régimes épistémiques et désaccords éditoriaux

Les thèses alternatives à la version officielle de l’attentat du 11 septembre 2001 peuvent-elles figurer dans Wikipédia ? Un article intitulé Race humaine est-il pertinent au regard des avancées scientifiques ? Les études controversées sur les OGM de Gilles-Éric Séralini méritent-elles d’être mentionnées dans l’article consacré à ce sujet ? Autant de questions qui sont posées aux contributeurs de Wikipédia.

Les encyclopédies traditionnelles comme l’Universalis ou la Britannica ont trouvé le moyen de résoudre ce type de problèmes. L’écriture des articles est confiée à des experts du domaine qui choisissent de développer telle facette du sujet et pas telle autre. Les processus éditoriaux à l’œuvre s’avèrent autrement plus complexes pour Wikipédia où le pouvoir d’écriture est distribué à tous les contributeurs volontaires. Aussi la communauté wikipédienne a-t-elle élaboré des règles rédactionnelles telles la neutralité de point de vue (NPOV) et la citation des sources pour trancher les éventuels désaccords. Pourtant, malgré le fait que les conditions semblent réunies pour la tenue d’un échange pacifié et constructif, des pages de discussion accompagnant certains articles demeurent le lieu de dissensions. La référence aux différentes règles rédactionnelles n’est pas toujours suffisante pour canaliser les désaccords entre contributeurs. La survenue de conflits entre contributeurs est ainsi considérée comme un phénomène fréquent et endémique (Jemielniak, 2014). Ceux-ci semblent témoigner de l’existence, au sein de la communauté wikipédienne, d’une diversité de conceptions du « vrai » ou encore du « valide », autrement dit des appréciations divergentes de la valeur de vérité d’un énoncé. Avec mon collègue Guillaume Carbou, spécialiste de l’analyse du discours, nous avons entrepris d’étudier ces différentes conceptions de la validité chez les contributeurs (Carbou, Sahut, 2019).
L’enjeu de cette recherche réside tout d’abord dans une meilleure compréhension des mécanismes éditoriaux de Wikipédia, ceux-ci n’étant pas toujours perçus par le lecteur de l’encyclopédie. Au-delà, elle vise à attirer notre attention sur la pluralité des conceptions du « vrai » qui co-existent au sein de l’espace public et peut-être même dans le cadre de l’éducation aux médias et à l’information.

Le rôle des règles et du dialogue dans la rédaction des articles

La neutralité de point de vue (NPOV) et la citation des sources constituent les fondements de la politique éditoriale wikipédienne au sens où elles sont censées être mobilisées pour décider des savoirs publiables dans l’encyclopédie.
La première existe depuis l’origine de l’encyclopédie collaborative. Selon cette règle d’écriture, un article de l’encyclopédie doit rendre compte de la diversité des approches existantes sur un sujet. Elle stipule que « les articles doivent être écrits de façon à ne pas prendre parti pour un point de vue plutôt qu’un autre. Au contraire, il s’agit de présenter tous les points de vue pertinents, en les attribuant à leurs auteurs, mais sans en adopter aucun ». Pris isolément, ce principe peut paraître révélateur d’« une définition polyphonique et quasi relativiste de la vérité » (Cardon, Levrel, 2009, p. 61). Il est toutefois complété, voire contrebalancé par un second principe tout aussi important : la citation des sources. Adoptée entre 2005 et 2007, soit à un moment où les critiques envers Wikipédia abondent, elle a pour fonction de garantir la vérifiabilité et la crédibilité des informations publiées. Précisons qu’il ne s’agit pas ici simplement d’ajouter une liste bibliographique placée en fin d’article, mais de référencer les énoncés. Les notes bibliographiques au sein de Wikipédia rendent visibles les relations nouées avec des publications externes et favorisent, par là même, un transfert d’autorité de celles-ci vers l’encyclopédie collaborative. Elles sont la preuve documentaire d’un « déjà-publié » dont la présence doit compenser les incertitudes à propos de l’expertise ou de la bonne foi des contributeurs ainsi que l’absence d’un comité éditorial reconnu. Cette pratique permet ainsi de juguler l’expression de points de vue personnels et fait figure de critère primordial afin d’évaluer l’acceptabilité des informations intégrables dans l’encyclopédie (Sahut, 2014).
Indissociable de la dimension collaborative et polyphonique de cette écriture encyclopédique, la communication entre contributeurs constitue une autre facette essentielle de l’activité éditoriale de Wikipédia. Les pages de discussion associées aux articles sont ainsi conçues pour être le lieu de dialogues et de négociations entre contributeurs. Une proportion importante des échanges porte sur les informations pouvant ou non être intégrées au sein de l’article, les wikipédiens devant s’efforcer de chercher un terrain d’entente et, in fine, aboutir à des énoncés à la fois consensuels et valides. Les règles rédactionnelles de l’encyclopédie collaborative constituent alors des cadres de négociation, mais il apparaît que les contributeurs en font des interprétations divergentes notamment quand les sujets sont controversés. Il est ainsi avéré que les controverses sont particulièrement vives dans le cas de certains sujets historiques ou d’actualité ayant généré des débats polarisés dans la sphère publique, comme par exemple les Femen (Hocquet, 2015), les biographies de personnes vivantes (Rughinis et Matei, 2013) ou encore des thématiques religieuses ou scientifiques (Poudat et al., 2017).
À l’occasion de ces échanges, les contributeurs soulèvent une diversité de problèmes sur les principes éditoriaux de l’encyclopédie. Quels types de sources ont le droit d’être cités ? Tous les points de vue peuvent-ils figurer dans un article et dans quelle proportion ? Les sujets d’actualité sont-ils encyclopédiques ? À quel lecteur s’adresse-t-on ? Doit-on vulgariser au risque de la perte d’information ou entrer dans des précisions techniques au risque de n’être pas compris ? Tout le monde peut-il vraiment contribuer à Wikipédia sans distinction de compétences ? Ces questions sont autant de points de tension récurrents dans des échanges souvent vifs.

Cadre théorique et méthodologique de l’étude

Ces questionnements, nés des désaccords wikipédiens, sont l’objet de cette étude. Les échanges entre contributeurs permettent de saisir des conceptions différentes de la validité, de la formulation et de la constitution des savoirs. Nous avons appelé ces conceptions du « valide » sur Wikipédia des « régimes épistémiques », ce qui fait écho à ce que Michel Foucault nomme « politiques de vérité », c’est-à-dire « les types de discours [que la société] accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les autres ; les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité ; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai » (Foucault, 2001, p. 158).
D’un point de vue méthodologique, nous avons adopté une perspective d’analyse argumentative du discours qui vise à mettre au jour les présupposés et le système de valeurs sur lesquels se fondent les argumentations des contributeurs (Amossy, 2000). Pour illustrer ce procédé, prenons un exemple de discussion sur la place des Pokémons dans Wikipédia. « La connaissance a des limites que les ados ne connaissent pas » assène un contributeur qui est opposé à l’existence d’un article consacré à Pikachu. Cette affirmation présuppose un monde où l’on peut distinguer des connaissances nobles (sans doute anciennes, littéraires, « culturelles ») et des connaissances de moindre valeur (sans doute modernes, médiatiques, « populaires », juvéniles).
Ce type d’analyse a été mené sur un corpus composé des pages de discussion de sept articles : Organisme génétiquement modifié, Race humaine, Mariage homosexuel en France, Dominique Aubier, Attentats du 11 septembre 2001, Affaire Dominique Strauss-Kahn et Homéopathie. Leurs pages de discussion présentent une activité importante en matière de nombre de contributeurs, de nombre de messages et de nombre d’éditions de l’article. Nous les avons choisis car ils ont suscité de nombreux débats qui ont amené les contributeurs à argumenter et ainsi à expliciter les raisons de leurs choix. Les sujets polémiques sont ainsi un matériau particulièrement bien adapté à l’étude des soubassements idéologiques dont dépendent les actions et les prises de position. Nous avons par ailleurs cherché à diversifier le type de polémique en jeu afin d’analyser un large panorama des formes de conflit : une controverse sociotechnique (OGM), une controverse idéologique (Race humaine), un débat de société (Mariage pour tous), une biographie de personne vivante polémique (Dominique Aubier), des faits d’actualité ayant eu une forte résonance sociale et médiatique (9/11, Affaire DSK) et une controverse scientifique (Homéopathie).
Chaque régime épistémique a été construit à partir de critères permettant de les comparer : la finalité implicite de Wikipédia, les sources privilégiées, l’image du contributeur idéal, celle du lecteur idéal, la position dans les controverses et la conception de la « vérité ». Chacun d’entre eux constitue un ensemble idéologique cohérent formé à partir de ces représentations. Ils doivent être considérés comme des idéaltypes, c’est-à-dire des modes de conceptualisation sélectionnant et mettant en évidence des traits essentiels à l’intelligibilité du réel.

La pluralité des régimes épistémiques à l’œuvre au sein de Wikipédia

Nous présenterons successivement les six régimes épistémiques que nous avons identifiés : le wiki, l’encyclopédiste, le scientifique, le scientiste, le critique et le doxique en spécifiant leurs caractéristiques et en les accompagnant de quelques verbatims significatifs.

Le régime wiki

Le régime wiki est l’émanation de l’esprit radicalement égalitaire et de la culture participative du Web. Il postule que tout le monde, sans distinction de compétence aucune, peut et doit collaborer à l’élaboration de l’encyclopédie. La plupart des wikis qui voient le jour dans la seconde moitié des années 1990 ressemblent à des forums où tout un chacun a la possibilité de s’exprimer et de faire valoir ses connaissances personnelles sur un sujet. Cet esprit wiki est très présent lors de la création de Wikipédia en 2001 et tend à perdurer par la suite dans des propos de contributeurs. Le régime wiki sous-tend l’acception la plus libérale de la NPOV selon laquelle être neutre, c’est rapporter l’avis de chacun sans prise de position et sans hiérarchisation : « Je pense qu’il faudrait que l’article de wikipédia expose les points de vue des gens au lieu de prendre position. [Le but de] Wikipédia n’est pas de dire la vérité mais de présenter l’état des choses » (Race humaine). Au bout du compte, le lecteur étant considéré comme autonome et compétent, il saura de lui-même trouver ce qui lui convient dans l’ensemble des informations qui lui sont proposées.
Dans cette logique, le rapport aux sources wiki tend à être particulièrement distant : toutes les opinions se valent, et dénier le droit d’un individu à s’exprimer sous prétexte qu’il ne présente pas de source fiable s’apparente à un déni de démocratie. Le concept de vérité mobilisé dans ce régime est ainsi parfaitement subjectiviste et n’a, au fond, pas vraiment de pertinence : seule compte l’agrégation des vues individuelles.

Tableau 1. Le régime wiki

Le régime encyclopédiste

Le régime que nous appelons encyclopédiste est une conception de la validité sur Wikipédia que l’on peut rapprocher de l’encyclopédisme traditionnel (Rey, 2007). L’encyclopédisme entend éclairer le lecteur en faisant la somme des savoirs « légitimes ». En ce sens, l’encyclopédisme privilégie les sources institutionnalisées : encyclopédies, manuels pédagogiques, sommes éditées par des sociétés savantes, des organisations gouvernementales, etc. À l’inverse, tout ce qui semble relever de la culture populaire, souvent associée aux médias sociaux, est régulièrement dénigré.
La conception de la vérité mobilisée par ce régime donne ainsi à voir l’image d’un savoir relativement intemporel, pacifié et lissé par un consensus naturel des élites de la nation (on consulte l’encyclopédie comme on consulte le dictionnaire). Face à la controverse, l’encyclopédisme tend à rechercher le consensus pacifique et affiche donc un certain œcuménisme : si des points de vue très différents existent dans l’espace social, il est possible de les rapporter, mais toujours en hiérarchisant la fiabilité des sources qui les portent.
Ce régime prend le parti de la vulgarisation pour rendre accessible son propos qui assume une relation asymétrique avec un lecteur à instruire : « Pensons au lecteur de base qui cherche précisément “les OGM pour les nuls” ou du moins quelque chose de clair et compréhensible et non pas une thèse académique ou de longues plaidoiries d’avocats et procureurs » (OGM). Il accepte des sources scientifiques à condition que leur contenu soit reformulé, leur réécriture et leur synthèse garantissant pleinement la visée vulgarisatrice de Wikipédia. Ainsi le contributeur idéal serait celui qui allie un certain degré d’expertise sur le sujet, des qualités rédactionnelles et de la distance à l’égard de l’actualité et des visions partisanes, ce qui renvoie à une image traditionnelle de l’enseignant. Comme une encyclopédie traditionnelle, Wikipédia a une mission éducative et doit contribuer à diffuser un savoir reconnu.

Tableau 2. Le régime encyclopédiste

Le régime scientifique

Le régime scientifique peut être décrit comme le transfert des procédures et des logiques académiques vers la confection de l’encyclopédie. L’article idéal s’apparente ainsi à un état de la question scientifique. Dès lors, seules les sources académiques font foi. La vulgarisation est regardée avec méfiance : « Universalis ne sera dans mon cas certainement pas une source, je regarderai plus dans les ouvrages scientifiques » (OGM). Dans ses versions les plus poussées, le régime va jusqu’à exiger une évaluation par les pairs en bonne et due forme : « […] La Recherche n’est pas une revue scientifique à comité de lecture, mais un magazine de vulgarisation, j’émettrais quelques doutes sur le sérieux de cette source » (Race humaine).
L’exigence en matière de technicité et de précision implique par ailleurs que le régime scientifique attend de la part du contributeur une maîtrise importante du sujet qu’il traite. La scientificité du propos impose rationalité, esprit critique, compétence et nuance. On comprend par ailleurs que le traitement de sujets d’actualité entre fondamentalement en conflit avec le régime scientifique. La politisation vive de ces sujets interfère avec le mode scientifique de production des connaissances. À l’instar de l’encyclopédiste, le scientifique est mal à l’aise avec les sujets controversés qui amène donc le scientifique soit à abdiquer, soit à ne contribuer que sur ce qu’il considère comme la partie « technique » du sujet : « Wikipédia est une encyclopédie, pas une revue de presse, il faut établir une ligne de démarcation claire entre les éléments scientifiques et les polémiques » (OGM). Dans ce régime, le contenu de Wikipédia se doit donc d’être précis et rigoureux. Cela implique une part importante de technicité et donc que le lecteur soit déjà spécialiste de la question.
Au bout du compte, le concept de vérité du régime scientifique tel que nous le décrivons ici est celui d’un état des savoirs académiques, certes temporaire, mais résultat d’une intelligence collective et rationnelle assez solide pour s’affirmer comme valide.

Tableau 3. Le régime scientifique

Le régime scientiste

Le régime scientiste est en quelque sorte la partie hypertrophiée du précédent. Il est néanmoins nécessaire de différencier la posture critique, nuancée et distanciée du scientifique de la position péremptoire, exclusive et triomphante du scientiste. Le régime épistémique scientiste entend dire le Vrai sur le monde à partir des connaissances assurées par la Science et plus particulièrement des sciences exactes.
L’invocation de la littérature scientifique pour le scientiste relève plus de l’argument d’autorité que de l’apport d’un contenu de qualité. Il les utilise afin d’exclure de la collaboration les contributeurs qu’il juge incompétents. Possédant le monopole de la rationalité, il impose ses vues et critique vertement l’irrationalisme médiocre de ses contradicteurs : « […] vous êtes sans doute totalement incompétent sur le sujet pour demander une référence sur une information qu’un étudiant en maîtrise de chimie connaît » (OGM).
Le scientiste entend séparer le bon grain de l’ivraie en matière de sujets controversés. Sa conception de la NPOV est diamétralement opposée à celle du wiki, chez lui aucune cohabitation des points de vue n’est possible. Il s’agit de donner le point de vue de la science et celui-là seul : « Stop : cet article ne doit se baser que sur des études réellement scientifiques. Pas une liberté de pensée ou d’esprit, que je respecte et pratique. Mais la liberté de convictions et croyances, n’est pas une source pour un article de Wikipédia (Homéo) ».
Le régime scientiste est sans doute celui qui possède la conception de la vérité la plus proche du sens commun du terme : il existe une réalité, démontrée scientifiquement, qui seule mérite d’être présentée dans Wikipédia.

Tableau 4. Le régime scientiste

Le régime critique

Le régime que nous avons appelé critique est à l’opposé des régimes encyclopédiste et scientifique. En effet, selon cette approche, la question du savoir est indissociable de la question du pouvoir. Il ne saurait exister de savoir neutre ou objectif car celui-ci renforce ou appuie des positions de pouvoir.
La pratique caractéristique du régime critique est donc d’interroger la probité des sources. Pour le critique, une source n’est valable que si elle ne présente pas de conflit d’intérêts avec le sujet traité. Cela signifie que les choix éditoriaux sont toujours soumis à l’examen des intérêts supposés de leurs auteurs.
Le défi principal que pose ce régime épistémique à la constitution d’une encyclopédie est donc son usage quasi systématique de la suspicion. En effet, celle-ci est à même de remettre en cause toute position, même la plus solide. C’est la raison pour laquelle, dans sa version la plus radicale, le criticisme devient conspirationniste et peut s’opposer sans ciller aux savoirs les plus établis : toute accointance politique décelée chez un expert suffira à discréditer son propos et, faute de preuve, on pourra décréter qu’il ne fait qu’ânonner la propagande orchestrée par un système doctrinaire. Par exemple, le Lancet prestigieuse revue scientifique médicale est considéré comme « clairement l’un des représentants de l’establishment scientifique, son interprétation est seulement la sienne » (Homéo).
Dans les discussions sur les sujets controversés, il va s’efforcer de montrer que des enjeux de pouvoir existent derrière les enjeux éditoriaux. Prenons un exemple de discussion à propos de l’article Race humaine. Un contributeur se situant dans le régime scientifique indique que la science réfute l’existence de race humaine. Le critique lui répond que cette affirmation relève d’un enjeu politique tout autant que revendiquer les différences entre races. Autrement dit, tout est politique, la science ne saurait être neutre. En outre, dans l’optique critique, rien n’est plus insupportable que la censure, outil de domination qui exclut les savoirs non conformes au pouvoir : « Le consensus privilégié étant le politiquement correct, il convient donc de donner l’illusion de l’inexistence des races sur wikipédia ? Je crois que j’ai compris le fonctionnement, merci » (Race humaine).
Selon cette perspective, la neutralité de point de vue devient quasiment impossible. L’indépendance des contributeurs et des sources est une illusion dont il faudrait se déprendre. Dès lors, le but de ce régime est de déciller le lecteur sur les intérêts que masquent toujours les connaissances prétendument objectives. La vérité dans ces circonstances est une notion assez délicate puisqu’elle ne découle que de l’honnêteté intellectuelle de sa source, celle-ci toujours sujette à caution.

Tableau 5. Le régime critique

Le régime doxique

Le régime que nous avons appelé doxique est le régime du témoignage et des faits. Le doxiste se doit de rapporter des faits, diligemment et impartialement. Les faits étant de l’ordre de l’évidence ou du sens commun, il n’y a donc rien à interpréter mais simplement à les exposer.
Le régime doxique possède ainsi une conception relativement naïve de la vérité. L’approche doxique présuppose ainsi toujours la validité de l’opinion générale : « Si l’homéopathie ne marchait pas, je pense qu’on ne serait même pas en train d’en parler, les patients et les pharmacies l’aurait simplement délaissé… Mais je doute que vous soyez sensible au Bon sens de cet argument (Homéo) ».
Cette approche n’est guère exigeante sur la qualité des sources. Nul besoin de cumuler les références et de les confronter : ce qui semble communément accepté est sans doute ce qui est valable. Dans cette optique, les sources journalistiques ou de vulgarisation paraissent souvent les meilleures, Dans le même esprit, l’avis des « célébrités » (M. Kassovitz ou J.-M. Bigard sur le 11 septembre, C. Angot sur l’affaire DSK, etc.) possède un poids certain et les sondages d’opinion sont valorisés en tant que représentants de l’opinion courante. Dans sa version la plus radicale, le régime doxique peut même se contenter de témoigner ou de rendre compte de sa propre « analyse », ce qui lui vaut souvent un rappel de la règle wikipédienne dite de « travaux inédits », celle-ci bannissant les théories, observations, ou idées qui n’ont jamais été publiées par une source.
Le régime doxique présente un rapport que l’on pourrait qualifier de « journalistique » aux controverses. Par exemple, lorsqu’il ne peut simplement rapporter des « faits », mais qu’il doit enregistrer un désaccord sur un sujet donné, sa conception de la neutralité consiste à polariser le conflit en deux camps et à rapporter la position de chacun, quitte à donner une vision artificiellement équilibrée des débats à l’image des micros-trottoirs du journal télévisé.
Il promeut ainsi un encyclopédisme au plus près de l’actualité et tend à privilégier un traitement des sujets sous l’angle de la réaction sociale qu’ils suscitent. Une de ses revendications les plus typiques est d’insister pour parler de « ce qui fait débat » ou de « ce qui intéresse le lecteur ».
En résumé, dans le régime épistémique doxique, la vérité est affaire d’évidence. Le sens commun tient une place centrale dans tous les aspects de l’édition encyclopédique : il faut rapporter au grand public ce qui intéresse le grand public en s’adressant au grand public.

Tableau 6. Le régime doxique

Régimes épistémiques et désaccords éditoriaux

À partir de cette grille d’analyse, il est ainsi possible d’interpréter différents désaccords éditoriaux que l’on peut rencontrer dans les pages de discussion de Wikipédia.
La NPOV est ainsi l’objet d’interprétations antagonistes. Les défenseurs d’une NPOV pluraliste se retrouvent du côté du régime wiki qui se refuse à tout jugement de valeur et recherche la neutralité par la juxtaposition. Au contraire, les défenseurs d’une « neutralité par l’équilibre » se trouvent du côté des régimes qui hiérarchisent les savoirs. L’encyclopédiste en est le parangon : cherchant à rapporter un savoir établi, il privilégie toujours le consensus des élites, quitte à diviser ce savoir en « écoles » si des désaccords perdurent. Le régime doxique adopte une posture similaire, à ceci près que le consensus privilégié est moins celui des élites que du sens commun, et que la division en deux camps de force égale fait partie de son logiciel. Les régimes scientifique, scientiste et critique occupent quant à eux une place à part : pour les deux premiers, être neutre, c’est dire la vérité, ou du moins dire les choses les plus rationnelles possibles ; pour le troisième, la NPOV est une illusion puisque l’impossibilité de la neutralité est au fondement de ce régime épistémique.
De même, le choix des sources est loin de faire systématiquement consensus. Dans les conflits qui opposent les contributeurs sur les pages de discussion, on peut ainsi voir s’exprimer des régimes particulièrement sélectifs sur le choix des sources (le scientiste, le scientifique et l’encyclopédiste) et d’autres beaucoup plus libres (le doxique, qui pourra même défendre l’usage de sources primaires ou certains Travaux Inédits), voire libertaires comme le wiki. En effet, celui-ci voit dans la citation des sources une restriction inutile et par trop élitiste : de son point de vue, chacun doit être libre de contribuer à sa guise, et la qualité de Wikipédia émergera elle-même par un processus d’amélioration graduelle inhérent à la collaboration du plus grand nombre. Le critique se montre lui suspicieux quelle que soit la source ou tend à valoriser ce qu’il considère comme des sources « indépendantes » des pouvoirs en place.
Par ailleurs, ces hiérarchisations des sources, mais plus largement les différentes conceptions épistémiques dont elles relèvent, expliquent également des conflits comme ceux qui ont trait à la forme du contenu des articles. Les scientifiques et les scientistes tendent à considérer toute vulgarisation ou traduction des sources comme un appauvrissement inacceptable, tandis que ce travail éducatif ou médiateur est la raison d’être de régimes comme l’encyclopédiste ou le doxique.

Pistes de réflexion sur l’enseignement de l’évaluation de l’information

Si notre étude porte spécifiquement sur le corpus de l’encyclopédie Wikipédia francophone, il nous semble qu’elle ouvre des perspectives de réflexion à un niveau plus général. En effet, en tant que projet à vocation épistémique, Wikipédia affronte la séculaire et complexe question de l’établissement du « vrai ». Bien que les règles et les procédures éditoriales soient spécifiques à l’encyclopédie collaborative, les régimes épistémiques analysés peuvent se retrouver dans notre culture et peut-être même au sein de chacun d’entre nous (et donc des élèves). Ils possèdent chacun un horizon de pertinence spécifique qui éclaire d’une manière singulière la complexité de la question de la validité du savoir. Il ne s’agit pas ici de sombrer dans un relativisme facile et sclérosant, mais de reconnaître cette pluralité d’attitudes et d’arguments afin de la mettre à distance.
Pour élargir le propos, on pourrait émettre l’hypothèse que cette diversité se retrouve plus ou moins implicitement lors des séquences ou projets pédagogiques consacrés à l’évaluation critique de l’information. Par exemple, le rapport récent du Conseil scientifique de l’éducation nationale (2021) sur le développement de l’esprit critique semble relever du régime scientifique, voire scientiste. Sans doute l’approche préconisée favorise-t-elle une prise de conscience de l’inégale valeur épistémique des sources et des points de vue, ce qui peut s’avérer rassurant dans un contexte informationnel où existent des phénomènes de désinformation et de mésinformation. Cependant, elle occulte le fait que la compréhension de discours réellement scientifiques demeure hors de portée de la majeure partie des élèves du secondaire et le rôle que peut jouer ici la vulgarisation. Par ailleurs, si cette option permet d’établir un critère de démarcation clair entre les contenus scientifiques et les théories pseudo-scientifiques ou fantaisistes (comme celle des platistes1), elle ne paraît guère opérationnelle pour appréhender les controverses scientifiques actuelles qui, certes, comportent leur lot d’incertitudes et de conflits, mais paraissent pourtant essentielles à la compréhension du monde contemporain. Le risque est enfin de développer une forme de dogmatisme qui, par définition, est contraire à une attitude prudente et questionnante.
Il est aussi possible de trouver des relations entre les autres régimes épistémiques évoqués et des manières d’envisager l’enseignement de l’évaluation critique de l’information. Par exemple, une approche des médias selon le prisme « critique » tel que nous l’avons entendu ici ne risque-t-elle pas de conduire à un dénigrement systématique de leur rôle démocratique et, par là même, à une suspicion excessive ? Cette attitude peut conduire à ne plus s’informer ou à se tourner vers des sources alternatives avec les risques de désinformation que cela comporte. À l’inverse, on peut penser que leur approche sous l’angle « doxique » s’avère quelque peu naïve, occultant les processus médiatiques de sélection, hiérarchisation et mise en scène de l’information.
Les pistes de réflexion, rapidement esquissées ici mériteraient à notre sens d’être prolongées. Que cela soit au sein de Wikipédia, à l’école et au CDI, on peut espérer qu’elles favorisent un gain de réflexivité et de lucidité sur la question à la fois si complexe et essentielle du « vrai ».

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