Promesses, limites et enjeux en contexte scolaire

Créée en 2016 dans le cadre du dispositif « start-up d’État » de l’incubateur de services numériques du secrétariat général à la modernisation de l’action publique, la plateforme Pix entend remplir plusieurs missions : « accompagner l’élévation du niveau général de compétences numériques » de la population française, mais aussi proposer un outil d’« évaluation » et de « certification » permettant à chaque citoyen de « cultiver [ses] compétences numériques tout au long de sa vie1 ».

Si Pix est une plateforme généraliste s’adressant de manière indifférenciée au citoyen français quel que soit son âge ou son statut, elle se destine aussi à un usage pédagogique, en succédant au B2i (Brevet informatique et Internet) et au niveau 1 du C2i (Certificat informatique et internet). La plateforme permet en effet d’évaluer en ligne les compétences numériques des apprenants selon un modèle inspiré du cadre européen Digicomp. Elle délivre une certification à l’issue de la troisième et de la terminale via une campagne lancée par l’établissement scolaire. Trois outils sont mis à disposition de la communauté éducative : les tests personnels d’auto-positionnement réalisables en autonomie ; l’outil de gestion « Pix Orga » qui permet à l’enseignant de lancer des campagnes de « positionnement » auprès de ses élèves et « Pix Certif » qui délivre un diplôme attestant du niveau atteint dans 16 compétences identifiées, sur un total de 775 Pix.

Notre contribution à ce numéro de la revue InterCDI se propose d’apporter quelques éléments de réflexion sur la manière dont l’utilisation de la plateforme Pix par des professeurs documentalistes peut s’intégrer aux pratiques scolaires préexistantes et participer d’une éducation à la culture numérique, dans un contexte où émergent de premiers retours d’usage, parfois critiques (APDEN, 2020).
Après la publication d’un premier article sur le sujet dans la revue Spirale (Carton, Tréhondart, 2020), nous avons souhaité ici mettre l’accent sur l’expérience des acteurs de terrain, et appuierons donc notre analyse sur des témoignages recueillis auprès : des concepteurs de la plateforme, d’un « ambassadeur » Pix et de professeurs documentalistes (stagiaires en formation à l’Inspé de Lorraine ou professeurs en exercice). Dans le cas des professeurs documentalistes stagiaires, les avis ont émergé à l’occasion d’un cours sur les plateformes numériques éducatives et d’une invitation pédagogique à produire des retours commentés et argumentés, textes scientifiques et discours d’accompagnement à l’appui ; ils ont été anonymisés et numérotés ainsi : « Profdoc-Inspé1 », « Profdoc-Inspé2 »…

Tableau des interviewé(e)s

Nous avons, à travers ces entretiens, cherché à explorer les promesses, apports, limites et premiers questionnements autour des modalités de mise en œuvre de Pix. Les professeurs documentalistes font en effet partie des premiers professionnels amenés à développer son usage dans les établissements — nombre de compétences numériques2 testées par la plateforme touchant à des domaines de l’éducation aux médias et à l’information (ÉMI) dont ils ont la charge.

Un « outil » né dans la mouvance de l’État-plateforme

Lorsqu’une institution promeut et encadre un outil, les systèmes de normes et les valeurs au cœur de sa conception tendent à s’effacer aux yeux des usagers. S’il semble banalisé, le terme de « plateforme » souvent utilisé pour désigner Pix n’est pas anodin et renvoie au projet de réinvention et de modernisation des services publics sur le modèle des industries numériques (Alauzen, 2019) que certains ont désigné sous le nom d’« État-plateforme ». Hubert Guillaud (2017) parle à ce sujet d’un modèle inspiré des « pratiques agiles des startups, très pragmatiques, [modèle qui] semble inventer son fonctionnement en marchant ». Le directeur de Pix, Benjamin Marteau, souscrit à cette vision, qui revient à « inventer une nouvelle manière, collaborative et horizontale, de construire des services publics éducatifs, en les exposant en permanence, de version bêta en version bêta3 ». Ce processus permanent d’amélioration reposant sur les retours et critiques des usagers « fait partie du modèle de construction », explique-t-il lors de notre entretien. Il reconnaît s’inspirer des imaginaires de la « multitude » et de la participation, pour, selon un principe proche du crowdsourcing, enrichir la plateforme par les ressources, commentaires, critiques, tutoriels produits et proposés par les usagers. Il s’agit de prendre en compte leurs avis, tout en s’appuyant sur le grand nombre pour faire levier et les utiliser comme une « corde de rappel ». Dans le cas de Pix, on peut se demander jusqu’à quel point ce travail de veille, de proposition de contenus et de formulation de propositions alternatives réalisé par des enseignants simples usagers ou membres de la « communauté Pix » ne s’apparente pas à une forme de digital labor (Verdier, Colin, 20154). Deux des quatre enseignants que nous avons interrogés ont par exemple envoyé de nombreux messages par le biais du bouton « signaler un problème » afin de « remonter les choses qui n’allaient pas » (Profdoc1) ou des « erreurs » en élaborant des « topos » (Profdoc2).
Décrite comme une quasi-« émanation du ministère de l’Éducation nationale », mais aussi « une petite entreprise qui mène son aventure », par Philippe Lacurie, ambassadeur Pix pour l’académie de Nancy-Metz, Pix reprend les codes et conventions de la start-up, qu’il s’agisse des procédures de recrutement sur le site Welcome to the jungle5 ou des terminologies utilisées – « Devenez concepteur de défis pédagogiques6 ». Dans les discours d’accompagnement, la figure de l’entrepreneur remplace celle du bureaucrate (Pezziardi, Verdier, 2017, p. 35-367). Interrogé sur l’appellation « ambassadeur » attribuée par Pix, Philippe Lacurie trouve son titre certes « assez pompeux, assez ronflant mais assez amusant également ». Cette approche ludique vient par contraste souligner l’obsolescence des dispositifs B2i et C2i, jugés « vieillissants » et austères. Philippe Lacurie insiste sur la « modernité » d’un « outil fait par des jeunes, pour des jeunes » afin de répondre à des pratiques et besoins actuels. Selon un professeur documentaliste en formation (Profdoc-Inspé1), « Pix est la réponse parfaite à l’échec du C2i, qui ennuyait à peu près tous les utilisateurs qui s’y sont frottés ».
Peu de professeurs documentalistes que nous avons interrogés connaissaient toutefois l’existence du dispositif « start-up d’État », une expression qui résonne pour certains comme un « antonyme » venant questionner les liens entre service public et entreprise. Benjamin Marteau a par ailleurs été délégué général du CNEE (Conseil national éducation économie8), une organisation qui, explique-t-il, cherche à trouver « des domaines d’intérêt partagé entre le monde de l’éducation et le monde de l’économie ». Au cœur du projet se trouve l’idéal politique affirmé d’un rapprochement entre ces deux champs, notamment autour de l’idée que « l’école doit se refonder en dialoguant avec le monde économique ». La genèse de Pix trouverait sa source dans la volonté, d’une part, de l’Éducation nationale de faire évoluer le référentiel du C2i et, d’autre part, dans le constat fait au sein du CNEE et des entreprises membres qu’il manque une formation adaptée à des « compétences numériques transverses ». Il s’agit de dépasser l’apprentissage d’un logiciel pour « être capable de se mouvoir dans un monde numérique qui bouge en permanence » (B. Marteau). Cette convergence d’intérêts entre secteur privé et secteur public est présentée comme nécessaire afin, d’une part, de redorer le blason de l’action publique — « On n’est pas obligé de considérer toujours que l’on va être à la traîne du secteur privé en termes de numérique éducatif » (B. Marteau) — mais aussi de lutter contre le « danger d’appropriation » lié à l’intrusion des acteurs dominants des industries numériques dans la sphère scolaire. Autant d’éléments qui poussent les fondateurs à décrire Pix comme un « bien commun éducatif » ; « Il y a un risque : c’est que concrètement, à un moment, Google fasse une certification et que le ministère de l’Éducation nationale soit obligé de payer Google, parce que ce sera la seule qui sera reconnue. Il y a l’idée qu’à un moment il faut que le service public se saisisse de ce sujet et réunisse toutes ses forces en étant également en lien avec le secteur privé » (B.  Marteau).
Si le rapprochement avec les « communs » semble une « appropriation » à Profdoc3, certains enseignants sont sensibles au fait de pouvoir « faire des liens » entre ces deux univers car « désormais, partout dans la vie courante, pour son administration, pour n’importe quel job on a besoin d’être performant en compétences numériques et informatiques » (Profdoc4).

Les témoignages des enseignants interrogés, titulaires ou en formation, livrent par ailleurs des retours contrastés, allant de l’enthousiasme à la critique.

Une vision gamifiée des apprentissages à la fois stimulante et frustrante

Les témoignages recueillis auprès des professeurs documentalistes valorisent les choix de design de la plateforme, dont l’univers de référence semble plus proche de celui de jeu que du monde scolaire. Le parcours non linéaire, reposant sur une mécanique ludique qui incite à amasser le plus de points (« pix ») possibles pour progresser, permettrait d’associer l’activité effectuée aux pratiques stimulantes du jeu vidéo, qui « peuvent motiver les apprenants à entrer dans les modules proposés » (Profdoc-Inspé2). Un univers graphique « accueillant », un « design sobre et efficace » (Profdoc-Inspé3), une « interface ergonomique » (Profdoc-Inspé4), des couleurs vives et harmonieuses, une signalétique claire… ces éléments de charte visuelle donnent apparemment envie de passer du temps sur la plateforme. Un rapprochement est aussi établi avec les codes graphiques de Twitter et Facebook, en pointant une interface « tout en rondeurs » (Profdoc-Inspé5) où la couleur bleue est prédominante. Cette familiarité apparente avec des formes-modèles propres aux industries du numérique permettrait à l’apprenant de dépasser l’impression de prescription scolaire associée aux outils C2i et B2i et de s’approprier plus facilement l’interface. Après avoir testé un parcours de navigation, plusieurs professeurs documentalistes avouent s’être pris au jeu et ne pas avoir eu l’impression de travailler tant ils se sentaient impliqués dans la résolution des « défix » proposés. Les mécaniques ludiques ont également fonctionné chez les enseignants plus expérimentés : soit ils se sont eux-mêmes « amusés » (Profdoc2) ou ont trouvé l’« expérience valorisante » (Profdoc4) lors de leurs premiers tests, soit ils considèrent l’aspect ludique comme un moyen « d’accrocher » (Profdoc1) leurs élèves.
Toutefois, si beaucoup reconnaissent dans un premier temps s’être senti happés, ils pointent en parallèle les limites de ces promesses. Une étudiante (Profdoc-Inspé6) fait remarquer que, placés en situation réelle, ses élèves sont loin de s’amuser : « Le “jeu” qui est par essence censé divertir, ne l’est pas forcément lorsqu’il devient obligatoire », conclut-elle ; par ailleurs, la longueur de certains tutoriels ne semble pas toujours adaptée au niveau de compréhension (Profdoc-Inspé6). Est ainsi pointée l’ambivalence entre la ludification des apprentissages, imitant des pratiques extrascolaires liées au jeu vidéo, et l’enjeu scolaire d’un travail d’évaluation, appréhendé comme un devoir, une obligation, dans le cadre d’une potentielle certification diplômante.
Un enseignant (Profdoc1) pointe par ailleurs le fait que ces dynamiques ludiques masquent des disparités de compétences et d’appétences entre les élèves : il a observé certaines classes entrer dans une compétition bon enfant autour de Pix, tandis que d’autres élèves, effrayés, semblent penser que Pix est réservé « aux dieux de l’ordi ». Une autre professeure documentaliste remarque que les questions sous forme d’énigmes sont destinées à des lecteurs comprenant l’implicite, et ne sont donc pas forcément adaptées à des adolescents à la littératie parfois fragile, comme ses élèves de SEGPA. Enfin, Profdoc3 considère que les mécaniques ludiques mobilisées relèvent davantage de « stimuli », l’apprenant n’étant pas gratifié « par l’apprentissage de savoir, le fait d’avoir établi des connexions avec ce qu’il sait déjà », mais « par l’algorithme » – ce qu’il juge « abêtissant ».

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Une vision restreinte de la culture numérique et de l’éducation aux médias et à l’information

Les remarques fusent quand les professeurs documentalistes comparent les visions de la « culture numérique » qu’ils portent et défendent avec celles que la plateforme semble mettre en œuvre. Plusieurs s’interrogent sur la réduction de l’ÉMI à des formes d’évaluation binaire, de défis à résoudre. Avec ses codes de différentes couleurs, le design du site séparerait de manière artificielle des blocs de compétences, de savoirs et de savoir-faire que les enseignants tentent au contraire de relier et de connecter (Profdoc-Inspé6). L’enchaînement rapide d’activités, de tests, de quizz, de passages de niveaux, selon des logiques de progression décrites comme parfois opaques, décousues ou incohérentes, semble par moments si « fulgurant » que certains se demandent de quelle manière cette vision accélérée de l’apprentissage peut prétendre faire « culture » (Profdoc-Inspé2) : ces logiques d’accélération et de cloisonnement sont-elles à même de participer à une vision unifiée et contextualisée de la transmission des savoirs en contexte scolaire ? La logique de résultats ne risque-t-elle pas de prendre le pas sur la lenteur inhérente au processus de compréhension et la réflexivité au cœur des méthodes d’éducation aux médias : « Par la progression proposée, Pix se propose de former les citoyens à une vision restreinte de la culture numérique » conclut Profdoc-Inspé7.
Des failles sont également pointées dans les activités de remédiation. Une professeure documentaliste en formation revient sur la logique de participation collaborative selon laquelle les tutoriels sont proposés par les usagers : « Les sources sont-elles toujours fiables et neutres ? Sont-elles validées en amont et par qui ? On peut en effet s’interroger sur la neutralité des liens et des questions elles-mêmes » (Profdoc-Inspé4). L’ambition de neutralité affichée par la plateforme semble parfois ternie par des liens externes pointant vers des sites d’entreprise, des réseaux sociaux, des blogs dont les auteurs ne sont pas toujours clairement identifiés. Alors que l’un des enjeux de l’ÉMI consiste en un travail de déconstruction du fonctionnement des Gafam, le lien qu’offre Pix avec les plateformes de réseau social et autres infomédiaires semble trouble aux yeux de certains enseignants. Certains s’inquiètent d’un risque de formatage du comportement de l’élève, sans l’éclairage didactique nécessaire à la compréhension des motivations des acteurs du web : « Les questions de Pix s’assimilent plus à des directives qu’à des incitations à réfléchir » (Profdoc-Inspé5) ; ce futur professeur documentaliste ajoute que l’acquisition d’une culture critique du numérique ne consiste pas « à s’accommoder de structures préexistantes, mais à être aussi incité à les remettre en cause, à en interroger la raison d’être ».
Les enseignants titulaires s’accordent sur la difficulté de faire vivre l’ÉMI au quotidien dans leurs établissements et auprès des élèves. « C’est tout le problème du transversal dans l’Éducation nationale » (Profdoc4) ; « C’est inclus dans les cours de tout le monde, et on sait bien que quand c’est inclus dans les cours de tout le monde, c’est fait par personne » (Profdoc2). Pour Profdoc3, Pix véhicule une conception standardisée de l’ÉMI dans des contenus clés en main, donnant l’impression d’une conception superficielle des savoirs et des compétences mobilisées dans certaines épreuves. L’un des enseignants (Profdoc1) pointe également le fait que « c’est essentiellement du procédural », sans « réponse libre » ou déduction.
Trois autres enseignants titulaires insistent sur l’argument d’autorité que constituerait l’intégration de compétences liées à l’ÉMI. Selon Profdoc2 et Profdoc4, Pix permettrait aux enseignants réticents à aborder les compétences numériques de base de se défausser de cette tâche puisque les élèves les acquerraient grâce à la plateforme, ce qui participerait également d’une hypocrisie de l’institution. D’après Profdoc4, malgré l’affirmation institutionnelle que « tout le monde fait de l’ÉMI, tout le monde enseigne l’ÉMI, tout le monde fait du Pix », en réalité, « personne ne fait de l’ÉMI », mis à part les professeurs documentalistes et les quelques enseignants sensibilisés à ces thématiques, comme les « geeks ».
Profdoc3 relie, quant à lui, la mise en scène de l’ÉMI sur Pix à une « capsularisation de l’enseignement » traduite par un « manque d’ouverture » et un effet « d’auto-légitimation ». Il cite en exemple les épreuves liées au Décodex et à Wikipédia, deux exercices ne permettant pas, selon lui, de comprendre « la fabrication de l’auteur et de l’autorité » ou ce que signifie « décoder l’information » sur ces espaces numériques.

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Quelle place pour l’enseignant ?

Les professeurs documentalistes en formation s’interrogent sur la place qui leur est laissée à l’intérieur du dispositif socio-technique, dans la mesure où « il semble compliqué d’éduquer à l’esprit critique via une plateforme en ligne sans interaction, sans enseignant » (Profdoc-Inspé2). « La plateforme ne propose-t-elle pas l’acquisition d’une somme de connaissances déracinées du terreau fertile de l’esprit critique ? Les formulaires à remplir, les QCM et les quiz ne contribuent-ils pas à prodiguer un enseignement mécanique peu propice à la discussion ? L’apprenant, contrairement à sa position en classe, lorsqu’il se retrouve dans une situation d’apprentissage du numérique par le numérique, est laissé à sa solitude » argumente Profdoc-Inspé4.
Par ailleurs, la vision universalisante de la culture numérique portée par une plateforme dont les évaluations normatives n’établissent pas de distinction selon les classes d’âge ou les pratiques individuelles (Profdoc-Inspé7) semble s’opposer à la logique de différenciation prévalant en classe. Une professeure documentaliste en formation se demande si ce n’est pas revenir à une vision universaliste de l’élève et du citoyen que de proposer une plateforme unique, tout en instrumentalisant le discours enseignant : « Les concepteurs de Pix empruntent ainsi le vocabulaire des enseignants, avec des termes comme “exigence”, “bienveillance” ou “parcours”, mêlé à celui du numérique, comme les “communautés” auxquels les enseignants peuvent se greffer (dont l’organisation évoque les TraAM). Ils construisent ainsi une vision du numérique unique, facile d’accès, dans une optique fonctionnelle et non critique » (Profdoc-Inspé7).
Tous les enseignants interrogés le répètent : ils ne sont ni « profs de Pix » ni voués à devenir de simples administrateurs de Pix Orga.

Pix n’est pas une plateforme de médiation pédagogique

Un point central sur lequel se retrouvent d’ailleurs tous les enseignants du corpus est que Pix n’est pas en soi une plateforme pédagogique. À ce sujet, Benjamin Marteau explique qu’il est difficile de « trouver un équilibre » : « On a des gens qui nous reprochent de nier la place de l’enseignant ou en tout cas de la cacher […]. Et de l’autre, il y a ceux qui me disent ‘Ah, mais il n’y a pas assez d’outillage pour les enseignants’ ou ‘Il n’y a pas assez de tutoriels. Vous devriez carrément faire des formations sur la plateforme’ ».
Profdoc4 évoque des « biais » en raison du fait que Pix est une plateforme « d’auto-formation », ce qui pose problème pour « proposer de la rétroaction ou de la médiation ». Elle revient sur l’idée de construction de l’esprit critique qui consiste à « pouvoir rentrer en discussion, à confronter l’élève à ses représentations, ce qu’il vient de lire, ce qu’il vient de faire, et puis peut-être l’avis de quelqu’un d’autre, d’un pair ou d’un tiers en tout cas ». Elle relève ainsi le risque de « formater » les élèves en leur proposant des réponses « qui vont les orienter », sans prise en compte de la nécessité d’un retour critique au sein même de la plateforme. Le formatage pourrait également être celui de l’enseignement : « On pourrait réduire l’acte d’enseigner à la mise en action d’un élève devant une plateforme ». Profdoc3 renchérit : « Il y a un discours qui convoque les compétences, l’auto-apprentissage, le côté ludique, interactif, et je me suis dit, mais tout ça, pour moi, c’est du marketing ».
Profdoc2 s’interroge sur le rôle à tenir pour l’enseignant, car, d’une part, Pix utilise des algorithmes de recommandation qui empêchent le professeur de garder la maîtrise de ses progressions. D’autre part, la même interface sert à la fois d’espace de travail et de certification, ce qui relève, selon elle, d’une « malveillance institutionnelle » en raison d’effets potentiellement délétères : « Si tu les as aidés, si tu les as guidés, si t’as fait ton boulot de prof, ils vont se planter [à la certification] ».
Profdoc1 est également sceptique vis-à-vis de la portée pédagogique des modalités d’entraînement proposées : « Je trouve que Pix c’est très très edtech quoi, c’est très orienté informatique pratique de tous les jours, c’est-à-dire que même si tu ne comprends rien à ce que tu fais, c’est pas grave, t’avances dessus et tu sais faire. […] Ça ne croise pas du tout le côté plus TICE que nous on peut avoir dans les établissements scolaires où derrière il y a un souci didactique, où il y a une construction de séquences, où t’as une progression ».

Enjeux d’appropriation et détournements d’usages

Pour Profdoc1, Pix s’inscrit dans l’espace ÉMI qu’il souhaite mettre en place au sein du CDI, car « il permet la pratique, la médiation directe avec les élèves » créant des occasions de discussion. Pix offrirait donc de la « matière » brute pour l’enseignant, qui viendrait nourrir la compréhension des pratiques de ses élèves et favoriser le retour réflexif.
Profdoc2 se sert également de Pix pour repérer « ce que les élèves ne savaient pas faire ». À défaut de les mettre plus régulièrement en situation pour observer leurs difficultés et y remédier, Pix peut servir d’outil d’évaluation diagnostic, permettant de faire ressurgir les manques d’habileté pour des compétences numériques de base.
Dans ses usages, Profdoc4 réinjecte également des temps de dialogue lors de « cours Pix » au cours desquels : « On s’arrête et on prend des questions en vidéo-projection et on essaie de réfléchir ». Elle admet toutefois qu’en raison de la personnalisation des questions cette solution est une « adaptation » de la plateforme, qui a cependant le mérite de révéler les besoins de formation des élèves, parfois invisibilisés par l’idée fausse que « les élèves [sont] des geeks, des super compétents, et qu’il n’y [a] plus rien à faire en info-doc ».
Profdoc3 a, quant à lui, tenté de « faire de Pix un allié » plutôt qu’un adversaire contre qui « il ne sert à rien de lutter ». Il concède donc une légitimité à Pix comme « répétiteur », base d’exercice sur des points techniques précis, dans la lignée de « l’enseignement assisté par ordinateur ».
Émergent par ailleurs dans les témoignages des idées de détournement d’usages pour imaginer des « exercices critiques dans la lignée de l’ÉMI » (Profdoc-Inspé7). Une enseignante en formation imagine une mise en situation pédagogique qui permettrait « de déconstruire la place surplombante et indiscutable qu’elle [la plateforme] peut prendre, à l’heure où l’enseignant peut être inquiet face à la réforme du baccalauréat et la nouvelle contrainte que représente Pix ».
Profdoc2 résiste même à l’utilisation de Pix dans sa version actuelle car « ce serait nier [s]on travail de prof, mettre en danger les gamins sur leurs certifications ». Toutefois, elle rêve d’un « Pix pédagogique » inspiré du logiciel TACIT, dans lequel il serait possible d’« extraire des questions » pour recomposer des parcours adaptés à un thème, à un niveau de difficulté, à une classe. Selon elle, Pix Orga, qu’elle compare à l’outil administratif de gestion Pronote, ne permet pas de laisser la personnalisation à la main de l’enseignant mais sert seulement « à rattacher le compte Pix des élèves à la base d’établissement et après à leur balancer la certification ».
Enfin, parmi les détournements proposés, Profdoc2 et 4 évoquent la possibilité pour les professeurs documentalistes de tirer leur épingle du jeu en sensibilisant leurs collègues aux enjeux de l’ÉMI sous le prétexte de les initier à Pix. Cette « ruse », qui évoque les processus de détournement étudiés par Michel de Certeau (1990), permettrait aussi aux professeurs documentalistes « d’avoir des élèves qui ne sont pas tristes d’être avec nous » (Profdoc2), ou encore de renforcer leur place, souvent méconnue, au sein de l’équipe pédagogique et auprès de la direction.

Conclusion

Pour terminer, il nous semble intéressant de revenir sur les différentes formes de critiques formulées au sujet de et autour de Pix. Dans le cas des enseignants titulaires, il est frappant de constater que, si trois sur quatre se sont montrés mitigés vis-à-vis de la conception de l’apprentissage modélisée par la plateforme, les critiques s’adressent principalement à l’institution scolaire. Profdoc1 remarque le caractère bâclé des liens entre les différents référentiels que Pix est censée concrétiser, entre ÉMI, CRCN et attentes du monde professionnel. Il parle de « bidouillage ». Les enseignants dénoncent aussi le manque de reconnaissance de leur rôle alors qu’« il y a urgence à former les gamins ». ­Profdoc2 alerte sur le risque de se voir étiquetée « prof qui fait du Pix », un non-sens selon elle.
Enfin, le refus ou la difficulté d’assumer une critique d’ordre politique d’un dispositif présenté comme éducatif a attiré notre attention. Ainsi, Profdoc4 précise qu’il « n’y a rien de politique ou de propagande dans ce que j’ai dit, il n’y a pas de sous-entendus, de malveillance de la part de Pix […] du tout, du tout ». Profdoc3, au contraire, formule une critique d’ordre politique vis-à-vis de Pix et d’autres plateformes comme Impala, nourrie par son appétence pour les sciences de l’information et de la communication, mais indique ne pouvoir l’assumer en son nom propre en raison de rapports de force inégaux au sein de l’institution scolaire : « Je pense qu’il ne faut pas aller contre le Pix, parce que c’est un peu le pot de terre contre le pot de fer ; il y a quand même toute une légion de gens qui sont mandatés pour ça et qui sont fiers de l’être, donc c’est les IPR, les académies ». Cette dernière remarque souligne peut-être la nécessité d’une collaboration accrue entre enseignants et chercheurs, afin d’ouvrir des espaces de travail et de recherche plus libres, mais aussi de construire des cadres de discussion pérennes et égalitaires entre les différentes parties concernées : concepteurs, enseignants, académies, formateurs…

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