Entretien avec Paul et Gaëtan Brizzi et Christophe Malavoy

En octobre 2015, la librairie Bulle(1) organisait une rencontre aux Quinconces des Jacobins au Mans avec Paul et Gaëtan Brizzi ainsi que Christophe Malavoy pour la présentation de leur album La Cavale du Dr Destouches(2et3). Ce fut l’occasion d’en apprendre un peu plus sur cette fructueuse collaboration ; les auteurs se sont prétés au jeu de l’interview et ont gentiment accepté de répondre à nos questions...

Christophe Malavoy : Céline nous touche au plus profond parce qu’il est quelqu’un de très simple. Ce n’est pas quelqu’un qui est dans le commentaire, ni dans l’explication. Il disait « L’émotion, il ne faut pas lui laisser le temps de s’habiller en phrases » ; il a un style, il ne cherche pas à montrer qu’il sait écrire. Il retire tout ce qui semble ressembler à de l’effort. Quand on lit Céline, tout semble simple, coulé. Chaque mot est à sa place pour piquer, donner le ton et c’est cette petite musique qui parvient à traduire quelque chose qui semble nous appartenir. Il s’adresse à nos sens, ce n’est pas un intellectuel, il avait horreur des idées, des gens qui développent des messages dans leurs livres. Il n’y a pas d’idées chez Céline. Il y a bien sûr des sentiments, il regarde des êtres vivre, s’aimer, se tromper, se haïr… Il fait un portrait terrible de la nature humaine, mais il faut bien reconnaître que cette nature humaine n’est hélas pas toujours magnifique. Il met notre misère et notre lâcheté à nu. Des vérités qui ne sont pas toujours faciles à entendre…

Agnès Deyzieux : Christophe Malavoy, on vous connaît bien pour votre carrière au cinéma et au théâtre ainsi que pour votre travail d’auteur. Mais on sait peut-être moins que vous êtes un fin connaisseur de Céline, de sa vie et de son œuvre. Vous avez écrit un livre sur lui en 2011, Céline même pas mort ! où vous imaginez un dialogue actuel avec lui. D’où vous vient cet intérêt pour Céline ? Comment avez-vous découvert cet auteur ? Qu’est-ce qui vous séduit particulièrement chez lui ?
CM : Cela fait très longtemps que je travaille sur cet auteur. Je me suis passionné pour l’écriture de Céline, puis très vite pour l’homme, sa vie, ses combats, ses paradoxes… J’ai aussi lu beaucoup de choses qui ont été écrites sur lui. J’ai rencontré les biographes de Céline, surtout François Gibault qui a écrit une première biographie très exhaustive. Il m’a fait rencontrer Lucette Destouches, sa veuve, qui est toujours en vie et à laquelle je rends visite très régulièrement depuis plusieurs années. Elle est très heureuse d’avoir vu l’aboutissement de cette bande dessinée.
Céline est un personnage très complexe. Je me suis aperçu que beaucoup de gens parlaient de lui, avaient une opinion sur lui sans l’avoir forcément lu. Ils ont lu Voyage au bout de la nuit et encore, sans parfois arriver au bout. Et puis, il y a aussi les pamphlets, incontournables pamphlets, antisémites, virulents, très violents. Céline en interdira la réédition en 1945. Sa veuve a respecté cette volonté et ses pamphlets ne seront pas réédités en France. Mais en littérature, on n’est pas là pour juger un homme, mais pour juger une œuvre. L’important pour moi, c’est l’œuvre de Céline, même si elle comporte des choses qui sont aujourd’hui condamnables. Les pamphlets ne peuvent pas cacher tout le reste de son œuvre. J’ai donc voulu montrer à travers ce travail un homme à multiples facettes.

Vous souhaitiez au départ réaliser un film sur Céline et également jouer au théâtre Les Entretiens avec le professeur Y, un court roman de Céline, dans lequel il imagine sa propre interview avec ce professeur Y. Au final, c’est une bande dessinée qui paraît ? Que s’est-il passé ?
CM : J’ai écrit un scénario pour le cinéma, mais Céline dérange encore beaucoup aujourd’hui encore, et pour l’instant, je n’ai pas réussi à monter ce film. Ensuite, j’ai rencontré les frères Brizzi et le scénario a évolué vers un film d’animation. Mais il reste encore en projet, même si je ne désespère pas de réussir à convaincre des producteurs de finaliser ce projet.

Toujours à cause de cette image sulfureuse de Céline ?
CM : On est aujourd’hui dans une époque où les gens n’osent plus dire les choses, on est dans le politiquement correct, la parole est policée. Sur un plateau de télévision, les animateurs ont peur de parler de Céline, que les choses dérapent. Je ne suis bien sûr pas là pour réhabiliter Céline, il ne s’agit pas d’épouser ses thèses mais de mettre sa littérature à portée du public. On n’est pas toujours obligé de mettre les pamphlets de Céline au premier plan. Ensuite, au théâtre, j’ai eu envie d’adapter Les Entretiens avec le professeur Y qui est un dialogue entre Céline et un homme qui vient le rencontrer dans un square à l’abri des regards. Céline se raconte, parle de son style, de sa petite invention « l’émotion du langage parlé à travers l’écrit », puis l’entretien devient de plus en plus un véritable délire ! Là encore, c’était compliqué de faire accepter Céline sur scène.

Et donc, la bande dessinée serait un espace beaucoup plus libre ?
CM : Oui, en tout cas, Futuropolis nous a accueillis avec beaucoup de liberté et un grand plaisir. Ils nous ont suivis dans ce projet. La bande dessinée est un moyen d’expression très proche du délire célinien. Le dessin nous permet une grande liberté d’invention. Il y a vraiment une grande matière chez Céline, une truculence. Dans notre bande dessinée, il y a bien évidemment aussi des pages où la dimension charnelle et érotique s’exprime totalement. Le dessin permet vraiment une expression très forte dans la truculence et la sensualité, ce côté très rabelaisien que Céline appréciait tant.

Avant de réaliser cet album, quel rapport entreteniez-vous avec la bande dessinée ? Vous en lisiez ? Est-ce que cette expérience avec les frères Brizzi a changé l’idée que vous vous en faisiez ?
CM : J’ai lu de la bande dessinée quand j’étais jeune. Les Pieds Nickelés, Tintin, Achille Talon, Lucky Luke… Ensuite, je me suis tourné vers la littérature. Mais je me suis aperçu que la bande dessinée avait pris beaucoup d’ampleur, qu’elle était devenue un art à part entière. J’ai eu beaucoup de plaisir à découvrir des auteurs comme Gibrat, Bilal, Mœbius, Claeys… Le support me paraissait vraiment intéressant et la rencontre avec les frères Brizzi a été une opportunité formidable pour pouvoir parler de Céline. Le dessin permet de mettre une certaine distance. On n’est pas avec le personnage incarné physiquement. Mais c’est une distance qui permet d’atteindre une certaine vérité.

Cette bande dessinée s’appuie sur les derniers romans de Céline que sont D’un Château l’autre, Nord et Rigodon, que l’on peut considérer comme trois volets d’un même roman qu’on surnomme La Trilogie allemande. Elle met en scène l’équipée incroyable du docteur Destouches à travers l’Allemagne dévastée de la fin de la guerre. Le docteur Destouches est le nom réel, le nom d’identité de Céline qui était son nom de plume, emprunté à sa grand-mère. En 44, Le docteur Destouches s’enfuit de France pour le Danemark via l’Allemagne avec sa femme Lucette, le chat Bébert et, pendant un moment, avec le comédien Le Vigan, personnage excentrique et insupportable. Cette bande dessinée, ce n’est donc pas une biographie de Céline puisqu’elle se concentre sur cette période 44/45, ce n’est pas non plus une adaptation, impossible probablement, à réaliser de ces 3 romans. Comment qualifieriez-vous donc cet album par rapport à l’œuvre de Céline ? En bref, qu’avez-vous voulu montrer ?
CM : Pour ce scénario, je me suis appuyé sur La Trilogie allemande, j’ai pris aussi des éléments dans sa correspondance, dans Mort à Crédit, je suis allé piocher dans tous les livres qu’il a écrits. Cela a été un long travail de recherche et de documentation pour parvenir à composer une histoire et faire un portrait de Céline. Le titre La Cavale du Dr Destouches renvoie au métier de médecin de Céline qui se définissait comme médecin des pauvres. Il avait choisi sa vocation qui était la médecine et pas du tout l’écriture. J’ai surtout voulu sortir des idées reçues, donner un autre regard, éviter de répéter ce que l’on a entendu sur Céline, montrer des choses dont on ne parle jamais à son propos pour essayer de construire sa propre idée sur cet homme.
Par exemple, il habitait rue Girardon à Montmartre, au cinquième étage et juste en dessous habitaient Robert Chamfleury et Simone Mabille, de grands résistants. Céline était au courant de toutes leurs activités, y compris des caches où les juifs se planquaient. Robert Chamfleury n’hésitait pas à faire appel au Céline médecin pour soigner des personnes qui avaient été torturées par la Gestapo. Céline avait donné sa parole de ne jamais livrer aucune information. Il savait tout ce qui se passait à Montmartre, où étaient planqués les gens qui refusaient d’aller en Allemagne pour le STO, les personnes recherchées… Céline n’a jamais rien dit. Il a pu dire des choses terribles sur les Juifs, mais jamais il n’a dénoncé personne. C’est une scène qu’on voit dans la bande dessinée. J’ai voulu montrer cet homme contradictoire et complexe qui déteste les Juifs et en même temps qui les protège. Il avait même beaucoup d’admiration pour eux : ils avaient, selon lui, le sens de la communauté, de la protection de leur groupe… Céline est une succession de paradoxes. Médecin hygiéniste, c’est un homme peu soigné avec des vêtements troués, sales, graisseux, pleins de tâches ! Étrange pour un médecin hygiéniste ! Il a toujours été médecin, même lors de cette cavale apocalyptique dans l’Allemagne nazie, il a continué à pratiquer la médecine, de porter des soins à ses compatriotes, d’acheter des médicaments en contrebande avec son argent personnel d’ailleurs. Il y a aussi la dimension de médecin des pauvres, celui qui pratique la médecine du dispensaire, celui qui côtoie la misère et la souffrance. Il sait de quoi il parle ! Il a aussi lui-même beaucoup souffert, il était atteint de nombreuses maladies : le paludisme, la dysenterie, le vertige de Ménières et des maux de tête qui l’obligeaient à s’aliter. Il était insomniaque, ce qui le rendait fou. Sans compter son bras invalide suite à sa blessure de 1914. C’est un homme qui a cumulé toutes les pathologies et qui savait ce que souffrance voulait dire.

Et son emprisonnement pendant 18 mois au Danemark n’a pas arrangé son état de santé…
CM : Oui, son incarcération au Danemark a aggravé son état de santé déjà précaire. Notre bande dessinée s’arrête avant son arrestation à Copenhague. Il ne reviendra en France qu’en 1951.

Pour écrire cette bande dessinée, vous avez aussi été aidé par Mme Destouches, la veuve de Céline, à qui vous dédicacez l’album. Elle apparaît comme un per­sonnage discret dans l’album, comme d’ailleurs dans les romans de Céline. Elle a tout de même plus de présence dans la bande dessinée ! De quelle manière peut-on dire qu’elle a participé à l’élaboration de votre travail ?
CM : Ce sont surtout des petits détails qu’elle m’a confirmés. La biographie de François Gibault est très exhaustive. C’est surtout sa confiance qui m’a beaucoup aidé. Quand on a ce soutien moral, on avance avec davantage de force. De façon générale, elle refuse les visites, elle sent très vite si les gens sont là pour se servir d’elle, mais elle a compris mes intentions. C’est une femme très délicate et mystérieuse. J’essayais toujours de l’imaginer avec Céline, elle si délicate, avec une petite voix, en retrait face à un Céline qu’on peut imaginer envahissant, complexe et difficile à vivre. Mais je pense qu’ils se sont beaucoup aimés. C’était une danseuse qui a inventé la technique de la danse au sol, avec le miroir au plafond, une technique qui est reconnue et se pratique encore aujourd’hui. Céline adorait la danse qu’il considérait comme la quintessence de l’art, l’art qui lutte contre la pesanteur et le temps. Voir quelqu’un qui s’élève, qui tient comme de lui-même dans l’espace, c’était de la magie pour lui qui trouvait les hommes lourds, lourds de lenteur insistante. Regardez un homme marcher, disait-il, comme il est lourd ! Regarder un animal se déplacer, c’est la grâce !

Vous avez en quelque sorte respecté un principe narratif cher à Céline avec la mise en place d’un procédé d’allers-retours dans le temps. Au début de l’album, on voit Céline dans son lit dans sa maison de Meudon à la fin de sa vie et durant tout l’album, on reviendra à cette scène qui permet au narrateur de faire des commentaires et le lien entre les différentes scènes. Ce principe narratif s’est imposé rapidement dans l’élaboration du scénario ?
CM : Oui, c’est une façon de respecter le principe de digression, cher à Céline. Il aime parler d’une chose, puis d’une autre, tous ces chemins de traverse qu’il emprunte viennent nourrir son sujet. Ce n’est pas quelqu’un qui raconte une histoire, ce sont des histoires qui se racontent et qui font que cette histoire se rassemble. Et il nous parle directement, se met à la place du lecteur. J’ai repris ce principe d’interpeller le lecteur directement.

Comment avez-vous procédé dans le choix des scènes parmi toutes celles présentées dans ces romans ? Avez-vous souhaité une alternance de scènes intimistes avec des scènes plutôt tru­culentes, je pense au fameux rendez-vous avec Mme Dame Frucht ou la scène des cabinets dans l’hôtel Lowen à Sigmaringen ? Y a-t-il des scènes que vous auriez aimé faire figurer mais que vous avez dû sacrifier ?
CM : Oui, il a fallu faire des choix. Et c’est là que les frères Brizzi interviennent ! On a choisi ensemble les scènes qui se prêtaient le mieux au dessin. J’avais fait des coupes déjà dans toute la matière que j’avais réunie pour arriver à une histoire qui ne fasse pas plus de 90 pages. Et les frères Brizzi se sont investis dans ce scénario en se demandant où le dessin pouvait être le plus puissant ou le plus intéressant.
Gaëtan Brizzi : On a abordé cet album comme un story-board. On a découpé avec Christophe pour avoir le choix le plus judicieux possible, sachant qu’on voulait trouver le juste équilibre entre les scènes dramatiques, apporter l’humour qui est toujours en filigrane dans la littérature de Céline, mais on voulait aussi se donner cette liberté d’aller vers la caricature, surtout dans les portraits. On s’en est donné à cœur joie avec Le Vigan ! On voulait vraiment le caricaturer, qu’il devienne un clown dans ce trio, avec ses excès, sa veulerie. Même graphiquement, on a forcé un peu le trait. Pour revenir au découpage, on a dû beaucoup couper dans le scénario de Christophe, parce qu’il fallait rester dans les 90 pages et donc, on a essayé de garder l’essentiel de cette cavale. On a aimé l’idée de finir l’histoire avec la mort de la mère de Céline, alors qu’il se passe encore autre chose avant son emprisonnement au Danemark. Mais cela nous semblait la juste borne pour finir ce scénario. On a eu de nombreuses séances de travail avec Christophe, en lui présentant aussi des esquisses, des croquis qui découpaient la mise en scène de chaque page pour ensuite passer à l’exécution finale.

Comment avez-vous opté pour le noir et blanc ? Cela semblait s’imposer pour l’univers célinien ? Avez-vous fait des tentatives couleurs ?
GB : Non, pas du tout ! Je dois avouer qu’on a tout de suite pensé au noir et blanc. Il faut dire que le crayon est notre outil de prédilection ! On vient du cinéma et cela nous a beaucoup aidé pour le travail d’adaptation du scénario. On a l’habitude de faire des coupes, de pratiquer l’ellipse ou d’associer certaines séquences dans une même situation et il le fallait, car il y avait matière à faire 3 ou 4 albums ici ! On a aussi l’habitude de travailler nos story-boards de cinéma au crayon noir. On a gardé cet outil pour aborder la bande dessinée. Le noir et blanc permet d’évoquer une période passée, de traduire aussi une lumière dramatique. C’est un livre où il y a beaucoup d’humour mais aussi un contexte dramatique fort. Il y a l’éructation de Céline qui vomit parfois sa haine de certaines choses, des institutions comme des lieux communs. Le contraste du noir et blanc nous permettait d’être en symbiose avec le contenu lui-même.

Comment vous êtes-vous organisés pour la réalisation graphique puisque vous avez travaillé ensemble ? L’un travaille plus les décors, l’autre les personnages ?
GB : Oui, sur le plan artistique, on doit à Paul tous les personnages et moi j’ai fait les décors. Paul s’est ingénié à attraper la ressemblance des personnages ; n’oublions pas que ces personnages ont existé, ils sont emblématiques d’une certaine époque. Il faut donc pouvoir les reconnaître. Le plus dur, c’était Céline, car on le voit apparaître à deux étapes de sa vie : dans le temps présent du récit, à Meudon, perclus et souffrant, qui s’adresse aux lecteurs, décidé à mettre fin à tous les on-dit, puis il nous emmène dans un récit en flash-backs. Au-delà de la ressemblance recherchée, il y avait la caricature, l’exagération. Pour traduire à travers un visage des émotions, une force d’expression, pour montrer la profondeur et la violence de l’âme humaine.
En ce qui concerne les décors, je me suis beaucoup documenté sur cette époque, les avions, l’architecture. Les personnages descendent dans des hôtels qui ont existé. Et ce n’est parfois pas facile de trouver des documents encore visibles, car ils ont souvent été détruits par la suite. Par contre, les ruines à dessiner, c’est facile !
CM : Il y a un très beau travail de nuances et de détails. Le dessin est dans cet album très fouillé. Il y a des vignettes sur lesquels on peut vraiment s’attarder pour regarder des détails, des personnages, des expressions. Il y a une foire d’empoigne à un moment avec 50 personnes dans le cadre, tout le monde s’arrache les cheveux, les vêtements ! Tout est en mouvement, et là, on sent toute l’expérience de l’animation des frères Brizzi. Leur dessin n’est jamais figé, il est toujours dans la dynamique comme l’écriture de Céline.
Paul Brizzi : Lorsqu’on aime dessiner, c’est un vrai plaisir d’illustrer un auteur comme Céline. On voit entre les lignes de Céline, et donc on est inspiré ! Il en est de même pour certains grands auteurs comme Cervantès ou Victor Hugo. Pour moi, j’appelle cela des auteurs inspirés, c’est ceux que j’aime lire, ce sont des écrivains qui me donnent à voir ! Cela a été presque facile dans ce sens pour nous, car il n’y avait qu’à illustrer ! De plus, Céline est lui-même dans la caricature. Je ne pense pas l’avoir trahi en allant assez loin, avec par exemple ces gueules d’Allemands ! Et quand une gifle part, on sent que ça part de loin et on sent que le type valdingue de l’autre côté de la pièce ! On a essayé de traduire ça. Et ce côté cartoon, on ne voulait pas s’en priver !

Et ce n’était pas trop difficile de marier avec le dessin ce côté comique et l’aspect tragique du récit ?
PB : Oui, il s’agissait de bien savoir quand est-ce qu’on pouvait basculer tout à coup à la faveur d’une phrase ou d’une ellipse. Pour la scène des toilettes dans l’hôtel, si comique, décrite dans D’un château l’autre, cela allait de soi. Par contre, il y a d’autres moments comme la fuite en voiture avec Van Raumnitz, qu’on voulait dramatiser. On y introduit alors un éclairage beaucoup plus dur, plus cru. Parfois, c’est sur trois pages, parfois sur trois cases. Céline a des diatribes terribles contre la littérature, contre Mauriac, Sartre, Proust. Alors, on a mis le génie de la littérature en scène qui défèque littéralement devant nous ! On s’est bien amusés !
GB : C’est en cela que cet album est vraiment fidèle à l’esprit de Céline !

Vous qui venez du cinéma d’animation, quels sont vos rapports avec la bande dessinée ? Comment passe-t-on de l’animation à la bande dessinée ?
GB : Il y a de nombreuses années, on avait eu une toute petite expérience de bande dessinée aux Humanoïdes associés avec le personnage de Mata Hari, qui nous avait donné le goût et l’envie de faire de la bande dessinée4. On s’était dit : « un jour, on fera quelque chose de sérieux ! ». La rencontre avec Christophe a été déterminante. On a apporté à cet album un très grand soin en donnant le maximum de nous-mêmes, on a voulu faire plus qu’un beau livre. Ici, on a choisi avec l’éditeur la qualité du papier, on a beaucoup réfléchi sur la qualité des contrastes. On a été exigeants, car le noir et blanc, c’est beau mais il faut être vigilants aux nuances de gris, à la profondeur des noirs, à la qualité des blancs. Et on espère que cette attention sera appréciée par les lecteurs.
PB : On a eu d’autant plus de plaisir à faire cette bande dessinée qu’on a ressenti une grande liberté. L’avantage par rapport au cinéma d’animation, c’est cette liberté qu’on peut apprécier. Là, on est vraiment nous-mêmes ! Je la revendique à 100 % cette Cavale du Dr Destouches, car on a pu s’exprimer totalement, de faire presque du Brizzi ! Même si cette bande dessinée ne devait pas se vendre beaucoup, moi, je suis très content de l’avoir faite !

On sait que Céline appréciait le dessin mais aussi le dessin d’animation. Que pensez-vous qu’il aurait dit de votre bande dessinée ?
GB : D’abord, on pourrait être surpris que Céline, un homme grave, profond, ait aimé le dessin animé. Mais en fait, ce n’est pas si étonnant. Je pense que Céline a dû voir dans le dessin animé l’exagération de l’expression humaine, la violence aussi qui passe facilement dans le dessin animé puisqu’il y a un côté « ça ne se peut pas ! ». Mais Céline a senti que ces créateurs de dessin animé étaient des gens qui étaient dans le vrai. Donc, ça ne m’étonne pas qu’il ait aimé les dessins animés quand on voit la violence de son écriture. Dans Mort à Crédit, il décrit des bagarres homériques, au-delà de tout réalisme. Cela fait penser presque à du Tex Avery ! C’est violent et on est mort de rire en même temps !

Il y a aussi un personnage discret mais qui comptait beaucoup pour Céline, le fameux chat Bébert, que vous mettez bien en scène, en insistant sur sa fidélité et son attachement à ses maîtres. Cet amour de Céline pour les animaux vous semblait aussi important à souligner ?
CM : C’est essentiel. Il trouvait que les animaux possédaient la grâce que les hommes n’avaient pas. Céline a dédicacé un de ses romans : « Aux animaux… aux prisonniers et aux malades ». Il était entouré d’animaux : son perroquet Toto, plusieurs chiens et chats, une volière avec des perruches. Son voisinage à Meudon en avait d’ailleurs assez d’entendre ses chiens aboyer. Et lui, il les faisait aboyer encore plus !
GB : Oui, il vaut mieux le lire que l’avoir comme voisin !

En tout cas, cet album peut plaire à un public large. Il peut séduire un non-lecteur de Céline, car c’est une très belle introduction au personnage et à l’œuvre. Mais également, il peut intéresser le lecteur de Céline, il y a un côté ludique dans cette lecture. Comme un jeu de pistes, on retrouve une scène qui nous avait marqué,
un extrait dont on se remémore…
CM : C’est vrai. La Cavale du Dr Destouches est un album qui peut être lu par quelqu’un qui n’a lu aucun livre de Céline. Et puis bien sûr, quand on a lu Le Voyage, Mort à Crédit, La Trilogie, on peut aussi avoir plaisir à retrouver des scènes mémorables que l’on a déjà lues. Pour tous ceux qui ne connaissent pas l’œuvre de Céline, c’est l’occasion de découvrir de manière ludique l’un de nos plus grands auteurs.

Christophe Malavoy