Voyage en « allophonie »

Eva, Analyn, Chang, Jasmine, Youssef, entrent en coup de vent dans le cdi, me disent les uns après les autres – souvent de manière tonitruante ! – « Bonjour Madame ! » et s’affalent sur les sièges, après avoir déposé leurs cartables à l’entrée. Certains vont chercher des poufs, d’autres s’éloignent vers les rayonnages pour jeter un coup d’œil, d’autres encore feuillettent les magazines. Les élèves d’UPE2A2 prennent chaque semaine possession du lieu. Ils s’y sentent à l’aise, grâce à la mise en place d’un rendez-vous hebdomadaire, intitulé « Club de Lecture ». Tous les jeudis, à la même heure, le CDI leur est réservé, quoiqu’il arrive. Cela leur permet dès les premières semaines de l’année d’avoir des repères, et nous savons combien ces enfants venus du monde entier, dans des conditions parfois difficiles, et ne maîtrisant pas ou peu la langue et la culture françaises, ainsi que les codes de l’école, en ont besoin. Ce rendez-vous est aussi pour eux une pause dans leur emploi du temps de collégiens, coincés derrière une table, faisant pendant de longues heures des efforts de concentration pour apprendre le français.
Dans ce lieu qui ne ressemble pas à une salle de classe, malgré la présence de quelques tables et de chaises, les élèves se sentent bien. En attendant que l’activité du jour se mette en place, ils bavardent gaiement. Des mots dans toutes les langues fusent, les échanges vont bon train. Cette année, nous avons des enfants de 18 nationalités (un record !) : chinoise, philippine, malienne, ghanéenne, algérienne, colombienne, russe, australienne, serbe, roumaine… Des petits groupes se forment, il y a des éclats de rire et il faut ramener le calme pour enfin démarrer le club lecture. On se met en cercle, on fait quelques rappels au règlement (enlever son bonnet, jeter son chewing-gum) et la séance peut commencer.

Dans le bain linguistique

Chaque semaine, je lis à voix haute une fiction choisie dans le fonds. Ce sont généralement des albums3, avec de belles illustrations, des albums pop-up qui soulèvent toujours l’admiration, des contes traditionnels ou encore des mythes. Par le biais de ces lectures, l’objectif est bien sûr de les plonger dans un bain linguistique, de leur donner des références culturelles et de leur faire fréquenter le plus possible les livres et le CDI.
Parfois, je lis d’une traite l’histoire, mais le plus souvent, je lis page à page, et même phrase à phrase, selon la difficulté du vocabulaire, ou en tenant compte du degré d’attention de mes auditeurs. Quand les chuchotements se multiplient, quand les yeux papillonnent dans l’espace, il est temps de faire une pause et de les faire participer : généralement, je leur demande ce qu’ils ont compris du passage que je viens de lire, ou encore je leur explique un mot ou une expression ; on s’attarde à chaque page sur l’illustration pour la décrire. Parfois, cela peut donner lieu à des comparaisons avec des artistes, et je vais chercher sur les étagères des monographies de peintres dont les illustrateurs se sont inspirés. Ma collègue de Français Langue étrangère (FLE) prend souvent la relève, mime une expression, explique, écrit le mot au tableau.
Quand l’agitation est trop grande, nous faisons jouer la scène par quelques élèves, ce qui provoque souvent de grands éclats de rire. Dans tous les cas, ce rendez-vous lecture doit rester un plaisir, nous ne leur demandons pas de noter le vocabulaire, nous ne faisons pas d’exercices sur l’album, nous ne les forçons pas à participer, et si certains en profitent pour faire la sieste (ce qui arrive presque à chaque fois !), nous ne les réveillons pas ! Bien sûr, l’attention demandée est parfois trop grande et la séance lecture est écourtée. Le temps restant sert aux élèves à déambuler (ou pas) dans le CDI pour emprunter des livres ou des revues.
Cette année, pour la première fois, j’ai tenté la lecture de Kamishibaï4 (« théâtre de papier » en japonais), via un petit théâtre en bois mobile appelé butaï. Le butaï comme le kamishibaï sont une tradition japonaise : des conteurs se rendent de marché en marché, de places publiques en fêtes pour narrer leurs histoires. Le kamishibaï est une histoire présentée sous forme de panneaux illustrés que l’on fait glisser les uns après les autres devant les spectateurs, tout en lisant le texte écrit au dos des panneaux. Le butaï s’apparente beaucoup dans sa forme au théâtre de marionnettes.
Cette lecture théâtralisée a eu beaucoup de succès auprès des élèves allophones, malgré les difficultés de compréhension. Leur attention est restée soutenue tout le temps de l’histoire contée (« Le Petit poisson d’or », conte traditionnel russe de Pouchkine).
Cette expérimentation avait un double objectif : d’une part, rendre la séance de fin d’année, avant les vacances de noël, un peu plus festive. D’autre part, leur présenter cette tradition car nous allons les faire participer à un concours de Kamishibaï5 plurilingue en 2019 : lors de séances supplémentaires au CDI, ils auront à construire une histoire en faisant appel à plusieurs langues (au minimum quatre en plus du Français) et à l’illustrer sous forme de panneaux de kamishibaï. Un projet qui va nous prendre plusieurs heures et qui va permettre le travail de multiples compétences fondamentales : comprendre, s’exprimer, argumenter à l’oral, écrire et lire, percevoir la logique interne de la langue française et des autres langues, s’exprimer à travers des activités artistiques, rechercher et traiter les informations. Mais aussi des compétences sociales et citoyennes : développer l’attention, l’écoute ; développer la confiance en soi ; coopérer avec ses pairs et mutualiser ses connaissances ; cultiver la prise de recul et le vivre-ensemble ; percevoir les différences et ressemblances culturelles et linguistiques ; appréhender la diversité avec curiosité et respect, etc.
Avec les UPE2A (excusez l’acronyme !), j’utilise aussi les albums sans texte. C’est l’occasion pour les élèves de construire à plusieurs une histoire à partir des seules images. Cela fait deux années de suite que je travaille avec eux sur l’album Loup noir d’Antoine Guilloppé, un ouvrage sans texte – mais pas sans histoire – en deux couleurs (le noir et le blanc). Aux élèves de se mettre d’accord sur le récit plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord, de donner un prénom au héros (ici un jeune garçon). Pendant qu’ils bâtissent le récit, je prends des notes. Une fois l’histoire achevée collectivement, je la lis en tournant les pages de l’album. D’autres activités peuvent être mises en place dans le prolongement : remettre les images de l’histoire dans l’ordre, coller les phrases de l’histoire sous ces images, traduire dans leur langue maternelle le récit construit, dessiner son propre « loup noir » à l’encre de Chine ou au crayon noir. Ces deux dernières activités ont donné lieu l’année dernière à une très belle exposition au CDI des différentes versions de Loup Noir en cyrillique, portugais, tagalog6, etc.

Pour une meilleure inclusion

Car présenter les réalisations des élèves allophones au CDI est aussi un vecteur important d’intégration dans l’établissement scolaire et une grande source de motivation et de fierté pour eux. Dès que l’occasion se présente, je déploie mes grilles pour accrocher dessins, textes et piquer la curiosité des autres élèves qui découvrent des langues inconnues, des mots inconnus, des écritures différentes… La semaine citoyenne de notre établissement nous donne aussi la possibilité de favoriser leur inclusion. L’année dernière, nous avons travaillé avec eux à la création d’un kit de découverte de leur pays d’origine : nous avons construit un certain nombre de jeux autour de la géographie de leur pays, de leur langue maternelle, de l’écriture que nous avons ensuite proposés aux autres collégiens pendant une journée. Voulez-vous apprendre à dire bonjour en Coréen ? À votre avis, quelle est la capitale des Philippines ? Et si vous écriviez en Ourdou7 ? Une initiation qui a provoqué de nombreux échanges entre les élèves, des éclats de rire (essayez un peu de parler en Chinois !) et un grand sentiment de fierté de la part de ces jeunes qui se sentent souvent invisibles – ou invisibilisés – dans une communauté de plus de 600 personnes francophones.
Toutes les activités permettant de valoriser la culture, la langue et le pays de ces élèves, sont bienvenues. À titre d’exemple, et dans le cadre de l’Éducation aux Médias et à l’Information, nous avons créé il y a deux ans un « jeu des 11 familles ». Nous avons déterminé en commun sept items pouvant décrire leur pays (drapeau, monnaie, monument emblématique, capitale, animal, etc.) et ils ont fait une recherche d’images libres de droit sur Internet puis ont construit leurs cartes de jeu (nom du pays, illustration, nom de l’illustration) avec
OpenOffice. Ces séances ont permis de travailler un certain nombre de compétences EMI, autour de la recherche documentaire (notions d’internet, de navigateur, de moteur de recherche, d’images libres de droits, etc.) Ils ont ensuite rédigé des affiches présentant leur jeu des 11 familles et invitant la communauté à venir y jouer au CDI. Pendant plusieurs semaines, le jeu de cartes, plastifié, a été mis à libre disposition au CDI et a rencontré beaucoup de succès auprès des collégiens. Cette année, ce sont les autoportraits des élèves et leurs portraits chinois qui ont décoré le CDI pendant trois semaines et suscité la curiosité et l’intérêt des personnes passant dans le lieu. Il est à noter qu’il est aisé de travailler avec les élèves allophones car le fait qu’ils n’aient qu’un professeur permet de planifier des séances très facilement. De plus, ce sont, pour la plupart, des élèves très motivés, avides d’apprendre et d’avancer. Des élèves curieux et qui ont envie de partager et d’échanger.
Quant à nos missions, elles nous accordent une grande liberté d’action : nous pouvons ainsi aussi bien intervenir en lecture, en EMI ou encore en EMC (Enseignement moral et civique) ou sur l’orientation professionnelle, et ce, de manière très interactive. Et notre espace de travail, convivial et chaleureux, facilite leur bien-être et nous donne la possibilité de mettre en avant leurs travaux pour une meilleure intégration au sein de l’établissement. Et c’est avec bonheur que je vois ces élèves, sortis du dispositif UPE2A (qui dure un an), revenir avec plaisir au CDI, en autonomie, certains devenant même des piliers du lieu.