Lecture critique

Le 11 décembre dernier, le CESE (Conseil économique, social et environnemental)1 publiait son avis et ses préconisations sur l’EMI. Les mutations du monde des médias, l’émergence de phénomènes informationnels tels que le complotisme, les infox ou la radicalisation en ligne ainsi que la méfiance des citoyens vis-à-vis des médias traditionnels et des institutions incitent le CESE à se saisir de la question de l’EMI, perçue comme un enjeu de démocratie et de citoyenneté, et ce, sept ans après que l’EMI a été instaurée par la loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République, puis renforcée à la suite des attentats de 2015 en France.

À la différence du rapport Studer2 (Assemblée nationale, octobre 2018) et de la note du Cnesco3 (février 2019), tous deux centrés sur le rôle et la place de l’EMI à l’école, l’avis du CESE entend insister sur le rôle de tous les acteurs de l’EMI (État, collectivités locales, associations, familles…). Voté à l’unanimité, il est en lien avec deux avis précédents, énoncés respectivement en 2017 et en 2019, intitulés : « Réseaux sociaux numériques : comment renforcer l’engagement citoyen ? » et « L’éducation populaire, une exigence du 21ème siècle » lequel évoquait déjà l’investissement de l’éducation populaire dans le champ de l’éducation aux médias et à l’information.
Le CESE énonce ainsi 19 préconisations qui s’articulent autour de trois défis :
– faire de l’EMI une « grande cause nationale » élargie à tous les publics (étudiants, parents, personnes âgées…) ;
– renforcer la formation des acteurs intervenant dans le champ de l’EMI ;
– soutenir l’évaluation et la recherche dans ce champ, notamment autour de la thématique de la réception de l’information. La création d’un fonds financier dédié à l’EMI et abondé par les recettes de la taxe Gafa est envisagée.
Toutes ces perspectives ne peuvent en première lecture que nous enthousiasmer. Pour autant, l’analyse attentive de l’avis et de la synthèse du CESE ainsi que celle des 13 vidéos des auditionnés en entretien public (soit une heure d’audition environ) nous interrogent à plusieurs niveaux.
Notre proposition de lecture critique s’articulera ainsi autour des deux questionnements suivants : quelle est la place des enseignants du secondaire dans l’approche de l’EMI développée par le CESE ? Quelles visions de l’EMI nous sont-elles données à voir à travers le choix et les discours des auditionnés ?

1. Éduquer aux médias et à l’information : où sont les enseignants du secondaire ?

1.1. Une EMI qui échapperait à l’Éducation nationale et à ses acteurs ?

« D’ailleurs comme le souligne le baromètre 2018 sur la confiance des Français dans les médias, 71 % des personnes interrogées estiment que c’est «tout à fait» ou «plutôt» le rôle de l’Éducation nationale d’organiser un enseignement d’EMI à tous les élèves. » (Avis du CESE, p. 31.)

Quelle est l’opinion du CESE sur le rôle de l’Éducation nationale dans l’EMI ? La vidéo introductive de Marie-Pierre Gariel (rapporteure) souligne la multiplicité des actions et des acteurs intervenant dans le champ de l’EMI. La rapporteure insiste également sur le manque de coordination et d’efficacité entre les Ministères. L’analyse lexicale de ses propos relève des références aux acteurs issus de différents secteurs : l’éducation populaire (citée 4 fois), le milieu associatif (cité 4 fois), les journalistes (cités 3 fois). La vidéo introductive comporte enfin des images des membres de l’association d’éducation populaire Jets d’encre participant aux échanges et aux discussions du CESE. Sont nommés d’autres acteurs intervenant dans le champ de l’EMI comme les entreprises du numérique, la Caisse d’allocations familiales (Caf) et l’Union nationale des associations familiales (Unaf) entre autres. Le mot « enseignant » et les actions menées par les enseignants du secondaire sont étonnamment absents du discours de la rapporteure4.
Retour sur l’avis du CESE. Un certain nombre d’éléments sont développés dans la partie intitulée « L’action du ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse » (avis, p. 31), notamment la nécessité de former les enseignants, la place de l’EMI dans les programmes disciplinaires ainsi que celle du professeur documentaliste sur laquelle nous reviendrons dans la sous-partie suivante. Qu’en est-il alors des actions de terrain menées par les enseignants du secondaire après sept années de mise en œuvre de l’EMI ? Qu’en est-il aussi des nouvelles « tendances » d’éducation aux médias et à l’information observées sur le terrain et menées par les enseignants du secondaire telles que les classes média, la réalisation de Booktrailers, de Webradio ou de WebTv par exemple5 ? De tout cela pas un mot, alors que les actions de l’association Jets d’encre, du Bondy Blog (vidéo) et du Labo 148 (avis du CESE, p. 17) ou encore celles du CLEMI qualifié « d’acteur majeur » (avis, p. 37) font l’objet de développements et d’explicitations. Ce constat est, de surcroît, d’autant plus étonnant que l’institutionnalisation de l’EMI dans les programmes des cycles 2, 3 et 4 permet de former plusieurs classes d’âges et que l’avis mentionne d’une part qu’il appartient à l’Éducation nationale « d’organiser un enseignement d’EMI à tous les élèves » (avis, p. 31) et fait référence d’autre part au rapport de l’Unesco6 (2011) qui considère les « enseignants comme des acteurs incontournables pour la promotion de l’EMI » (avis, p. 45). Or, parmi les auditionnés, seule une maîtresse de conférences en SIC7 exprime clairement « le rôle central de l’éducation nationale ». La liste des auditionnés par le CESE (en entretiens publics et privés) atteste par ailleurs d’une sous-représentation des enseignants du secondaire, puisque sur 34 auditionnés : 10 sont issus du milieu associatif dont celui de l’éducation populaire (Jets d’encre, la Zep, le Bondy Blog, Ceméa, l’@gence, Acrimed), 8 sont issus de l’enseignement supérieur (7 enseignants chercheurs, 1 conseillère auprès de la DGESIP), 6 sont issus du secteur de l’audiovisuel et du journalisme (ESJ de Lille, CSA, AFP), 4 représentent les syndicats (SNJ-CGT, CFDT-F3C, CFDT), 2 représentent le CLEMI, 1 auditionné est issu de l’enseignement secondaire (Proviseur de lycée) et 2 auditionnés, enfin, représentent respectivement les Ministères de l’agriculture et de la culture. Mais où sont les enseignants du secondaire ?
Il s’ensuit que le rôle des enseignants du secondaire apparaît seulement en filigrane, à travers l’apport du CLEMI, les partenariats engagés avec le milieu associatif ou à travers la formation. À titre d’exemple, une action d’EMI est évoquée par la rapporteure à travers la Semaine de la presse et des médias. Événement important, certes, mais aussi ponctuel, puisqu’il est limité à une semaine chaque année. Nombre de professeurs n’attendent donc pas cet événement pour mettre en place leurs actions d’EMI sur l’année en fonction des programmes scolaires et des opportunités qui s’offriront à eux. Et lorsqu’il est question enfin de favoriser une EMI active, ce n’est pas non plus dans le champ de l’Éducation nationale que les références sont prises, puisqu’il s’agit de développer « une pédagogie de l’apprentissage par le «faire» qui utilise notamment les méthodes actives de l’éducation populaire » (avis, p. 49). Alors que le CESE développe une approche de l’EMI sous l’angle de la citoyenneté, de l’éducation critique et de la préservation de la démocratie, comment élargir l’EMI à tous les publics tout au long de la vie en occultant à ce point l’engagement et le travail mené par les enseignants du secondaire ?

1.2. Focus sur le professeur documentaliste  : le rattachement de l’EMI aux SIC

« Je pense à l’existence de professeurs documentalistes qui sont formés aux SIC […] je pense à l’existence d’enseignants disciplinaires qui se dévouent à des projets […]. Peut- être faudrait-il permettre aux enseignants documentalistes d’être plus reconnus dans ce rôle central de développement de l’EMI… » Questions à Amandine Kervella (vidéo)8.

Poursuivons nos observations lexicologiques en nous centrant maintenant sur le rôle du professeur documentaliste dans le champ de l’EMI et en partant de l’extrait suivant, issu de l’avis : « Il revient plus particulièrement aux professeurs documentalistes de mettre en œuvre cette éducation soit en propre dans leur CDI, soit dans l’accompagnement de leurs collègues dans les différents champs disciplinaires pour leur permettre de développer des projets » (avis, p. 32). L’expression « en propre » fait référence à la possibilité de mener seul une action d’EMI. Les professeurs documentalistes sont également cités par le Ministère de l’enseignement agricole avec une référence précise à l’enseignement info-documentation à travers le champ disciplinaire de « technologie de l’information et du multimédia/information-documentation » (avis, p. 34). Nous constatons ensuite qu’un certain nombre de verbes sont mobilisés pour signifier le champ d’action de cet enseignant : « maître d’œuvre », « accompagnateur », « il participe aux côtés des enseignants », « il appuie les enseignants » (avis, p. 33 et 59), « il les [les élèves] forme à un usage raisonné et critique des ressources médiatiques numériques et physiques » (avis, p. 33). De l’accompagnateur au formateur en passant par le maître d’œuvre, il s’avère que l’utilisation d’une multiplicité de verbes pour qualifier les missions du professeur documentaliste accentue le manque de visibilité sur sa fonction pédagogique. L’avis évoque, pour preuve, l’implication du professeur documentaliste également en ces termes : « Mais ils et elles [professeurs documentalistes] ont aussi d’autres missions et parfois du mal à dégager du temps notamment pour monter des projets d’EMI en partenariat avec des acteurs extérieurs » (avis, p. 60). C’est ignorer la priorité accordée à la transmission d’une culture de l’information et des médias qui se manifeste sur le terrain à travers les nombreuses actions d’EMI menées seul ou en partenariat. Cette priorité accordée à l’expertise pédagogique du professeur documentaliste dans le champ l’EMI s’inscrit dans le premier axe de la circulaire de mission professionnelle de mars 2017, pourtant citée dans l’avis du CESE.
La préconisation n° 159 suggère un renforcement de la formation initiale et continue des enseignants du secondaire, des professeurs documentalistes, des chefs d’établissements et des personnels du secteur socio-culturel public ou associatif. Dans la même logique, l’avis insiste sur « la formation initiale et continue des enseignants à l’EMI c’est-à-dire a minima aux sciences de l’information et de la communication (SIC) » (avis, p. 60). Cet intérêt des SIC pour l’EMI est également évoqué par Ollivier-Yaniv10 : « l’EMI à la confluence de plusieurs disciplines est plus particulièrement étudiée par les Sic » (avis, p. 35). Alors que les préconisations n° 211 et 612 suggèrent d’une part le renforcement de la marge de manœuvre du CLEMI en tant qu’opérateur de l’EMI (par la création d’instances régionales et nationales pilotées par le CLEMI et réunissant les principaux acteurs de l’EMI), et d’autre part l’augmentation de ses moyens financiers et humains, on ne peut que s’étonner que l’augmentation du champ d’action pour les enseignants du secondaire, et surtout pour les professeurs documentalistes qui appartiennent aux champs des SIC, ne fasse pas l’objet d’une préconisation du CESE. L’avis énonce enfin que « dans les nouveaux programmes, la place des professeurs documentalistes est réaffirmée » (avis, p. 33). Il est fait référence ici aux nouveaux programmes de lycée où ce n’est pas la place du professeur documentaliste qui est réaffirmée mais celle des notions info-documentaires. Auparavant ces notions invisibles étaient diluées dans les programmes disciplinaires. La réforme du lycée 2019 marque en effet un recentrage de ces notions info-documentaires autour d’objets d’études abordés selon les épistémologies disciplinaires. En voici trois exemples : le premier concerne le thème 4 du programme d’enseignement de spécialité d’histoire-géographie, géopolitique et de sciences politiques en classe de 1ère intitulé « s’informer : un regard critique sur les sources et modes de communication » (25 h) ; le second exemple extrait du programme de français de la classe de 2nde bac professionnel concerne l’objet d’étude nommé « la construction de l’information : s’informer » qui s’articule autour des thématiques des circuits de l’information, des médias, de la source et du système de la désinformation ; enfin les objets d’études relatifs au programme de SNT (sciences numériques et technologie) de la classe de seconde ont trait à internet, au web (histoire, fonctionnement, moteur de recherche), aux données (définition, structure et enjeux), aux réseaux sociaux (définition, enjeux, cyberviolence…) entre autres.
Et nous pourrions aller plus loin dans l’analyse de ce qui constitue in fine des parties de « programme disciplinaire » en information-documentation-média. Ce « programme » se constitue progressivement face aux nouveaux enjeux sociétaux liés à la société de l’information, sur un mode transversal, et de manière éclatée. Ces évolutions ouvrent assurément de nouvelles perspectives pour le professeur documentaliste qui voit son champ d’action s’accroître en fonction de la réalité des terrains. Peut-on dire pour autant et de manière généralisée que « la place des professeurs documentalistes est réaffirmée » ? Un professeur documentaliste qui prendrait en charge le programme de SNT en classe de 2nde par exemple serait indubitablement confronté aux mêmes logiques contradictoires : accueil des élèves au CDI/enseignement selon un emploi du temps défini, notions info-documentaires abordées sous l’angle des disciplines/ notions info-documentaires abordées sous l’angle des SIC, pour ne prendre que ces deux exemples.

2. L’EMI et le développement d’un « agir responsable » face à l’information et aux médias

2.1. Le paradoxe de l’élargissement de l’EMI à tous les publics

« L’EMI doit permettre aux enfants, aux jeunes, aux adultes et aux personnes âgées, d’acquérir, sans pour autant devenir des professionnels, des connaissances et des compétences leur permettant de s’informer, d’émettre, de diffuser, d’analyser et de partager des informations de façon responsable. » (Synthèse du CESE, p. 1.)

Face aux nouveaux modes d’accès à l’information, la nécessité d’élargir l’EMI à tous les publics tout au long de la vie fait consensus. Le statut de l’EMI dans la sphère scolaire est rappelé par le CESE : enseignement transversal (et non discipline scolaire) qui repose sur une démarche active et sur une pédagogie de projets (avis, p. 32) qui tiennent compte des pratiques réelles des acteurs. La préconisation n° 413 évoque enfin la mise en œuvre d’un plan systématisant la création d’un média par établissement scolaire et propose la mise en place d’événements liés à l’EMI.
La volonté d’élargir l’EMI à tous les publics cible essentiellement les parents, les étudiants et les personnes âgées et prévoit l’élargissement du champ d’action de divers acteurs du milieu socio-culturel. La préconisation n° 6 prévoit par exemple une Semaine de la presse et des médias renommée en « semaine des médias et de l’information pour tous » avec un volet scolaire et un volet grand public. Alors que l’EMI est institutionnalisée dans les programmes des cycles 2 (CP, CE1, CE2), 3 (CM1 et CM2) et 4 (5e, 4e, et 3e), il est étonnant qu’une préconisation visant à élargir institutionnellement l’EMI au lycée ne soit pas formulée. Comment raisonnablement construire une EMI « tout au long de la vie » élargie à tous les publics sans une institutionnalisation de l’EMI à tous les niveaux scolaires ?
La citation ci-dessus rappelle la finalité de l’EMI dans la formation du citoyen responsable. L’analyse de l’avis du CESE atteste par ailleurs d’une insistance lexicale autour de la notion de « responsabilité » : « […] accéder à une autonomie responsable » (avis, p. 10), « être libres et responsables face à l’information en contribuant à un débat démocratique et éclairé » (avis, p. 11), « exercer sa citoyenneté de façon responsable et informée » (avis, p. 48). La responsabilité constitue une charge à assumer pour l’élève et sous-tend un certain nombre de capacités pour répondre de ses actes en tant que producteur et consommateur d’information. Le développement des techniques numériques impose en effet une responsabilité constitutive de l’action : vérifier les sources, analyser la véracité de l’information, diffuser une information fiable en tant que producteur par exemple. La responsabilité est constitutive enfin de la liberté, puisqu’être libre c’est être en mesure d’assumer ses responsabilités. Cette approche responsabilisante (avis, p. 13) qui selon Yolande Maury (2011) vise « à ce que l’élève soit en capacité d’assumer les changements, de gérer aléas et incertitudes, et résoudre lui-même les défis et/ou problèmes rencontrés »14 n’est-t-elle pas un moyen pour l’institution de se désengager de ses responsabilités en matière d’EMI ? Renvoyer aux responsabilités de chacun, c’est éviter de se confronter à la sienne.
Or, développer un agir responsable à l’égard de l’information et des médias induit pour l’élève la capacité de comprendre, d’analyser, de critiquer, de proposer et de décider dans l’environnement informationnel numérique. Pour les enseignants, éduquer à la responsabilité dans l’usage de l’information et des médias sous-tend la transmission d’un minimum vital informationnel, fondé sur des connaissances et des compétences info-documentaires autorisant le développement du sens de la responsabilité chez l’élève ; « une bible informationnelle » écrivait Claude Baltz15. Le développement d’un agir responsable va toutefois bien au-delà d’un volet de connaissances et de compétences à transmettre. Il sous-tend une façon de percevoir le monde informationnel à l’ère numérique, une manière d’être et d’agir sur ce monde. Claude Baltz l’affirmait déjà en 1998 : « pas de société de l’information sans culture informationnelle »16. L’agir responsable est au cœur de la transmission d’une culture informationnelle fondée sur une éthique de l’information et des médias, sans laquelle l’élève ne peut développer ses capacités dans la société d’aujourd’hui où le numérique prend une place majeure.
Le développement de cet agir responsable est-il toutefois possible sans la reconnaissance pleine et entière des actions d’EMI menées par les enseignants du secondaire ? Est-il possible sans une reconnaissance institutionnelle ferme et sans équivoque du mandat pédagogique du professeur documentaliste qui, fort de son expertise pédagogique dans le champ des SIC, a la charge de transmettre cette culture informationnelle, de la même manière qu’il appartient à un professeur de sciences de transmettre une culture scientifique, à un professeur de lettres de transmettre une culture littéraire ou à un professeur d’histoire-géographie de transmettre une culture humaniste ?

2.2. L’EMI, à la convergence de trois éducations à… (information, média, numérique) : l’information à l’épreuve du média

« Je parlerai surtout de l’information parce que lorsque l’on entend média, il y a aussi du divertissement […] l’important c’est l’information. […] ça nécessite de l’éducation à l’information plus que de l’éducation aux médias. » Questions à Patrick Eveno (vidéo)17.

Les 19 préconisations du CESE plaident « pour une EMI élargie qui accompagne les individus tout au long de leur vie dans l’acquisition d’une solide culture médiatique et numérique » (avis, p. 48). Lexicalement, les termes relatifs au champ médiatique sont sur-représentés par rapport au champ de l’information-documentation. Ce qui ne signifie pas pour autant que ce dernier soit inexistant, mais qu’il souffre plutôt d’un manque de visibilité. Deux exemples extraits de l’analyse lexicale des travaux du CESE autorisent ce constat. Le premier est issu de l’analyse des vidéos des auditionnés qui révèle plusieurs formulations de l’EMI : l’« éducation aux médias » est l’expression la plus utilisée (31 fois) par les auditionnés. C’est deux fois plus que l’expression pourtant « officielle » d’« éducation aux médias et à l’information » ou « EMI » formulée 15 fois par les auditionnés. L’expression « éducation à l’information » est quant à elle peu employée (3 fois) tout comme « éducation ou formation au numérique » (7 fois). L’analyse lexicale des discours des auditionnés révèle pourtant clairement la présence de notions relatives aux champs de l’information-documentation : 89 récurrences de termes issus du champ lexical des médias ont été relevées (média et médiatique essentiellement) et 81 sont relatives au champ lexical de l’information (informer, information, source, désinformation, infox, fake essentiellement).
Le même constat apparaît à travers l’analyse de l’avis du CESE. L’éducation aux médias (EAM) est évoquée à travers huit approches et en termes :
– d’évolutions, d’histoire et de bouleversements (mutation du monde des médias, crise des médias, confiance et méfiance vis-à-vis des médias, histoire des médias…) ;
– de modèle et de sphère économique propre (organisations professionnelles du secteur de la presse et des médias, concentration des médias, élargissement de l’offre médiatique, modèle économique des médias, condition de travail dans les médias…) ;
– de diversité (médias traditionnels, audiovisuels, média « pure player », média alternatif, médias associatifs) ;
– d’usage et d’appropriation (pratiques médiatiques, création de média, fabrication de contenu médiatique, décrypter les médias et l’information, décrypter les messages et les représentations médiatiques) ;
– de culture (une solide culture médiatique et numérique, culture des médias et du numérique).
La perte progressive du mot « information » dans l’expression « éducation aux médias et à l’information » formulée par les auditionnés et la faiblesse des occurrences liées à l’expression « éducation à l’information » n’empêchent pas une nette représentation de l’éducation à l’information (EAI) à travers six approches et en termes :
– d’évolutions, d’histoire et de bouleversements (fausses informations durant la grande guerre, diffusion et circulation de l’information, nouveaux vecteurs d’information, flux d’information désormais continu, instantané et planétaire, de nouveaux moyens de diffusion de l’information, changement dans la façon de produire et transmettre de l’info, histoire de l’information…) ;
– d’usage et d’appropriation surtout (décryptage et réception de l’information, émetteur et récepteur de l’information, s’informer, analyser et partager des informations, traitement de l’information, le rapport à l’information, crédibilité et pertinence d’une information, sources d’information, qualité de l’information, consommation d’information, comprendre l’information, ressources documentaires et informationnelles, appropriation de l’environnement informationnel, recherche d’information, évaluation de l’information, l’évolution de la société de l’information, nouveaux usages des jeunes en matière informationnelle, maitrise de l’info, accès à l’information, manipulation de l’information, exposition à une information…) ;
– de diversité (désinformation, multiplication des supports d’information, l’information d’actualité, sites d’information, informations peu fiables, mal-information…) ;
– de modèle et de sphère économique propre (dégradation des conditions de travail et précarisation des professionnels de l’information, technologies de l’information, associations de professionnels de l’information…) ;
– d’éthique (droit à l’information, libertés de l’information, esprit critique face à l’information, crédibilité de l’info, confiance dans les informations, pluralisme de l’information…).
L’indicible « éducation à l’information » diluée dans les expressions « éducation aux médias et au numérique » constitue bien par conséquent un champ spécifique, distinct, et possède un territoire propre, mais cette éducation à l’information souffre d’un manque de visibilité renforçant sans doute son caractère indicible.


Conclusion

« […] inscrire l’EMI dans un parcours et dans un temps long plutôt que dans la multiplication de séquences (ateliers ou interventions ponctuelles) dont les effets sur les bénéficiaires sont limités. » (Avis, p. 49.)

En touchant toute une classe d’âge par leurs actions pédagogiques, les enseignants restent les acteurs principaux de la mise en œuvre de l’EMI. Leur sous-représentation dans les travaux entrepris par le CESE est-elle révélatrice d’un aveu d’impuissance de l’école dans la mise en œuvre d’une EMI pour tous ? L’inscription de l’EMI dans un temps long comme l’énonce la citation ci-dessus extraite de l’avis du CESE est-elle compatible, par exemple, avec d’une part l’absence de reconnaissance institutionnelle de l’EMI à tous les niveaux de l’enseignement secondaire et d’autre part avec la « forme scolaire » ? Cette dernière expression employée par de nombreux chercheurs dont Jean-François Cerisier (2016) désigne cet espace où « on n’y apprend ni ce que l’on veut, ni à sa façon, et l’on ne choisit ni avec qui, ni où, ni quand » (Cerisier, 2016, p. 10)18. Dans cet ordre scolaire qui a son organisation temporelle propre (découpage en temps de cours) une EMI inscrite dans un temps long pourrait-elle trouver sa place ? N’y a-t-il pas ici une incompatibilité ? Beaucoup de questions sont formulées qui restent pour un temps sans réponse. Le travail mené par le CESE, certes, encourageant pour la profession, atteste en conclusion d’un manque de visibilité, voire d’une forme de méfiance vis-à-vis des actions d’EMI menées dans la sphère de l’enseignement secondaire. L’EMI vue par le CESE n’est pas l’EMI que les professeurs documentalistes mènent au quotidien, confrontés aux problèmes et aux questions info-communicationnelles des élèves.
Or, nous sommes l’institution scolaire : élèves, enseignants, parents… Par notre implication et nos intentions, nous contribuons à bâtir l’institution scolaire. Pour mener à bien leurs actions visant à développer chez l’élève un agir responsable à l’égard de l’information et des médias numériques, les professeurs documentalistes pourraient se focaliser essentiellement sur leur mission pédagogique. Mission prioritaire qui reviendrait dans certains contextes à accepter et à autoriser que d’autres personnels (enseignants, élèves…) puissent prendre en charge les missions de gestion et d’accueil du CDI. Dans un espace-temps bouleversé par le numérique et face à une information circulante, se délocaliser, quitter le CDI pour éduquer à l’information et aux médias et transmettre les fondements d’une culture informationnelle m’apparaissent comme une nécessité. Cette délocalisation, ce hors-lieu, garantirait l’avenir pédagogique des professeurs documentalistes qui ne se situe plus à l’intérieur du CDI mais dans chaque espace de l’établissement scolaire.