite, il lui offre un espace où la peur s’efface, où elle peut être elle-même sans retenue. Sous son feuillage, Suzie apprend à écouter son propre rythme, à faire confiance à son corps et à sa créativité. Peu à peu, le saule ne se contente plus de l’accueillir : il l’incite à s’ancrer, à s’élever, à croire en cette lumière fragile qui grandit en elle.

On retrouve cette même force, chez Soledad, l’héroïne du roman Un été avec Albert de Marie Pavlenko. La jeune fille qui vient d’avoir son baccalauréat est envoyée par son père chez sa grand-mère, au cœur des montagnes pyrénéennes. Dans une période où Soledad affronte la séparation de ses parents et le deuil de son grand-père, le chêne centenaire au milieu du jardin symbolise la permanence, la force tranquille d’un monde qui survit aux épreuves du temps. Sous ses branches, l’adolescente s’ouvre à son environnement, apprend à apprivoiser le silence et à redécouvrir sa grand-mère à travers le prisme d’un été hors du temps. Peu à peu dans une histoire où se mêlent réel et merveilleux, l’autrice offre à cet arbre une place de choix où il protège, murmure et guide Soledad dans son cheminement.

Contrairement aux autres récits marqués par la douleur, dans Notre château dans les arbres de Natasha Farrant, la nature est une promesse d’aventure et d’évasion, où l’imaginaire peut prendre le pas sur le quotidien. Les jeunes héros, Béa et Raffy, arpentent les terres du manoir de Ravenwood, un lieu isolé au nord de l’Angleterre, dans le Yorkshire. On comprend que ce lieu préservé, composé d’une crique et de bois sauvages, fait la part belle à la biodiversité. C’est dans cet environnement que les enfants ont construit une cabane au sommet de leur arbre préféré, qu’ils ont prénommé Yggdrasill. « L’arbre avait quelque chose de magique. Vieux de quatre cents ans, haut de trente mètres et presque aussi large, il se dressait à l’entrée de Ravenwood, tel un esprit protecteur. » Pourtant ce sont les enfants qui vont devoir mener le combat pour protéger cet arbre, menacé d’être détruit par un promoteur. À travers cette aventure, Natasha Farrant rappelle aux jeunes lecteurs que défendre ce qui nous est cher, c’est aussi affirmer qui l’on est et construire son propre chemin.

Les arbres, symboles de lutte et d’engagement

Enfin, les arbres incarnent des figures de lutte et d’engagement, porteurs de récits qui interrogent notre lien au vivant, notre rapport au passé et notre capacité à résister face aux épreuves du monde. C’est le cas dans Les semeuses, le premier roman de Diane Wilson, où la forêt et les cultures familiales sont un héritage menacé, un terrain de lutte pour les héroïnes principales, Rosalie, Gaby, Darlène et Marie. Si l’intrigue prend racine dans le Minnesota, elle s’étend bien au-delà, traversant les époques et les territoires, à l’image du destin du peuple Dakhóta. Ces femmes affrontent l’histoire brutale de la colonisation : l’exil forcé, la dépossession des terres, l’effacement des cultures ancestrales. Gardiennes d’une mémoire vivante, ancrée dans la culture et la spiritualité, ces semeuses perpétuent un savoir ancestral. En cultivant la terre avec respect, elles s’opposent aux logiques industrielles qui dégradent leur mode de vie. Leur combat dépasse leur propre survie : il devient un acte de résistance, un engagement profond pour la préservation de la planète. À travers leur lutte pour préserver ces espaces, Diane Wilson tisse un récit où nature et identité autochtone s’entrelacent intimement. L’arbre n’est pas qu’un témoin silencieux, il porte en lui la mémoire d’un peuple et devient un enjeu de résistance face à l’oubli.

Ce lien entre les arbres et la mémoire traverse également le récit de Lorsque le dernier arbre de Michael Christie, où l’histoire d’une famille sur plusieurs générations s’enchevêtre avec celle des forêts qui les entourent. Ce roman choral déploie une saga familiale sur plusieurs générations, tissant un parallèle entre la dégradation des forêts et celle des liens humains. L’histoire suit la famille Greenwood, dont l’existence est liée aux arbres et à leur exploitation, depuis le début du XXe siècle jusqu’à un futur dystopique où les forêts ont presque entièrement disparu. Chaque génération incarne une facette de cette relation, de Harris, l’industriel qui bâtit sa fortune sur la déforestation, à Jake, la dernière héritière, qui découvre l’ampleur de cet héritage aussi fragile qu’essentiel.

C’est toute cette vulnérabilité des écosystèmes qui s’exprime dans L’Arbre-monde de Richard Powers, une vaste fresque écologique où les arbres, des séquoias majestueux aux chênes séculaires, sont les véritables figures centrales du récit. À travers une narration chorale, le roman questionne notre lien avec le vivant et nous confronte à la responsabilité qui nous incombe face à sa préservation. En miroir, La Vie secrète des arbres de Peter Wohlleben nous invite à porter, lui aussi, un regard renouvelé sur les forêts, non plus comme un simple ensemble de troncs et de feuillages, mais comme un véritable réseau vivant, doté d’une intelligence collective. Avec une approche de vulgarisation scientifique et de sensibilité, Peter Wohlleben révèle l’incroyable réseau d’entraide qui lie les arbres. Ils échangent des nutriments, se protègent les uns les autres, alertent leurs congénères face aux dangers et partagent des informations vitales pour leur survie. Cette vision redéfinit notre perception du monde végétal, le rendant aussi dynamique et interconnecté que les sociétés humaines. En ce sens, L’Arbre-monde et La Vie secrète des arbres sont des plaidoyers vibrants pour une reconnexion au vivant et un engagement écologique plus profond. Fred Bernard a adapté ce roman en BD sous les traits dynamiques et les aquarelles de Benjamin Flao, cette version de La Vie secrète des arbres en BD rend le texte plus accessible aux jeunes lecteurs.
Le lien ne peut se créer que par la connaissance de l’autre et c’est à cette découverte que Laurent Tillon nous invite avec Être un chêne : sous l’écorce de Quercus, où nous suivons la vie de Quercus, un chêne de 240 ans, ancré dans la forêt de Rambouillet. À travers une approche à la fois scientifique et sensible, l’auteur révèle la richesse des interactions entre l’arbre et son environnement : les champignons, les insectes, les autres arbres, tout un écosystème en équilibre. Loin d’un simple récit naturaliste, il montre comment la forêt est façonnée par la nature, mais aussi par l’histoire humaine et la gestion forestière. Avec un style fluide et accessible, il vulgarise des notions complexes et nous amène à voir les arbres autrement. Il déconstruit aussi certaines idées reçues, notamment sur la sylviculture, et insiste sur l’importance d’un regard éclairé sur la biodiversité. Un livre riche qui, entre poésie et savoir, reconnecte le lecteur à la forêt et au vivant.

Lire sous les ramures

Ces œuvres, entre récits intimes et fresques écologiques, trouvent naturellement leur place dans nos CDI où la lecture est une ouverture au monde. À travers ces arbres de papier, les élèves sont invités à interroger leur lien au vivant. Ces lectures ouvrent des horizons, sensibilisent à la fragilité du monde végétal et éveillent à la nécessité de le préserver. Sous chaque feuillage se cache une histoire, et dans chaque livre, une voix qui murmure l’importance de notre connexion à la nature.