« Le CDI constitue le lieu de ou des savoirs où justement ceux-ci s’appréhendent autrement… » C’est là une idée commune, partagée aussi bien par les enseignants que par les élèves. Elle entre aussi en résonance avec des interrogations multiples, riches qui souvent portent sur la caractérisation de ces espaces documentaires. Pour en définir la singularité, prenons la démarche à rebours, non pas en analysant les espaces, mais en interrogeant les savoirs et actes de savoirs motivés par le besoin d’information ou résultant des incidences de l’exploration informationnelle ponctuelle, aléatoire. Cette démarche impose, il est vrai, un questionnement dense sur les savoirs eux-mêmes, leurs définitions, leur classement, sur le rapport à ces savoirs et au savoir en particulier, les acteurs, les dynamiques de transmission et de communication, les dispositifs techniques et les repères culturels…

L’objectif de cet article est d’ouvrir la réflexion, de partager nos questionnement actuels sur la manière d’appréhender l’identité, la nature des savoirs, en circulation autrement que par le seul prisme des savoirs à enseigner et à travers la compréhension des dynamiques de circulation guidée, médiée ou «  sauvage », spontanée, qui empruntent des modalités autres, non formelles, de participer à re-définir les espaces documentaires.

L’espace, lieu pratiqué (Certeau, 1990) se caractérise par les pratiques de savoir qui y sont attachées, qui ont lieu : la mise en espace de faits mentaux (Bateson, 1977) de processus cognitifs révèle ainsi des « savoirs événements »1 structurant la socialisation des acteurs, des usagers de ces espaces. L’article de Nicolas Adell, Sans feu ni lieu, l’espace non géométrique du savoir propose une typologie singulière issue des groupes de travail conduits par Christian Jacob autour des publications et du projet Lieux de savoirs, l’approche issue de l’anthropologie sociale et culturelle et plus spécifiquement de l’anthropologie des savoirs définit ces derniers et détermine trois entrées possibles : « Les savoirs constituent un ensemble de représentations, de discours et de pratiques auxquels se rattachent des procédures permettant de donner sens au monde et d’agir sur lui » (Jacob, 2007). Cet ensemble peut se diviser en trois sous-ensembles :

Savoirs de la réflexivité
Savoirs de l’altérité
Savoirs de l’universalité

Une remarque est nécessaire ici : les savoirs de l’universalité réfèrent « aux savoirs indépendants de leur localisation et de leurs détenteurs, ils auraient une validité universelle quel que soit leur lieu d’activation » (Adell, 2018, p. 57). Une sorte d’absolu dont Nicolas Adell souligne lui-même la vérité relative, sauf à penser ces savoirs comme ceux relevant de la nature. Or, les savoirs sont interrogés dans cet article par le postulat de leur localisation (le CDI), dans un contexte culturel, d’usage. Cette caractérisation ne sera pas retenue pour comprendre la circulation des savoirs en jeu au sein des espaces documentaires, mais cela ne signifie pas que le rapport nature/culture n’est pas déterminant dans une anthropologie des savoirs. En revanche, les deux autres acceptions retiennent notre attention. Qualifiés au prisme de cette distinction entre savoirs de la réflexivité et savoirs de l’altérité, les usages, les pratiques au CDI esquissent une approche nuancée de l’espace documentaire, nous semble-t-il, et permettent de donner matière et forme aux dynamiques de circulation des savoirs, de les éclairer aussi pour une meilleure compréhension des littératies informationnelles.

Les savoirs de la réflexivité

Nicolas Adell les définit comme « des savoirs de la clôture, ancrés dans un lieu d’où l’on pense connaître le monde et où l’on ne fait en vérité que se décrire soi-même » (Adell, op. cit., p. 57). Ils recouvrent les savoirs institués au sein d’un groupe à travers les « domaines de la connaissance » classifiés, organisés selon un ordre documentaire qui est propre à une communauté, commun et distinct à la fois : ils s’établissent aussi à travers les répartitions disciplinaires, les référentiels et les programmes d’apprentissage. En ce qui concerne l’information documentation, les savoirs réflexifs portent par exemple sur la compréhension et l’appropriation de la notion d’information, ses qualités, ses propriétés, son sens, les conditions de sa production… ou encore sur l’analyse du document, les conditions de sa création, sa fonction informative, son environnement et la médiation qui permet sa circulation, son accessibilité, sa lecture.

Les savoirs de l’altérité

Les savoirs de l’altérité s’entendent avant tout comme « des savoirs qui circulent, qui sont sur les Autres et viennent des Autres (soit d’eux-mêmes, soit d’individus ayant été en contact avec eux) » (Adell, op. cit., p. 57). Savoirs importés ou exportés que nous portons en nous parfois à « notre corps défendant » ou que nous parvenons ou non à transmettre dans un contexte d’hybridation culturelle soutenue. Les savoirs de l’altérité sont des savoirs au marquage culturel fort mais perméable par la dynamique circulatoire au contraire des savoirs réflexifs. Concevoir une action de formation auprès d’élèves tenant compte de leurs pratiques informationnelles personnelles procède de cette acculturation nécessaire dans la pratique pédagogique et didactique des professeurs documentalistes. La perméabilité des savoirs de l’altérité signe l’aspect mouvant des champs d’expérience, l’incertitude avec laquelle s’opère le développement des aptitudes et connaissances.

Interactions des flux et circulation des savoirs

À la lumière de ces deux grands ensembles de savoirs de l’altérité et réflexifs, notre démarche tente de comprendre comment les dynamiques de circulation disent quelque chose des espaces et de la manière dont les professeurs documentalistes peuvent penser les savoirs notionnels, savoir-faire, savoir-être, à travers les différentes missions d’organisation et de gestion de centre de documentation et d’information, de formation et d’enseignement, de médiation culturelle, renseigner peut-être aussi sur l’acquisition et le développement de principes d’autonomisation par les élèves. Revenons tout d’abord sur cette problématique de la circulation des savoirs, c’est à dire sur la diversité des pratiques et d’actions de transmission, de mise en mouvement, de propagation des savoirs (savants, quotidiens, savoirs-action…). La circulation des savoirs est abondamment traitée sous l’angle de l’interdisciplinarité : comment des concepts, des théories, des pratiques circulent, s’échangent, s’empruntent, se transfèrent et se transforment d’une discipline à l’autre. L’analyse est renouvelée par le développement des technologies de l’information et de la communication focalisant l’observation des phénomènes sur la vitesse de transmission, la quantité d’information transmise que reflète l’expression souvent utilisée par les fournisseurs de contenu informationnel de « l’accès immédiat à tous les savoirs du monde ».

Cette forme de nomadisme des concepts, des savoir-être, est plus visible, compréhensible lorsqu’il s’agit de savoirs réflexifs, institués. Les bilans ou rapports d’activité des professeurs documentalistes éclairent bien ces transferts de savoirs : nous pouvons mettre en lien telle notion concernant par exemple l’appropriation d’environnements informationnels dans différents cadres répartis selon les missions de formation, gestion et communication. Cet objectif d’apprentissage fait l’objet de séances pédagogiques spécifiques particulièrement pour les classes entrantes en 6e, en seconde, durant lesquelles la notion d’outils de recherche (par exemple catalogue, moteur, etc.) est abordée. Parallèlement une médiation documentaire permet l’accès à des ressources sélectionnées par les professeurs documentalistes sur le portail documentaire ou l’environnement numérique de travail disposant d’outils de recherche spécifiques : les portails Bdgest’ ou Eduthèque et son moteur de recherche fédérée que l‘élève s’approprie dans une activité autonome de recherche d’information. À partir d’un référentiel, prenons les programmes d’Éducation aux médias et à l’information en collège ; nous pouvons rapidement constater la manière dont les connaissances et leurs pratiques sont intégrées de manière didactisée dans des actions de gestion ou de formation : ces exemples décrivent aussi la singularité des espaces documentaires didactisés dans les lycées et collèges par la circulation manifeste des savoirs réflexifs qui sont explicités dans la formalisation des progressions pédagogiques (fiches de préparation de séquence), mais qui président également à la manière dont on va opérer tel choix de classification, telle éditorialisation…

En ce qui concerne les savoirs de l’altérité, la mise au jour des dynamiques est plus complexe. Elle apparaît bien sûr dans le détournement de pratiques culturelles juvéniles : Bookflix, Culture fan, etc. C’est là un aspect général que l’on peut retrouver dans différents CDI par la dynamique d’un groupe social bien circonscrit et identifié : « les jeunes ». Certes, s’informer de l’évolution des pratiques culturelles et informationnelles personnelles des jeunes participe des activités professionnelles régulières des professeurs documentalistes. Cependant il faut faire un pas vers les savoirs que recouvrent ces pratiques, les identifier, s’approprier ces actes de savoir pour nourrir sa démarche pédagogique. Les savoirs de l’altérité se définissent peut-être de manière encore plus singulière, pour chaque situation il existe un contexte d’échanges culturels particulier. Seule l’observation contextualisée peut permettre d’affiner cette analyse : comprendre comment les enseignants, entre eux, échangent des savoirs, quelles dynamiques de circulation existent ; on peut aussi supposer que certains savoirs peuvent être imposés d’un individu à un autre, d’un groupe à un autre.

Conclusion

Ces repères théoriques révèlent ainsi un peu de la complexité des flux et circulations des savoirs au CDI. Dans la mesure où la place de l’humain est centrale au sein des processus d’appropriation de savoirs, dans les environnements d’apprentissages numériques ou non, hybrides, les processus cognitifs en œuvre résultent d’un engagement personnel, individuel dans l’inter-relation. L’expérimentation que nous souhaitons mener à partir d’observations et de comparaisons au sein de différents CDI franciliens impose une première phase exploratoire à venir établissant une grille de lecture analytique des pratiques observées au CDI orientée vers une approche anthropologique. Un second temps permettra de relever différents croisements des flux de circulation et la manière dont on peut parfois caractériser ces interactions (conflits socio-cognitifs mis au jour par exemple…) et aussi parfois ne pas les distinguer. Enfin, ces dynamiques mises au jour renvoient à la question des espaces et, pour rejoindre Nicolas Adell (op. cit., p. 60), les espaces documentaires par les flux de circulation des savoirs, se diffusent, s’étendent au-delà des découpages géographiques habituels.