Entretien, par Kaltoum Mahmoudi et Isabelle Pérard

Julian Alvarez, vous êtes professionnel, chercheur, auteur et certainement joueur. Pouvez-vous nous dire ce qui vous a amené à vous intéresser à la thématique du jeu, et au serious game en particulier ?
De manière simple, j’ai eu pour le moment deux parties dans ma carrière :
• de 1996 à 2010, une première partie axée sur le jeu en tant qu’auteur/concepteur/développeur. J’ai travaillé pour les éditions Milan, Dupuis, Bayard, puis TF1, ainsi que pour des institutions comme le CNES, le CNRS, l’université de Toulouse, la Cité de l’Espace, pour développer des applications qui combinent à la fois du jeu, mais en même temps des aspects éducatifs, des messages ou même parfois des aspects purement publicitaires ;
• et ensuite, durant ce parcours, autour des années 2003-2004, j’ai eu envie de prendre un peu de recul sur cette activité et de passer un doctorat que j’ai soutenu en 2007.
Qu’est-ce qui m’a amené à utiliser le jeu, à vouloir écrire sur le jeu et à en faire mon métier qui est toujours en lien avec le jeu ? Ça vient certainement de l’enfance. Durant mon enfance, j’ai connu trois types de contextes scolaires (entre la crèche et la maternelle) : le premier en Espagne, sous le régime de Franco dans les années 1970, ensuite en Suède et enfin en France.
Sous le régime de Franco, j’avais 4-5 ans et le souvenir que j’en ai c’est qu’on faisait énormément de siestes. C’est peut-être lié au climat (il fait très chaud), mais en même temps, on ne cherchait pas vraiment à nous épanouir d’un point de vue « stimulation intellectuelle ». Les jouets étaient dans des armoires, sortis très rarement. On avait quelques séances de récréation, mais encadrées. C’était plutôt de la garderie au sens propre.
En Suède, dans ce qu’on appelle les daghem, des crèches ++, entre la crèche et la maternelle, il y a l’idée d’avoir un accompagnement du développement de l’enfant. Le lieu est donc pensé comme une maison. On a la cuisine dans laquelle on va faire des activités. On va pouvoir proposer aussi de la peinture ou des choses qui nécessitent d’avoir de l’eau à proximité, de pouvoir se salir, de pouvoir nettoyer facilement, de faire des recettes, des gâteaux, de comprendre la chimie de manière simple. Ensuite, on a d’autres lieux comme la chambre où on fait de la lecture, où on peut jouer et se reposer si on le souhaite. On n’avait pas de siestes obligatoires. C’était en fonction du besoin : on écoutait son besoin. Ensuite, on avait le salon qui correspondait à un lieu de fête où on pouvait faire de la musique, des spectacles et des représentations. On avait la salle télé et lecture où l’on pouvait regarder un documentaire, suivi d’un débat. L’idée que chaque lieu corresponde à des activités, c’était pour moi très avant-gardiste. Évidemment le jeu avait sa place dans l’équation.
Et puis après, quand je suis arrivé en France, en maternelle (petite et moyenne section), je me souviens qu’on était beaucoup dans les apprentissages. C’était dans les années 1970, il y avait beaucoup d’interdits, même si je sais que cela a évolué depuis : ne pas utiliser n’importe quelle couleur dans le cahier, écouter la maîtresse, ne pas parler, ne pas écrire dans la marge, ne pas raturer… « ne pas… ne pas… », alors que j’étais habitué à « on y va, on explore, on fait ». Je n’ai pas retrouvé le jeu, alors qu’on était en maternelle. Aujourd’hui, on utilise beaucoup le jeu en maternelle. Bon, je n’ai pas le souvenir de beaucoup avoir joué en maternelle à cette époque, moins qu’en Suède en tout cas. Donc, il y a peut-être une frustration, celle de se dire que le jeu pouvait être un vecteur d’apprentissage. Je trouvais aussi qu’en France, on avait des choses à apporter, le système que je voyais me semblait perfectible. J’ai donc toujours porté en moi cette idée que l’utilisation du jeu, la médiation par le jeu, pouvait être bénéfique aux enseignements, aux apprentissages.

 

Dans la première partie de votre livre, co-écrit avec Damien Djaouti et Olivier Rampnoux1, vous définissez le serious game (SG) comme « tout jeu dont la finalité première est autre que le simple divertissement ».
Cette définition vient de Sande Chen et David Mickael2, c’est exactement ça, le jeu sert à se divertir. C’est parce qu’il y a une industrie du divertissement. Toutefois pourquoi l’homme joue-t-il depuis la nuit des temps ? Et pourquoi des animaux jouent aussi ? Les animaux n’ont pas développé l’industrie du divertissement, et pourtant ils jouent. Selon Antoine Taly (co-responsable pédagogique du Diplôme Inter-Universitaire (DIU)3 « Apprendre par le jeu »), si le jeu se transmet de génération en génération, c’est bien qu’il a une utilité et qu’il répond à une nécessité du règne animal. Sinon, c’est une fonction qu’on aurait perdue. Si elle est maintenue, c’est qu’elle sert à quelque chose.

 

Doit-on forcément mettre « serious » devant « game » pour parler de jeu à l’école ?
Quand on traduit serious game en Français, on dit « jeu sérieux » : du coup on inverse l’ordre. Pour Clark Abt, chercheur américain qui a sans doute écrit le premier ouvrage sur le serious game en 19704, le serious game vient essentiellement de trois mondes : l’entreprise, le militaire et, dans une moindre mesure, l’éducation. Ce chercheur voyait bien le potentiel du jeu pour faire autre chose que simplement se divertir. Sa définition intègre d’ailleurs tous types de jeux (jeux de rôle, de plein air, jeux sur ordinateur appelés à l’époque computer games). Dans les années 2000, le chercheur Ben Sawyer5 a repris ce terme pour des raisons certainement plus marketing. America’s army6 est un serious game sorti en 2002 développé pour le compte de l’armée américaine qui répondait à des besoins d’ordre militaire, de recrutement, pour redorer l’image de l’armée américaine et proposer aux armées américaines de s’entraîner avec ce jeu. En fait, on voit trois fonctions utilitaires du jeu :
• diffusion de messages : c’est l’aspect marketing ;
• dispense d’entraînement : c’est la dimension d’entraînement qu’on prodigue aux troupes ;
• et enfin recrutement : c’est la collecte de données.
Avec ce jeu, il apparaissait clairement qu’on pouvait faire autre chose que simplement se divertir, mais l’armée américaine n’aurait pas acheté un jeu vidéo pour autant. Pour rendre ça un peu plus crédible, il fallait donc l’estampiller serious game. C’est donc parti d’un besoin de légitimer le jeu : on ne fait pas tout à fait du jeu, mais du jeu sérieux, c’est ce qui assoit la démarche.
Après on a deux choses : du jeu qu’on peut mobiliser et quelque chose d’un peu hybride qu’on appelle le ludo-éducatif. On a eu toutefois du ludo-éducatif qui n’a pas été forcément réussi parce que ce n’était pas vraiment du jeu ; il s’agissait plus d’exercices déguisés en jeu (la génération Adibou7).

 

Vous avez d’autres titres à conseiller ?
Il y a un jeu pour lequel j’ai un petit coup de cœur, c’est Dragonbox. C’est un jeu qui vise à enseigner les mathématiques de manière très ludique. On peut avoir des élèves qui, si on ne leur dit pas qu’ils font des maths, le font avec plaisir et atteignent des objectifs. Et dès qu’on leur dit : « ce sont des maths », ils se bloquent.
Dragonbox est basé sur des mises en correspondance entre des magiciens, des dragons… Plus on avance dans les niveaux, plus ces éléments graphiques deviennent abstraits et s’approchent des symboles mathématiques. Finalement, si les élèves réussissent avec des dragons et des magiciens, pourquoi ne le feraient-ils pas avec des symboles mathématiques ?

 

Apprendre et jouer, de manière plus générale, c’est compatible ?
En fait, cette question nous renvoie à une autre question : Qu’est-ce que c’est « apprendre » ? Qu’est-ce que « jouer » ? À quoi ça sert de jouer ? Apprendre, c’est l’idée qu’on va assimiler de nouveaux savoirs ou qu’on va renforcer/développer de nouvelles compétences. On peut le résumer comme cela, même si c’est plus complexe. Et finalement, à quoi ça sert de jouer ? S’amuser, l’amusement, c’est explorer de nouvelles choses. Les jeux avec des règles, c’est se conformer à des objectifs, à un cadre, tout en développant, selon les jeux, différentes habiletés qui peuvent être langagières, sensori-motrices, cognitives, socio-affectives. Quel est le jeu ou le jouet qui, du point de vue de l’apprentissage, n’apporterait strictement rien ? Eh bien, on se rend compte que ce n’est pas facile de répondre à cette question.
« Apprendre » et « Jouer » sont deux facettes complémentaires qui rejoignent un même objectif. L’apprentissage, tel qu’on le voit dans un monde institutionnalisé, s’inscrit dans un cadre formel avec un objectif précis qu’on cherche à atteindre ; alors que le jeu, c’est peut-être l’apprentissage de manière plus informelle. On va développer des choses par accident, en faisant, en explorant ; on va revenir sur telle erreur. Toute la difficulté du serious game, c’est d’inscrire le jeu dans un cadre plus formel. Comment amène-t-on le jeu dans l’enceinte scolaire ? Comment amène-t-on le jeu en classe ? Là, ça change un peu la donne…

La Régie, poste d’observation de l’escape game

 

Vous évoquez justement dans votre thèse8 les liens entre jeu et démarches pédagogiques.
Si on reprend l’historique précédent, contrairement à ce qu’a écrit Clark Abt qui intégrait tous types de jeux, la mouvance du serious game, qui a démarré avec America’s Army en 2002, s’est bâtie sur du jeu numérique. Mes écrits s’inscrivent dans cette direction : au départ, le serious game c’est essentiellement du jeu vidéo comme support. Puis, on s’est rendu compte qu’il y avait des acteurs qui faisaient du jeu de société sérieux, et d’autres du jeu de plein air sérieux, et qu’on était tous inscrits dans la même mouvance, à savoir essayer d’écarter le jeu du simple divertissement. Le jeu a retrouvé sa signification première : tout type de jeu qui peut être mobilisé pour des besoins sérieux ou utilitaires.
Néanmoins, le jeu vidéo reste un objet de questionnement important, car il est plus récent par rapport aux autres types de jeu. Lorsque l’on parle de numérique, d’escape game, de robots, qu’on peut associer dans les pédagogies, ça questionne. Ce numérique, on a envie de l’apprivoiser, de l’étudier, de le comprendre. C’est pour cela qu’il a une place importante dans nos questionnements, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a que cette solution-là.
Et comme il est difficile d’identifier un jeu qui, d’un point de vue utilitaire, n’apporterait strictement rien, c’est l’activité qui est importante : comment je mobilise le jeu pour lequel j’ai une sensibilité, selon mon passé, ma culture, mon filtre de perception, pour en faire quelque chose qui va être plus formel en matière d’apprentissage ou d’enseignement. C’est lié à la manière dont nous percevons les choses. Pour nous aider ensuite à identifier les jeux, on peut se référer au système ESAR9 et à ses différentes facettes.

 

Dans la préface de votre ouvrage, André Tricot remarque qu’il n’y a pas d’étude qui démontre de manière définitive un intérêt immédiat du jeu en pédagogie.
Ce que dit André Tricot, c’est que d’un point de vue scientifique, ce qui nous manque ce sont des études à grande échelle. On a aujourd’hui des enseignants qui, sur le terrain, sentent qu’ils arrivent à capter l’attention de leurs élèves, à les stimuler, à leur faire apprendre des choses qui sont peut-être d’habitude plus complexes à enseigner avec d’autres méthodes, d’autres modalités. On voit bien qu’il y a quelque chose qui se trame, qui frémit. Mais ce sont des expériences vécues de manière isolée. Il y a des initiatives, mais qu’est-ce que cela donnerait si on les déployait à grande échelle, si tout le monde pouvait faire « la même expérience » ? Est-ce qu’on obtiendrait les mêmes résultats ? Est-ce que ce serait aussi probant ? En fait, un des points sur lesquels on se base, c’est la passion avec laquelle l’enseignant(e) transmet son savoir. Si cette passion est communiquée, l’élève aura tendance à adhérer à ce que dit l’enseignant(e), que ce soit à travers le canal du jeu, de l’art, de la musique… Des canaux différents peuvent être déployés.
Si tous les enseignants faisaient la même chose, qu’ils soient peu ou pas passionnés par le jeu, est-ce qu’on obtiendrait malgré tout les mêmes résultats ? On ne sait pas. Les propos d’André Tricot sont prudents, et il a raison de l’être sur ce point-là. Je suis plus nuancé en disant qu’il ne faut pas écarter ce qui est fait sur le terrain : des enseignants identifient malgré tout des choses qui semblent petit à petit converger. C’est-à-dire qu’on voit des résultats positifs, mais positifs par rapport à quoi ? Si on mène des études comparatives, un enseignant passionnant qui fait un cours magistral peut sans doute atteindre des résultats similaires. La prudence est donc de mise d’un point de vue scientifique.

 

Vous mettez en avant les apports des serious games notamment pour le développement de compétences sociales et la capacité à travailler en autonomie…
On parle de plus en plus des compétences du XXIe siècle : la communication, la créativité, le collaboratif (travailler ensemble…). Je crois effectivement qu’on en a marre de travailler en mode silo, de cloisonner, de dire : « tu as tels résultats à l’école et donc tu vas plutôt faire tel métier, merci, au revoir ». En fait on se rend compte aujourd’hui que l’on a peut-être besoin des points de vue de chacun et qu’il faut s’affranchir de certains préjugés. Quand on joue par exemple à un escape game, et qu’on joue à plusieurs, certains vont avoir le sens logique des énigmes, d’autres le sens littéraire d’aller chercher les références, d’autres peut-être une approche plus inductive, en disant « si on met jaune, ça peut correspondre à la bonne réponse » mais on ne sait pas vraiment pourquoi… parce qu’il y a des choses qui nous échappent dans la manière dont chacun perçoit l’information et va pouvoir la mobiliser, soit de manière déductive, soit de manière inductive.
Le jeu permet en fait de révéler des modes de fonctionnement qui sont très intéressants et qui peuvent être complémentaires. Quand on dit par exemple que le jeu amène à développer des compétences, il permet finalement de les légitimer dans un premier temps et ensuite d’approfondir la question de savoir comment aider des enfants qui ont cette approche inductive.
Le jeu permet enfin à l’enseignant de découvrir l’élève autrement et de l’appréhender par « sa capacité à… », en lui proposant des modalités qui vont être plus adaptées à ce type de profil. C’est de la pédagogie différenciée. Lorsque l’on joue, on est en mode « situation », on fait. Et en faisant, on voit comment on agit et comment on se positionne. Est-ce qu’on a bien communiqué ? Est-ce qu’on a tendance à faire de la rétention d’information ? Est-ce qu’on se laisse guider ? Est-ce qu’on est leader ? Finalement, un des principaux apprentissages c’est d’apprendre à mieux se connaître soi-même. Le jeu est très révélateur pour ça.

 

D’où l’importance de la phase de débriefing…
En fait, quand on fait une séquence ludo-pédagogique, on a trois grandes phases : on introduit l’activité, on l’anime et on la débriefe. L’introduction de l’activité, c’est raconter une histoire qui va faire en sorte d’engager les apprenants dans l’activité, tout en leur donnant envie de jouer et en leur expliquant le pourquoi du comment, les objectifs pédagogiques, sans pour autant trop en dévoiler. Mais on leur donne les grandes lignes, au moins la thématique de ce que l’on cherche à enseigner.
Ensuite la phase d’animation c’est le jeu, on joue. On est dans l’amusement, il ne faut vraiment pas tuer le jeu sinon c’est raté.
Enfin, une fois que le jeu est terminé, on passe à la partie débriefing où l’on va donner aux élèves joueurs les réponses aux questions restées en suspens : Pourquoi ce jeu ? À quoi ça servait ? Pourquoi les indices trouvés étaient proposés de telle ou telle manière ? Dans l’escape game, cela répond à la thématique de l’erreur, au droit de se tromper, au droit de recommencer.
Ce qui est important aussi dans le débriefing, c’est peut-être de poser trois questions :
• Qu’avez-vous ressenti ? Il est important d’évacuer des frustrations ou des sentiments négatifs, parce que sinon on ne va pas forcément être réceptif à ce qu’on va nous dire après.
• Qu’avez-vous le sentiment d’avoir appris ? Je dis bien « sentiment » parce que ce ne sont pas forcément des choses nouvelles. On est prudent en parlant de « sentiment d’avoir appris quelque chose ».
• Que pourrait-on faire pour améliorer l’expérience ? Amener l’élève à devenir expert à son tour. Ce qui veut dire revoir les modalités, s’adapter aux différents profils, proposer différentes manières d’aborder les énigmes. On peut toujours améliorer, pour cela il faut des feedback, des retours de la part des joueurs, de manière à savoir dans quelle direction aller.

 

Concevoir des SG avec les élèves, quels intérêts et limites selon vous ?
Les élèves seront toujours partants pour créer et concevoir. Cela fait appel à beaucoup de créativité, à l’imaginaire, qui est une chose stimulante. D’un point de vue pédagogique c’est très bien de vouloir amener les élèves à faire, à mettre les mains dans le cambouis, à expérimenter. On retrouve ces pratiques dans l’école Freinet où il était question de faire le journal de l’école. On peut imaginer faire le jeu à l’école, avec des adaptations. Concevoir, ce n’est pas jouer. Fabriquer un jeu, ce n’est pas jouer. Qu’est-ce qu’on fait ensuite de ces créations ? On les jette ? On les mobilise pour des enseignements ? On connaît aujourd’hui des enseignants qui ont fait fabriquer des jeux par des élèves et qui ensuite les utilisent dans leurs propres cours. Ce serait intéressant d’avoir des données sur ce point.
L’élève va produire un jeu, mais, finalement, quel est l’objectif pédagogique ? Est-ce concevoir un jeu qui est important ou est-ce des objectifs pédagogiques que l’on cherche à atteindre à travers la construction de ce jeu ? Par exemple, on veut faire découvrir de nouveaux métiers aux élèves (aiguilleur du ciel, juriste). Demander aux élèves de produire des jeux sur ces métiers les oblige finalement à les étudier, à les comprendre, pour ensuite les intégrer dans leur gameplay. C’est un moyen détourné de faire apprendre quelque chose. Mais si fabriquer un jeu demande beaucoup d’énergie pour découvrir finalement la définition d’un métier, est-ce que ce jeu en vaut la chandelle ? On se posera ensuite la question de l’efficacité de cette démarche pédagogique en termes d’énergie et de temps déployé pour atteindre le résultat obtenu.

 

Comment voyez-vous le rôle du professeur documentaliste et du Centre de Documentation et d’Information (CDI) dans le domaine ?
Les CDI deviennent de plus en plus des lieux de vie, les métiers de documentaliste sont en train de changer. Hier, une documentaliste m’expliquait que son métier devient un métier de médiateur et d’animateur. Comment amène-t-on la vie dans les CDI ? Le silence ok, mais s’il n’y a personne, ça ne sert à rien. C’est antinomique. Il vaut mieux un lieu de vie, de rencontres, d’échanges. On peut réserver bien entendu des endroits silencieux pour ceux qui ont besoin de lire au calme, mais on voit de plus en plus d’initiatives comme Lilliad10 qui est un Learning Center. Une espèce de « tiers lieu » où la bibliothèque est associée à des lieux d’exposition, de restauration, des lieux de lecture où l’on peut échanger librement et des zones où l’on peut s’isoler pour lire au calme, travailler au calme, ce qui est nécessaire aussi. En fait on essaie d’hybrider les choses. On est finalement dans une société qui hybride de plus en plus différentes pratiques et usages en fonction des besoins de tout un chacun.
Est-ce que les documentalistes ont envie de migrer vers cette activité-là ? Et si oui, dans quelle proportion ? Je sais qu’il y a des gens qui aiment indexer, classifier et qui n’ont pas envie d’être en contact avec l’animation. Et puis les élèves sont demandeurs d’un accompagnement. Que signifie la mise à disposition de jeux au CDI ? Est-ce que cela veut dire « vous cherchez tel jeu, je vous le donne » ? Ou « avec ce jeu, voilà les activités que l’on peut faire » ? Ce qui d’un point de vue pédagogique va un peu plus loin…
Ne pas se tromper quand on veut se positionner dans un CDI. Mais là, vous êtes mieux placé(e)s que moi pour le savoir !

Présentoir à nouveautés, Ludothèque de la bibliothèque universitaire de l ESPÉ de Lille.

 

Vous intervenez dans des journées d’étude et dans des formations, certaines disciplines ou certains enseignants vous paraissent-ils plus ouverts à l’idée de développer la pratique du jeu dans les enseignements ?
Quand on questionne les enseignants, certains font déjà usage du jeu parce qu’ils aiment ça. En général, ce sont des personnes qui ont le sentiment que c’est leur manière d’enseigner. C’est naturel pour eux, il n’y a donc pas grand-chose à faire, si ce n’est les conforter dans l’idée que c’est une piste intéressante. Après il y a des personnes un peu sceptiques, qui sont sur la réserve. Les explications sont multiples, ce peut être « j’ai peur de… du jeu » ou alors « je n’aime pas le jeu » et ça, je le respecte. Quelqu’un qui me dit « je n’aime pas jouer », je fais toujours le parallèle avec la musique : par exemple si on me disait demain « il faut faire de la pédagogie par la musique », je serais très malheureux, parce que je ne suis pas du tout mélomane. De la même manière, je ne peux pas imposer aux autres un « il faut jouer, il faut faire jouer ». Après on a le deuxième profil qui dit « je ne veux pas », mais quand on gratte un peu, ils aimeraient bien, mais ils n’osent pas. C’est là qu’il faut essayer d’aider.
À plusieurs reprises, des chercheurs m’ont demandé s’il y avait un profil type de l’enseignant ou de la personne qui promeut le jeu ? Je n’en sais rien. Mais il y a un dénominateur commun très simple : c’est que la personne aime jouer. Dans son attitude, dans sa manière d’être, on retrouve cet esprit joueur : je me joue de l’autre, je m’adapte parce que je suis finalement dans cette flexibilité que réclame le jeu de pouvoir s’adapter rapidement à des situations, de mobiliser des règles nouvelles et de les intégrer ou de savoir les contourner. Je sais qu’il y a des enseignants qui, quand ils organisent des jeux, aiment avoir un livret pédagogique. Ils aiment suivre les étapes, exécuter, mais dès qu’il y a un imprévu, c’est la panique. Il faut donc que tout soit réglé comme du papier à musique. On a des profils différents et c’est aussi en lien avec des traits de caractère, avec un vécu, une personnalité, plus qu’avec des matières qu’on enseigne. Je dirai que c’est la personnalité et le vécu qui priment. Mais il faudrait mener des travaux de recherches, on est plus dans l’intuition.

 

Il faudrait sensibiliser les futurs enseignants dans leur formation initiale…
Oui, je pense. J’y participe dans ce cadre du DIU (Diplôme Inter-Universitaire) « Apprendre par le jeu » qui forme à la ludopédagogie des enseignants, et d’autres types de profils comme des médecins, des personnes qui montent leur société ou qui sont dans l’événementiel. L’idée est de leur montrer différentes approches possibles parce que finalement il faut « nourrir ». Montrer un ensemble de possibles pour qu’il y ait un phénomène d’appropriation, de création, d’innovation, mais qui soit toujours opéré au final par les enseignants. Parce qu’en fonction de leurs personnalités, ils doivent s’approprier la chose. En même temps, on ne pourra pas être toujours dans le registre du jeu ; le jeu paradoxalement, pourra aussi cultiver la rareté. Si on met du jeu tous les jours, on va lasser. En revanche, si on met du jeu un peu de temps en temps, il produira son effet, et donc on le préservera.

 

Votre ouvrage est édité chez Canopé, il répond à une commande. Est-ce que le commanditaire a une influence sur le contenu ?
Oui. En fait Canopé nous a commandé l’ouvrage, au départ sur l’utilisation des serious games. Puis on a eu un échange avec un correcteur et les questions posées par rapport à nos écrits étaient très intéressantes, parce qu’il y avait des remises en question qui ont forcément influencé l’écriture. Il y avait des remarques très simples de l’ordre de « nous on est chercheurs, on a donc peut-être parfois une approche très théorique ». Canopé a une connaissance du terrain et nous dit « là ce que vous dites va fonctionner pour des profs d’Histoire Géographie, peut-être moins pour d’autres matières », ou « dans le programme on ne nous permet pas de faire ceci… qu’est-ce que vous en pensez ? ». On a eu des retours de cet ordre. On va donc chercher des jeux dans telle matière, on va voir ce qui se fait, comment ça peut être intégré dans les programmes. On a vraiment eu des échanges constructifs qui ont permis de co-construire finalement l’ouvrage. Même si on a amené de la matière, beaucoup de matière initialement, il y a eu une influence, c’est clair.