« Les maîtres d’école sont des jardiniers en intelligences humaines. » Victor HUGO, Faits et croyances, 1840

Un « CDI vert » en action pour la transition. Ou comment faire d’un contexte institutionnel favorable une opportunité pour nos missions de professeurs documentalistes.

« Affirmation du rôle fondamental et continu de l’éducation au développement durable, du primaire jusqu’au lycée », « Élargissement des missions du comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté au développement durable »1… Ainsi formulés, les titres des deux premiers articles du projet de loi climat et résilience confirment la centralité de l’éducation au développement durable (EDD) dans les préoccupations écologiques nationales. Plusieurs mois avant la remise des propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat, la circulaire de rentrée du 28 août 2019 réaffirmait déjà la volonté du ministère de l’Éducation nationale de renforcer la place de l’EDD, quinze ans après son apparition en 2004 dans les textes officiels. Soulignée dans les programmes et adossée aux Objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU, la place du développement durable s’y voit aussi renforcée dans les attendus liés aux compétences des élèves. La commande d’une élection d’éco-délégués dans chaque établissement par notre ministère de tutelle est la mesure phare de ces dispositifs.
En parallèle de ce cadre national, des initiatives locales fleurissent dans de nombreuses écoles, collèges et lycées depuis plusieurs années, même si les situations restent très inégales selon les territoires, les équipes et les spécificités de chaque établissement. Dans les projets de ces EPLE, il est fréquent qu’une dynamique plus horizontale s’instaure, entre équipes éducatives, associations et divers acteurs des collectivités territoriales. En quête d’une plus grande sobriété à l’échelle locale, plusieurs de ces initiatives s’inscrivent en cela dans une dynamique dite « de transition », en référence au concept des « transition towns » développé par Rob Hopkins2.
Attendue par l’institution, visible sur le terrain, le renforcement de l’EDD semble tout indiqué pour que l’écologie se taille une place de choix dans des CDI verts annoncés par ce numéro d’InterCDI, tant pour la pédagogie que la gestion du fonds. Nous n’aborderons que peu cette dernière mais il est important de souligner que depuis bientôt dix ans, l’« écolije » connaît une progression exponentielle3. Malgré ces conditions favorables, comme pour nos collègues de discipline, l’enchaînement des confinements et l’adaptation de nos pratiques pédagogiques au distanciel mais aussi plus spécifiquement la nécessité de repenser la gestion des CDI en termes sanitaires sont particulièrement sollicitants. En parallèle, l’importance de réaffirmer nos missions en ÉMI au sein des équipes, conjugué au manque de formation spécifique sur la question complexe du climat rend bien légitime le sentiment pour certains collègues de ne pouvoir s’emparer pleinement du sujet.
Face à ce constat et à l’urgence d’accompagner au mieux nos élèves sur le chemin de la transition, une position intermédiaire existe. Elle consiste à observer à quel point nos missions rejoignent les attendus de l’EDD et d’un accompagnement au changement climatique, et dans quelle mesure nos positionnements professionnels nous facilitent la tâche en tant qu’enseignants-documentalistes pour passer à l’action en termes de transition écologique dans les EPLE. Ce faisant, nous espérons montrer que la diversité de nos occupations comme la capacité d’adaptation requise par notre profession sont autant d’atouts face au défi que constitue la préparation de nos élèves aux changements de tous ordres qui se profilent.
Que ce soit – comme nous allons le voir – au sujet de l’ÉMI, de notre posture professionnelle ou de l’autonomie de nos élèves, nos missions sont traditionnellement à la croisée entre gestion, ouverture culturelle et pédagogie. C’est surtout ce dernier point que nous approfondirons ici. Les trois aspects de notre profession restant en constante corrélation, des liens vers ce que pourrait être un fonds « en transition » et des exemples de partenaires compétents sur la question seront régulièrement tissés.
Enfin, les lignes qui suivent émanent principalement d’expériences menées en partenariat avec mes collègues professeurs documentalistes. En premier lieu avec les élèves du lycée Paul Éluard de Saint-Denis (93) entre 2015 et 2019 et Jorge Pardo (SVT). Et, depuis, avec ceux du lycée Renaudeau de Cholet (49) et mes collègues de SVT et d’histoire-géographie. Ces remarques se fondent également sur des observations plus transversales réalisées lors de formations ou d’accompagnements d’établissements en démarche de développement durable (E3D) depuis 2016, avec le groupe académique « Jardins de Créteil » et le programme « lycée éco-responsable » de la région Île-de-France, ainsi qu’à l’INSPÉ de Nantes depuis 2017.

Éduquer aux médias et à l’information environnementale. EMI et EDD, partenaires dans la formation de l’esprit critique : le cas du climato-scepticisme

Agir pour le climat avec les collègues de sciences : l’opportunité des nouveaux programmes

Depuis l’attaque de la rédaction de Charlie Hebdo, une très forte attente sociétale porte sur l’ÉMI. Peu après, l’élection du Président Trump et le recours très médiatisé de son gouvernement aux fake news ont alerté sur l’importance de la formation de l’esprit critique des citoyens, notamment chez les adolescents. Dans ce contexte, la place du professeur documentaliste est en perpétuelle redéfinition. Poser la problématique climatique comme sujet d’ÉMI n’est pas totalement inédit4. Les opportunités qu’elle propose, comme nous allons le voir, lui permettre d’affirmer sa position de spécialiste de l’information et des médias et d’améliorer son traitement dans nos établissements.
Parmi les fausses nouvelles relayées par la Maison Blanche sous le mandat de Donald Trump, on compte plusieurs déclarations en lien avec l’enjeu climatique et la négation du changement en cours. De façon générale, les grands principes du climato-scepticisme sont parsemés de fausses nouvelles relativement accessibles pour nos élèves. Ils permettent d’aborder également la notion de complot avec laquelle ils partagent de nombreux aspects tels que l’angoisse et la déresponsabilisation de ceux qui y adhèrent, ainsi qu’une simplification extrême de sujets très complexes. Le traitement du climato-scepticisme comme objet d’ÉMI permet également de s’inscrire dans les nouveaux programmes. Après s’être longtemps cantonnée aux progressions de SVT et de géographie, la question climatique a vu sa place se renforcer lors de la réforme du lycée. Elle concerne dorénavant tous les élèves de terminale générale dans le cadre de l’Enseignement scientifique (ES). Le thème 1 « Science, climat et société » offre une porte d’entrée idéale pour participer à la formation à l’esprit critique de nos élèves. Parmi de nombreuses pistes d’exploitation, une progression mêlant recherche documentaire, argumentation et apports scientifiques. C’est le sens du projet « Climato-scepticisme » mené à quatre voix cette année au Lycée Renaudeau avec deux enseignantes de SVT et ma collègue professeur documentaliste. Pour concevoir la production attendue – une vidéo de trois minutes argumentée déconstruisant un argument climato-sceptique – une séquence de six cours nous a amenées à travailler les principes de fiabilité de l’information et de construction de l’argumentation en plus des apports scientifiques.

Éduquer aux QSV : outils et ressources pour une éducation à l’information environnementale

Lors de ces séances dédiées au climato-scepticisme, nous avons abordé le thème des « questions socialement vives » (QSV) à plusieurs reprises. Et pour cause, puisque cette catégorie regroupe les objets de débat ou d’incertitudes n’ayant pas de solution univoque et qui implique de nombreux acteurs (recherche, médias, société, éducation). Malgré les différents rapports du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), les modalités du changement climatique sont fréquemment remises en cause et cette question compte donc bien parmi les QSV, comme les discussions autour du brevetage du vivant ou plus récemment de la nécessité des confinements par exemple. Pour aborder ces objets de débat très complexes, la Cartographie de controverses, développée par le sociologue Bruno Latour a fait ses preuves5. Elle consiste à dresser un état des lieux des différents avis des protagonistes à l’origine d’une controverse ainsi que de leurs relations. Cette méthode est très fructueuse pédagogiquement. L’élève peut grâce à elle se placer en observateur éclairé et exercer son esprit critique en questionnant l’idée d’expertise, sans toutefois avoir à trancher. Utilisée par plusieurs collègues à l’époque des TPE, présentée au PAF de l’académie de Créteil, la Cartographie des controverses est plus que jamais d’actualité pour traiter des nouveaux programmes du lycée. Elle est très efficace pour rendre compte de la complexité des questions environnementales dans les enseignements. Le travail documentaire particulièrement fin à réaliser par l’élève nécessite l’expertise du professeur documentaliste en ÉMI pendant toute la phase de recherche, ainsi qu’au moment de l’évaluation. Ainsi déroulée, la question des enjeux climatiques dans le programme d’Enseignement Scientifique constitue par ailleurs une belle entrée vers le Grand Oral (GO). Pour le choix du sujet tout d’abord, puisque la controverse donne à la question un angle particulièrement adapté à l’exercice du GO mais aussi pour la performance en elle-même. En effet, pour présenter leur cartographie, les élèves peuvent par exemple s’entraîner à rejouer les acteurs des controverses, chacun travaillant, par ce rôle, non pas sa propre opinion, mais les aspects rhétoriques de l’argumentation.
L’étude des QSV environnementales constitue donc un levier important de formation de l’esprit critique des élèves. Elle est aussi un parfait cas d’école d’ÉMI, où plusieurs de nos missions peuvent être exploitées en partenariat avec les collègues de sciences et d’histoire-géographie. Les sujets étudiés faisant, par définition, l’objet de controverses, les élèves peuvent être confrontés à des images choquantes ou à des sites affichant un prosélytisme avancé. Aussi une pré-sélection des sources représente une solution prudente engageant fortement le professeur documentaliste à tenir une activité de veille sur la question. Plus qu’aucun autre, le changement climatique et les processus de transition sont un sujet pluridisciplinaire. En parallèle, ceci induit qu’aucun enseignant de discipline n’est spécialiste de la totalité des questions environnementales et qu’elles mettent en lumière les bienfaits de la co-intervention, comme nous le reverrons plus loin. Ce chemin à accomplir vers la compréhension des mécanismes du changement climatique présente un autre avantage. Il nous remet peu ou prou dans la posture de l’apprenant, ce qui est toujours intéressant au sujet des QSV pour la relation pédagogique.
Plus concrètement, vers qui se diriger en premier lieu et quelles lectures conseiller à nos élèves et acquérir pour notre fonds ? Les rapports du GIEC restent, s’ils sont la somme absolue sur la question climatique, très difficiles d’accès pour le non-spécialiste. Il est toutefois très intéressant de faire survoler ces documents aux élèves pour attester de l’existence de ces études, dont le bien-fondé est décrié par les climato-sceptiques. Pour des lectures plus faciles d’abord, on se tournera vers les publications de Jean Jouzel (Le climat de la France au XXIes., Quel climat pour demain ?) et Valérie Masson-Delmotte, deux auteurs incontournables en termes de vulgarisation climatique. Sur les réseaux, certaines vidéos tournées par Jean-Marc Jancovici et son organe de diffusion, le Shift Project sont accessibles pour des lycéens, tout comme celle de l’excellent YouTubeur Léo Grasset, auteur de la chaîne DirtyBiology, qui pourra servir pour de très nombreuses études de QSV scientifiques. Nécessaire à l’étude de controverses, la recherche de sources désapprouvant la réalité climatique est plus ardue de prime abord. On trouvera assez vite de quoi alimenter la séquence en réalisant une recherche avec les termes « réchauffiste », « église de climatologie » ou malheureusement « Greta Thunberg » puisque la jeune femme continue de faire l’objet d’un « Greta-bashing » de la part de ses détracteurs. Enfin, les diverses publications de lobbys agricoles qui arrivent – parfois en plusieurs exemplaires – dans nos CDI peuvent être utilisées dans ce cadre. Elles sont des sources précieuses pour les études de QSV liées aux questions de transition écologique et de très beaux cas d’école rhétoriques à propos de l’alimentation biologique, de la question des semences libres ou de l’usage des pesticides.
Éduquer à la complexité, créer des séquences où la qualité des sources est au centre des apprentissages, accompagner les élèves dans la formation de leur esprit critique face à ces dernières sont autant de missions qui rejoignent celle de l’ÉMI, comme nous venons de le voir. Pour avancer efficacement en équipe sur ces sujets complexes, le pan « ouverture culturel » de nos missions peut aussi être sollicité. L’association « La Fresque du Climat », fondée par des proches de Jean-Marc Jancovici, spécialistes de ces questions, intervient dans les établissements scolaires. L’animation consiste en un vaste jeu de cartes à remettre en place pour dessiner les causes et les conséquences du changement climatique. Elle est assurée par des membres de l’association, qui peuvent expliquer le contenu des cartes et les phénomènes physiques et humains en cause. D’abord assez technique, la Fresque officielle s’adresse aux étudiants et aux lycéens mais une version simplifiée existe pour les élèves les plus jeunes, dès la primaire. Point important, chaque séance est clôturée par un moment de « météo intérieure », où les participants expliquent leur ressenti face à ce qu’ils viennent de comprendre. Un temps que nous n’avons souvent pas l’occasion de prendre lors des séances d’ÉMI sur des sujets plus classiques mais qui a un rôle-clef dans la vision d’un CDI comme point de repère pour les élèves souffrant de l’angoisse suscitée par ces questions, comme nous allons le détailler.

Accompagner le changement de posture : le CDI comme lieu d’action climatique

Après cette présentation de certains des contenus pédagogiques possibles pour un CDI « en transition » où l’ÉMI et l’EDD se rencontrent, nous souhaitons nous concentrer sur une seconde catégorie d’actions. Elles concernent la façon de contribuer à accompagner nos collègues et nos élèves vers le changement de posture que nécessite l’adaptation aux modifications du climat, en cultivant des compétences transversales bien connues de notre profession.

Accompagner l’EPLE : le CDI, lieu de convergence pour l’environnement

La première de ces actions vise à encourager la communication au sein des équipes. Parfois débordante ou au contraire complexe, voire inexistante pour des raisons propres à chaque établissement, la qualité des échanges entre les disciplines est un point-clef de toute action d’envergure dans un EPLE. La question de la transition n’y déroge pas et il est donc tout à fait possible de s’inscrire dans le cadre d’une politique de l’EDD à l’échelle de l’établissement comme nous avons l’habitude de le faire pour l’ÉMI, l’ouverture culturelle ou la prise en charge des élèves en difficulté. Ainsi, il est aisé de proposer des expositions dans le CDI grâce à de nombreuses structures ressources (AFD, LPO, ONF, agences régionales de la biodiversité, associations locales …) dont certaines mises à disposition par les ateliers Canopé. Les mêmes acteurs peuvent être de sérieuses ressources quant à l’enrichissement de nos fonds. L’entraide entre professeurs documentalistes est également à favoriser, la transition étant un cas d’école de pluridisciplinarité, et peut grandement bénéficier de la richesse de nos profils. Pour ce faire, l’usage d’outils collaboratifs et libres de droit semble une solution cohérente pour rester en phase avec le sujet (voir par exemple la « Bioblio » : https://framacalc.org/bioblioeedd).
Pour passer à l’échelle supérieure, l’organisation de journées ou de semaines liées aux problématiques dites « de transition » constitue un bon moyen de fédérer les équipes. Plusieurs rendez-vous annuels concernant le climat, les déchets, la biodiversité existent et sont répertoriés dans le précieux agenda de Docs pour docs (http://www.docpourdocs.fr/spip.php?article520). Sur une journée, une projection suivie d’un débat avec différents collègues de discipline peut s’avérer une solution intéressante. Nous sommes nombreux à avoir projeté le documentaire Demain en nous appuyant sur le riche dossier pédagogique conçu par l’équipe du film. Depuis, ce format de documentaire encourageant le changement a fait recette. Parmi les sorties récentes, on peut recommander le film Douce France dont l’équipe propose des projections et des débats avec les élèves. Si le choix d’une semaine complète est possible, une Semaine de la Transition telle qu’organisée au Lycée Renaudeau fournit un exemple, faisant intervenir des partenaires locaux (CPIE Loire Anjou, Association Zéro Waste Cholet, etc.) et des personnalités liées de près ou de loin au lycée et à sa région (dessinateur de bande-dessinée, naturaliste ou une intervenante de l’association Point de M.I.R – spécialisée en pollution numérique – originaire de la région.). Pour ce faire, les démarches sont les mêmes que pour n’importe quel événement récurrent dans les CDI. À la différence près que la question de la sécurité des élèves risque d’être plus régulièrement soulevée, lorsqu’il est question d’alimentation, de manipulation de végétaux ou de bricolage. Le recours à des acteurs agrémentés par le Ministère est un bon moyen de contourner cette difficulté. Avec l’appui non négligeable de grands acteurs de l’animation nature qu’il est possible de découvrir très facilement via le réseau FRENE (jusqu’à il y a peu REN) et celui des GRAINE régionaux qui regroupent les différents intervenants de chaque territoire, proposent des formations de terrain, etc.
La participation aux rendez-vous de l’établissement en termes d’EDD, importante pour faire du CDI un lieu ressource, peut par ailleurs permettre d’obtenir un label du Rectorat ou de la région (label « lycée éco-responsable » de la région Île-de-France par exemple). L’implication d’un grand nombre d’acteurs de l’établissement est l’un des critères d’évaluation dans les dossiers de labellisation et celle du CDI est attendue par les jurys. Sans octroyer plus de moyens matériels ou humains aux équipes pour le label académique (ceux des collectivités fonctionnent différemment), ces certifications permettent de valoriser le travail des équipes et des élèves. Ainsi que de monter des dossiers de financement pour des projets plus facilement auprès d’autres partenaires. La nouvelle labellisation de territoire, elle, implique que le lycée ou le collège travaille avec d’autres établissements de son secteur sur la thématique EDD. Elle encourage à travailler les liaisons inter-degrés. On connaît l’implication des professeurs documentalistes dans ce domaine, que ce soit du point de vue de l’accueil des CM2, des séances de préparation aux attentes de recherche du supérieur ou, et ce n’est pas le moins, de l’orientation. Dans ce cadre, les thématiques liées à la transition écologique peuvent aussi être un fil rouge – ou vert ! – pour accueillir les nouveaux élèves, sensibilisés dès le premier degré pour le collège, ou au collège pour le lycée, faisant du CDI un lieu repère et sécurisant sur cette question.

Grainothèque

Accompagner les élèves : de l’éco-anxiété aux éco-délégués

Car c’est ici sans doute l’enjeu le plus important de cette action du professeur documentaliste. Celui de contribuer à créer un espace refuge pour accueillir les questionnements et les angoisses de nos élèves sur ces sujets. En plus de mon expérience avec mes propres élèves, j’ai eu la chance de participer à plusieurs réunions, aux niveaux régional et académique, où des élèves étaient invités à parler de leur sentiment vis-à-vis du changement climatique. Si chaque expérience est unique, on peut tout de même classer ces témoignages en deux grandes catégories, indépendantes du niveau d’étude ou du contexte où ces opinions s’expriment. La première englobe les adolescents ressentant des sentiments allant de l’inquiétude à la terreur face à ces questions. La seconde, ceux qui vont du ras-le-bol face à ce qu’ils estiment être trop abordé dans leur cours au déni pur et simple, que l’on pourrait qualifier de climato-sceptique. Dans les deux cas, les discours de ces élèves sont le fruit d’une même émotion : la peur mêlée d’incompréhension. En effet, beaucoup d’élèves ne reçoivent pas d’accompagnement au changement climatique dans leur famille, par manque de ressources conceptuelles, leurs parents ayant peu étudié le sujet à l’école, ou craignant de trop les inquiéter. Sans surprise, la réaction des élèves témoigne du mouvement inverse et l’« éco-anxiété » s’installe.
Pour pallier cette situation très dommageable pour le développement psychique de nos élèves (ainsi, une étude américaine publiée dans le magazine américain Strife montre que des 10-12 ans souffraient déjà d’éco-anxiété en 2012), le recueil de la parole des jeunes est primordial et peut se faire de nombreuses façons au CDI. Comme sur d’autres sujets les impliquant émotionnellement – le harcèlement scolaire ou le deuil par exemple – on peut demander aux élèves de produire des avis sur des fictions ou des documentaires abordant ces questions. En parallèle, la réalisation de revues de presse à échéance plus ou moins régulière, qui permettent de découvrir des médias concernés (Reporterre pour la presse numérique, S!lence ou Les 4 saisons du jardin bio par exemple en presse papier) et d’exploiter notre fonds de périodiques sous l’angle écologique. En plus des revues naturalistes, les magazines Science et vie Junior, Okapi ou Causette, parmi de nombreux exemples, proposent des rubriques dédiées. La participation, voire l’accueil de certains clubs s’ils existent dans l’établissement (club nature, club climat, ateliers zéro-déchet) peut constituer un autre levier d’implication pour le professeur documentaliste. Là encore, la co-intervention, à laquelle nous sommes très certainement les personnels enseignants les plus habitués, est de mise pour offrir des interlocuteurs différents aux élèves qui souhaitent en discuter.
Intervenir à plusieurs auprès des élèves est très utile pour le chantier le plus récent sur ces questions : l’accueil des éco-délégués. Mis en place à la rentrée 2019, ce dispositif a fait l’objet d’une très forte incitation ministérielle et académique et des milliers d’éco-délégués ont été élus un peu partout en France. Le manque de directives explicites pour leur formation est, comme pour l’ÉMI à ses débuts, à la fois un facteur limitant et un moteur. Sans que des heures soient libérées pour cela, et que l’offre de formation des enseignants reste encore assez faible (à noter, un parcours Magistère existe depuis la rentrée 2020), ce dispositif est une opportunité pour fédérer autour de la question climatique et libérer la parole des élèves. Lors des premiers ateliers organisés en co-intervention avec un collègue d’histoire dans un établissement rural, les séances hebdomadaires commençaient toujours par un tour de table en réponse à la question « qu’ai-je entendu à propos du climat et des problèmes environnementaux cette semaine ? », puis un second tour consacré à « qu’ai-je ressenti face à ces nouvelles ?».
Livrer des émotions aussi difficiles à avouer que l’angoisse ou la peur ne peut se faire que dans un contexte et un lieu considéré comme bienveillant. Ceci nous a amenés en 2019-2020 à choisir le CDI où en anticipation dès la rentrée, une part de mon bureau était réservée aux dépôts d’objets ou de végétaux. Glanés dans les environs, ces éléments contribuaient à une « éducation à l’environnement par l’approche sensible », selon les mots d’Édith Planche, et étaient destinés à initier un dialogue léger et rassurant sur la nature. Dans un lieu apprécié, accompagnée par deux enseignants considérés comme bienveillants, la parole s’est libérée tout au long de l’année, jusqu’au confinement. Au retour des élèves, il a ensuite été bien plus aisé de remettre en place un espace de parole pour aborder les sentiments ressentis pendant ces huit semaines. Les liens entre la pandémie et la destruction des écosystèmes sont très rapidement arrivés dans ces conversations, à l’initiative des éco-délégués. Ils sont revenus dans le débat lors de séances de « déconfinement » conçues avec l’infirmière scolaire après le 11 mai, ancrant nos élèves dans le réel de ce qu’ils vivaient.

Agir au CDI en faveur de la reconnexion à la nature. Vers de nouvelles missions pour le professeur documentaliste ?

Les lignes qui précèdent se sont attachées à décrire deux actions à mener pour un CDI vert. La première concernait les contenus en ÉMI et il est ressorti que l’étude des controverses climatiques et celle des complots avaient beaucoup en commun et que nous détenions donc une expertise à mettre à disposition des élèves et des équipes. Nous aurions pu y ajouter la lutte contre le greenwashing qui rejoint celle que nous menons contre la désinformation, notamment sur les réseaux sociaux6. La seconde action coïncide avec le pan d’ouverture culturelle de nos missions en exploitant les représentations positives du CDI pour en faire un pôle d’écoute et d’échanges autour de la question climatique et de l’éco-anxiété. Elle rejoint plus généralement le concept du care, à savoir le soin que nous portons à tout ce qui nous entoure pour tenter de maintenir et de « réparer » notre monde7. Ces propositions sont loin d’être d’exhaustives mais présentent l’avantage de reposer sur des compétences professionnelles que nous déployons déjà dans notre profession.
Au titre de cette ouverture, il me reste une troisième catégorie d’action à présenter, en apparence plus éloignée de notre quotidien de professeur documentaliste. Elle entre dans le contexte de la « classe dehors ». Ce dispositif vise à enseigner en extérieur de façon régulière, ce qui le différencie des traditionnelles sorties scolaires. Très populaire dans de nombreux pays (Belgique, Écosse, Scandinavie, Québec etc.) depuis bien longtemps, elle a été popularisée en France par la pédagogie Freinet, avant d’être cantonnée aux écoles privées sous contrats. Elle est revenue sur le devant de la scène à l’occasion de la parution de plusieurs ouvrages sur la question8 et, surtout, à la lumière du premier déconfinement. Ainsi peut-on lire à la page 3 du protocole sanitaire du 14 juin 2020 « l’organisation de la classe à l’air libre est donc encouragée ». Si les collègues du primaire sont les premiers à s’être emparés du sujet, nous sommes de plus en plus nombreux dans le secondaire à faire classe dans la cour ou les espaces verts alentours. Véritable « pédagogie du détour » – au même titre que la ludification des apprentissages – l’enseignement en extérieur permet des situations de différenciation pédagogiques très intéressantes. Mais surtout, ces temps passés dehors contribuent à une reconnexion avec ce que les chercheurs nomment « expérience de nature » et que nos élèves – et nous-mêmes ! – avons si souvent perdue et qui nous empêche de prendre toute la mesure des dégâts que nous causons à notre environnement9.
En plus du contenu disciplinaire, on travaille dehors des compétences transversales telles que la prise de parole, l’autonomie ou encore l’attention. Quelle peut être la place du professeur documentaliste dans des dispositifs ? Précisons avant tout que nos collègues de lycée agricole, très habitués à ce type de situations pédagogiques, sont d’excellentes personnes ressources sur ces questions et mériteraient d’être plus souvent consultés, comme dans la récente tribune du média en ligne Reporterre10. Ensuite, proposer un CDI hors les murs, à partir d’une sélection du fonds est un premier pas, si l’on dispose d’un peu d’aide afin que l’opération ne requiert pas trop de manutention. Pour  donner raison à Cicéron qui écrivait dans sa correspondance « si vous possédez une bibliothèque et un jardin, vous avez tout ce qu’il vous faut », la participation à l’entretien d’un jardin pédagogique donnera lieu à de belles progressions en info-doc, du recueil de l’information scientifique sur le terrain à sa mise en forme. Notre contribution aux réflexions autour des usages de la cour d’école, très à la mode en ce moment, en tant qu’experts au sujet des lieux aux usages transversaux et des communs environnementaux peut aussi s’avérer très pertinente et mériterait un article à part entière. Enfin, l’enseignement en extérieur constitue autant de moments passés sans support numérique, une respiration essentielle à la suite des confinements successifs. Les retours des expériences de temps de déconnexion là où elles ont lieu sont très encourageants, notamment sur l’attention. Cette capacité à se projeter à l’extérieur est aussi un argument de plus pour que nos missions ne se confondent pas avec l’outil numérique.

Il n’y a pas de schéma tout tracé pour accompagner nos élèves sur le chemin, compliqué, de la transition. Tout au plus existe-t-il des sources d’inspiration pour cultiver le changement de nos modes de vie, nécessaire à une limitation du réchauffement planétaire et de l’extinction des espèces en cours. Cette capacité d’adaptation dont nous savons faire preuve tous les jours et qu’il est souhaitable de cultiver chez nos élèves permettra de nous atteler à relever les défis posés à l’école du XXIe siècle.

 

Le CDI sur l’herbe. Lectures et débats en extérieur avec des élèves de 6e au début du premier déconfinement. 18 mai 2020

Photographies : Laure Pillot