Pour Anne Cordier, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Rouen après avoir exercé comme professeur documentaliste, une des responsabilités du chercheur est de « toujours faire un retour à ce terrain, (de) consacrer du temps aux acteurs investigués pour que la recherche prenne sens avant tout pour eux et que le fait d’avoir accueilli un chercheur ne laisse pas, lors de son départ, un amer sentiment de pillage » 1. Avec Grandir connectés. Les adolescents et la recherche de l’information, elle met en œuvre le principe énoncé, et nous propose les résultats de sa recherche sur le terrain, résultats tirés, en partie, et en partie seulement, de sa thèse de doctorat2.
L’analyse fine de l’accès et de la relation des adolescents à la recherche d’information est fondée sur l’observation et le suivi de collégiens et de lycéens, d’abord de trois établissements lillois (une demi-journée par semaine), puis des élèves d’une classe de Première (2012-2013) et de Terminale (2013-2014) sur la base d’entretiens et d’observations de pratiques. Rendre compte de l’observation des pratiques réelles (et non fantasmées par les adultes…) en matière de recherche de l’information est en effet l’objectif majeur de ce livre. Il faut ainsi sortir d’une vision dichotomique, ne pas porter un regard évaluatif ou légitimant, prendre en compte enfin des pratiques non formelles (formule préférée par Anne Cordier à « pratiques informelles ») de recherche sur Internet et mettre en lumière des « circulations de compétences et de savoirs » (p. 85), et pour ce faire « donner à voir et à s’exprimer « ces pratiques informationnelles. L’ouvrage est divisé en quatre grands chapitres et une conclusion ouverte sur la pratique (De l’analyse à l’action).

Une chercheuse, des adolescents et des pratiques informationnelles

Ce premier chapitre nous expose la méthodologie de cette recherche. Il s’agit pour l’auteur de procéder à une recherche de type qualificatif. Très peu donc, pour ne pas dire pas du tout, d’études de type statistique, de « camemberts », de pourcentages de qui fait quoi, quand etc. La recherche se base essentiellement sur l’observation et l’entretien d’élèves de 11 à 17 ans. Cette approche pourrait conduire à un regard subjectif, à la recherche de justification de présupposés. Anne Cordier expose donc ses outils d’investigation pour éviter ces écueils, sans cacher toutefois son empathie pour le public étudié. Empathie présente, et c’est bien compréhensible, tout au long de l’ouvrage. Analyse qualitative donc, fondée sur des entretiens privilégiant les questions ouvertes, et une attitude d’attention extrême (interprétation des ruptures dans le discours, des silences…). Tout l’ouvrage repose sur le principe d’intercompréhension humaine : « tout homme peut accéder au ressenti et au vécu d’un autre homme ».
Pour Anne Cordier, la génération des 11-17 ans est évidemment multimédia. Le livre documentaire possède beaucoup de qualités aux yeux de certains collégiens et lycéens ; cependant, Internet est prédominant pour les trois quarts des élèves dans l’accès à l’information. Et comme le laisse entendre clairement le titre, c’est de l’accès à l’information grâce à Internet qu’il va être question.

Vérités et contre-vérités sur les pratiques informationnelles des adolescents

Dans la deuxième partie de son livre, l’auteure met en cause la notion, oh combien médiatique, de « digital native ». Le chapitre s’ouvre sur un dialogue savoureux avec l’élève Anastasia (17 ans), mettant en cause la perception qu’on a des pratiques des jeunes : génération branchée, tous à fond Internet, pirater des sites… Et c’est là un des intérêts de cet ouvrage : ces dialogues rapportés tels quels, où le chercheur pose les bonnes questions (ouvertes, bien entendu) et où l’élève s’exprime simplement et spontanément, avec tous les tics du langage oral. On s’y croirait…
La notion de « digital native » a été introduite en 2001 par Marc Prensky, consultant américain en TICE pour désigner cette jeunesse qui n’a pas connu le monde sans Internet et serait donc différente des autres générations. Propos qui « a fait mouche d’emblée et a permis de justifier (…) de prendre les adolescents pour cibles marchandes, au nom d’une rupture générationnelle ». Cette thèse est battue en brèche par de nombreux chercheurs… Louise Merzeau va jusqu’à parler de « dernière imposture en date ». Suit un passage un peu inattendu, mais tout à fait savoureux, dans lequel Anne Cordier met en cause la recherche de la « formule efficace » par des chercheurs comme Pascal Lardellier ou Michel Serres (p. 100, 103). Confusion entre information et savoir, portrait univoque d’adolescent quasiment « mutant », ces idées à la mode sont ici déconstruites par l’auteur.

Internet dans l’environnement informationnel et social des adolescents

Dans le chapitre III, l’auteure observe précisément ce qui favorise la familiarité de ces adolescents à Internet. D’abord, bien sûr, l’environnement familial. Car selon le CREDOC, en 2012, 98 % des 12-17 ans disposaient à domicile d’un accès à Internet. Avec des formes disparates, certes (poste dans le salon, la chambre, accès libre ou surveillé…), mais le fait est là : Internet est à la maison. Et, avec l’accès, une première « formation » technique faite logiquement par la grande sœur, le cousin, les parents (c’est la figure de la mère qui est surtout présente ici, d’ailleurs).
Par rapport à ce premier apprentissage familial « empreint de sérénité et de plaisir », l’accès à la recherche en ligne dans le milieu scolaire paraît à ces adolescents moins attirant, manquant de « personnalisation », voire de « confort à la fois physique et temporel » : dans la recherche d’information, on manque de temps pour chercher à comprendre…

Imaginaires et pratiques d’information des adolescents sur internet

Dans le dernier chapitre, Anne Cordier étudie pour nous comment ces adolescents surfent, naviguent, toutes métaphores maritimes, sur la Toile : « On a un truc à chercher, ben on va sur Internet… c’est naturel » déclare Claire (16 ans) de but en blanc. Car si un tiers de nos ados préfèrent commencer une recherche par le support papier, la grande majorité utilise d’abord Internet (sans exclusive, les recherches sont très souvent multimédia). Mais l’environnement matériel de type, disons « classique », attire ces ados : nombreux sont ceux qui distinguent les CDI d’autres lieux de vie par « la présence d’un fonds documentaire imprimé qu’ils n’ont pas en leur possession ».
Internet est donc plébiscité dans un premier temps par une majorité d’élèves et avec lui, sans surprise, le moteur de recherche le plus populaire, « C’est le plus simple, c’est le meilleur », disent nos élèves à propos de Google, sans avoir essayé autre chose bien souvent. Et comme Google « dit » d’aller sur Wikipédia, cette encyclopédie est aussi plébiscitée… Les élèves ont là une aisance manipulatoire qui ne va pas souvent de pair avec la connaissance des outils qu’ils manipulent.
Tout au long de ce chapitre apparaît le goût des élèves pour un lieu d’information (le CDI, donc) et aussi de curiosité et de vie : les ados sont « très attachés à ce lieu au carrefour d’apprentissages formels et non formels, espace d’expression de leurs pratiques ordinaires, et de compréhension plus fine de l’information et de son traitement. » (p. 261)

De l’analyse à l’action

Enfin, la conclusion de ce livre donne quelques pistes de réflexion, pas d’actions concrètes car ce n’est pas le but de l’ouvrage, mais des réflexions qui pourraient (devraient ?) guider notre action. Car l’accès à l’information ne suffit pas : « la donnée n’est pas l’info et encore moins le savoir ». (p. 269)
C’est donc le développement d’une culture de l’info que prône Anne Cordier. La responsabilité est certes collective, mais place bien sûr le professeur documentaliste en première ligne, en spécialiste, et sans aucune mainmise. Le prof de Français enseigne une matière qui par ailleurs est l’affaire de tous, il doit en être de même pour le professeur documentaliste et l’éducation à l’information et aux médias.
À nous d’entendre le dernier propos du livre, par la bouche de Morgan, 17 ans : « On a besoin de vous ! ».