Trois classes professionnelles du Lycée Touchard-Washington ont accueilli Nadia Nakhlé, autrice de Les oiseaux ne se retournent pas, en janvier 2021, au Mans1. Cette rencontre s’inscrivait dans le cadre d’un projet sur la bande dessinée, Une Case en Plus (cf. encadré 1). L’autrice a expliqué aux élèves son parcours, son ambition de raconter l’exil des enfants et, à travers différents supports, la violence à laquelle ils sont confrontés. Elle a présenté ses sources d’inspiration, de l’histoire familiale aux témoignages sur le terrain. La lecture de son roman graphique a donné lieu à un travail d’analyse de l’œuvre, d’écriture poétique et de production plastique autour de la calligraphie arabe2.

Un récit sur l’exil et l’espoir

« Nous souffrons d’un mal incurable qui s’appelle l’espoir. » Cette citation de Mahmoud Darwich, figure emblématique de la poésie palestinienne, ouvre le récit. Elle y introduit ce thème central de l’espoir qui, contre vents et marées, porte l’héroïne dans son périple.
Dans un pays du Moyen-Orient (jamais nommé) ravagé par la guerre, une orpheline de 12 ans, Amel, est poussée par ses grands-parents à l’exil. Elle change d’identité et devient Nina. Dans ce voyage vers l’inconnu, elle est prise en charge par une famille. Mais à la frontière, elle se retrouve seule dans un camp de réfugiés. Elle y rencontre Bacem, déserteur et joueur de oud. Ils se lient d’amitié. Bacem écrit pour elle un poème (dont le premier vers donne son titre au récit). Il lui apprend à jouer du oud et promet qu’ils resteront ensemble. Mais lors de la traversée vers les côtes européennes sur une mer agitée, l’embarcation clandestine prend l’eau, et le précieux instrument tombe. Amel plonge pour le récupérer. Elle évite la noyade… mais l’instrument est brisé et Bacem disparaît. Guidée par des oiseaux qui lui parlent dans ses rêves depuis le début du récit, Amel continue son chemin, seule, vers la France.

Un récit décliné sous trois formes

L’originalité de ce récit repose sur la triple forme sous laquelle il a été envisagé par l’autrice, dès son origine : une bande dessinée, un spectacle (un concert associant musiciens, comédiens récitants et projections animées) et un film d’animation : « les différentes formes du projet se complètent3 ». Cette déclinaison est liée au parcours personnel de Nadia Nakhlé : en effet, celle-ci a débuté dans le cinéma d’animation et la mise en scène de spectacle. « Je me suis formée dans un studio de cinéma d’animation. Je prenais des cours en parallèle de dessin, de sculpture tout en travaillant. Je n’ai pas fait un cursus classique avec une école d’art » […] « Le dessin, la musique et le cinéma d’animation sont pour moi les plus appropriés pour dénoncer avec pudeur les atrocités de la guerre, comme celles des camps de réfugiés, mais aussi pour exprimer l’espoir et l’imaginaire d’un enfant4 ».
Lors de l’écriture, elle travaille énormément avec le compositeur de la musique du spectacle, Mohamed Abozekry, joueur de oud. « Je lui envoyais des textes, il m’envoyait sa musique, un jeu de pingpong permanent ». La musique a une place essentielle dans le récit, puisqu’un des personnages principaux est un joueur de oud. Et l’instrument lui-même a un rôle dramatique : la jeune Amel est initiée à son jeu, elle manque de mourir pour le repêcher. Jeune adulte, elle va devenir musicienne et exprimer sa rage de vivre par la musique. « C’était donc essentiel pour moi qu’il existe un spectacle musical… J’ai eu naturellement envie de faire exister cette musique ».
Nadia Nakhlé met en scène le récit avec sa compagnie Traces & Signes. Le spectacle, soutenu par une résidence à Stéréolux (Nantes), est présenté pour la première fois le 27 janvier 2020, avant de partir en tournée dans toute la France5. « Tout est millimétré dans ce travail pour que tous les éléments, qu’ils soient musical, visuel ou sonore, se répondent ».
L’album, paru en mars 2020 aux éditions Delcourt, est la première bande dessinée de Nadia Nakhlé. Bien qu’elle ait toujours dessiné, depuis l’enfance, elle n’a pas choisi de faire des études artistiques après l’obtention de son baccalauréat. « Le dessin n’était pas très bien vu dans ma famille. J’ai donc fait des études de droit car j’avais des rêves de justice ». C’est donc avec une certaine appréhension liée à son inexpérience qu’elle s’est lancée dans la réalisation de l›album en 2016. « Je suis une personne qui doute tout le temps en termes de création. J’avais beaucoup d’appréhension et de pression. J’avais l’impression de ne pas avoir droit à l’erreur, avec le poids de ma famille qui était tout à fait contre mon choix de carrière artistique ».
La bande dessinée recevra finalement un très bon accueil critique. Elle est récompensée par de nombreux prix. Réimprimée plusieurs fois et vendue à plus de 15 000 exemplaires, c’est une belle réussite pour cette jeune autrice. « Ce qui m’a le plus touchée, ce sont les réactions de [jeunes] lecteurs de vos âges qui m’envoyaient des messages via Instagram. Je trouvais intéressant d’avoir des retours de lecteurs de cet âge et aussi de réfugiés qui étaient heureux qu’on parle de leur histoire ».
L’autrice souligne qu’une fois le livre fini, elle a éprouvé un sentiment d’inachevé et d’incomplétude. À présent, elle est heureuse qu’il ne lui appartienne plus et qu’il passe de mains en mains. « Quand je le réouvre à présent, c’est comme si je le redécouvrais. Le temps passe, on oublie ce qu’on a créé. Le livre vit sa vie sans moi. Et il va avoir une autre vie à travers le spectacle et le film d’animation ».

Spectacle « Les oiseaux ne se retournent pas » : https://lc-saint-louis.loire-atlantique.e-lyco.fr/actualites/p-e-a-c-les-oiseaux-ne-se-retournent-pas-4/

Sensibiliser à un sujet d’actualité : la situation des enfants qui fuient leur pays en guerre

« Le roman graphique m’est apparu comme la forme idéale pour porter un récit à la fois intimiste et universel6. »
Nadia Nakhlé opte délibérément pour une histoire intemporelle et universelle aux allures de conte : lieux, durées et dates ne sont pas précisés. Ce flou permet au lecteur de s’immerger dans le récit. La narration à la première personne favorise l’empathie avec le personnage principal.
Aux élèves qui lui demandent si le récit se passait en Syrie, elle répond : « Cela pourrait être la Syrie, la Palestine, le Liban, l’Afghanistan… Je ne voulais pas entrer dans un conflit politique, c’est pour cela que je ne cite pas de nom de pays. Je voulais plutôt donner une dimension universelle à cette histoire, je veux parler à la fois de la douleur de l’exil, et de l’espoir de ces enfants ».
Avec ce récit, Nadia Nakhlé souhaite sensibiliser le lecteur à un sujet d’actualité : la situation des enfants qui fuient leur pays en guerre et qui arrivent seuls dans le pays d’immigration. « Au moins un quart des personnes cherchant refuge en Europe sont des enfants, et des milliers d’entre eux sont des enfants isolés ».
Elle dénonce les abus et les violences qui s’exercent sur ces enfants et plus particulièrement sur les filles, proies faciles pour le proxénétisme. À travers le parcours d’Amel, son intention est de montrer qu’il existe un avenir possible pour ces enfants réfugiés. Amel signifie « espoir » en arabe, précise-t-elle.
L’autrice souligne que l’enfance est le thème central de ses créations ; elle rappelle que Les Oiseaux ne se retournent pas s’ouvre sur une citation de Saint-Exupéry : « Je suis de mon enfance comme d’un pays », une pensée dont elle se sent proche. Elle tente de représenter ce moment de l’existence dans toute sa complexité et toute sa créativité. La bande dessinée, par le pouvoir des images, permet d’évoquer l’imaginaire des enfants.
Elle est indignée par le sort des enfants réfugiés qui vivent dehors, dans les rues en France. Elle rappelle que notre pays a signé une convention des droits de l’enfant, qu’à ce titre, il se doit de protéger les enfants, mais que cette protection est bien en dessous des nécessités de la situation actuelle. Elle ajoute qu’elle est proche de deux associations : La Cimade (association de solidarité et de soutien aux migrants) et Amnesty International, toutes deux partenaires du projet Les oiseaux ne se retournent pas.

Page 23, Les oiseaux ne se retournent pas© Delcourt, 2020

 

Un travail de recherche documentaire et d’enquête sur le terrain

La première source d’inspiration de Nadia Nakhlé a été son histoire familiale. Son père d’origine libanaise fuit le Liban en guerre et arrive en France assez jeune. Sa mère d’origine argentine fait partie d’une famille d’exilés. « Dans ma famille, la guerre est très présente. En allant au Liban, je voyais les traces de la guerre. Mais c’est en vieillissant que j’ai ressenti le besoin de parler de ce sujet. Ce livre est un écho de l’actualité et de ma vie familiale ».

Nadia Nakhlé montre quelques clichés qui ont servi de documentation. Les élèves reconnaissent dans la photo d’une rue en ruine de Homs une des premières planches de l’album. « Mon père est d’origine libanaise mais est né à Homs en Syrie. En voyant les images de cette ville détruite par les bombardements, j’ai été bouleversée. D’où ce désir de faire passer cette mémoire, mais surtout de transmettre l’espoir de ceux qui tentent d’échapper à cette guerre7 ». « Enfant, quand j›allais au Liban, j’étais fascinée par cette capacité de ma famille à ne jamais sombrer dans le chagrin, ne jamais se morfondre, ne jamais s›apitoyer sur son sort, mais toujours avancer, tracer sa route, même entre les bombes8 ».

Page 9, Les Oiseaux ne se retournent pas © Delcourt, 2020

De 2016 à 2018, pour pouvoir parler de son sujet avec précision et véracité, Nadia mène un travail de recherche documentaire et d’enquête sur le terrain. « Je suis allée dans un camp de réfugiés palestiniens au Liban. En France, je suis allée à Grande-Synthe et dans la jungle de Calais. Il y avait beaucoup d’enfants errants après le démantèlement du camp. Ils essayaient de passer en Angleterre mais ils étaient sans cesse rattrapés ».
Nadia s’inspire de ce qu’elle a vu, rapportant des scènes (la distribution de nourriture dans le camp) ou croquant des décors. Elle recueille des témoignages, en particulier de petites filles.
« Ce n’est pas évident, car elles se cachent. Mais en tant que femme, c’était plus simple de parler… On ne parle jamais des filles quand on parle de l’exil bien qu’il y en ait énormément. Elles sont souvent embrigadées dans des réseaux de prostitution, c’est souvent très compliqué pour elles car elles sont des proies très faciles… On estime que les enfants au cours de l’exil ont été au moins violés sept fois ».
Nadia précise s’être inspirée d’une jeune érythréenne qu’elle a rencontrée pour plusieurs séquences concernant Amel.
Ces témoignages sont douloureux, mais, en même temps, derrière cette douleur, il y a toujours l’espoir de l’enfance : « Toutes ces petites filles que j’ai rencontrées avaient une volonté d’apprendre, un désir énorme d’aller à l’école, de vivre une vie normale ».
Ce sujet de l’exil et des mineurs isolés est compliqué et difficile à aborder et sa proximité avec l’actualité en fait un sujet à vif. « J’ai essayé de l’aborder avec pudeur sans rentrer dans l’atrocité de la guerre, et la violence comme dans les médias… J’ai voulu mettre de la poésie dans ce projet sans nier les souffrances de la guerre et sans dénigrer la réalité ». La recherche de cet équilibre imprègne tout l’album.

Page 125, Les oiseaux ne se retournent pas © Delcourt, 2020

Un récit onirique et poétique : esthétique et techniques

Dès son feuilletage, l’album impressionne par sa mise en page originale et son esthétique : un style épuré, des teintes sombres, rehaussées de quelques touches de couleurs ; des fonds noirs, ornementés dans les marges de motifs floraux, d’envolées d’oiseaux, d’enluminures ; des images sur lesquelles s’entrelacent textes poétiques, voix off et calligraphie. Des techniques graphiques variées s’entremêlent (gravure, peinture, dessin). Pleines pages ou cases flottantes donnent lieu à des variétés de parcours de lecture. Interrogée sur ses techniques et ses sources d’inspiration esthétique, l’autrice répond aux élèves en s’appuyant sur des exemples d’images projetées.
Nadia Nakhlé explique que son récit fait référence à une œuvre poétique persane intitulée La Conférence des Oiseaux (parfois traduite par Le Cantique des oiseaux). Cette œuvre publiée en 1177 est attribuée à Farîd al-Dîn Attâr, un poète soufi persan. Ce récit initiatique et mystique raconte l’histoire de 30 000 oiseaux partis à la recherche du Symorgh, leur roi (ou reine car il n’y a pas de genre dans cette langue). Guidés par la huppe fasciée, messagère des âmes, qui connaît les secrets des mondes invisibles, les oiseaux affrontent des épreuves symbolisées par sept vallées : Amour, Connaissance, Dénuement…. À la fin du voyage, les oiseaux rescapés découvrent que le Symorgh n’est autre que le reflet d’eux-mêmes. Cette histoire initiatique est à mettre en parallèle avec celle d’Amel qui, au cours des sept chapitres qui composent le livre, doit affronter ses peurs et se mettre en quête de sa propre identité. « Je voulais nourrir mon récit de cette mythologie de contes et légendes d’Orient ».
L’autrice projette aux élèves plusieurs miniatures persanes : « il y a comme une actualité de ces dessins malgré leur âge. Je m’en suis inspirée pour créer le monde imaginaire des oiseaux dans lequel l’enfant se réfugie ». Elle se réfère également à l’art de l’estampe japonaise, en particulier Ito Jakuchu, grand amateur d’oiseaux9.
Questionnée sur ses lectures, Nadia Nakhlé confie qu’elle s’est mise tardivement à la lecture, préférant dessiner. Si elle lit des essais et des romans, ses préférences vont à la poésie, au rap et au slam, c’est une écriture imagée qui lui convient. Les citations qui figurent en tête de chaque chapitre sont pour l’autrice des moyens de rendre hommage à des poètes qui ont connu l’exil (Marmoud Darwich, Khalil Gibran) tout en proposant des clés d’entrée au lecteur.
« Je fais beaucoup de gravures sur cuivre, certaines planches s’inspirent de cette technique ». Nadia Nakhlé explicite le procédé de l’eau forte (l’image est creusée sur une plaque de métal à l’aide d’un acide), qui permet de mettre en valeur des détails et de procurer une connotation intimiste. Si le noir est sa couleur préférée, Nadia Nakhlé confirme avoir « choisi de mettre une couleur en avant en fonction de chaque chapitre et d’accorder une fonction symbolique à la couleur tout en jouant avec les contrastes que procurent les fonds noirs ». La focalisation à partir de certaines touches de couleurs permet de valoriser le point de vue de l’enfant, de montrer les objets qui sont importants à ses yeux. « Le cerf-volant rouge de l’enfant symbolise ainsi la terre natale et la guerre. La couleur bleue du foulard d’Aida qui fuit une dictature est associée à l’espoir ; le sac à dos jaune est associé aux souvenirs… ». Nadia Nakhlé ajoute que tous les détails ont un sens symbolique.
L’autrice précise les différentes étapes de réalisation de son album qui font appel à un ensemble de techniques mixtes. Le story board est écrit et/ou dessiné sous forme de croquis, sur papier. Le dessin est ensuite retravaillé sur papier et sur écran. La tablette Wacom dont le stylet est sensible à une grande variété de pressions permet de créer des pinceaux et des crayons au rendu naturel. « La numérisation intervient surtout pour l’étape de colorisation » […] « Sur le papier, j’utilise lavis, encre et crayon ». Le format d’origine est plus important que celui de l’album, il permet de développer un grand niveau de détails sur le dessin qui sera ensuite réduit à l’impression.

Page 58, Les oiseaux ne se retournent pas © Delcourt, 2020

Projets passés et à venir

Nadia Nakhlé évoque le clip de Zebda, intitulé Comme un guitariste chilien, en hommage à Victor Jara, chanteur-compositeur-guitariste, assassiné sous la dictature de Pinochet, qu’elle a coréalisé (avec Xavier Perez). Elle a conçu les images d’animation et les effets visuels qui illustrent le texte de Kateb Yacine, Poussières de Juillet, soutenu par l’instrumental La Partida de Victor Jara. On y retrouve les thèmes chers à l’autrice (enfance, déracinement, guerre) et son style graphique. Le clip a été regardé par une classe, pour préparer la rencontre10.
L’autrice présente sa seconde bande dessinée, parue en septembre 2021, intitulée Zaza Bizar. Le récit existait auparavant sous la forme d’un spectacle qui jouait sur l’interaction entre les dessins et le jeu des comédiens. Élisa, surnommée Zaza Bizar par les enfants de son école, souffre de troubles du langage (dysphasie). Elle s’enferme dans le silence et développe son propre langage, celui de son imaginaire, propre à l’affranchir du monde réel. Au fil des pages de son journal intime, Zaza nous livre son quotidien, ses peurs, l’incompréhension des adultes, les moqueries des élèves, mais aussi ses joies et ses rêves11. « Dès la création du spectacle, j’avais en tête cette forme d’un journal intime dessiné12 », souligne Nadia Nakhlé qui prépare une nouvelle bande dessinée pour 2023 qui s’intitulera Les Notes rouges, et où la musique occupera également une place essentielle.
Pour le film d’animation de Les oiseaux ne se retournent pas, il est prévu que le storyboard soit fini en mars 2022 et qu’une équipe travaille à la réalisation du film pendant un an et demi pour une sortie prévue en 2025. Nadia Nakhlé décrit les différents métiers qui composent une équipe qui peut compter jusque 300 personnes et qui engage des énormes budgets, contrairement à la bande dessinée.

 

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Une case en plus

Une Case en Plus est un prix BD inter-établissements, créé en 2008, initié et piloté par un groupe de professeurs documentalistes de la Sarthe. Il s’adresse aux élèves de 3e, 2de de lycée général et professionnel et 1re de lycée professionnel du département (une dizaine d’établissements chaque année).

Objectifs :
• Améliorer les pratiques de lecture des jeunes : être lecteur, être capable d’évaluer sa lecture, être critique, créer à partir de sa lecture ;
• Promouvoir la bande dessinée en milieu scolaire : lancer une dynamique pour favoriser la mise en place de séquences pédagogiques autour de la bande dessinée avec les enseignants de disciplines diverses ;
• Mutualiser les séquences pédagogiques mises en place via un blog (Le Dock).

 

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Déroulé pédagogique Les oiseaux ne se retournent pas

Cette séquence autour de l’album Les Oiseaux ne se retournent pas s’inscrit dans le cadre d’un dispositif intitulé Une Case En Plus, créé par un groupe de professeurs documentalistes de la Sarthe (cf. encadré 1). Elle a été conçue et réalisée en coanimation avec une professeure de lettres-histoire du lycée professionnel, pour une classe de 3e prépa-métiers, composée de 16 élèves, globalement faibles lecteurs et peu accoutumés à la lecture de bande dessinée (hormis deux élèves). Dans le cadre du projet Une Case en Plus, les élèves ont bénéficié de plusieurs séances autour de la bande dessinée où ils ont manipulé des albums. Ils ont été ainsi amenés à identifier les différents acteurs d’une bande dessinée et à décrypter des images (rallye bd, énigmes/jeux autour des albums de la sélection). Très peu d’élèves ont lu l’album avant la séance.

Découverte de l’album par le prologue (2 h)

La couverture puis les planches qui composent le prologue (p. 7 à 16) sont projetées aux élèves. Le cours est dialogué, des questions leur sont posées sur chaque planche. L’objectif de cette première séance est de donner des clés pour repérer et analyser les spécificités de la narration et du graphisme de Nadia Nakhlé. Avec l’idée que lors les séances ultérieures, les élèves s’approprieront ces outils.
Au-delà de la description de la scène montrée (qui fait quoi ? quand ? où ?), il s’agit d’être attentif au découpage des planches (agencement – pleine page, double planche – présence ou absence des cadres aux cases, présence d’ornements), à la mise en scène des images (cadrages, points de vue, plans), aux textes (nature des textes, voix off, dialogue, commentaire narratif, forme et format des caractères typographiques), aux couleurs (leur rôle, l’assignation d’une couleur à un objet). Un temps est pris pour noter les informations dans un tableau proposé, le tout permettant de nourrir l’écriture d’une synthèse collective.
Les élèves prennent conscience très rapidement que l’histoire n’est pas racontée de façon chronologique. Elle se déroule comme dans un rêve ou un souvenir, par association ou contraste d’images et/ou de motifs. La mise en scène est onirique et métaphorique, basée sur des oppositions (hommes en armes/enfant, avions/cerf-volant) et des répétitions textuelles ou graphiques. Le prologue introduit le personnage narrateur de la petite fille, Amel, et les thèmes de la guerre et de l’exil. La thématique des oiseaux traitée de façon réaliste et symbolique, est également présente. L’ambiance sombre et triste est accentuée par les fonds noirs et la répétition de motifs graphiques.

Page 13, Les oiseaux ne se retournent pas © Delcourt, 2020

Analyse de la bande dessinée (2 h)

En classe, les élèves lisent en binôme et analysent la suite du récit (chapitre 1, p. 17 à 48). Un document sous forme de questions et tableaux à compléter guide leur lecture et leur analyse. Il s’agira de faire un résumé du chapitre, de s’interroger sur la citation mise en exergue, de relever les couleurs en évaluant leur rôle esthétique et symbolique, de relever la nature des différents textes, d’apprécier le graphisme des personnages mis en scène (particularités du dessin et effets sur le lecteur). Tous les points travaillés dans la séance précédente sont réinvestis. La conclusion est orientée vers des hypothèses de lecture. Cette étude, axée sur la mise en scène élaborée par l’autrice, se traduit par une attention minutieuse à porter aux détails narratifs et graphiques. Elle peut paraître fastidieuse et longue, mais elle nous semble essentielle pour apprendre à mener une analyse correcte et argumentée des planches. Au vu de leurs réactions, il semble que les élèves prennent conscience de l’importance des détails que recèlent les dessins et du pouvoir de suggestion des images.
Nous avions prévu d’organiser la suite de la lecture sous forme de classe puzzle (dispositif pédagogique particulier1), ce qui aurait permis de diviser la classe en quatre groupes. Chaque groupe travaille sur des chapitres différents du livre, puis mutualise leurs études. Mais pressés par le temps, et la rencontre avec l’autrice se rapprochant, nous nous sommes concentrés sur la préparation de cette rencontre, sous la forme d’une interview collective puis de sa restitution. Lors de la rencontre, Nadia Nakhlé a d’abord proposé de montrer, sous forme de diaporama, la façon dont elle travaille, puis, elle s’est prêtée au jeu des questions/réponses. Les élèves ont ensuite présenté à leur tour leur travail de création graphique, inspiré de son œuvre.

Création graphique (2 h)

L’album présente de nombreux poèmes aux ornementations décoratives très riches, autour du motif des oiseaux et de la musique, la plupart s’inspirent d’une œuvre poétique persane du 12e siècle de Farid-Ud Dîn-Attar, Le langage des oiseaux (parfois traduit par Le Cantique des oiseaux). Ce poème initiatique et mystique, entrecoupé de contes et d’anecdotes, est considéré comme un des ouvrages majeurs de la littérature persane. Il a été illustré par des enlumineurs et traduit dans de nombreuses langues. Nous avons donc proposé aux élèves de rédiger à leur tour de courts poèmes, en s’inspirant d’une image de leur choix extraite de l’album.
Un intervenant (professeur d’arabe) est venu animer un atelier de calligraphie arabe. Il a présenté les différents styles calligraphiques arabes, en insistant sur l’aspect figuratif que peut revêtir la calligraphie. En réalisant des entrelacs avec des mots écrits ou en utilisant la micrographie, les calligraphes parviennent à produire des images figuratives, un art qui rappelle le calligramme. Puis les élèves ont découvert quelques lettres arabes et ont écrit leur prénom (avec un modèle préparé par l’intervenant). Certains ont tenté de composer une lettrine calligraphiée pour la première lettre de leur poème. Celui-ci a ensuite été écrit en couleur argent ou doré, sur une carte noire. En vis-à-vis, figure l’image extraite de l’album. Toutes les doubles cartes réalisées par chaque élève ont été reliées ensemble pour fabriquer un recueil sous la forme d’un livre accordéon. Ce travail est présenté à l’autrice et chaque élève lit son texte. Touchée par cette production, elle prend en photo ces travaux qui s’inspirent de son album. L’ensemble sera présenté dans l’exposition finale, regroupant tous les travaux d’élèves d’Une Case en Plus.

Point de vue de l’enseignante de lettres-histoire impliquée dans le projet

« D’un premier abord, le volume du roman graphique Les oiseaux ne se retournent pas peut faire craindre une certaine répulsion chez des élèves peu lecteurs, voire en difficultés, comme ceux de 3e prépa-métiers.
Mais accompagnés pour entrer dans l’œuvre, ils franchissent le pas et se surprennent eux-mêmes à prendre plaisir au récit textuel et iconographique, à la richesse de ses détails et à son pouvoir onirique. Son caractère elliptique et sa dimension symbolique ménagent les lecteurs les plus sensibles et respectent leur degré de maturité en offrant différents niveaux de lecture. Sa dimension esthétique et son ancrage dans l’Orient aiguisent la curiosité des élèves et se prêtent à toutes sortes d’explorations culturelles et de réalisations en classe, que la variable temps peut venir alors limiter.
Une œuvre multiforme, qui peut inspirer de grands projets pédagogiques, sans compter une participation éventuelle de sa jeune autrice, attentive à éveiller une sensibilité artistique, mais aussi une conscience du monde dans lequel les élèves grandissent. »

(Hélène Delmotte, enseignante en lettres-histoire)

 

Page 138, Les Oiseaux ne se retournent pas © Delcourt, 2020